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Mai 1968 dans le Temps

de Tel Quel à L’Infini : 68, 70, 76, 78, 88, 98, 2000, 2008, 2010, 2018... (à suivre)

D 5 mai 2023     A par Albert Gauvin - C 14 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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« Tout 68 a été imagination. On a l’imagination de ses désirs. Rien d’autre. » « Il ne faut jamais céder sur son désir. »
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La semaine "des barricades" du 6 au 13 mai 1968 vue par les Actualités Françaises
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En avril 1968 Philippe Sollers publie Logiques et Nombres. Dans le roman, où s’inscrivent pour la première fois des idéogrammes chinois, on peut lire :

« Le récit rouge : ce qui, à travers les lettres et les corps, se superpose à soi-même, ne cesse de s’armer, de se presser, de se surmonter, et c’est verticalement qu’il faut le voir lutter et se transformer, montant dans toutes les directions de son propre infini sans images, de sa force doublée qui se coule en creux dans vos yeux, vos tympans, vos langues, vos dents, votre enlisement, votre sentiment du temps __ »

et aussi :

« Dans l’histoire, ce qui est nouveau et juste n’est souvent pas reconnu par la majorité au moment de son apparition et ne peut se développer que dans la lutte » / « la révolution communiste est la rupture la plus radicale avec le régime traditionnel de propriété ; rien d’étonnant si, dans le cours de son développement, elle rompt de la façon la plus radicale avec les idées traditionnelles » /... Cela à redire de nouveau, sans fin... Cela à injecter sans fin dans le mouvement des organes, des visages, des mains... Cela à regrouper, à réimprimer, à refaire lire ou entendre, à réarmer par tous les moyens, dans chaque situation précise et particulière, dans chaque intervalle, chaque scène, quels qu’en soient la dimension, le dessin... A redire sans cesse, en accentuant chaque fois le rappel de la guerre en cours, des revendications concrètes de la base anonyme volée constamment et de jour en jour...

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Sollers, Pleynet, Thibaudeau, Guillevic, Faye, Roubaud.
Crédit : J.-C. Seine
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Mai 68 (photo Kopelowicz)
Derrière Jean-Luc Godard, avec des lunettes de soleil,
Sollers et Kristeva ? (art press, 1984)
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En Mai 1968 tout est suspendu (même le Festival de Cannes, symbole majeur de la société du spectacle) mais pas la revue Tel Quel — « cette publication permanente » — qui publie dans son n°33 (printemps 1968, daté de Mai) la fin d’un long texte de Jacques Derrida, « La pharmacie de Platon », « Poésie » de Marcelin Pleynet, « Ces pages que vous lirez quand vous serez de retour » de Pierre Rottenberg et « Marx et l’inscription du travail » de Jean-Joseph Goux [1].
En ouverture : des notes de Francis Ponge dont il est intéressant de citer quelques extraits : intitulées, comme par hasard, « L’avant-printemps », ces notes, écrites en 1950, publiées et lues en Mai 1968, relues aujourd’hui, éclairent en partie — avant-coup, après-coup — les contradictions politiques — objectives et subjectives — d’une « époque », une époque qui fut longue et dont Mai 68, justement, permit — sur le coup — de commencer à se dégager [2]. Question de temps. Mais aussi : « Question d’expérience personnelle entre le style et le temps. Question de bonheur, question d’enfance. »

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L’AVANT-PRINTEMPS

[...] Les Fleurys, 8 avril 1950.

Ce qui nous avait attirés au P.C. c’était d’abord la révolte contre les conditions de la vie faite aux hommes, le goût de la vertu et la soif de dévouement à une cause assez grandiose. C’était ensuite le dégoût des aménagements sordides, des bêlements humanitaires, de la verbosité et des compromissions socialistes (S.F.I.O.)
Le sentiment qu’aux exactions du capitalisme devaient être opposées des méthodes à la fois énergiques et souples, réalistes, sans illusions. Nous trouvions ou croyions trouver cela chez les Bolcheviks. Sorte d’affranchis sérieux, nous semblaient-ils (affranchis à barbe courte) (celle de Lénine).
Les moyens de l’art... (en vue de la perfection).
Nous avons pensé que la critique marxiste donnait la clé pour l’explication de l’histoire passée et présente.
Nous avons trouvé des exemples merveilleux de vertu, de dévouement, d’enthousiasme et de capacité de travail, d’efficace, de désintéressement, d’affranchissement, dans les sections et les individus du parti. La froideur et la critique sans pitié nous attiraient aussi. Comme les sacrifices demandés aux goûts et sentiments, voire à l’intelligence individuelle. La critique a posteriori des conclusions de l’intelligence et de nos propres " textes " nous séduisait fort. Elle nous parut ressembler à la critique des textes par le Temps. Ce n’était qu’un des points de vue de l’artiste que nous sommes (L’artiste ne refuse aucun point de vue critique).
Mais nous nous sommes aperçus de plusieurs choses : que cette critique ad hominem (critique économistique) ne valait pas mieux que la critique psychologique, qu’elle engendrait une prétention grotesque et criminelle, qu’elle refoulait l’instinct, l’intelligence du coeur.
Tuait, le désir, l’élan.
2° Créait une prétention desséchante, un rigorisme ridicule et tuant. [...] (p.4-5)

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EXPLICATION A QUI M’IMPORTE
(c’est-à-dire à ceux qui m’aiment ou m’aimeront...)

Les Fleurys, 15 avril 1950.

Si, depuis un certain temps, j’ai pris l’habitude de dater [3] en tête de chacun de mes manuscrits, au moment même que je les commence, c’est surtout parce que j’en suis venu à un tel doute quant à leur qualité, ou mettons quant à leur rapport avec la " vérité " ou la " beauté ", à une telle incertitude quant au parti qui pourra en être tiré, que je les considère tous, sans exception, comme des documents, et veux pouvoir, si je ne parviens pas à en tirer une oeuvre " définitive " (il faudrait pouvoir expliquer ce mot, dire quelles qualités sont requérables d’une oeuvre qui mérite de n’être pas datée), les conserver par devers moi (ou même les publier) dans leur ordre chronologique exact. [...] (p.16)

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NIOQUE DE L’AVANT-PRINTEMPS.

Paris, 6 juin 1953.

C’est d’Ouest, c’est-à-dire de droite, que nous viennent par rafales les frais soucis, les rembrunissements bleuâtres. Et parfois jusqu’à des bourrasques de grêlons.
Nous regardons volontiers au midi ;
Notre dramatique nous arrive d’Ouest.

Francis Ponge. (p.17)
Extrait complet.

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Picasso, eau forte, 12 mai 1968.
Zoom : cliquez sur l’image.
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En octobre 1968 le numéro 34 de Tel Quel s’ouvre sur une déclaration en forme de Manifeste, « La Révolution ici maintenant ». Datée de Mai 1968, à Paris, cette déclaration, est signée par la totalité des membres du comité de rédaction de la revue auxquels s’ajoutent les noms du peintre Marc Devade et de Julia Kristeva (qui intégreront le comité quelques mois plus tard) et ceux de Pierre Boulez, Claude Cabantous, Hubert Damisch, Jean-Joseph Goux, Denis Hollier (futur éditeur des oeuvres complètes de Bataille chez Gallimard), Jean-Louis Schefer et Paule Thévenin (qui éditera les oeuvres d’Artaud [4]).

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LA RÉVOLUTION ICI MAINTENANT

SEPT POINTS

L’action qui s’exerce par nous et à travers nous étant ici et maintenant textuelle, c’est-à-dire prise dans des règles particulières qu’il ne saurait être question de suspendre ou de négliger ;
cette action ayant une efficacité propre bien que liée à la lutte sociale dont le primat n’est pas pour autant mis en cause (nous y participons politiquement sans ambiguïtés) ; nous croyons nécessaire de rappeler les points suivants :

1. Nous ne sommes pas des "philosophes", des "savants", des "écrivains" selon la définition relative admise par une société dont nous attaquons le fonctionnement matériel et la théorie du langage qui en découle ;

2. cette théorie du langage, soumise à la catégorie métaphysique d’expressivité, nous paraît constituer une des clés idéologiques de la situation actuelle en ceci que des complicités désastreuses peuvent s’y révéler "spontanément" entre le pire conservatisme réactionnaire et le révolutionnarisme sans fondements ;

3. nous pensons que l’activité signifiante d’une phase historique donnée constitue une détermination décisive des possibilités de transformation de cette phase. La subordination de ce niveau spécifique, l’abandon ou la négation de ses effets de connaissance et de changement coïncident toujours avec une régression surdéterminée en fait par l’état de choses agissant se renforçant au moyen d’une contestation locale ;

4. il nous paraît donc indispensable d’affirmer que la reconnaissance d’une coupure théorique et d’un ensemble de différences irréductibles en acte dans les pratiques que nous soutenons est de nature à porter la révolution sociale à son accomplissement réel dans l’ordre de ses langages ;

5. la construction, par conséquent, d’une théorie tirée de la pratique textuelle que nous avons à développer nous semble susceptible d’éviter les impasses répétitives du discours "engagé" — modèle d’une mystification téléologico-transcendantale humaniste et psychologiste, complice de l’obscurantisme définitif de l’état bourgeois ;

6. cette construction devra faire partie, selon son mode de production complexe de la théorie marxiste-léniniste, seule théorie révolutionnaire de notre temps, et porter sur l’intégration critique des pratiques les plus élaborées (philosophie, linguistique, sémiologie, psychanalyse, "littérature", histoire des des sciences) ;

7. toute entreprise idéologique qui ne se présente pas aujourd’hui sous une forme théorique avancée et se contente de regrouper sous des dénominations éclectiques ou sentimentales des activités individuelles et faiblement politiques, nous paraît contre-révolutionnaire dans la mesure où elle méconnaît le procès de la lutte des classes objectivement à poursuivre et réactiver.

En conséquence, il est décidé immédiatement de constituer un GROUPE D’ÉTUDES THÉORIQUES qui fonctionnera une fois par semaine (exposés, discussions). Première séance : le mercredi 16 octobre à 21 heures au 44 rue de Rennes, Paris VIe [5].

Paris, mai 1968.

Jean-Louis Baudry, Pierre Boulez, Claude Cabantous, Hubert Damisch, Marc Devade, Jean-Joseph Goux, Denis Hollier, Julia Kristeva, Marcelin Pleynet, Jean Ricardou, Jacqueline Risset, Denis Roche, Pierre Rottenberg, Jean-Louis Schefer, Philippe Sollers, Paule Thévenin, Jean Thibaudeau.

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« La révolution sociale... ne peut tirer sa poésie du passé mais seulement de l’avenir. Elle ne peut pas commencer avec elle-même avant d’avoir liquidé toute superstition à l’égard du passé. Les révolutions antérieures avaient besoin de réminiscences historiques pour se dissimuler à elles-mêmes leur propre contenu. La révolution doit laisser les morts enterrer les morts pour réaliser son propre objet. Autrefois, la phrase débordait le contenu, maintenant, c’est le contenu qui déborde la phrase. »

Karl Marx (cité par Ph. Sollers, La grande méthode, Tel Quel 34, été 1968)

Suivent un texte très violent de Georges Bataille, « La "vieille taupe" et le préfixe sur dans les mots surhomme et surréaliste », texte de 1931 où Bataille répond aux accusations portées contre lui par André Breton dans le Second Manifeste du surréalisme, puis un texte de Sollers, « La grande méthode », qui, dans le prolongement du texte de Bataille, s’efforce d’analyser «  les formes qu’ont manifestées en France, depuis cinquante ans, les rapports entre les intellectuels et la révolution ». Au centre de la critique : l’idéalisme de «  la tête petite-bourgeoise » (qui peut se réclamer éventuellement du surréalisme), «  la tête petite-bourgeoise » «  malade de marxisme, mais sans vouloir le savoir et en perdant dans cette maladie ses armes théoriques les plus éprouvées ».

