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Jean Thibaudeau tel quel

D 30 décembre 2013     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Jean Thibaudeau, point à la ligne

« L’écrivain Jean Thibaudeau est mort à Paris mercredi [18 décembre], à 78 ans. Il avait publié son premier roman, Une cérémonie royale, aux éditions de Minuit en 1960. Puis il avait rejoint au Seuil le groupe « Tel Quel », animé par Philippe Sollers et Jean-Edern Hallier. Ses trois livres suivants, relevant, selon l’auteur, du « roman comme autobiographie », ont été réunis en 2011 par De l’incidence éditeur, en un seul volume intitulé Ouverture. Jean Thibaudeau avait raconté son enfance vendéenne en vers : Souvenirs de guerre (Gallimard, 1991). Il avait aussi traduit de nombreux textes d’Edoardo Sanguinetti et d’Italo Calvino, et écrit des fictions pour la radio, dont Reportage d’un match international de football. »
Libération du 19 décembre 2013.

*


Reportage d’un match international de football

En 1961, Jean Thibaudeau avait inventé un match de foot pour la radio. Le texte fut publié dans les numéros 8 et 9 de la revue Tel Quel (1962).

Inspiré de la première rencontre entre la France et l’Allemagne, qui eut lieu en 1952 à Colombes, Reportage d’un match international de football est le premier texte radiophonique de Jean Thibaudeau. ­ « Je n’avais aucune expérience de la radio, expliquera-t-il à ce propos en 1983, je n’avais jamais mis les pieds dans un studio, je n’avais peut-être même jamais vu un magnétophone de ma vie, je connaissais la radio uniquement comme auditeur. Pourtant, le sujet du reportage, ce serait, autant ou plus que le football, la radio ». Diffusé à la radio nationale en 1961 (dans une réalisation d’Alain Trutat), repris dans Tel Quel (dont Jean Thibaudeau était alors un pilier) en 1962, texte traduit et adapté à peu près dans le monde entier. Près de cinquante ans après, cet écrit sonore conserve une étonnante fraîcheur. Il s’agit d’un truquage grandeur nature, tout y est vrai, et tout y est faux : le match, les joueurs, l’ambiance du stade, les commentaires en direct des journalistes sportifs et ceux plus décalés d’une speakerine, les encarts publicitaires et les problèmes techniques. Pour occuper la mi-temps, l’auteur avait même inséré une fausse interview de lui, expliquant qu’il avait toujours été frappé par « l’intérêt dramatique et plastique » des émissions sportives, qu’il n’était pas question pour lui de « faire mieux que la réalité, seulement autre chose », et que ce pastiche était aussi « un moyen de décrasser l’oreille, faire d’une oreille plus ou moins abasourdie une oreille critique » "Décryptage d’un sport autant que radioscopie" de la radio elle-même, ce Reportage offrait pour Michel Foucault l’image d’un « simulacre sans fond et parfaitement circulaire » dans lequel « la partie de ballon à peine décollée d’elle-même par la voix des reporters trouve en ce parc sonore, en ce bruyant miroir son lieu de rencontre avec tant d’autres paroles reflétées ».

Avec Sylvia Montfort, Daniel Gélin, Claude Martin, Gilles Amado, Ginette Franck, Michel Garland, Philippe Gaunt, Harpet Jacqueline, Armel Issartel, Guy Kermer, Patrick Lemaitre, Anne Perez, Olivier Richard, Paul Rudy, Roger Trecan, Pierre Vernier, Claude Vernier, Liliane Wichene, Lilou Siou.

