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Ebranler le système

Interview publiée dans le magazine littéraire (1972)

D 8 juillet 2008     A par andoar - Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


A propos de l’avant-garde.

Mis en ligne le 18-11-06, actualisé le 8 juillet 2008

Juin 1972. Philippe Sollers vient de publier " Lois ", sous-titré roman. Mais il suffit de prononcer le nom de Sollers ou celui de sa revue " Tel Quel ", pour faire grincer des dents. Obscurité, terrorisme intellectuel, confusion, etc. Tous les reproches que, traditionnellement, on fait aux avant-gardes. Sollers et " Tel Quel " en constituent-ils bien une ? Propos recueillis par Jean-Jacques Brochier.

Q - C’est avec votre premier texte publié dans la revue « Ecrire », « Le Défi » que vous avez été découvert et consacré par un article célèbre de Mauriac. Vous aviez vingt ans.

Sollers - Il faut distinguer les premiers textes publiés de ce que je considère comme les premiers textes écrits. J’ai ceci de particulier que j’ai publié des textes avant de les écrire. Je considère ces premiers textes comme nuls, non avenus, ne s’étant pas produits au niveau même de la pratique réelle de l’écriture. Il y a une lutte assez intéressante à suivre du point de vue sociologique et anecdotique entre mon obstination à refuser ces pages et l’obstination de la société dans laquelle je vis, ici, en France, aujourd’hui, pour me les coller sur le dos. C’est un aspect dérisoire du système par lequel un corps social tente de régler l’identification d’un des individus qui, en son sein, essaie de le perturber.
Ces premiers brouillons ne figurent plus dans la liste des livres que j’ai publiés. A plusieurs reprises, je m’en suis expliqué : je ne les renie pas, je les nie, et cela me semble mon droit le plus strict que d’annuler des objets que j’ai été amené à produire dans un état de reproduction inconsciente. Le seul intérêt donc de ces « débuts littéraires », c’est de les inscrire non pas dans la biographie d’un sujet fantaisiste qui passerait son temps à changer et à se renier, mais dans l’étude des rapports de force à l’intérieur de la culture et l’idéologie françaises, pour savoir dans quel sens pèse la commande de l’idéologie dominante. Ceci dit, je ne considère pas que ça ait été une mauvaise expérience pour moi de me livrer à cette imitation-saturation du langage bourgeois traditionnel. Cela m’a donné un certain nombre de renseignements sur l’idéologie de l’adversaire, aussi bien de l’adversaire qu’on porte en soi-même.
Il y a quelque chose qui a commencé alors dans les rapports que je pouvais avoir avec la production et le marché littéraire français, une agressivité réciproque qui ne devrait pas cesser de sitôt. Lorsque des livres suscitent des articles comme celui de Mauriac sur « Le Défi » ou celui d’Aragon sur « Une curieuse solitude », c’est que l’auteur est piégé par le système et il vaut mieux s’en rendre compte le plus vite possible. Quand on est porté sur les fonts baptismaux à la fois par le Vatican et le Kremlin - le Kremlin en train de devenir rose - comme cela s’est fait pour moi à vingt ans, c’est le signe qu’il faut réagir. Il faudrait étudier ça dans un numéro de « Communications » ! On y retrouve tous les stéréotypes, les fées qui se penchent sur le berceau, etc. : et comme les choses n’ont pas beaucoup changé, que c’est toujours le ministre de l’Education nationale qui distribue la littérature du XIXe siècle aux jeunes mariés, il n’y a pas de raison que le rapport d’agressivité, voire de trahison, que j’entretiens avec le marché littéraire change. Au contraire, il ne cesse de s’aggraver.
L’un des avantages de ce « baptême littéraire », c’est que j’ai eu une base plus forte de départ pour commencer à ébranler le système et pour construire « Tel Quel ».

Q - Vous placez à quel moment, pour vous, ce que vous appelez la rupture de la lisibilité ?

Sollers - Tout de suite après le premier livre que j’ai jeté par-dessus bord. La voie tracée, les applaudissements, même mêlés à quelques critiques, tout cela m’est apparu je ne sais trop comment comme un brevet de sénilité définitive. Et cela a coïncidé avec le début de la revue. Et avec le premier livre que je considère comme relativement écrit, « Le Parc », encore qu’il ne soit pas très exaltant, et qui est paru en 1961.