Propos polémiques qui se trouvent réitérés à la fin du numéro de la revue dans une nouvelle déclaration sur «  mai 1968  » signée « Tel Quel » et qui engage donc la totalité du comité de rédaction. Dans ce texte, qui commence et se termine par deux citations de Lénine invoquant la nécessité de la « discipline de parti », c’est l’idéologie contestataire, « gauchiste », « pseudo-révolutionnaire », « véhiculée dans la presse dite de gauche, dans les tracts, les motions, etc. », dont « les critères moraux » l’emportent toujours sur « les analyses objectives », qui est visée : « la "contestation" fait bien apparaître ce modèle subjectif idéaliste que l’on veut appliquer à ce qui ne relève que de la lutte des classes. » A cette « idéologie petite bourgeoise » s’oppose « le travail de direction, d’éducation, de rassemblement des syndicats ouvriers et du parti de la classe ouvrière » « inséparable d’une science : le marxisme. »
Le texte se termine ainsi :

« Lénine écrivait à propos du parti socialiste révolutionnaire qui traduisait les tendances du révolutionnarisme petit-bourgeois : "Ce parti, niant le marxisme, s’obstinait à ne pas vouloir comprendre la nécessité qu’il y a de tenir compte, avec une objectivité rigoureuse, des forces de classe et du rapport de ces forces avant d’engager une action quelconque." »

Le 28 juin 1968, on lit dans Le Monde :

Un certain nombre d’intellectuels et d’artistes ont lancé l’appel suivant :

" Face aux dangers du pouvoir personnel, nous voterons et appelons à voter au second tour, [pour] le candidat de l’union de tous les démocrates, de tous les républicains. "

[Cet appel est signé de Mmes et MM. Edmonde Charles-Roux, Simone de Beauvoir, Elsa Triolet, Alfred Kastler (prix Nobel), Jean Rostand (de l’Académie française), Jean Guéhenno (de l’Académie française), Aragon (de l’Académie Goncourt), René Char, Jacques Berque (professeur au Collège de France), Michel Butor, Max-Pol Fouchet, Vladimir Jankélévitch (professeur à la Sorbonne), Jacques Madaule, André Pieyre de Mandiargues, Jean-Paul Sartre, Jean-Jacques Mayoux (professeur à la Sorbonne), Roger Ikor, André Stil, Philippe Sollers, Georges Conchon, Claude Manceron, Michel Ragon, Arthur Adamov, Madeleine Barthélémy-Madaule Bernard Clavel, Claude Roy, Marcelle Auclair, Maurice Roche, Roger Vadim, Guy Besse, Loleh Bellon, Paule Thévenin, Lise Deharme. Jean Ferrat, Jean Marcenac, Alain Prévost, Marcelin Pleynet, Pierre Daix, Catherine Sauvage, René Allio, Jean-Louis Houdebine, Guillevic, Paul Frankeur, Léo Matarasso, Pierre Asso, Hélène Vallier, José Valverde, Roger Garaudy, Jean Mazeaufroid, René Andrieu, Ariette Albert-Birot, Germaine Kerjean, Denis Manuel. Georges Franju, Marc Saint-Saens, Gabriel Garran, Jacques Kerno. Pierre Guyotat, Alain Sicard, Vladimir Pozner, Jean Parédès. Jean-Joseph Goux. Edith Scob, Jacques Rouffiot. Bernard Paul, Guy Scarpetta, Pierre Rottenberg, Jean Ricardou, docteur Jean Dalsace, Hélène Duc, Jacqueline Risset, Roger Blin, Hubert Damisch, René Catroux, André wurmser. Marc Devade, Raymond Bussiéres, Gérard Calvi, Jean-Louis Baudry, Guy Blanc, Louis Daquin, Louis de Cayeux, Jacques Chadain, Georges Bonnet, Jean Thibeaudeau. Ch. Roulette, J.-A. Deloncle, P.-Y. Benichou, J.-L. Weil, Y. Le Mazou, J.-C. Fouque, Ch. Hagay, Cheron, Valette, R. Levy, B. Andreu, A. Blumel, Mme Attuly, C. Ledermann, Eddy Kenig, F. Jacob. R. Merat, G. Attal. R. Bover, R. Rapaport, L. Labadie, J. Nordmann, R. Weyl, M. Weyl, Albert Soboul, Mme Penaud-Angelelli.]

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Le slogan « Élections, pièges à cons » sera pour plus tard.

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Photo Les Lettres françaises, 8 juin 1972 (archives A.G.).
Entre Pleynet et Thibaudeau : Jean-Louis Baudry.
Entre Guillevic et Roubaud, l’homme à la pipe : J-P. Faye [6]. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Printemps rouge


Deux ans ont passé. En Mai 1970 la collection Tel Quel publie un livre de Jean Thibaudeau « Mai 1968 en France », projet de "mise en ondes" radiophonique [7]. Sollers écrit une longue "préface", intitulée « Printemps rouge », préface largement surdéterminée par les alliances tactiques du moment (internes/externes).

Extraits :

Ce qui est passé, en Mai, à travers la clôture du capitalisme et du nationalisme français, leur étroitesse exclusive génératrice de moisissure religieuse et de racisme, c’est bien la matière travailleuse de la classe ouvrière et, prenant les étudiants en surface, le "monde entier" dans sa révolution redoublée. Que nous soyons aujourd’hui, dans la mesure où la bourgeoisie, par son jeu de division et de contrôle policier a réussi à conserver le pouvoir ; dans la mesure aussi où le jeu international n’est pas encore parvenu à son point de basculement général ; que nous soyons ici, aujourd’hui dans le retour du refoulant, ne doit pas nous faire oublier les manifestations des masses, cette longue journée par exemple, à un million, pour traverser Paris, capitale de la grève générale : préparation, roulement, courants de particules libérées, temps chimique, nucléaire, de l’espace joué par les corps directement en action les uns sur les autres. Le nous employé dans ce contexte renvoie au soulèvement, au volume, à la rumeur qui s’emparèrent alors de cette durée. De nouvelles limites ont surgi pour les voix, les gestes, les yeux brûlés et noyés d’acide ; de vieilles limites qui ne sont jamais assez dites et qu’un ouvrier, lui, éprouve chaque jour comme le mur de sa propre séparation, antérieur à toute pensée. Il n’est de sujet divisé que de la division du travail. Et le force de travail exploitée, cette force qui fait tenir l’éclairage, le son, la circulation, la distribution d’une société industrielle, cet air de consommation mécanique n’en est pas moins produite par l’usure de corps dérobés : c’est pourquoi elle n’apparaît que dans son arrêt. Rien ne fait peur aux classes exploiteuses comme une grève bien organisée : elle est alors comme ce silence vertical et armé qui indique la mort dans les rêves.

Il suffit d’apprécier ce qui se joue, dans ce pays, autour simplement de trois lettres : C.G.T., et la délation obstinée que la bourgeoisie et sa presse répandent contre cette base du mouvement ouvrier. Il suffit parfois d’observer à cette occasion combien est grande, parmi les intellectuels, l’ignorance des conditions concrètes du moindre affrontement matérialisé. Logiquement, cette quasi-impossibilité, pour eux, de se placer sur les positions froides de la classe ouvrière rejoint un retard que l’on peut analyser dans leur production théorique ou "esthétique" : retard, en Mai, par rapport à ce qui s’était amassé, préparé. Il y a peu d’occasion de se compter en réalité, et Mai 1968 en a fourni à chacun la possibilité. De la compréhension de cette répétition générale dépend, idéologiquement, la victoire future qui est inéluctable mais saura se chercher, le temps nécessaire, dans ses contradictions stratifiées.

Victoire pressentie du socialisme dans la série comme musicale des villes où le 1er Mai 1968 était officiellement ou clandestinement célébré : Moscou, Varsovie, Bucarest, Budapest, Prague, Sofia, Hanoï, Pékin, Tokyo, Alger, Rabat, Camagüey, Sao Paulo, Buenos Aires, Montevideo, Madrid, Athènes, Rome, Berlin, Vienne, Amsterdam... Montée, inégale, en toutes les langues, d’un planisphère parallèle à la révélation pour beaucoup de la géographie stratégique de Paris pendant les batailles de rues et les barricades ; carte sonore où « Gay-Lussac » restera comme un nom incendié et répercuté. Mai, dans son « échec », aura été — et continue d’être — un de ces points solsticiaux de l’histoire qui rouvrent un procès de calendrier, qui sont à la fois l’interaction, l’après-coup et l’avenir de certaines dates. Ici : 1789, 1848, 1871, 1936. Ailleurs : 1905, 1917, 1949. Le temps et l’espace peuvent être autrement feuilletés par cette continuité indiscernable puisqu’une datation vraiment historique — comme il en existe une physique, astronomique, paléographique — ne pourra intervenir qu’à la « fin de l’analyse », c’est-à-dire lorsque le mode de production socialiste aura partout, et naturellement, révolutionnairement, triomphé. (p.16-18)

Conclusion en guise de manifeste :

[...] Mai 1968 en France a manifesté ce qui est et deviendra ce qui est... (p.20)

[...] le matérialisme historique continue sa percée, le matérialisme dialectique occupe, qu’elle le veuille ou non, chaque pensée. Il faut accentuer cette lutte, lui donner aussi son écriture d’avant-garde, rapide, allusive, approfondissement historique des tentatives où notre société, depuis un siècle, a appris à se creuser, à s’interroger sur son dehors, sa logique, ses langages, son passé. Sur ces trois scènes articulées, Mai 1968 n’aura pas de fin, ni en France, ni ailleurs, jamais. (p.22)

Paris, février 1970.

LIRE (en 2018, une lecture universitaire) :
Boris Gobille, Les mobilisations de l’avant-garde littéraire française en mai 1968 pdf
Boris Gobille, La guerre de Change contre la « dictature structuraliste » de Tel Quel pdf
1968 en lettres : les avant-gardes littéraires dans le mouvement.

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1976 : Délivrance

Philippe Sollers au sujet de Mai 68.
Fenêtre sur, Jacques Paugam, 14 mai 1976.

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La rupture avec le Pcf est lointaine (1971) [8], l’illusion d’un renouvellement révolutionnaire du marxisme par la Chine de Mao s’effondre, la question des "totalitarismes" (staliniens et fascistes) est reposée dans des termes nouveaux. Sollers a fait exploser le langage du roman dans « Lois », a publié « H », s’est lancé dans l’aventure de « Paradis ». En juillet, dans un « Face à face » avec Maurice Clavel, il revient sur Mai 68 et la crise du marxisme. Apparaît pour la première fois, de manière explicite, la référence aux situationnistes.

Entretien du lundi 19 juillet 1976 : Mai 68.