Prise de son Guy Louvet
Bruitages Joe Noel


------------ Séquence ------------ Durée
1 Le Soleil de Juin 3:34
2 Martin, Balaccio, Morgue 2:33
3 L’arbitre, Monsieur Hamilton 4:29
4 Monsieur Le Président 2:37
5 Cependant Que Le Match 5:29
6 Une Maison À La Campagne 4:13
7 Longue Route 5:15
8 Il Reste Une Minute Et Demie 1:21
9 Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs 6:23
10 L’Enfant Rêve 2:27
11 Cependant Qu’à Colombes 1:51
12 Les Français Sont À Ma Gauche 2:55
13 Nous Revenons À La Maison 5:52
14 Les Deux Ferrari 3:07
15 Mortier Passe À Quilici 1:28
16 Le Gardien Wassermann 3:39
17 Les Deux Équipes 4:02
18 Si Le Match, Plutôt Que De Dégénérer 4:18
19 Que Chacun Aille Au-Dessus De Ses Forces 3:24
20 Sur Une Passe Très Longue 2:28
21 Avant De Passer Aux Résultats Sportifs 3:16

crédit : discogs .

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Thibaudeau dans Tel Quel

De gauche à droite (début 1960) : Jean-Loup Dabadie, Jean-Edern Hallier, Jean-René Huguenin,
Renaud Matignon, Jacques Coudol, Jean Thibaudeau, Philippe Sollers (photo archives Seuil). Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Jean Thibaudeau publie dans la revue Tel Quel dès le numéro 1. Il est membre du comité de rédaction du n° 2 (Été 1960) jusqu’au n° 47 (Automne 1971). Il quitte Tel Quel suite aux déclarations du « Mouvement de juin 1971 ». Il raconte toute cette période dans « Mes années Tel Quel » (1994).

Articles de Jean Thibaudeau Tel Quel Saison-Année
L’attentat 1 Printemps 1960
Pevsner 2 Eté 1960
Comme un rêve 4 Hiver 1961
L’absent 4 Hiver 1961
Un livre de souvenirs (Nabokov) 5 Printemps 1961
Ce vieillard... 6 Eté 1961
Le maintien de l’ordre (Ollier) 7 Automne 1961
Nuits sans nuit et quelques jours sans jour (Leiris) 7 Automne 1961
Reportage d’un match international de football 8 Hiver 1962
Ionesco contre Ionesco 9 Printemps 1962
Reportage d’un match international de football (fin) 9 Printemps 1962
André Breton à la radio (avec Ph. Sollers) 13 Printemps 1963
Bijoux de Braque 13 Printemps 1963
Queneau parle 13 Printemps 1963
Promenade autour de notre chambre 16 Hiver 1964
Freud 18 Eté 1964
Théatre imaginaire 18 Eté 1964
Idéologie et langage 22 Eté 1965
Claudel 23 Automne 1965
La nuit 24 Hiver 1966
Le roman comme autobiographie 34 Eté 1968
Voilà les morts 38 Eté 1969

« L’attentat », publié dans le n° 1 de Tel Quel est un extrait du premier livre de Thibaudeau, Une cérémonie royale, qui sort en 1960 aux Éditions de Minuit. Le roman fait l’objet d’un soutien total dans le n° 2 de la revue (été 1960) : pas moins de quatre notes dont une de Philippe Sollers.

Une Cérémonie royale, par Jean Thibaudeau. (Éditions de Minuit)

En fait, cette cérémonie royale n’est pour Jean Thibaudeau qu’un prétexte. S’il va, tout au long de son livre, nous décrire minutieusement le déroulement, les péripéties, et même les possibilités inaccomplies du cérémonial, ce que nous retenons de notre lecture est tout autre chose. Voilà les pouvoirs de la description, qu’il faudrait analyser davantage. C’est qu’en fixant d’une certaine manière la réalité, elle aide à dégager, sans l’exprimer, la part proprement ineXprimable de cette réalité. Justement par une entreprise totale, c’est-à-dire :
a) Définir la scène, les décors, les personnages, les mouvements, le spectacle. Ne jamais les perdre tout à fait de vue.
b) Décrire en même temps les coulisses, les impressions, les souvenirs (ou les désirs) proches ou lointains de cette scène, de ce spectacle mais toujours en rapport avec eux.
a rend b possible si l’on traite b comme a (en faisant semblant de les associer et que a + b soit encore égal à a), ce qui amène b à ressortir d’autant plus. Cela est si vrai que, pour nous rendre sensible ce rapport, l’auteur n’hésite pas à entremêler les phrases qui se rapportent au déroulement de la cérémonie et celles qui concrétisent une rencontre amoureuse. Les deux événements coexistent, simultanément. Ils ont un commun dénominateur spatial et temporel. Mais comment ne pas voir que l’un a été réduit à l’autre, et qu’il manifeste un phénomène autrement plus important ?
J’ai dit que nous retenions de cette lecture autre chose. Oui. Ce sont les admirables passages à l’écart. Ils sont en quelque sorte épurés par cette dissociation associative. Instants superflus, de solitude, de luxe intime, qui nous semblent plus réels. Ce qui passe, c’est ce qui se passe. Mais ce qui se passe rend plus sensible ce qui passe et cependant ne doit pas passer : lieux et moments immobiles pendant que le reste du temps et de l’espace (comme pris au piège d’un repère fixe) s’écoulent au loin. Soudain, nous voilà libres.
Il faut insister sur une écriture particulièrement juste, élégante, où le papier devient la véritable dimension du livre, où les phrases représentent exactement ce qu’elles expriment. Rythme, assonances, mise en scène du langage (musicale aussi bien), usage précis du blanc : une continuité magistrale.
(Philippe Sollers).