Q - Ce que vous aviez écrit avant avait entraîné, selon vous, une erreur sur la marchandise. Si Mauriac et Aragon aimaient ça, c’est que ce n’était pas ce qu’il fallait écrire.

Sollers - Il y a eu un malentendu qui a été une sorte de chassé-croisé. On parle des écrivains qui ont mis des années à se faire publier. Pour moi le jeu était renversé, il aurait fallu me débarrasser de la trop grande facilité que j’avais à me faire publier. Au fond, les premières choses que j’ai écrites auraient dû être refusées par un éditeur conséquent. Même s’il avait eu Mauriac et Aragon comme lecteurs ; ils auraient dû avoir le réflexe technique de dire non, ce n’est pas publiable, c’est du remake, il faut encore travailler. Même s’ils trouvaient qu’il y avait certaines qualités... encore que, pour moi, même pas : c’est tout à fait nul.

Q - On pourrait vous prêter la duplicité d’avoir publié ça pour publier ensuite plus facilement le reste.

Sollers - Qui sait, qui sait ?

Q - « Le Parc » était intitulé roman, comme « Drame » et « Lois ».

Sollers - Je tiens beaucoup aussi à cette bataille-là, et qui est une bataille à l’intérieur du système et du marché. Tout le monde sait que les enjeux idéologiques les plus forts en littérature portent sur ce point de savoir ce qu’est un roman, ce qui n’en est pas. Le roman est le point d’impact le plus fort de la narration sociale, des rapports du sujet à la pratique sociale ; ce n’est pas un hasard si l’idéologie dominante surveille avec autant de vigilance tout ce qui relève du romanesque, et si depuis un siècle, les véritables batailles littéraires sont jouées autour ou au-dessous du roman.

Revenons à cette période de 1960-62. Tout cela a l’air un peu préhistorique aujourd’hui, de la même façon que la guerre d’Algérie a l’air ancienne, mais représente quelque chose de très refoulé par cette nation et son langage, toutes les premières luttes. Ainsi, le Nouveau Roman n’est pas ce produit académique complètement récupéré qu’il est aujourd’hui. Il y avait des batailles âpres sur ces questions de nouvelles techniques et de nouvelle écriture romanesque. C’est une des bonnes choses de « Tel Quel », à mon avis, de s’être mis dès 1960 au service de ce qui constituait à l’époque l’avant-garde littéraire, où se jouait le véritable enjeu. Il faut replacer cela dans le contexte littéraire et politique d’alors, contexte qui s’est peu à peu modifié jusqu’à être, aujourd’hui, me semble-t-il, profondément transformé.

Q - Vous semble-t-il que le Nouveau Roman est devenu académique, ou qu’il a tout simplement disparu, si tant est qu’il ait jamais existé ?

Sollers - Académique ou disparu, c’est la même chose. Mais il a existé comme forme d’une lutte idéologique assez précise, comme symptôme d’une crise formelle réelle, d’une crise de mémoire. On pourrait faire maintenant l’histoire de ce qui s’est passé : un certain nombre de refoulements qui se sont produits sur les tentatives littéraires les plus en avance du début du Xxe siècle, ont trouvé, pour se faire représenter de façon amoindrie, ce qui est une technique habituelle du refoulement, le Nouveau Roman. Ce retour du refoulé, ce représenté-déplacé, s’est produit sous cette forme amoindrie mais n’en a pas moins constitué un symptôme tout à fait précis d’une crise. Il faut se souvenir à quel point, alors, les polémiques ont été vives, même violentes.

Q - Pour Raymond Roussel, par exemple, à l’époque même où il a publié, les polémiques avaient déjà été très violentes , et pour les mêmes raisons.