[L’entretien commence après la chanson de Joan Baez]

Entretien du mardi 20 juillet 1976 : la crise du marxisme et de toutes les philosophies.

Quelques extraits

lundi 19 juillet 1976 : Mai 68.

Ph. Sollers : « Il me semble que l’expression « crise de civilisation » qui a été employée pour conjurer aussi le spectre de Mai 68... n’est pas un mauvais terme, quand même, car cette expression de « crise de civilisation » renvoie à fond à ce que Freud, déjà avant la guerre, appelait un « malaise dans la civilisation ». Cette explosion de 1968 l’a mis en pleine lumière. Ce qui s’est passé là, c’est la possibilité, à mon avis, de commencer à revenir sur toute une histoire muette, à revenir et à faire surgir, du fond des charniers, l’impossibilité, pour notre culture et pour notre civilisation, d’entrer de façon contemporaine dans son propre siècle, d’être contemporaine d’elle-même, l’impossibilité où se trouve ce bizarre XXe siècle, avec encore une fois, la complicité de tous les appareils, qu’ils soient religieux, qu’ils soient politiques, qu’ils soient ce que vous voudrez - car ils en ont lourd sur les mains par rapport à cette histoire du XXe siècle —, l’impossibilité, donc, de poser justement la question du négatif de ce XXe siècle, qui est pour moi, qui est sans doute, pour nous... qui est pour moi deux choses. L’aventure fasciste en Europe et la question stalinienne.
[...] je crois que ce qu’on est en train d’essayer aujourd’hui d’assassiner en refoulant 1968, c’est tout simplement la mémoire de ce XXe siècle purulent, terrible, car quelque chose est apparu en plein jour, comme étant la face négative, le refoulement originaire, peut-être, pour parler comme Freud, de l’histoire elle-même. Ce qu’on essaie d’assassiner, c’est tout simplement la vie. »

mardi 20 juillet 1976 :

Ph. Sollers : « Qu’est-ce qui m’a bouleversé en Mai 68 ? Voyons, je suis écrivain, un écrivain qui a des positions politico-philosophiques, lesquelles essayaient de se situer, à l’époque, autour du parti communiste. Je n’étais pas membre du parti communiste, mais je pensais que la continuation de l’Histoire passait forcément par là. Qu’est-ce qui m’est arrivé en 1968, de mon côté, et pour vous répondre ? Comment s’est manifestée concrètement cette irruption du sujet ou, si vous préférez, de l’Esprit au sens hégelien ? C’est que j’ai vu le parti communiste, j’ai vu la gauche, je me suis vu moi-même en train de ne rien comprendre à ce qui arrivait. Comme idéologue, je ne comprenais pas : mais, comme écrivain, oui. J’ai vécu l’irruption d’une langue vivante dans une langue morte. Et je vais tout de suite à quelque chose qui me paraît clarifier les prises de position. Je crois que c’est le langage de Mai 68 qui fait son relief, sa grandeur et qui est annonciateur de quelque chose.

[...] Le langage, je ne veux pas dire simplement les inscriptions, je veux dire la façon d’être, de vivre, la façon d’avoir un corps, la façon de mettre ce corps en relation avec d’autres corps, le langage au sens large... »

Les situationnistes

« La lumière noire et rieuse de Mai venait de l’anarchisme, du dadaïsme, du surréalisme... Et je voudrais citer, parce qu’ils sont un peu absents du débat, des gens qui sont extrêmement importants, et peut-être c’est eux qui avaient inscrit sur les murs la formule que vous avez repérée tout à l’heure : « Le marxisme est l’opium du peuple ».

Maurice Clavel : Retournant contre Marx, je le rappelle, ce qu’il disait de la religion.

Ph. S. : Cette phrase est typique de l’esprit situationniste.

M. C. : Les vrais précurseurs.

Ph. S. : Les vrais, oui, mettons les choses au point pour ne pas tenter de constituer une hégémonie sur les forces révolutionnaires. Les situationnistes sont des gens qui ont fait un certain travail souterrain jusqu’en 1968. Les idées motrices de l’époque ont presque toutes été situationnistes, bien plus que « marxistes » au sens du marxisme dogmatique caricatural. Le livre important paraît, là, en 1967, c’est La Société du Spectacle de Debord.

M. C. : A quoi j’ajouterai le Traité du savoir-vivre à l’usage des jeunes générations de Vaneigem.

Ph. S. : Et la revue l’Internationale situationniste. Ce sont des gens qui ont senti, pressenti, écrit la nouveauté qualitative de la révolte. Or, précisément, ce qui reparaît chez eux et avec eux, c’est un sens aigu, dans la formulation même, de la dialectique hégelienne. Sa souplesse, son intelligence, son « ironie ». Ils ont montré concrètement qu’un intellectuel révolutionnaire devait être comme un poisson dans l’eau du débordement contestataire et, surtout, un spécialiste de la compréhension du spectacle, le spectacle étant la nouvelle dimension de l’adversaire idéologique suprême, absolu. Cela encore à venir... »

Cf. Face à face Sollers-Clavel.

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Comme on dit dans les films muets :

« Dix ans plus tard... »

1978 : les voix des "dissidents" de l’Est se font entendre [9].

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« Vingt ans plus tard... »

1988. Plus d’illusion — plus d’horizon — communautaire, finis les "ismes" ("marxisme", "maoïsme", "socialisme", etc.) : l’accent est mis sur l’aventure qu’aura été pour chacun, personnellement, le printemps de Mai. La figure d’André Breton, hier sinon honnie du moins vertement critiquée, fait retour. Comment nommer ce personnage unique, singulier, "inclassable" (« littéralement et dans tous les sens ») surgi en Mai ? Le « Mayen ».


Picasso, Femme nue au collier, 1968.
Zoom : cliquez sur l’image.
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Mai 68

Il faut que quelqu’un se dévoue pour dire que Mai 68 a été, avant tout, une histoire d’amour. Que cette histoire soit le plus souvent recouverte, et par les acteurs eux-mêmes, par des tonnes de commentaires politiques, sociologiques, idéologiques n’y change rien et, au fond, tout le monde le sent. La nostalgie de Mai, la peur rétrospective et confuse qu’il inspire est là. "Mystique", a-t-on été jusqu’à prophétiser. Mais c’est détourner pudiquement l’attention d’une réalité très simple, vibrante, élémentaire. Une des femmes que j’aime, par exemple, c’est 68. On se comprend à demi-mot sur mille choses éclatées, on a définitivement échangé une expérience de l’immédiat. Tout a vieilli ou s’est effondré (le jargon, la langue de bois, l’utopisme, le révolutionnarisme, le "maoïsme"), mais rien ne s’est usé de la note de Mai, celle qui n’avait pas besoin, au fond, d’être traduite, expliquée, critiquée, rationalisée. Vingt ans après ? Non. Vingt minutes. Irrécupérables. Comme les affiches des Beaux-Arts qui gardent et garderont leur fraîcheur explosive, leur graphisme incompatible avec la politique publicitaire, quelle qu’elle soit.

En Mai, nous avons fait ce qui nous plaisait. Le Spectacle s’est arrêté, la ville a été suspendue, renversée, ouverte. Dans mon roman, Les Folies françaises, je cite, à un moment, cette lettre de Courbet du 20 avril 1871, en pleine Commune de Paris : « Malgré tout ce tourment de tête et de compréhension d’affaires auxquelles je n’étais pas habitué, je suis dans l’enchantement. Paris est un vrai paradis. Pas de police, pas de sottise, pas d’exaction d’aucune façon, pas de dispute. Paris va tout seul, comme sur des roulettes. Il faudrait pouvoir rester toujours comme cela. » J’entends ici et là des voix crier au paradoxe. Comment ? Pas d’exactions ? Pas de disputes ? Pas de sottises ? Dans ce chaos de violence et de destruction gratuite ? Vous plaisantez ? Eh bien, non. Je garde de Mai le souvenir d’un grand calme. Nous parlions tout le temps, nous ne dormions pas, nous avions des théories exacerbées, nous n’arrêtions pas, de groupe en groupe, de nous contredire et de nous insulter, et pourtant ces jours de beauté convulsive en "explosante fixe" (pour reprendre ici André Breton qui le mérite plus que personne ; la parution de son oeuvre en Pléiade est l’occasion d’en mesurer la grandeur) sont une mémoire d’harmonie. La formidable leçon de Mai est dans ce silence au troisième degré. Que peignait Courbet ? Paresse et Luxure, Le Sommeil, Les Dormeuses... Au-delà des affrontements, l’aventure singulière de chacun, j’en suis sûr, a été une fête sensuelle, plus ou moins consciente, de tous les instants. Les ciels au petit matin, les rues vides, les courses pour échapper aux charges des CRS, les incendies de voitures, les corps au hasard, les phrases vite transmises entre inconnus, les rires. Mai 68 comme fait de société ? On pourra le répéter sans fin, mais le résultat est comique. En réalité, tout le monde a été seul en même temps, au moins une fois, dans le luxe du passé renvoyé et de l’avenir désert. Mai n’était pas fait pour durer ? Comme vous dites, chers économes. Il a fait plus : il a révélé la corde même de la durée.

Le vrai style de Mai est apparu peu à peu comme irréversible. Ayant brûlé, par overdose, le pathos idéologique (le parti communiste ne s’en révèlera pas ; le féminisme a eu la vie plus dure, mais sa momification est fatale), ce style, très différent de la diffusion surréaliste, a imprégné l’art et la communication. Il y a des écrivains d’avant ou d’après, comme des cinéastes, des peintres ou des journalistes. Ironie, désinvolture, insolence, cadrage imprévu, condensation et mobilité — est-ce que ces qualités — ô stupeur ! — ne sont pas " de droite " ? N’a-t-on pas reparlé de plus en plus souvent, depuis 68, de Céline, de Morand ? Or la droite et l’extrême-droite-Jeanne-d’Arc, ainsi que la gauche institutrice et répétitive, ont l’air unies dans le même réprobation de cette façon de jouer. Mais alors, d’où vient-elle ? D’une autre planète ? Peut-être. Nous sommes les premiers Mayens. Aucune fin ne justifiera les Mayens. Leur redoutable efficacité est d’être partout divisés, éparpillés, non localisables, souvent ennemies pour rire et semer un trouble vicieux. Un Mayen est aussi à l’aise avec la télévision qu’avec un problème d’érudition pure, il lie à la fois Kafka et Sade, il est classique, moderne, post-moderne et de nouveau classique. Il paraît frivole, il est très sérieux. L’affaire Heidegger le laisse impassible. La technique ne le déprime pas. Il ne va nulle part. Il voyage, y compris sur place. C’est une particule inclassable, un quark de printemps.

Philippe Sollers, 1988, La Guerre du goût, 1994.


Mai 68 et l’I.S. Guy Debord, Histoire .
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« Trente ans plus tard... »

MAI 68

Réponses aux « Cahiers du cinéma » 

Questions

1. Pensez-vous que Mai 68 a trouvé sa juste représentation artistique, au cinéma ou ailleurs ?
1 bis. Quel film vous semble le mieux avoir saisi ou rendu l’esprit de Mai ?
2. Qu’a représenté Mai 68 dans votre vie et dans votrre travail ?
3. Maurice Blanchot écrit dans
La communauté inavouable : « Mai 68 a montré que, sans projet, sans conjuration, pouvait, dam la soudaineté d’une rencontre heureuse, comme une fête qui bouleverserait les formes sociales admises ou espérées, s’affirmer la communication explosive, l’ouverture qui permettait à chacun, sans distinction de dam, d’âge, de sexe ou de culture, de frayer avec le premier venu, comme avec un être déjà aimé, précisément parce qu’il était le familier-inconnu. » Est-ce que cela correspond à votre expérience de Mai 68 ou à l’idée que vous vous en faites ?