Jean Thibaudeau entre officiellement au comité de rédaction de Tel Quel le 22 juin 1960.

*

Jean Thibaudeau publie deux romans dans la collection Tel Quel, au Seuil : Ouverture (1966) et Imaginez la nuit (1968), puis Roman noir ou Voilà les morts à notre tour d’en sortir (Seuil, 1974). Les trois romans seront réédités sous le titre Ouverture [romans], en 2011 (Grenoble, De l’incidence éditeur).

Début du premier roman, Ouverture :

Plus tard, je suis surpris, j’ouvre le yeux tout de suite, vraiment, et je ne sais pourquoi, ce qui m’a réveillé, ici, je regarde, et brusquement heureux, où je suis, ému, mon cœur bat, et je suis assuré de vivre, au fond, contre toute raison, maintenant, un jour à venir encore, d’entre tous celui-ci, total élu, jour libre et n’importe lequel, et je ferai n’importe quoi. J’imagine. Or la lumière grandit, éblouira. La chaleur déjà là, prometteuse, au-dehors de moi. J’y promène la main. Je regarde. Le décor est quelconque, une chambre. L’été, les meubles dans l’ombre. L’extrémité du lit, le bois, la couverture pâle le dos de la chaise le parquet reflétés dans la glace de l’armoire. Papiers peints, histoires.

Début du deuxième roman, Imaginez la nuit :

Imaginez par conséquent la nuit, imaginez la nuit, imaginez voyez ce que ce doit être, profondeur et fraîcheur, dans cet angle, imaginez et voyez ce que c’est, les yeux ouverts, les deux yeux toujours depuis toujours ouverts, dans ces ténèbres d’abord impénétrables, voyez ce que vous imaginez, regardez, ce qui est, maintenant, malgré que par exemple l’ombre couvre toute la place, mais elle s’éclaircit enfin et s’élève et la nuit se colore là-haut de violet et de bleu vif et de blanc en somme inexplicables et vous remarquez ces franges vaporeuses plus pâles qui passent sur les murs, autour, et alors cette fois, quelle réalité, aussitôt, imaginez bien sûr

Le troisième roman, Roman noir ou Voilà les morts à notre tour d’en sortir, dont des extraits, publiés dans la revue Tel Quel (n° 38, 1969) sont la dernière contribution de Thibaudeau à la revue, commence ainsi :

L’histoire commence. Ce peut être la nuit. Roman noir. Pour nous quand nous y sommes. Nous y sommes toujours, attendons. Une de ces nuits où la colère. Le monde n’a pas changé, autour. Où nous nous retrouvons, venons. Il remue, frappe. Cherchons. Nous sommes pris séparés ensemble. La pluie ne tombe plus. L’orage se rassemble. Une pause. Alors, ensuite. Dans ce calme. La barque, que nous avons aperçue, vue, nous l’avons, aucun détail ni même le nom par exemple, ne manquait. Et tout près. Du bois. Nous aimons. Et presque à la toucher. L’eau. Elle était là soudain, sûrement, elle était
Je ne suis pas encore. Et tu parles. Je t’écris
Et le bateau avance : autre temps
Et les autres déjà — autre temps — ils couraient
au-devant et ils étaient et ils étaient là-bas