Sollers - Oui. Mais elles sont prises en France dans une orbe qui est sous l’influence après coup et des choix et des filtrages de surréalisme.
Si l’on veut parler de ce qui se passe dans le registre appelé littérature, qui est un secteur de l’idéologie dans lequel, en France, la bourgeoisie a beaucoup investi, donc un secteur particulièrement important de la lutte idéologique et politique, il faut partir d’assez loin. Cette soi-disant dictature du roman bourgeois de la fin du XIXe siècle, dictature qui continue encore de nos jours, soutenue et relayée par l’appareil d’Etat, le Nouveau Roman s’est élevé contre elle, ébranlant la vieille machine traditionnelle du récit et de la narration. Il y a donc eu une guérilla un peu dérisoire entre l’idéologie dominante et des forces qui prétendaient la saper dans un de ses aspects importants, l’ordre de la pratique littéraire. Mais cette lutte étant parcourue, de façon sous-jacente, par d’autres luttes du début du Xxe siècle. Le surréalisme a mis Lautréamont ou Raymond Roussel en avant, mais aussi et du même coup les a refoulés. Il faut voir que ce qui a pu passer au début du siècle pour avant-garde, a joué un rôle très ambivalent, comme nous aussi peut-être aujourd’hui, en mettant en avant un certain nombre de choses, mais en les défigurant et en refoulant un certain nombre d’autres.
Prenons un exemple précis : la censure sur Joyce opérée en France. Joyce est relégué dans un discours universitaire généralement très plat et je crois qu’on peut dire sans grand risque de se tromper que ni « Ulysse », pourtant paru dès 1921, ni à plus forte raison « Finnegans Wake » n’ont été véritablement lus et qu’il n’y a jamais eu un véritable effort pour faire connaître Joyce en France. Cette censure sur Joyce est pour une grande part imputable au surréalisme.

Cette position censurante du surréalisme à l’égard de Joyce, qui est un continent beaucoup plus important que la plupart des surréalistes, on peut la déchiffrer aussi bien dans la théorie de l’écriture automatique, que dans un texte comme « Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non », de Breton. Joyce y est renvoyé à l’arbitraire pur et simple et condamné pour crime de retour au romanesque.

On ne peut pas dire non plus que le Nouveau Roman se soit spécialement battu pour le massif joycien. Or si on pense, comme je le pense, que Joyce représente avec Artaud la plus grande révolution du langage du Xxe siècle, on est encore loin du compte pour faire avancer les choses.
Il faut comprendre que le système idéologique littéraire est assez souple pour faire représenter les oeuvres exclues par des substituts qui, finalement, n’en prennent que l’aspect le moins profond.

De la même façon, l’investissement du Nouveau Roman à cette époque, déjà très ambigu, à des enjeux divers. Politiques par exemple : il s’agit de trouver un contrepoids à Sartre. Mais si le langage romanesque de Sartre avait été tout à fait révolutionnaire, il aurait été moins facile de lui opposer ce tir de barrage qui n’est pas du tout réactionnaire à l’époque. Le Nouveau Roman ne représente pas simplement une force négative, il est aussi positif face à l’enlisement de la pratique romanesque « sartrienne » (je mets sartrienne entre guillemets pour renvoyer à son influence générale). Cette bataille romanesque de formalisme, savoir comment aborder aujourd’hui les problèmes de la disparition du personnage, de la chronologie, de la temporalité, de la construction même du roman, du langage qui s’y fait jour, à quoi tout cela renvoie, à une infrapsychologie ou au contraire à un objectalisme, tout ce qui occupe pendant des années la problématique littéraire avec un effet de relais universitaire grandiose - il suffit de compter le nombre de thèses - tout ça a aussi un autre aspect, proprement historique et philosophique ; les véritables enjeux ne se trouvent jamais au lieu même de la bagarre. Cette bataille ne concerne pas uniquement le roman ; elle a aussi pour effet de refouler des oeuvres comme celles de Blanchot, de Bataille ou d’Artaud. D’où la technique dialectique adoptée par « Tel Quel » qui consiste à soutenir, d’une part, les positions du nouveau roman, et d’autre part à désenfouir avec insistance Bataille, Artaud, etc. Ce qui a quand même eu cette conséquence qu’aujourd’hui la bataille pour la publication intégrale des oeuvres complètes d’Artaud, de Bataille, est gagnée, ce qui était loin d’être le cas dans les années 60.