Réponses

1. Je ne comprends pas très bien ce que vous entendez par « juste représentation artistique ». On ne représente pas la révolution (encore moins au cinéma qu’ailleurs). Cela dit, on peut toujours relire Paradis 1 et 2.
1 bis. Mais tous les films de Debord, bien entendu, en se reportant au volume de ses oeuvres cinématographiques complètes.
2. Une liberté redoublée.
3. Je dirai, au contraire : Mai 68 a été un projet et une conjuration qui ont rencontré le réel. La fête, dans ce cas, est l’aspect le plus superficiel de l’événement. Rien de soudain : une longue préparation, engendrée par la négation de la société elle-même. La communication a montré comment elle pouvait s’interrompre. Les distinctions de classe, d’âge, de sexe et de culture sont devenues radicalement visibles. Pas question, dès lors, de frayer avec le premier venu, ni de le confondre avec ce qu’on appelle l’être aimé. Pas question, non plus, de projeter de l’inconnu dans la moindre familiarité. Contrairement à l’éternel rêve gluant de la petite bourgeoisie, la non-communauté s’est rendue enfin avouable.

Philippe Sollers, L’Infini n° 62, été 1998.

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Picasso, L’homme à la pipe, 1968.
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Mai 68, demain

On aura tout vu, tout entendu, tout lu. En mai 98, le film Mai 68 n’a pas cessé un instant, les acteurs ont joué leurs rôles, les archives ont déferlés, les témoignages ont afflué, tout est bien qui finit bien dans le meilleur des mondes possibles, puisque l’ordre devait être rétabli, comme chacun sait, à la fin du mois. Sur un point aussi sensible (qui a mis en cause sa substance même), le spectacle pouvait difficilement faire mieux. Il est tout-puissant, il organise le passé et ses perspectives, il ne peut pourtant pas cacher sa fatigue, on dirait même qu’il s’ennuie, qu’il n’arrive pas à se convaincre vraiment d’avoir un seul spectateur. Peu importe, d’ailleurs, puisqu’il s’agit simplement d’occuper la scène.

Un ancien ministre nous redit pour la centième fois que cette explosion absurde est venue d’un complot ourdi à Berlin. Un académicien parle « avec tristesse et mépris » de ces « utopies adolescentes sans aucun fondement philosophique », qui voulaient « changer la vie », expression, selon lui, vide de sens. Son discours mérite d’être entendu : « Célèbre-t-on une maladie ? Invite-t-on familles et amis à se réunir pour fêter les trente ans d’une méningite ? » Nous avions déjà le « sida mental », nous avons maintenant la méningite spirituelle. À quand le cancer généralisé, l’hémiplégie, la paralysie ? Je cite encore, c’est trop beau : « Nous n’en avons pas fini de souffrir dans toutes nos articulations des séquelles de cette infection-là. » Voilà, vous êtes intoxiqués sans le savoir, le virus vous guette, attention aux symptômes, sachez observer, prévenir, guérir. Un peu plus loin, sur la droite, voici le secrétaire général d’un parti extrémiste en pleine forme qui vous avertit à son tour : « Les pavés ont disparu, mais la subversion a fait son chemin, servie par les mêmes hommes, agissant avec le même cynisme, s’imposant avec la même arrogance. » Les mêmes hommes ? Mais oui, ils sont là, à l’oeuvre, depuis les Lumières du XVIIIe siècle, ils fomentent sans désemparer la Révolution française, la Commune de Paris, Mai 68. Peu importe leurs noms, ils changent sans cesse de masques. Appelons-les Voltaire, si vous voulez, mais en réalité il s’agit d’une légion microbienne. On s’en rend compte, en ouvrant les yeux, tous les jours.

La société, donc, doit avoir peur. Elle est minée, rongée, sapée dans ses fondements mêmes. De ce foyer infectieux peuvent venir des « revendications inconsidérées », par exemple « soyez réalistes, demandez l’impossible ». C’est là, nous dit un autre docteur, « une sorte de surréalisme politico-poétique à la mode situ.  » Drôle de mot, ce situ, on se demande ce qu’il peut bien vouloir dire. Et surréalisme ? Chacun est censé savoir de quoi il s’agit, André Breton doit être un best-seller ces temps-ci. De toute façon, rien n’est plus grave que « l’individualisme tyrannique » sous lequel nous sommes maintenant obligés, paraît-il, de vivre. Mai 68, c’est pêle-mêle, la débauche autorisée, la violence chronique, l’enseignement piétiné, la jeunesse déboussolée, le libéralisme sauvage, l’irresponsabilité illimitée, bref tout ce qu’il peut y avoir de dissolvant en ce monde. Attention, attention, et, comme le dit notre noble académicien péremptoire, formons un cordon sanitaire, tirons un trait.

Où sont donc ces malades qui nous contaminent ? On n’a pas à les chercher, ils sont là, rayonnant de santé. Cohn-Bendit apparaît sur toutes les chaînes de télévision en même temps, son sourire ne faiblit pas une seconde, il promeut l’Euro à tour de bras, il est Vert clair, il tient un ballon de football dans ses mains, il est déjà dans la mondialisation du Mundial qui va remplacer avantageusement, sur les écrans, les images sinistres, en noir et blanc, d’arbres coupés, de voitures brûlées, de barricades inconsidérées, de grenades lacrymogènes et de coups de matraques. Alain Krivine et Georges Séguy posent et discutent ensemble, c’est un événement dont l’ampleur ne nous échappe pas. Séguy, d’ailleurs, avec le sens de l’orientation qu’on lui connaît, déclare : « En mai 68, j’apercevais Cohn-Bendit extrêmement loin à ma gauche, alors qu’aujourd’hui je le trouve très loin sur ma droite. » Allons bon, la tête nous tourne, on l’a compris, tout cela n’a aucune importance. Le spectacle a horreur du vide, et, comme l’a dit l’excellent auteur qui a su le définir une fois pour toutes, « il ne veut en venir à rien d’autre qu’à lui-même ». Il s’est agité, une fois de plus, pour le démontrer.

On se souvient, à propos des années 1940-44, en France, de la formule officielle cocasse : « Quatre années à rayer de notre Histoire. » On a vu la suite : cela fait des années, et tant mieux, qu’on ne parle que de ces années-là. Pour Mai 68, après trente ans d’incubation, tout se passe comme si le slogan avait enfin surgi de la direction des programmes : « Un mois à oublier d’urgence ». Comment y parvenir ? En saturant la fausse mémoire par la commémoration. Dans commémoration, il y a mort, et c’est là, naturellement, que le Niagara du bavardage s’impose. Le paradoxe, pourtant, est qu’on va commencer à peine à parler de Mai 68.

De quoi s’agit-il ? D’une surprise. Radicale, abrupte, pas divine du tout. On a bien essayé, ici ou là, par la suite, de la tirer vers Dieu, mais Dieu, comme d’habitude, était aux abonnés absents, et il a fallu se rabattre sur l’Esprit hégélien avant de revenir à la nuit de l’Absolu où toutes les vaches sont grises. L’explication marxiste, elle, s’est vue vexée sur un point capital : une étincelle, en haut, avait mis le feu en bas, et partout. De plus, l’origine de cette étincelle était impure : une histoire de sexualité entre étudiants, laissez-moi rire. À partir de là, les langues de bois fonctionnent, elles deviennent vite des épaves, le placard 40-42, avec ses échanges sournois de cadavres, se met à pourrir, et l’autre placard, celui de la guerre d’Algérie, se décompose sur place (il en sort quand même, à la longue, le braillard Le Pen). Le mythe gaulliste atteint, c’est Vichy refoulé qui se voit touché, nous en sortons à peine aujourd’hui, malgré tous les efforts, notamment mitterrandiens, pour colmater les fissures. Le mur de Berlin finit par s’effondrer ? Soixante-dix ans de mensonges staliniens vus par 68 partent en fumée. Trente ans après, donc, la droite française en arrive où elle en est, c’est-à-dire à un somnambulisme de complaisance pour un nouveau fascisme. Était-elle donc déjà cela en mai 68 ? Sans doute, et il n’y a pas de quoi se vanter. Quant à la gauche, devenue « plurielle », pourra-t-elle se multiplier ? On peut le penser, mais rien n’est sûr, tant est lourd son héritage dix-neuviémiste, aussi bien intellectuel qu’esthétique. Mai 68, oui, est bien ce feu intérieur poétique qui brûle où il veut quand il veut, et il est vain de vouloir le réduire ou le prédire. Son symbole pourrait être celui, célébré par Breton, de « la claire tour qui sur les flots domine ». Surréaliste, 68 ? Mais oui et à la stupeur générale. Situ ? Mais comment donc.

En réalité, le scandale a été d’abord, et reste, antisocial. Contrairement à ce qu’on a voulu faire croire, l’événement n’a pas été fusionnel, mais différentiel. C’était un principe d’individuation brusquement en acte. D’où l’atmosphère de liberté incroyable se dégageant de l’insurrection. Rien de plus choquant pour les clergés, quels qu’ils soient, syndicaux, politiques, médiatiques, universitaires. Soudain, les pions sociaux ne marchent plus au pas, ils en viendraient même, horreur, à ne plus travailler, ils semblent ne plus vouloir attendre demain pour chanter, ils ne reconnaissent plus leurs chefs ni leurs habitudes. C’est comme s’ils n’acceptaient plus de mourir, voyez-moi ça. Ils se mettent en état d’improvisation et d’interruption, tout converge vers une autre conception du temps (et c’est pourquoi la question du langage employé est si importante). On mélange désormais, au petit bonheur, les slogans et les inscriptions de Mai, les plus inventifs et les plus débiles, comme pour bien montrer qu’il s’agissait d’un peu tout et n’importe quoi. Les historiens arrivent ensuite, et les sociologues ; tout s’ordonne, les philosophes ajoutent leur brouillage, l’affaire est dans le sac. Or il n’y a jamais eu de « pensée 68 », alors qu’il n’est pas exagéré de dire que quelque chose est arrivé alors à la pensée. Quoi ? Un appel intime, un décloisonnement auxquels chacun, et chacune, a été tenu de répondre en termes personnels. Rien de mystique : de l’air. Les institutions n’ont pas été contentes ? On s’en doute. L’Histoire était devenue un « procès sans sujet » [10] ? Eh bien, un nouveau sujet s’est mis à faire le procès de l’Histoire. On sait que, par la suite, il a paru préférable à l’autorité pour plus de sécurité, de décréter l’Histoire terminée. Certains le répètent encore.