Cf. Jean Thibaudeau, premières pages - R-Diffusion - pdf

***


Dans le n° 34 de Tel Quel (Été 1968), Jean Thibaudeau publie une sorte de manifeste qui est comme le reflet théorique de sa pratique romanesque. Le texte sera repris en octobre 1968 dans le volume Théorie d’ensemble préfacé par Sollers (Seuil, coll. Tel Quel).

LE ROMAN COMME AUTOBIOGRAPHIE

Qu’y a-t-il dans un nom ? C’est ce que nous nous demandons quand nous sommes enfants en écrivant ce nom qu’on nous dit être le nôtre.

James Joyce, Ulysse.

Non — je crois avoir dit que j’écrirais deux volumes par an pourvu que la méchante toux qui me tourmentait alors et que j’ai toujours crainte, depuis, plus que le diable, voulût bien me le permettre. Dans un autre passage même (mais lequel ? je ne puis m’en souvenir), comparant mon livre à une machine et après avoir disposé ma règle et ma plume en croix sur ma table pour donner plus de force à mon image, j’ai juré de la faire fonctionner quarante ans à cette allure si la source de toute vie et de toute grâce voulait bien m’octroyer ce laps de santé et de belle humeur.

Lawrence Sterne, Tristram Shandy, VII, 1.

(j’écris ceci sur mon lit de mort).

Isidore Ducasse, Les Chants de Maldoror par le comte de Lautréamont.

1. Soit un "roman" que rien ne prépare, sinon précisément l’esquive de toute espèce de prévision. Ou encore, le projet de remplir, à l’aide de ce qu’il est convenu d’appeler "l’imagination", un volume que rien, à aucun niveau, ne définirait a priori, que cette entière disponibilité de principe.
Le "roman" en ce cas ne sera pas entendu comme une forme, proposée par l’institution littéraire — c’est-à-dire par l’idéologie de la classe dominante appliquée à la production littéraire —, et dont les produits sont sanctionnés, évalués par elle, sur un marché dont elle dispose à son gré ; forme qu’il y aurait à utiliser par adhésion, contestation, dérision, réformisme, révolutionnarisme, etc., et avec l’intention de bien figurer sur le marché en question ; mais comme le texte (faisant pour le moins un livre, — ce qui le distingue du texte poétique, qui peut se limiter à une page), où se jouerait autant que possible le procès de ce nom propre à un individu, de cette signature par quoi, aujourd’hui — et institutionnellement —, serait en dernière instance justifié le texte littéraire [1].
Le romancier, ici, ne se donne pas le droit de raconter, bien ou mal, ni même par l’absurde ou encore par défaut des histoires vraies ou fausses, éclatantes ou secrètes, familières ou sublimes, pleine ou vidées de sens, etc.
Il ne se reconnaît, quant à lui-même, propriétaire de rien ni de personne ; titulaire d’aucun droit, d’aucun savoir, d’aucun mandat.
Il serait plutôt l’expérimentateur occasionnel, à tous égards inattendu, du non-savoir dans une langue. Sa place est toute clandestine, entièrement du côté "sauvage" de la pratique textuelle.
Et, de ce côté, par l’intuition d’une "épaisseur" du langage, il voudra accéder, comme à une liberté, au pouvoir vraiment instinctif d’une invention terme à terme [2].

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2. Ce roman — qui n’a pas de titre — aura donc débuté au hasard par des mots, des phrases, des morceaux de texte apparemment quelconques. Il aura débuté du moment où le désir d’écrire aura renoncé, consciemment ou non, à tout objet fini ("textes brefs", "nouvelles", "récits", mais aussi bien "romans" bouclés dans leurs fictions particulières), pour commencer ce texte indéfinissable, exclusif, sans retour.
Texte qui continue par répétitions, corrections, parenthèses, digressions, fragmentations en tous genres, y compris et même principalement les moins "intelligents".
Et donc, le romancier a bientôt à faire avec un ensemble de fragments ingouvernables, chacun tendant au rôle directeur, fragments sur ou entre lesquels il lui est cependant possible de continuer à écrire, de la même façon qui n’est pas économique et qui paraît anarchique.