Q - A cette même époque, le Nouveau Roman avait une coloration de gauche : Robbe-Grillet écrivait dans l’Express, et détruire le roman bourgeois c’était d’une certaine manière lutter contre la guerre d’Algérie.

Sollers - Oui, mais avec cette circonstance particulière et qui pèse très lourd - il faudrait d’ailleurs étudier toute l’histoire des rapports entre l’avant-garde française au XXe siècle et la politique — que le Nouveau Roman opère un clivage net entre les prises de positions politiques et la pratique littéraire. La production littéraire se justifie exclusivement à partir de critères formels, de critères de développement de l’histoire des formes et la prise de position politique a lieu à titre individuel, dans le cadre d’un humanisme général. C’est-à-dire que le fond théorique du Nouveau Roman reste tout à fait formaliste, la littérature et la politique sont alors deux choses différentes, chacune suit son histoire propre et il n’y a absolument aucun point de correspondance entre les deux. L’aspect positif du Nouveau Roman, c’est qu’il a permis de reconnaître certaines questions relatives au langage, de renverser une certaine conception mécaniste, naturaliste-réaliste, de la littérature comme devant refléter passivement la pratique sociale. Cela a permis une percée de la reconnaissance de la matérialité même de la littérature et cela au moment où se développaient les sciences du langage. Il y a un développement parallèle dans le champ esthétique et dans le champ scientifique.

Point négatif : le clivage que les romanciers d’alors établissent entre la politique et la littérature repose sur une méconnaissance évidente des problèmes philosophiques fondamentaux. Il suffit de relire pour s’en apercevoir leurs écrits théoriques d’alors. Tout ceci sera d’ailleurs très vite déplacé et dépassé. Et il faudra attendre un certain renouveau théorique, lié en France à l’accentuation de la lutte des classes et aux crises qui vont déboucher sur Mai 68 pour que toute cette vieille problématique : d’une part je fais de la bonne littérature, d’autre part je prends des positions politiques, s’effrite de plus en plus.

Q - La solution que vous adoptez alors, c’est presque la solution de Sartre d’une littérature engagée. Mais pas, comme c’est le cas pour Sartre, d’une littérature engagée dans son contenu ; au contraire, votre « engagement » s’effectue par une destruction formelle de la littérature bourgeoise qui correspond à une destruction des structures de la société bourgeoise.

Sollers - La question de Sartre est en effet très important. Quels que soient les assauts que la position de Sartre ait subis, et ils ont été nombreux, sa vitalité ne semble pas en avoir été entamée. Il me semble que la question qui se pose aujourd’hui à Sartre est celle de la non-convergence entre sa pratique littéraire et sa pratique politique. Loin d’établir un clivage qui a entraîné une pratique académique, je pense ici au Nouveau Roman, Sartre a maintenu la contradiction entre ces deux pratiques. Je pense pour ma part qu’on en est au moment où on peut vraiment essayer de poser la question de façon dialectique, c’est-à-dire de lier vraiment la transformation formelle et la transformation politique. Si on pouvait dégager un certain terrain dans ce domaine, qui est encore aléatoire, je crois qu’on ébranlerait vraiment fortement tout le système antérieur. Le problème qui se pose à Sartre, c’est : j’ai une pratique politique et en même temps j’écris le Flaubert ; il y a quelque chose qui ne va pas. Sartre maintient le saut qualitatif introduit par le marxisme contre vents et marées sans parvenir à produire sur sa propre pratique d’écrivain une amorce de solution. Je crois que grâce à Sartre et aussi grâce à ce saut qualitatif, avec tous les bouleversements afférents, scientifique et idéologique qu’il suppose, cette sorte de crise générale que résume bien le mot de Mao : « La tendance générale est à la révolution », nous en sommes arrivés à un moment où s’indique une possibilité de liaison dialectique entre transformation du langage et transformation révolutionnaire, pratique, sociale. Ça a été l’horizon de toutes les avant-gardes, l’horizon futuriste-formaliste en Russie, avec Maiakovski, l’horizon surréaliste, avec les questions considérables qui se sont posées et sur la problématique duquel, à mon avis, nous vivons encore trop.