Dans le monde renversé où nous sommes, il est devenu obligatoire de répéter que tout est social, et Mai 68 aura justement été le contraire. S’agissait-il alors d’un soulèvement millénariste à caractère religieux ? Encore moins. Alors, quoi ? Le spectacle, qui est « la reconstruction matérielle de l’illusion religieuse », nous tend ses deux réponses inlassablement ressassées. D’un côté, l’humanitarisme sociomaniaque qui permet à celui qui s’en déclare le représentant de prolonger la plainte des opprimés, de l’autre, tous les ersatz du marché spirituel. « La réalité du temps, écrit très bien Debord, a été remplacée par la publicité du temps. » Et encore : « Le spectacle, comme organisation sociale présente de la paralysie de l’histoire et de la mémoire... est la fausse conscience du temps. » En réalité, la grandeur de Mai 68, on ne le dira jamais assez, est d’avoir su anticiper sur sa récupération et son retournement ultérieurs. Ce que prouve ce passage de La Véritable Scission, écrit par Debord en 1972 [11] :

« Partout, c’est la même prétention à l’authenticité dans un jeu dont les conditions mêmes, aggravées encore par la tricherie impuissante, interdisent absolument au départ la moindre authenticité. C’est la même facticité du dialogue, la même pseudo-culture, contemplée vite et de loin. C’est la même pseudo-libération des moeurs qui ne rencontre que la même dérobade du plaisir : sur la base de la même radicale ignorance puérile mais dissimulée, s’enracine et s’institutionnalise, par exemple, la perpétuelle interaction tragi-comique de la jobardise masculine et de la simulation féminine. »

Il est facile de vérifier, maintenant, cette facticité et cette simulation générales, accompagnées, cela va sans dire, d’une absence de plus en plus criante de goût. Dénonciateurs de Mai 68, ou partisans du même événement contemplé, sont, là, logés à la même enseigne (rejoints, d’ailleurs, par les vieux « pro-situs », ou les suiveurs, s’il en reste, du surréalisme). Le temps fait son oeuvre de destruction, mais le feu ne se consume pas en lui-même. En revanche, la société planétaire de demain sera fondée sur l’existence du cadre :

« Le cadre est le consommateur par excellence, c’est-à-dire le spectateur par excellence... C’est pour lui que l’on change aujourd’hui le décor des villes, pour son travail et ses loisirs, depuis les buildings de bureaux jusqu’à la fade cuisine des restaurants où il parle haut pour faire entendre à ses voisins qu’il a éduqué sa voix sur les haut-parleurs des aéroports. Il arrive en retard, et en masse, à tout, voulant être unique et le premier. Bref, selon la révélatrice acception nouvelle d’un vieux mot argotique, le cadre est en même temps le plouc. »

Ajoutons à ce tableau sinistre « la vieille aliénation féminine, qui parle de libération avec la logique et les intonations de l’esclavage. » On s’y croirait.

« Le poète, disait Baudelaire avec son insolence irrecevable, n’est d’aucun parti. Autrement, il serait un simple mortel  ». Mai 68, et c’est là, précisément, son côté révolutionnaire, n’a été, et ne pouvait être, d’aucun parti. De cela, semble-t-il, personne n’est encore revenu, et ceux qui l’ont dit se sont fait haïr. Logique.

On me reproche parfois de trop parler de Debord. La raison en est simple : les autres auteurs sont pour moi à côté du sujet. Question d’expérience personnelle entre le style et le temps. Question de bonheur, question d’enfance.

En 1924, le style était :

« Tant va la croyance à la vie, à ce que la vie a de plus précaire, la vie réelle s’entend, qu’à la fin cette croyance se perd. L’homme, ce rêveur définitif... »

Et en 1930 :

« Tout porte à croire qu’il existe un certain point de l’esprit d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, la passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement. » [12]

C’était et ce sera cela, Mai 68 : une contradiction vivante.

Philippe Sollers, Le Monde, 9 juin 1998 (Éloge de l’infini, 2001)

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Soyez réalistes demandez l’impossible

Voilà le plus beau slogan de Mai 68, le plus profond, le plus explicitement surréaliste. Il peut être répété à n’importe quel moment. Il n’a pas une ride. Il résonne aussi en accord avec l’ironie voltairienne dénonçant l’imposture du « Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles ».

L’optimisme mécanique sera toujours celui des clergés et des affairistes. Les gestionnaires du pouvoir, à travers les âges, sont bien forcés de dire que tout ne va pas si mal, qu’on vit dans le moindre mal, qu’il faut respecter le possible et que les esclaves seraient malvenus à se révolter. L’économie politique et les marchés financiers fixent la réalité. La misère ? Hélas ! elle est endémique, mais on en viendra à bout - c’est promis. La mort ? Elle nous frappe tous. L’intolérance ? Nous la jugulerons par l’instruction. Les massacres de masse ? De fâcheux ratés de l’Histoire, des bavures, des détails. Ne demandez donc pas l’impossible, restez tranquilles et résignez-vous. Commémorez bruyamment le passé ; les lendemains chanteront ; le présent doit être livré au spectacle. Le désir gratuit est sans objet ; pensez au besoin. Il est loin, le temps du proverbe arrogant « Impossible n’est pas français ». On sait où mène ce genre de fanfaronnade. Trop de liberté ne débouche que sur le désordre ; il faut se restreindre, c’est un fait. Un grand écrivain français a donné à l’un de ses livres ce titre : L’Impossible. Il n’est pas mauvais de le relire, ces temps-ci. Il a dit aussi : « Laisse le possible à ceux qui l’aiment. » Il s’appelait Georges Bataille. Il voulait sans doute signifier que le vrai réel, comme l’amour, était de l’ordre de l’impossible et que notre imagination était toujours en deçà de ses dimensions. Certains, dont je suis, ne cesseront pourtant pas de le demander, ce réel, comme la liberté de la poésie elle-même.

Philippe Sollers, L’Express du 16/04/1998.


Tract. Sciences-Po : "Soyez réalistes, demandez l’impossible" - Manuscrit, 27 x 21 cm - BnF.
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Commentaires :

1. Selon Christophe Bident : « Mascolo raconte comment l’un des plus fameux slogans de Mai, "Soyez réalistes / Demandez l’impossible", vit le jour à l’écoute d’une discussion à l’usine Renault de Billancourt. Un syndicaliste dit à deux membres du Comité : "Il faut être réaliste, il ne faut pas demander l’impossible". L’après-midi, à Censier, dit Mascolo, "nous avions un papier, un imprimeur, et nous cherchions des thèmes. Ça a été spontané, je ne peux que le donner pour une intuition collective" : le propos est retourné [13]. »

2. Dans Méthode de méditation (Fontaine, 1947), Bataille écrit :

« Et l’IMPOSSIBLE est là. (Je Le suis).
Comment n’aurais-je pas de reconnaissance
aux philosophes de tous les temps
dont les cris sans fin (l’impuissance) me
disent : TU ES L’IMPOSSIBLE ? »

2. Georges Bataille, L’Impossible (Minuit, 1962).

« Il y a quinze ans j’ai publié une première fois ce livre. Je lui donnai alors le titre : "La Haine de la poésie". Il me semblait qu’à la poésie véritable accédait seule la haine. La poésie n’avait de sens puissant que dans la violence de la révolte. Mais la poésie n’atteint cette violence qu’évoquant l’Impossible. À peu près personne ne comprit le sens du premier titre, c’est pourquoi je préfère à la fin parler de l’Impossible. Il est vrai, ce second titre est loin d’être plus clair. » — (Extrait de la préface).

Marcelin Pleynet parle longuement de ce livre dans Racine devant Baudelaire.

3. « Bataille l’impossible » est le nom d’une association que j’ai créée, avec quelques amis, à Reims, en 1994, à l’occasion du centenaire de la naissance de Georges Bataille (cf. Bataille le coupable, note 1). A.G.

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2000

LIRE ICI : ON A L’IMAGINATION DE SES DÉSIRS pdf

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40 ans après...

La littérature ou le nerf de la guerre

— Qu’est-ce qui se joue dans les années soixante, avec Tel Quel et les avant-gardes que vous incarnez ? Un horizon révolutionnaire ?

Ce mouvement s’est constitué à partir de ces questions : « Qu’est-il permis de penser, qu’est-ce que la littérature peut donner à penser ? » Et c’est toujours un horizon révolutionnaire, métaphysique. Après l’extraordinaire catastrophe qui était encore en cours au XXe siècle, le déblayage qu’il y avait lieu de faire devait être accompli avec la plus extrême rigueur. Pour prendre un exemple, j’ouvre le Journal de Ernst Jünger pendant la guerre (les deux tomes paraissent actuellement en Pléiade), 14-18 et 39-48 : il lui paraît impossible que cela puisse durer. Il y a des moments où l’histoire s’écroule et où quelque chose d’autre surgit comme vision de l’histoire, ce que Heidegger appelle « l’historial »... ou ce que Nietzsche a appelé « l’histoire monumentale », dont on a parlé à Tel Quel tout de suite dans une sorte de reclassement de la Bibliothèque. Il fallait imposer la publication des oeuvres complètes d’auteurs que l’on considérait comme des marginaux — Artaud, Bataille, Ponge ; retraduire Dante. En 1965, je publie Dante et la traversée de l’écriture, ce qui était singulier à l’époque, car les Français ne connaissent pas Dante. Puis ce sera la Chine, et nous tenterons d’ouvrir l’horizon au maximum, pendant que l’Université éclate. Il s’agissait de rendre central tout ce qui était considéré comme marginal par l’académisme ; et l’académisme était aussi bien, pour employer des termes politiques, de droite que de gauche. C’était une entreprise métaphysique, littéraire en apparence, et révolutionnaire comme l’est d’ailleurs l’entreprise de L’Infini, même si nous vivons une autre époque. Au début des années 1960, on va vers une explosion sur des problèmes de société très précis. Une étincelle a mis le feu à la plaine.

Mais, contrairement à ce que certains disent aujourd’hui, Mai 68 a été une vraie révolution — réussissant de son échec même ; et ce n’est pas un hasard si c’est un spectre qui continue à rouler dans les têtes. On a beaucoup insisté sur la libération sexuelle. Moi, je n’ai jamais exploité cette expression. Il y avait simplement un archaïsme énorme qui devait sauter, un mensonge que j’ai appelé « Vichy-Moscou », et qui est toujours là de façon latente, car c’est la tragédie française depuis très longtemps. Il y a eu de grands bouleversements. C’est l’époque où il était impensable que Foucault, Barthes ou d’autres entrent au Collège de France. C’était un très gros tremblement de terre. Mai 68 a été fait par des gens très déterminés et très cultivés, qui avaient beaucoup lu ; cela a malheureusement disparu. Ce n’était pas des réactions de fièvre adolescentes. Vu de l’extérieur par l’adversaire permanent de toute pensée, 68 est un chapelet d’inepties (voir le discours de Bercy du Président de la République, ainsi que les ralliements invraisemblables de gens qui se sentent coupables d’y avoir participé pendant leur jeunesse). Les événements historiques doivent être pensés là où la pensée a été jaillissante ; et la libération sexuelle n’est qu’un des aspects — je dirais même un aspect secondaire — de Mai 68.

Ce qui nous intéressait à Tel Quel, c’est, par le biais de la littérature, une réinvention de la liberté, une expérience des limites en tant qu’elle bouleverserait la société. D’où l’enquête sur le surréalisme, d’où la Chine — et, croyez-moi, il y aura plus que jamais la Chine... Toutes les références ont toujours été soigneusement pesées en fonction d’une stratégie. Maintenant, tout cela semble acquis, mais, à mon avis, c’est le contraire. Nous traversons une époque de planétarisation de la technique, et dans les têtes il y a régression.