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3. Le texte doit être reconnu le produit d’un désir individuel (l’écriture étant le désir-même) ; il est écrit d’après un " sentiment d’authenticité" qui probablement rend compte d’une "scène primitive" sur quoi s’agiterait d’autre part son auteur.
Pourtant, le romancier n’a pas à restaurer ou instaurer cette "scène" (dont le texte ne serait alors que la représentation), et si peut-être il s’en donne les moyens, ceux-ci sont employés à tout autre chose.
Ils assureraient la présence occulte (et dangereuse ?) de la "scène" sa proximité ou son éloignement et son orientation de telle sorte que la fantasmagorie — romanesque — qui de toute façon la recouvrirait en soit intrinsèquement magnétisée.
Parce qu’il s’agit non pas de structurer un "moi", dans ses relations à "l’autre", mais d’inventer un "je" non-assujetti, simplement producteur du texte.
Et ce "je", textuel, non-subjectif, supprime tout personnage, à commencer par celui qui conditionne tous personnages ; c’est-à-dire, celui que névrotiquement le romancier, en-dehors de son activité productrice — là où il doit se déclarer "l’auteur" de cette production — constitue, selon une biographie imposable (avec ses "droits d’auteur", etc.).

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4. Cependant que désormais le romancier ("romancier", terme équivoque, qui désigne concurremment le "moi de l’auteur" et le "je textuel"), sait bien, de plusieurs façons, que le refus de définir a priori son projet a en vérité prévu pour limites au roman en cours ses seules limitations à lui — aux niveaux de la biographie, de la langue, de la culture, de l’idéologie, etc. —, telles que le texte les déterminera.
Et il improvise selon la satisfaction que lui procure tel détail ou ensemble du texte, tel passage d’un endroit à un autre. Son travail revient à multiplier et arranger entre eux, sur fond, d’instabilité, les motifs de satisfaction. Il contrôle son travail par son goût. Rien ne se fait qu’ici-bas dans le texte, — finalement.
Le "je textuel" récuse quoi que ce soit qui se présente au "moi de l’auteur" comme principe éventuel de totalisation du texte ; n’importe quoi qui corrigerait en somme automatiquement sa fragmentation incessante ; tout ce qui arrêterait celle-ci au profit de quelque organisation d’allure soit naturelle soit arbitraire. Il récuse toute grille, c’est-à-dire tout référent fixe, tout ce qui, de haut, imposerait un sens à ce travail, et donc toute intrusion, massive ou subreptice, d’un "signifié transcendental" : ce qui paraît un règlement possible du texte, est ou bien écarté, ou bien utilisé comme péripétie locale.

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5. Le romancier est ainsi capable de convertir ce qui paraît significatif en accidentel dans la mesure où il est engagé, en tout et pour tout, à l’invention terme à terme du texte.
C’est dire que le refus de tout principe de totalisation du texte détermine une rigueur extrême du travail textuel.
Signifiant et signifié, syntagme et paradigme, métonymie et métaphore, ou encore qualités graphiques et phonétiques, dialectales et culturelles, biographiques et étymologiques, etc. : rien de la langue n’est indifférent ; rien n’est à l’avance privilégié ; et ce travail est romanesque en ce sens que tout ce qui composera le livre — texte et support du texte — entre en ligne de compte, est constitutif de la fiction, acteur de la narration.
Précisément, toutes les qualités des éléments textuels, plus ou moins actualisées, plus ou moins surdéterminantes surdéterminées, selon des choix aussi volontaires que possible, engagent à une vraisemblance, tout aussi contraignante que celle par exemple du récit naturaliste, quoique inverse, puisqu’elle signale continuellement la matérialité du texte, cherchant à fonder à tout instant sa crédibilité (sa lecture aussi bien, pour ce qu’elle est), au lieu de vouloir donner l’illusion qu’un narrateur, un acteur, un lecteur, se trouveraient communicants dans un même espace continu, par un escamotage de la matière textuelle.