C’est pourquoi nous avons commencé une critique du surréalisme qui n’est pas du tout une critique de liquidation, bien au contraire, mais qui constitue un criblage nécessaire : nous n’allons pas piétiner toute notre vie dans les problèmes qu’a posés Breton et dans les termes dans lesquels il les a posés. Il n’est pas question, pour nous, de s’en tenir à ce que Breton pensait de Freud, de Marx, de la poésie et de son arrière fond « philosophique ». C’est à un travail logique de réestimation qu’il faut se livrer, et ce n’est pas par hasard que ce travail provoque une résistance si forte, qui va jusqu’à la crispation viscérale. C’est si vrai que si l’on prend aujourd’hui Aragon, qui est un personnage décidément emblématique, on peut voir qu’il trace un cercle à peu près parfait : Aragon surréaliste, Aragon révisionniste, avec récupération du surréalisme : tout ceci forme un bel ?uf de Pâques , appétissant, sur lequel la bourgeoisie ne peut pas manquer de se précipiter.

Q - Le plus drôle, c’est que l’une de ces périodes, le « révisionnisme », est marquée par l’article qu’Aragon vous a consacré pour « Une curieuse solitude ».

Sollers - C’est bien pour cela que je me permets d’en parler. Je conserve le terme d’avant-garde contre un langage marxiste dogmatique qui considère qu’il est absurde de parler d’avant-garde littéraire, qu’il n’y a qu’une avant-garde politique, le parti du prolétariat. Il me semble que nous sommes dans une longue marche où le problème des avant-gardes dans le monde occidental, qu’il s’agisse de littérature, de cinéma, de peinture, permet de se munir d’instruments d’analyse très adéquats, d’observer les transformations, les glissements, les résistances de l’idéologie, la lutte à tous ses niveaux. Il faudrait faire une histoire générale des rapports entre l’avant-garde et la politique, qui serait passionnante. C’est un travail qui devrait être absolument réalisé, d’autant plus que depuis quatre ou cinq ans, on est entré dans une phase qualitativement différente.

Q - Il me semble qu’il y a eu deux pivots dans votre transformation théorique : la linguistique et Althusser.

Sollers - Oui, à des niveaux différents. La première période de « Tel Quel », c’est 60-63, avec le soutien au Nouveau Roman, la tentative de désenfouissement d’Artaud, Bataille, Ponge, l’essai de déplacer l’axe de la pratique littéraire. La seconde période va de 63 à 66-67 : commence alors un travail théorique avec intervention de la linguistique, publication pour la première fois des travaux, complètement inconnus en France, des formalistes russes - (ce livre est constamment réédité, désormais ; il a eu une importance assez grande, importance qu’il faudrait lier d’ailleurs à la crise de la critique traditionnelle et universitaire, savoir pourquoi il y a, phénomène tout à fait nouveau, cette dialectique antagoniste entre l’avant-garde et l’université) - les travaux de Kristeva, ceux de Barthes dans l’axe sémiotique ; et d’autre part, toute une série de travaux philosophiques : Foucault est interrogé par nous dès 1963. Il ne faut pas oublier que les travaux littéraire de « Tel Quel » n’ont jamais été coupés des recherches philosophiques. Quelqu’un comme Blanchot se situe très bien dans cette première amorce de réflexion entre la pratique littéraire et les problèmes philosophiques plus profonds de l’autre. Tout ceci s’est développé, notamment avec Derrida, etc. et c’est toute la question des rapports dialectiques, pas du tout « formalistes », entre littérature et philosophie.

Q - Votre considération de l’importance du marxisme, pour vous et pour les gens de « Tel Quel » se situe à quelle époque ? Vers 1962-63 ?

Sollers - Plus tard, parce que la période théorico-formaliste a été la plus longue. Et même lorsque nous avons considéré le marxisme comme une base absolument fondamentale pour poser les problèmes d’une avant-garde qui voulait progresser, la question a été posée dans des termes très théoricistes : la théorie était au poste de commandement, alors qu’aujourd’hui, par un déplacement que nous avons été obligés d’effectuer sous la pression de l’après-mai 68, cette place est occupée par la politique. Ce qui ne veut pas dire du tout qu’on liquide la théorie, mais qu’on l’assigne à une place autre, moins déterminante des problèmes que l’on va se poser. Ce qui compte le plus pour nous, désormais, c’est l’intervention de la politique dans l’idéologie, les transformations qu’elle y détermine.