Entretien avec Nathalie et Vincent Sarthou-Lajus, Études, mai 2008.

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Mai 68 et la bouillie commémorative

Extrait de L’avant-garde et après (juillet 2008).

« il y a une haine, une peur de ce qui a pu se vivre »

Debord, In girum
Sollers : "il y a plusieurs niveaux d’action", "Debord était un grand général... monomaniaque", "le système peut tout récupérer", "il faut devenir objectivement beaucoup plus chinois"
Sollers : "soleil voix lumière écho des lumières..." (lecture de Paradis, 1982)
L’Infini 101-102 : 25 ans de publication, c’est La lettre volée.

L’arrivée de la gauche au pouvoir
L’arraisonnement technique
Prendre la mesure technique de ce qui allait se passer
Quand je vois Debord se tromper sur moi à ce point...
Un jugement tellement négatif sur la société qu’il n’a plus besoin de s’exprimer comme négativité sociale.

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Pierre Guyotat - mai 68

2010. Pierre Guyotat s’entretient avec Sylvain Bourmeau, à l’occasion de la parution de Arrière-fond (Gallimard). Il revient sur l’expérience de mai 68, vécu en décalé mais suffisamment intensément pour être arrêté deux fois. Cette "fête" n’a pour lui pas abouti politiquement, mais sur un plan culturel et sociétal.

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68, une histoire d’amour


Picasso, Le mystère de la Trinité, 28-08-1968.
« Rêveries d’opium : fumeur en calotte papale découvrant le mystère de la trinité
dans les seins et la colombe d’une femme, avec bouffon au chapeau triangulaire derrière »
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Un été avec Philippe Sollers. Une série proposée par Dominique Rousset, réalisée par Isabelle Yhuel et diffusée du 31 juillet au 29 août 2010 sur France Culture.

Où étiez-vous en Mai 68 ? Avec qui ?
Une aventure personnelle, physique.
La société du spectacle.
Puissance extraordinaire de l’anarchiste Molière.

«  Jamais je n’ai marché dans une ville ouverte, suspendue, comme à Paris, en ce temps-là. »
Mao : c’était la Chine qui m’intéressait.
Les cadavres dans les placards c’est ça : Vichy, Moscou.
Il faut se méfier du fascisme et du populisme français.
Mai 68, ça a été une révolution, une vraie.
Shanghai et le corps chinois.
Les placards de Mitterrand (« la Momie »).
Lecture de passages de H (1973), de Studio (1997).

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En bref




2018. L’Express qui titrait en mai 1968 sur « la révolution permanente », 50 ans après, dans un numéro spécial sur « 1968 le choc », reprend le texte de Sollers, Soyez réalistes demandez l’impossible, déjà publié en avril 1998 et qui figure sur le site de Sollers précédé d’une gravure de Picasso datant de 1968...


Picasso 1968.
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Conclusion provisoire


Transfuge, mars 2017.
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Mais... 2023 : Une mémoire toujours vivante.

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Un slogan souvent repris ces temps-ci.
Photo Sipa (libre illustration).

LIRE AUSSI :
Drôle d’Histoire
Sorbonne, 6 mai ’68
Mai 1968 dans "Le Dictionnaire Martin Heidegger"
Mai 68 hors les murs avec Yannick Haenel.
Etc, etc...

Portfolio

  • Edition originale, mai 1970

[1Texte qui suscite immédiatement un grand intérêt notamment de la part de Jacques Derrida, puis de Jacques Lacan.

[2Mai 68 fut la fin mais aussi, pour reprendre les termes de Guy Debord, « Le Commencement d’une époque » : « l’action la plus unitaire et la plus radicale dans sa critique qu’on ait jamais vue fut en même temps une somme d’isolements, un festival de platitudes dans les revendications officiellement soutenues » (cf. Le Commencement d’une époque, I. S. n°12, septembre 1969, in Internationale situationniste, Fayard, 1997, p.571-611). Nouvelles contradictions.

[3Je souligne. J’applique. A.G.

[4Également chez Gallimard

[5« Il est décidé immédiatement de constituer un GROUPE D’ÉTUDES THÉORIQUES qui fonctionnera une fois par semaine (exposés, discussions). Première séance : le mercredi 16 octobre à 21 heures au 44, rue de Rennes, Paris VIe.
Paris, mai 1968. » (La révolution ici maintenant, Tel Quel 34, été 1968).

Très rapidement la "lutte idéologique" au sein et hors de Tel Quel va s’accentuer, d’où la décision suivante : « Jusqu’à la clarification de la lutte entre les deux lignes le Groupe d’Etudes Théoriques de Tel Quel est provisoirement suspendu. » (septembre 1971, Position du mouvement de Juin 71, Tel Quel 47, automne 1971).

A noter que ce fut aussi au 44, rue de Rennes que se réunit, autour de Georges Bataille, le Collège de sociologie d’octobre 1937 à juillet 1939 (Pour l’anecdote : c’est dans la salle Louis Lumière que se réunissait parfois le GET de Tel Quel).
Le "44, rue de Rennes" est, aujourd’hui, le "4, place St Germain des prés". Au-dessus de l’entrée, une plaque : « SOCIETE D’ENCOURAGEMENT POUR L’INDUSTRIE NATIONALE » (ça ne s’invente pas).

[6Précisions de Sébastien Hameury, par mail, le 8 mars 2018.

[8Sollers s’en est expliqué en 1972 dans un entretien du Magazine littéraire Ebranler le système.

[9Voir mon article : 1977 : un tournant.

[10Louis Althusser.

[11Guy Debord, Oeuvres. Éditions Quarto Gallimard, 2006.

[12André Breton, Manifestes du surréalisme.

[13Christophe Bident, Maurice Blanchot : partenaire invisible : essai biographique, Éditions Champ Vallon, 1998, note 3 page 473.

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14 Messages

  • Albert Gauvin | 17 septembre 2018 - 11:23 1

    Les Fantômes de mai 68 est un documentaire co-réalisé par Ginette Lavigne et Jean-Louis Comolli. La force de ce travail est de ne pas avoir fermé la parenthèse de Mai 68 en donnant un sens nouveau aux archives filmées à l’époque et donc un nouveau statut, celui d’une histoire toujours active. « Ces images sont hors nostalgie. Elles actualisent ce qui, passé, pousse à revenir » nous indique Comolli. Alors, au lieu de parler de commémorations, il s’agit davantage de réfléchir à une transmission. Mais que reste-t-il à transmettre de mai 68 ? Et comment ? Les fantômes sont notre futur, c’est certain, ils reviennent vers nous sous une autre forme. Aller à leur rencontre est une tâche historique qui nous incombe. D’autant plus lorsque nos aînés nous y invitent. Nous avons donc eu envie de poser quelques questions à Ginette Lavigne. Cf. LUNDI MATIN.


    MAI 68
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  • Albert Gauvin | 3 septembre 2018 - 11:06 2

    Commémorer Mai 68 ?


    Folio. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

    Ouvrage collectif de Jean-Paul Aron, Antoinette Fouque, Annie Le Brun, Gilles Lipovetsky, Pierre Nora, Jean-Paul Sartre et de Philippe Sollers. Préface de Sophie Doudet.

    « Dans cette anthologie, Mai 68 apparaît sous une forme paradoxale : intense et insignifiant, vivant et disparu, haï et regretté, utopie réaliste qui demande l’impossible, phénomène contradictoire qui agrège tous les imaginaires du temps sans jamais s’y limiter. Mais sa force réside encore aujourd’hui dans cette force de subversion et cette capacité de saper tout ce qui croyait pouvoir durer et qui, depuis, se sait provisoire. Une brèche fut ouverte. Mai aura cette année cinquante ans. L’âge des pères qu’il giflait, l’âge largement dépassé de la génération à laquelle il a donné son nom. Le temps de métamorphoser à force de discours la plaie en cicatrice. »
    Sophie Doudet.

    Feuilletez le livre.

    Le volume reprend deux textes de Sollers que vous pouvez lire dans mon dossier, plus haut : Mai 68 repris sous le titre Une histoire d’amour et Mai 68 demain repris sous le titre Un événement différentiel. Sophie Doucet les présente ainsi :

    De « l’histoire d’amour » de Mai à « l’affligeante bouillie commémorative » de 2008, Philippe Sollers, qui avait trente-deux ans au moment des événements, n’a eu de cesse de commenter ce qu’il a vu et vécu alors : cet esprit de Mai devenu le spectre de 68. Le premier texte proposé date de 1988 quand on célèbre les vingt ans de la révolution étudiante tandis que le second a dix ans de plus et autant de discours fatigués et ennuyeux. « Dans commémoration, il y a mort », rappelle l’écrivain qui sait plus que quiconque le poids des mots. Alors qu’on s’acharne à effacer le souvenir de Mai, décennie après décennie, Sollers tente de retrouver le souffle singulier du printemps, « ce feu intérieur qui brûle où il veut, quand il veut ». Car il est toujours question du langage qui, ces jours-là, s’incarna. Le 20 juillet 1976, Sollers se souvient : « J’ai vécu l’irruption d’une langue vivante dans une langue morte. (...) Je crois que c’est le langage de Mai 68 qui a fait son relief, sa grandeur et qui est annonciateur de quelque chose. » Dès lors l’analyse des événements peut trouver sa place dans des essais comme La Guerre du Goût et Éloge de l’infini traitant principalement de littérature et d’art : ils ont en commun un usage défensif et subversif de la langue et la consécration d’une expérience de l’immédiat qui ouvre sur l’ailleurs.


  • anonyme | 29 mai 2018 - 23:10 3

    Eternité de la révolte

    par Cécile Guilbert


    La reprise du travail aux usines Wonder.
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    Belle, brune, incandescente, seule à être vêtue d’une blouse blanche et entourée d’hommes en noir, une jeune femme pleure, crie et crève l’image en explosant à pleins poumons  : « Non, j’rentrerai pas  ! j’mettrai plus les pieds dans cette taule  ! On la gagne pas, notre vie  ! On est dégueulasses jusque-là… On est toutes noires  ! » Elle  ? une ouvrière filmée par des étudiants de l’IDHEC (Institut des hautes études cinématographiques) le 10 juin 1968, jour de reprise du travail aux usines Wonder de Saint-Ouen après trois semaines de grève. De ces quelques minutes de plan-séquence où cet éclat de révolte pure se détache comme un diamant dans le brouhaha des ouvriers, des militants politiques, des syndicalistes, des badauds, et contrastant de manière cruelle avec l’image de ce petit homme à la mine revêche, sanglé dans son costume de chef du personnel, qui fait rentrer ses ouailles comme un maître d’école siffle la fin de la récréation, Jacques Rivette écrirait quelques mois plus tard  : « C’est un film terrifiant, qui fait mal. C’est le seul film qui soit un film vraiment révolutionnaire, peut-être parce que c’est un moment où la réalité se transfigure à un tel point qu’elle se met à condenser toute une situation politique en dix minutes d’intensité dramatique folle. »

    Presque trente ans plus tard, cette condensation révolutionnaire et cette intensité bouleversante conduiraient le cinéaste Hervé Le Roux à partir à la recherche de cette femme dont il est tombé amoureux et à retrouver les protagonistes de l’époque pour signer Reprise, magnifique film que j’avais vu à sa sortie en 1996. Choc alors que cette découverte de la « double peine » endurée par ces femmes ouvrières, envoyées à l’usine souvent dès l’âge de 14 ans pour ne pas « devenir bonne chez les autres », remettant leurs paies à leurs mères après leur travail dans des conditions très dures, notamment à « l’atelier du noir » où, contraintes d’assembler des matières chimiques poudreuses et salissantes dans les tubes des piles, elles ne disposent ni de douches, ni de savons, et n’ont droit qu’à deux courtes pauses par jour pour aller aux toilettes sous la férule d’une certaine « madame Campin » de sombre réputation. Mais choc aussi à l’écoute des récits des acteurs retrouvés de cette saynète et qui, la revoyant, confient au réalisateur leurs trajectoires, leurs souvenirs, leurs espoirs, leurs luttes, leur attachement à leur usine et leur amour du travail du temps où ce dernier avait un sens. Tourné au moment du grand mouvement social de 1995, Reprise ne pouvait pas, à l’époque, ne pas faire entendre l’écho de personnages politiquement très repérables, a priori découpés dans le carton-pâte idéologique où se distinguaient « l’ouvrière gauchiste », « le militant communiste », « le syndicaliste CFDT », « le lycéen d’extrême gauche », « le contremaître », etc. Mais grâce à ses qualités d’écoute, au long temps pris lors de ses entretiens avec eux et à la virtuosité de son montage, l’honneur de Le Roux avait été de restituer à chacun sa vérité, ses nuances, sa pâte humaine forcément attachante, bref, toute une complexité qu’amplifiaient leurs différences d’interprétation à propos des événements vécus ensemble.