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6. A mesure que le texte s’éloigne du statut de brouillon, manuscrit, indéfini, pour se ranger à celui de publication, imprimée, finie, ses "fragments" deviennent des "séquences".
Fragments : où la recherche d’une formulation définitive, en chacun, tend à mettre à sa suite, à emporter dans son mouvement et à sa guise l’ensemble des fragments. Lesquels sont comme les vestiges d’un livre cependant futur, livre qui serait un ailleurs mythologiquement tangible, espace écrit-sonore, indéfiniment riche et infiniment désirable, livre-futur-déjà-écrit à quoi se réfère sans doute le projet romanesque.
Séquences : où la recherche d’une formulation définitive tend à mettre chacune à une place relative, ici, dans le cours de ce roman en voie d’achèvement.
Le fragment veut être le début de toute parole et son éternité.
La séquence devrait être (si elle est réussie) l’efficace du début, à sa manière, en tel point ou moment d’un texte, écrit, qui sans cesse recommence.

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7. Chaque séquence a sa vraisemblance propre, c’est-à-dire ses allergies et sa capacité d’accueil particulières, et elle tend à une saturation (non parfaite) où s’affirmerait autant que possible son originalité, après quoi elle cède la place à la suivante.
Le roman ne sera par conséquent pas un texte homogène, où chaque séquence serait la "reproduction locale, en petit", de l’articulation générale ; il ne contiendra pas une "multiplicité de centres", selon une structure qui serait "intersubjective" [3].

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8. Le "roman textuel" fonctionne comme une langue ("... il n’y a dans une langue que des différences (...) la langue met en œuvre un ensemble de procédés discriminatoires (...) Un état de langue est avant tout le résultat d’un certain équilibre qui n’aboutit cependant jamais à une symétrie complète (...) De la base au sommet, depuis les sons jusqu’aux formes d’expression les plus complexes, la langue est un arrangement systématique de parties (...) la langue se caractérise moins par ce qu’elle exprime que par ce qu’elle distingue à tous les niveaux ", etc. [4]).
Mais il n’est jamais parlé que dans la mesure exacte où il est écrit. Sa vie (de même que celle de Schéhérazade) n’est à aucun moment assurée. Elle fait incessamment question. A tout instant elle apparaît, dans l’instant qu’elle disparaît, disparition du fait de l’apparition, apparition du fait de la disparition : texte immédiatement palimpseste et toujours.

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9. Le texte conserve la parole et simultanément la consume.
Cet effet de conversation / consumation simultanées porte sans doute sur toutes les valeurs "vives" (dont "la parole" ne serait que le terme générique) investie dans le texte par son auteur.
Le "jeu textuel" ainsi n’est pas réductible à un "formalisme" au sens commun, péjoratif, de ce mot (sinon par exception, c’est-à-dire dans la mesure où l’auteur du texte, dépendant plus ou moins d’un statut de "mauvaise conscience", cache et se cache certaines conditions de la production du texte).
Le romancier y joue en tout cas sa vie — sa langue, sa culture, son idéologie, etc. —, et le "jeu" sans doute fonctionnera d’autant mieux, sera d’autant plus et mieux — "formalisé", que les mises seront de la part de l’auteur, plus franches.
Certes, les "valeurs" (réactionnaires par définition, ou si l’on préfère fondamentalement avares de leur dépense) sont absolument à refouler en tant que structurantes. Mais du moment que le "je textuel" s’emploie tout entier à concevoir activement ce "jeu textuel", dont il n’est jamais que la conscience en effet, c’est-à-dire du moment que l’économie textuelle ne produit (reproduit) pas un modèle de structure (cette production ou reproduction étant un idéalisme), il est en somme nécessaire que ces valeurs, qui en tout état de cause sont cotées dans la société où s’écrit et se publiera le texte, soient conservées / consumées, dans le texte.
Cela est sans doute préférable à un procédé de refoulement pur et simple, qu’évidemment le texte ne saurait maîtriser par lui-même, dès lors laissant ce soin à d’autres textes.