Q - Entre 1966 et le moment où le mot « politique » apparaît au fronton de « Tel Quel », il y a eu Mai 68.

Sollers - Depuis fin 66, le dialogue est entamé avec le Parti Communiste. Il entraîne immédiatement une très violente contre-attaque de l’idéologie dominante contre nous. Ceci se passe avant 68. Dès qu’il y a à « Tel Quel » cette marxisation, ce dialogue avec le Parti, commence une très violente campagne de presse contre nous qui n’a pas tellement cessé depuis, mais en se déplaçant chaque fois et avec des enjeux autres. C’est fin 67 qu’éclate la crise avec Jean-Pierre Faye, ce qui n’est pas un hasard. Et dans tous les articles de l’époque, un thème domine : où va « Tel Quel », qu’est-ce qui se passe, etc. « Tel Quel », pour la presse bourgeoise, est toujours sur le point de finir. Ce qui est plutôt un signe de santé Au début 68, donc avant Mai, nous sommes dans une situation extrêmement inconfortable dans notre dialogue avec le Parti. Notre illusion est que nous allons faire « progresser » le marxisme et nous faire progresser par le marxisme et contre notre rééducation avec le Parti, qui représenterait la seule ligne « réaliste ». Or c’est pour des raisons pas du tout marxistes que le Parti s’ouvre à l’avant-garde, alors que c’était pour des raisons tout à fait marxistes que nous voulions discuter avec lui. L’éternelle histoire, quoi, des deux trains qui se croisent sans se rencontrer, dans une gare qui n’existe pas. Lorsque nous nous sommes placés sur des positions marxistes-léninistes, le Parti considérait que ce n’était du tout pour ça qu’il nous avait invités, et nous, nous avons été très surpris de voir que le Parti nous demandait de développer une théorie littéraire en l’absence de toute prise de position politique.

En 68, nous étions pris dans ce malentendu, qui était déjà perceptible depuis un ou deux ans, mais qui n’avait pas encore pris sa forme achevée. Et la bourgeoisie n’était pas contente. Du tout ! Parce qu’à cette époque-là, l’hégémonie idéologique n’avait pas été encore complètement abandonnée par la bourgeoisie au révisionnisme. Il a fallu l’après-mai 68 pour qu’il y ait ce front commun de béton entre la bourgeoisie et le révisionnisme pour réaliser l’hégémonie idéologique dans les superstructures, y compris l’université.

Q- En 1968, vous publiez un recueil d’articles, « Logiques », et un roman, « Nombres ». Est-ce une coïncidence avec les événements de Mai ?

Sollers - « Drame », que j’avais publié en 1963, était un roman du dédoublement, de la scission du sujet qui se capte en train de dérouler le fil de son langage et sa projection par écrit. C’était une mise en scène en 64 cases, comme le jeu d’échecs, du dédoublement du langage. « Nombres » s’est écrit en 66-67 et je voudrais insister sur le fait que s’y introduit déjà une marque fondamentale, celle de la Chine. Introduction qui, dans la culture occidentale, n’avait été pratiquée que par Ezra Pound. Pound avait d’ailleurs été traduit par l’un de nous, Denis Roche, qui avait su rythmer en français la très grande nouveauté formelle des « Cantos ». Mais si Pound est l’un des premiers occidentaux à se rendre compte de l’importance de la culture chinoise, de son altérité, il introduit la culture chinoise de façon classique. L’horizon de la culture chinoise pour Pound, c’est la grande culture impériale, qui se déroule, selon une périodisation immuable, dans un cadre différent de celui de la culture occidentale soumise au temps historique et à ses spasmes de renouvellement. Ce n’est un secret pour personne que si Pound, du point de vue formel, est d’une importance déterminante, son idéologie est réactionnaire et même explicitement fasciste. Ce qui est curieux c’est que Pound introduit le chinois dans ses poèmes au moment où se développe en Chine la révolution prolétarienne.