    Or cinquante ans après Mai 68, alors que grèves et contestations se cherchent une introuvable « convergence » et que le doux Le Roux est mort trop tôt l’année dernière, voici que Reprise ressort aujourd’hui dans une vingtaine de salles françaises et que le revoir provoque toujours le même choc, la même émotion, le même désir de savoir ce qu’est devenue cette femme qui crie, qui pleure, cette Dora Maar de l’usine Wonder dont ni le temps passé, ni la disparition du « monde d’avant », ni la déroute de la mémoire n’entament le noyau dur que sa voix cassée de détresse exprime  : à savoir que si la conscience de classe s’est évanouie, la condition ouvrière demeure, légitimant révolte et coups de gueule contre l’indignité et l’inégalité. C’est pourquoi, entamé comme une enquête policière et conduit comme une fiction à suspense, ce grand film d’histoire et d’amour qui excède la catégorie du documentaire n’a pas pris une ride. Mieux encore, il ne célèbre rien, ne commémore rien. En ce printemps où tant de vétérans soixante-huitards radotent en librairie leurs souvenirs frelatés comme à chaque nouvelle décennie depuis cet inaugural joli mois de mai, Reprise vient rappeler que si, comme l’écrivait Breton, « en matière de révolte, aucun de nous ne doit avoir besoin d’ancêtres », une voix et un visage suffisent parfois à son éternité.

    Cécile Guilbert, La Croix, 30/05/2018.


    Tournage de Reprise.
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    Reprise
    Extrait 1
    Extrait 2
    LIRE AUSSI : « Reprise », recherche éperdue de la gréviste rebelle


  • Albert Gauvin | 16 mai 2018 - 23:13 4

    Edgar Morin : « Nous sommes entrés dans une période historiquement régressive »

    Observateur des mouvements de jeunesse des années 1960, le sociologue explique que Mai 68 était une révolte libertaire différente de celle qui se joue aujourd’hui, où les mouvements néoautoritaires tiennent le haut du pavé. LIRE ICI pdf


  • Albert Gauvin | 18 avril 2018 - 21:50 5

    Il y a cinquante ans, dans l’effervescence du mois de mai, s’affirmait une esthétique contestataire. Cinq ouvrages restituent la place du dessin au cœur du mouvement. LIRE : Images. Mai 68 : Dessiner sans entrave pdf


  • Albert Gauvin | 12 mars 2018 - 18:02 6

    Connaissez-vous l’histoire de "De la misère en milieu étudiant", le véritable bréviaire de Mai 68 ?


    La fac de Lettres de Nanterre occupée le 29 mars 1968.
    Crédits : Archives - AFP. Zoom : cliquez l’image.
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    Souvent, on le lit ou on l’entend dire mais La Société du spectacle n’est pas LE petit livre (rouge) de Mai 68. L’arrimage du mouvement étudiant à Guy Debord est indéniable puisque La Société du spectacle, sortie un an plus tôt, en 1967, comptera bien dans l’articulation théorique de Mai 68. Nombre de graffitis, d’affiches ou de slogans de 1968 ("Jouir sans entraves" bien sûr, mais aussi, moins connu et plus musclé, "Camarades, lynchons Seguy", contre le patron de la CGT d’alors) s’inscrivent aussi dans une filiation à l’Internationale situationniste qu’on a longtemps minorée. Mais en 1968, les étudiants, de Nanterre à Strasbourg en passant par la Sorbonne (occupée) lisaient au moins autant l’autre figure "situ", alter ego de Debord : le Belge Raoul Vaneigem.
    C’est à Strasbourg que l’histoire de son court essai De la misère en milieu étudiant s’enracine. Un petit groupe d’étudiants proches des situationnistes sort vainqueur des élections étudiantes en 1966 dans la fac alsacienne. Le bureau local de l’UNEF passe sous l’influence de l’Internationale situationniste, qui ne compte pourtant alors qu’un tout petit noyau. Les étudiants strasbourgeois ne sont pas des membres de l’Internationale situationniste, mais gravitent dans son giron... [...] LIRE ICI.

    Citations de De la misère en milieu étudiant :

    « Les sociologues Bourderon et Passedieu, dans leur enquête "Les Héritiers : les étudiants et la culture" restent désarmés devant les quelques vérités partielles qu’ils ont fini par prouver. Et, malgré toute leur volonté bonne, ils retombent dans la morale des professeurs, l’inévitable éthique kantienne d’une démocratisation réelle par une rationalisation réelle du système d’enseignement c’est-à-dire de l’enseignement du système. Tandis que leurs disciples, les Kravetz se croient des milliers à se réveiller, compensant leur amertume petite-bureaucrate par le fatras d’une phraséologie révolutionnaire désuète. »
    « Esclave stoïcien, l’étudiant se croit d’autant plus libre que toutes les chaînes de l’autorité le lient. Comme sa nouvelle famille, l’Université, il se prend pour l’être social le plus "autonome" alors qu’il relève directement et conjointement des deux systèmes les plus puissants de l’autorité sociale : la famille et l’Etat. Il est leur enfant rangé et reconnaissant. Suivant la même logique de l’enfant soumis, il participe à toutes les valeurs et mystifications du système, et les concentre en lui. Ce qui était illusions imposées aux employés devient idéologie intériorisée et véhiculée par la masse des futurs petits cadres. »


  • A.G. | 30 janvier 2018 - 23:49 7

    Et si la célébration de Mai 68 échappait à la pompe prévisible, aux doctes études et aux récits d’anciens combattants ?


    Tags dans les rues en Mai 68.
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    L’anniversaire de Mai 68 arrive au grand galop.

    Et si la célébration échappait à la pompe prévisible, aux doctes études et aux récits d’anciens combattants ? et si, ne serait-ce qu’un soir, ou une heure, ou le temps d’un rêve éveillé, elle voulait bien s’abreuver à la source de l’événement, à la cascade d’impertinence, de rage ironique, de fraternité érudite qui présidèrent, il y a cinquante ans, aux barricades enchantées, aux amphithéâtres en révolte et à ces jours de folie tête-bêche où Paris retrouva des airs d’éducation sentimentale ?

    L’insoumission ne serait plus l’apanage d’un parti, et les tenants de la vieille gauche, celle aux idées de plomb, s’exileraient – mais pour de bon – à Baden-Baden.

    Les socialistes feraient des rêves plutôt que des motions. Les zadistes seraient des Zazie dans le métro et des fusées d’espoir s’envoleraient des non-tarmacs de Notre-Dame-des-Landes.

    Les hommes et les femmes cesseraient d’aller chacun de leur côté et les amoureux, les amoureuses, les amis du désir et de la passion balanceraient, non des porcs, mais des pavés sur les instigateurs du nouvel ordre moral qui s’annonce.

    On expliquerait aux féministes assermentées que Catherine Deneuve a plus fait, avec ses films, pour desserrer le joug des femmes qu’elles ne le feront jamais avec leurs tribunes grondeuses et leurs invitations à la délation.

    On distribuerait, sur les places en liesse, un petit livre rouge faits d’extraits de Marivaux, d’une chanson de Ronsard et des pages les plus hot de « A la recherche du temps perdu ».

    On se souviendrait que les longues marches finissent toujours par tourner en rond et que leurs timoniers sont des Timon de Shakespeare coupés de la vraie vie par la fausse amitié des courtisans.

    Paul Ricœur ressuscité viendrait constater qu’un fils de Mai, son disciple, semble avoir tout de même appris l’art de faire respirer une société.

    Le Parlement ne serait plus en marche mais en vadrouille ; il irait, oblique, sur des sentiers de traverse et des chemins sans douane idéologique ; on y lirait Rimbaud, Baudelaire et Romain Gary autant que des rapports de la Cour des comptes.

    On préférerait vivre à Montevideo en souvenir de Lautréamont plutôt que mourir à Caracas pour Maduro.

    On crierait aux Birmans, aux Egyptiens, aux Algériens, que la volonté générale prime la volonté de tout général.

    On interpellerait, aux Etats-Unis, les industriels véreux et les fossiles de l’énergie pour les inviter à relire Günther Anders ou André Gorz – et, ainsi, make the planet great again.

    On dissiperait, dans tous les Quartiers latins du monde, les lacrymogènes poisseux et les fumerolles des pensées brunes : Orban serait mis au ban ; on crierait « ni patrie ni Poutine ! » ou « FSB, SS ! » ; on comprendrait qu’un Donald ne vaut même pas un Mickey et on prierait Erdogan de faire l’amour à la paix plutôt que la guerre aux Kurdes d’Afrin.

    Les sorbonnards préféreraient Kundera à Guevara.

    On érigerait une statue de Guy Hocquenghem devant les locaux de la Manif pour tous.

    Les nanterriens du jour et les odéonistes du temps occuperaient la rue Sébastien-Bottin jusqu’à ce que Gallimard se décide à mettre Sagan en « Pléiade ».

    On lirait Lacan plutôt que Laclau – et on danserait, boulevard Saint-Michel, en se riant des populistes, enracinés et autres « souchiens » trop heureux d’être nés quelque part.

    On vendrait à la Chine les livres que nous avons trop lus et peut-être, alors, les missions diplomatiques deviendraient-elles les bras chargés, non de contrats, mais de dissidents libérés.

    On fermerait les télés de propagande pour ouvrir les yeux sur les tragédies du monde (ou alors on contraindrait Russia Today, sous peine d’amende monstre, à diffuser en boucle des images des guerres de Tchétchénie, d’Ukraine et de Syrie).

    On sommerait, sur Twitter, les trolls de se démasquer et de sortir de leur bouge anonyme et 2.0.

    On serait rusé comme des goupils face à ces autres polices que sont les Gafa.