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10. Ce qui est à déceler, puis à signaler, ce serait, plutôt que l’organisation syntagmatique du texte, ses références au réel, immédiatement biographiques (mémoire ou actualité) et culturelles (inventions, imitations, plagiats), qu’elles soient ménagées ou soudaines.
Signalisations qui sont en même temps enfouissements : mises au secret ostentatoires.
Ostentation qui porte encore sur l’utilisation qui est faite de la bibliothèque comme réserve linguistique : c’est-à-dire que toute expression devrait être à la fois redondance d’une sorte de lieu commun, et à la limite des conventions lexicales, grammaticales, littéraires. De telle sorte que les mots ou groupes de mots (selon peut-être une probabilité d’emploi qu’une étude statistique du texte établirait) se trouvent soit au centre de la fiction (laquelle coïncide avec le texte), soit sur sa périphérie. Mais il faut aussi que la syntaxe ne se fige pas en des types d’énoncés qui définiraient des énonciations, mais que tout au contraire elle permette une énonciation de l’énoncé (le texte) par lui-même.
Il ne doit pas y avoir dans le texte de mots ni de phrases comme on les trouve dans le dictionnaire et la grammaire : le texte sera une articulation sur la langue continuellement risquée. Articulation écrite : les blancs du texte ne sont pas des "silences", mais l’autre pôle, également signifiant, d’un texte noir et blanc.

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11. Tout ce travail annexe toute l’activité textuelle de son auteur (à l’exception éventuelle de textes très définis qui pratiqueraient — provisoirement — le texte littéraire sans en instruire véritablement le procès, c’est-à-dire des textes où soit la pratique soit la théorie littéraire aurait une précellence indiscutée).
Cette annexion, cette graphie incessante, sous peine de demeurer itinéraire d’exil, à l’extérieur et en vue d’un "roman futur", doit tout de même, par delà toutes les coupures qui la scandent, en arriver à cette coupure, qui lui est contradictoire, par laquelle se fera la publication d’un livre.
Le livre — le volume romanesque, le roman — ainsi obtenu, du moment qu’il ne se prétend pas une somme, ne sera à son tour qu’une plus grande séquence, dans une suite non limitée a priori de livres ; séquence pourvue de sa vraisemblance propre, allergies et capacités d’accueil, affirmative de son originalité, signalant ses limites, etc.
Roman "achevé" par une décision de son auteur, décision relevant peut-être d’un fantasme spécifique au romancier (de même qu’il y aurait un fantasme de l’analyste au principe de la clôture d’une cure) — roman où en tout cas certains interdits particuliers à l’auteur seraient marqués et disposés (non comme on laisse des "clefs", mais comme on les utilise quand on s’en va) ; roman enfin promis à la publication, et ainsi doublement pré-censuré, relativement à quelques personnes "proches" de l’auteur (problème de tact), et à l’institution littéraire.
Roman en fait inachevé : "... est-ce un hasard si le livre est d’abord un volume ? Et si le sens du sens (au sens général de sens et non de signalisation), c’est l’implication infinie ? Le renvoi indéfini de signifiant à signifiant ? Si la force est une certaine équivocité pure et infinie ne laissant aucun répit, aucun repos au sens signifié, l’engageant, en sa propre économie, à faire signe encore et à différer [5] ?"