Q - Dans « Nombres », la référence à la Chine est moins politique que littéraire.

Sollers - Elle est aussi politique. Mais elle est moins politisée que dans « Lois ». Je me suis rendu compte depuis qu’il fallait que je travaille encore plus profondément le français si je voulais arriver à un véritable geste libératoire. « Nombres » est déjà assez travaillé au niveau du rythme, du battement de l’écriture, mais « Lois » représente un saut qualitatif. Paradoxalement dans « Nombres », il y a beaucoup plus de références à la Chine, dans « Lois », il n’y en a presque plus et en revanche le français me semble beaucoup plus travaillé en profondeur.

La langue est beaucoup plus popularisée, le lexique est transformé, notamment par l’emploi de mots récents, actifs dans le mouvement révolutionnaire. Je crois que « Lois » est inséparable de l’ébranlement de Mai 68, qui m’a forcé à écouter autrement le français, à tenir compte de caractères de la langue que je n’avais pas bien vus avant. Dans la forme même de l’écriture de « Lois » : je me suis aperçu brusquement, en écrivant le livre, que j’étais branché sur un rythme insistant, le décasyllabe ; cela s’est produit en dehors de toute décision volontaire. Comme si la langue avait son inconscient, que le conscient de celui qui la représente ne connaît pas forcément. Ce qui est une banalité, mais qu’il faut avoir expérimenté soi-même pour comprendre le surgissement, l’éclatement que cela produit au niveau même de la connaissance historique à travers une subversion du sujet.

Q- Ce qui frappe dans « Lois » et qui semble assez nouveau dans votre production, c’est d’une part l’énonciation systématiquement scandaleuse de la sexualité, et d’autre part l’humour ; l’un et l’autre allant d’ailleurs de pair.

Sollers - « Lois est sans doute à contre-courant de la dernière tentative généralisée de la métaphysique bourgeoise pour se survivre, à savoir l’ouverture soi-disant libérale des écluses sexuelles. Et de ce point de vue « Lois » est assez négatif, c’est-à-dire que c’est un langage qui n’exclut même pas la sexualité de son procès de négativité. Ce n’est pas le refus névrotique mais la négation affirmative, l’affirmation des procès, de la percée, de la multiplication non répétitive de cette percée, etc. La sexualité y est plutôt démystifiée que valorisée. De même que beaucoup d’autres « croyances », la psychanalyse, la drogue, les sciences « humaines », etc.
Le problème fondamental consiste très probablement à faire, et ce n’est pas un petit travail, une véritable histoire du matérialisme, de Démocrite à Mao Tse Toung. « Lois » est simplement la mise en place dans la langue du sujet qui serait peut-être capable d’accomplir ce travail. De tout ce qui est arrivé au matérialisme et à ses luttes, par exemple sa rencontre avec la dialectique. On n’est pas actuellement en possession d’une bonne histoire du matérialisme et surtout de ses rapports avec la dialectique : soit les matérialistes refusent la dialectique et restent au XVIIIe siècle, Sade exclu évidemment, soit les dialecticiens ne veulent pas du matérialisme, soit les philosophes ne veulent ni de l’un ni de l’autre - et on sait de quelle sorte de « philosophie » cela aboutit.

« Lois » est une façon indirecte de poser le problème. Je crois que la littérature a une fonction de politique philosophique indirecte. Tout le problème est de savoir ce que la littérature peut faire passer étant donné les rapports de force, de répression, de refoulement. Parfois le seul moyen de faire passer une philosophie refoulée, c’est la littérature. Voyez par exemple Cyrano de Bergerac : à son époque on ne peut pas présenter la philosophie matérialiste en public, on doit la déguiser sous une forme littéraire. « Lois » est un roman philosophique. Chaque siècle a sa forme spécifique de refoulement, donc de lutte, celle du XXe est différente du XVIIIe. D’ailleurs, nous sommes déjà au XXIe.


Propos recueillis par Jean-Jacques Brochier
In magazine littéraire n° 65 - Juin 1972

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