    On distribuerait des « J’aime » aux policiers d’antan, ceux qui veillent devant Charlie, les synagogues et les gares – et, aussi, aux paysans de Paris, piétons des révolutions pour de vrai, pas dans un clic instagramesque ; le chapeau d’Aragon serait porté au Panthéon ; et chacun voudrait mourir à 30 ans plutôt que de se renier à 60.

    Le fond de l’air redeviendrait rouge écarlate – et non plus anthracite de nos passions tristes.

    On rappellerait aux Corses que les frontières, de toute façon, n’existent pas.

    Aux Catalans que Mario Vargas Llosa vaut mieux que Carlos Pousse-Démon.

    Paris deviendrait une seconde Commune où l’on redirait au monde que nous sommes tous des juifs allemands, des Iraniens libres, des Turcs insurgés, des Irakiens rêveurs et des Rohingyas menacés.

    On ferait des barricades de Vélib’ ; on déguiserait la rue des Ecoles en place Maïdan ou en parc Gezi pour dire que les vrais insoumis sont toujours des cosmopolites ; on projetterait, place de la Concorde, sur écran géant, des images de demandeurs d’asile injustement déboutés ; les voies sur berge seraient réouvertes pour des défilés de psychanalystes et de chômeurs en colère, de patrons foucaldiens et de défenseurs du droit à la paresse, d’écologistes californiens, de carnivores non repentis, de lecteurs d’Abdelwahab Meddeb scandant « ni djihad ni foulards », d’admirateurs de Rushdie et de Polanski – soyons réalistes, demandons l’impossible.

    Ainsi, plutôt qu’invoquer les mânes éteintes des trois frondeuses des Trente Glorieuses, plutôt que de se repasser en boucle les diapositives en noir et blanc de nos Gavroche aujourd’hui chenus, plutôt que de disséquer, en pays vieux, ce que nous avons eu de meilleur, nous retrouverons le sel de nos semaines saintes.

    La règle du jeu, 30 janvier 2018.


  • A.G. | 7 janvier 2018 - 18:32 8

    Libéral libertaire ?

    Un spectre hante la France : le spectre de Mai 68. Nicolas Sarkozy pensait qu’il fallait en "liquider" l’héritage (« Je propose aux Français de rompre réellement avec l’esprit, avec les comportements, avec les idées de Mai 68. Je propose aux Français de renouer en politique avec la morale, avec l’autorité, avec le travail, avec la nation », 29 avril 2007). Emmanuel Macron, né en 1977, va-t-il commémorer les évènements ? Il semble qu’il y ait songé. Il n’est pas sûr qu’il assume le ridicule d’une telle posture. Et pour dire quoi ? Pour affirmer la synthèse rêvée par beaucoup ("Dany") entre le libéral que Macron est indéniablement sur le plan économique et le "libertaire" qui a choisi d’épouser une femme de 24 ans son aînée (cf. Ph. Sollers, Sexuellement, Macron a tout compris) ? Dans un article de L’OBS du 4 janvier, le philosophe Patrice Maniglier écrit :

    « Le président de la République lui-même a une interprétation de l’événement, qui est restée jusqu’à présent inaperçue. Dans le fameux entretien qu’il avait accordé à l’hebdomadaire "le 1" avant son élection, celui qui n’était alors que ministre confiait ceci : il s’est décidé à se lancer en politique après avoir écouté les frustrations qu’aurait exprimées devant lui Paul Ricœur de n’avoir pas su prendre parti clairement contre la "brutalité" des discours et des actes des militants en 68, alors qu’il était professeur à Nanterre.
    "Il était très malheureux de tout ce qu’il n’avait pas dit et des décisions qu’il n’avait pas prises durant cette période. [...] C’est Ricœur qui m’a poussé à faire de la politique, parce que lui-même n’en avait pas fait."

    Il faut bien mesurer le poids de cette explication : ainsi, la vocation politique d’Emmanuel Macron aurait à voir avec une revanche à prendre contre Mai-68.
    Cependant, dans la suite de l’entretien, le futur chef de l’Etat suggérait que cette revanche n’était pas tant un rejet de Mai-68 que le choix d’un héritage alternatif. Car si tout le monde s’accorde à y voir une crise de l’autorité, cette crise appelle deux résolutions possibles. Soit on rejette définitivement toute autorité, toute distinction gouvernants/gouvernés, toute verticalité ("il est interdit d’interdire"), et l’on opte pour l’autonomie et la démocratie directe ; soit on accepte une pluralité d’autorités, tout en refusant de les fonder en raison et dans l’éternité, pour les laisser en principe ouvertes à la critique. La première serait libertaire ; la seconde serait pluraliste. C’est bien sûr la seconde que préfère Emmanuel Macron : on peut critiquer le pouvoir, mais celui-ci n’en reste pas moins franchement vertical. Dans les legs de Mai, il a fait son tri. »

    On croit avoir tout dit et tout lu sur la révolution de Mai. L’historienne Ludivine Bantigny vient de publier « 1968. De grands soirs en petits matins » (Seuil). Elle rappelle quelques faits et rectifie quelques clichés. Lire l’entretien qu’elle a accordé au journal L’Humanité : « Face aux déformations de Mai 68, l’histoire restitue le vif de l’événement ».


  • A.G. | 1er mai 2014 - 11:44 9

    1er mai. Voyons. Vous êtes jeunes. Vos pères sont fatigués. Ils ne vous ont rien transmis. Vous manquez de repères. Vous consultez Wikipedia, votre bible de l’information "autogérée". Vous allez de siècle en siècle (inutile de se perdre dans les détails trop parlants — Chicago 1886, Fourmies 1891 — n’est-ce pas ?).
    En 1789 : convocation des État généraux.
    En 1889 : première journée internationale des travailleurs (États-Unis).
    En 1989 : ouverture du parc Disney-Hollywood Studios (États-Unis).
    Il ne faut pas confondre la fête des travailleurs avec la fête du Travail. Vous lisez que c’est Jules Guesde qui a inventé l’expression, mais vous n’oubliez pas que c’est le sinistre Pétain qui, en 1941, a débaptisé la fête des travailleurs pour en faire la "fête du Travail et de la Concorde sociale". "Travail, Famille, Patrie" (le FN commémore pieusement... Jeanne d’Arc).
    Ce matin, France Culture, ma radio préférée, avait invité la toujours sémillante et revancharde Laurence Parisot. On n’arrête pas le progrès.
    Je vais reprendre ma lecture du beau roman nostalgique, à la fois réaliste et rêveur, de Pascale Fautrier, "Les Rouges". On ne sait jamais...


  • D. | 13 mai 2008 - 11:15 10

    Merci pour votre réponse. J’ai relu le texte de Sollers, il est très drôle, il me fait penser au Céline de Féérie pour une autre fois, qui s’accuse d’avoir vendu la rade de Toulon à l’ennemi... Quant à moi, je ne cherche pas à accuser Sollers, j’espère que vous vous en doutez, j’essaie de comprendre, et l’épisode pré-maoïste me semble toujours un peu obscur...
    Cordialement
    D.


  • A.G. | 9 mai 2008 - 12:33 11

    Il me faudra vous répondre plus longuement.

    En attendant puis-je vous suggérer de relire mon article {{1977, un tournant}} et, surtout, bien sûr, les articles de Sollers que j’y ai reproduits, en particulier celui de décembre 1977 intitulé « Autocritique » ?
    Eventuellement aussi les citations que j’ai mises en exergue de {{« Dionysos et le Ressuscité »}}  ?


  • D. | 9 mai 2008 - 10:27 12

    Merci pour votre réponse, précise comme toujours, cher A.G..
    Tout cela me semble étrange.

    Somme toute, en mai-octobre 68, Sollers salue la

    Victoire pressentie du socialisme dans la série comme musicale des villes où le 1er Mai 1968 était officiellement ou clandestinement célébré : Moscou, Varsovie, Bucarest, Budapest, Prague, Sofia, Hanoï, Pékin, Tokyo, Alger, Rabat, Camagüey, Sao Paulo, Buenos Aires, Montevideo, Madrid, Athènes, Rome, Berlin, Vienne, Amsterdam...

    On sursaute... Ou bien je comprends mal ? Victoire pressentie du socialisme à Moscou ? C’est une blague ? Vous avez raison de parler de contradictions.

    La CGT ?

    Il suffit d’apprécier ce qui se joue, dans ce pays, autour simplement de trois lettres : C.G.T., et la délation obstinée que la bourgeoisie et sa presse répandent contre cette base du mouvement ouvrier.

    Mon Dieu, mais la CGT, en mai 68, ce n’est pas exactement un quarck... C’est plutôt une digue rompue ? Les portes fermées de Billancourt devant les étudiants le 17 mai (séparation, pas de mélanges, "Cohn-Bendit qui est-ce ? Sans doute faites-vous allusion à ce mouvement lancé à grand renfort de publicité qui, à nos yeux, n’a pas d’autre objectif que d’entraîner la classe ouvrière dans des aventures en s’appuyant sur le mouvement des étudiants", dixit Georges Séguy, secrétaire général de l’époque) ?

    Je suis soudain en train de me demander si Sollers n’agite si souvent son passé maoïste - vous voulez que je me repente ? Jamais ! - pour détourner l’attention de son passé moscovite... qui est peut-être plus trouble, plus contradictoire, plus étrange que ce maoïsme tardif. Jusqu’en 1971 ! malgré les idéogrammes de Nombres... et malgré la Société du Spectacle en 67... et malgré mai 68... On ne peut pas dire que Sollers ait été aux avant-postes de la lutte contre l’ "axe Vichy-Moscou" qu’il dénonce si souvent.

    Hélas ! Tout cela est vraiment très obscur aujourd’hui, pour ceux, nés trop tard, qui n’ont pas suivi l’affaire...


  • A.G. | 9 mai 2008 - 00:25 13

    La rupture officielle avec le Pcf date de juin 1971. Elle fut rendue publique dans la « Déclaration sur l’hégémonie idéologique bourgeoisie/révisionnisme » et dans les « Positions du mouvement de juin 71 » publiées dans le numéro 47 de Tel Quel (par ailleurs consacré à Roland Barthes, novembre 1971). On trouve dans le même numéro la première « Chronologie de l’histoire de Tel Quel de 1960 à 1971 ».
    On trouve effectivement l’histoire de cette relation de plus en plus conflictuelle dans le livre de Forest mais, surtout, vue de l’intérieur, dans de nombreux entretiens de Sollers de l’époque et dans le livre de Pleynet « Le plus court chemin (De Tel Quel à l’Infini) » (1997).
    L’intérêt très tôt marqué pour la Chine (1966) n’y est pas pour rien mais est loin d’être le seul élément déterminant. Ce qui est en jeu dans "l’expérience littéraire" entendue comme « expérience intérieure » (pour reprendre la formule de Bataille) ou « expérience des limites » (Sollers) y est tout aussi décisif, sinon plus.


  • D. | 8 mai 2008 - 20:47 14

    Mais au fond, quand exactement Sollers a-t-il pour de bon, officiellement, rompu avec le P.C.? Les dates, les dates ! Je ne sais pas, A.G. le sait-il, qui sait tout ? Cela éclairerait, je crois, le discours de Sollers sur son maoïsme et son... mayisme.

    Je crois que Histoire de Tel Quel de Forest doit dire ça (mais je ne l’ai pas (encore)).