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12. Cette graphie incessante, cette "autobiographie" sans doute n’en aura jamais tout à fait fini, n’en finira pas avec les raisons très personnelles par lesquelles tel individu, refusant d’abord une pratique sociale clairement définie, qui désormais "écrit", a été amené à vouloir produire, à produire un texte que seule justifierait sa signature.
Une réserve d’images "primitives" serait-elle épuisée (mais plus probablement il n’y aura eu en fait que brouillage et redistribution des cartes, dans un contexte littéraire nouveau), que n’en demeurerait pas moins, ou s’affirmerait d’autant mieux, par un exercice mieux décidé de la syntaxe, l’équivalent peut-être des "phrases entendues" (parentales, maternelles) de la petite enfance, où Freud situe l’origine du fantasme.
Et de toute façon, écrire met à contribution l’inévitable mémoire écrirait-on à partir de ce qui est là où l’on est écrivant, et même si l’on ne fait que recopier quelques mots d’un livre à peu près quelconque, ouvert à cet effet, puis d’un autre.
Cependant que "le travail apparemment inutile ou le jeu qu’il ("celui qui écrit") poursuit sont en rapport avec le futur dont nous savons qu’il est le lieu de tout travail symbolique [6] ".
Passé, futur hypothétiques ici solidairement conviés, à ce présent qui pourtant n’a pas lieu — "vers la pointe la plus fine — singulière, instantanée, et pourtant absolument universelle, — vers le simple acte d’écrire [7]".
(La "mémoire" étant tout, ce qui diffère de cet acte.)
Peut-être le travail romanesque n’est-il que la recherche obstinément de cette "simplicité" : le progrès — de page en page, et de livre en livre — ne consistant pas à amasser du langage, ni même à l’effacer (ce recueil et cet effacement vont de soi), mais à approcher sans cesse la réalité interdite de la production textuelle.

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13. Aux précédentes époques du texte littéraire, "la forme extérieure du roman est essentiellement biographique", mais cette forme ne paraît aucunement nécessaire à "l’illimité discontinu de la matière romanesque". Elle lui serait plutôt opposée, pour des motifs strictement idéologiques, cherchant en effet à instituer un "monde contingent" et un "individu problématique", et leur "conditionnement" réciproque [8]. C’est-à-dire masquant la réalité du monde y compris le langage.
Le roman de forme biographique s’interrompt, plus ou moins manifestement, soit par une catastrophe, soit par une mise au paradis, également fictives. Il débouche sur une éternité, où se trouverait son lecteur.
Le roman de forme "autobiographique", incapable de tuer ou d’immortaliser qui que ce soit ("personnages" et "lecteurs"), ne prévoit pas non plus comme son terme significatif la mort de son auteur, pourtant comprise dans son économie.
Mais ici s’ouvrirait une nouvelle série de questions, sur la mort, la littérature et la révolution.

Jean Thibaudeau, décembre I967.

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Mai 1968 en France

Photo Les Lettres françaises, 8 juin 1972 (archives A.G.) Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

En octobre 1968 le numéro 34 de Tel Quel s’ouvre sur une déclaration en forme de Manifeste, « La Révolution ici maintenant ». Jean Thibaudeau en est signataire [9]

Printemps rouge

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Edition originale, mai 1970

En Mai 1970 la collection Tel Quel publie un livre de Jean Thibaudeau « Mai 1968 en France », projet de "mise en ondes" radiophonique. Sollers écrit une longue préface, intitulée « Printemps rouge ».

Le début de la préface :

« J’ai passé une semaine à Paris où, soit dit en passant, la croissance du mouvement saute directement aux yeux. »

MARX A ENGELS, 1869.

« Etre réaliste, écrit Brecht, signifie : dévoiler le complexe de causalité sociale / montrer que les opinions dominantes sont les opinions des dominateurs / écrire en adoptant le point de vue de la classe qui tient en réserve les solutions les plus larges pour les difficultés les plus urgentes que connaît la société / être concret, tout en permettant de tirer des conclusions abstraites [10] ».

Mai 1968 en France est un texte réaliste. Il est symptomatique que ce scénario soit, d’autre part, le projet d’une « mise en ondes », et cela pour deux raisons : la première parce que sa réalisation est évidemment impossible dans la France de 1970 qui ne saurait se permettre, même dans un compromis « démocratique », d’assurer sa diffusion. Un gouvernement du camp Ouest est contraint de refouler ce rappel spectroscopique : ce texte est donc, par définition, interdit. La deuxième raison est qu’en retrait de sa forme réelle — celle d’une large émission de radio ou de télévision —, il porte cependant en lui-même une force d’écriture directe : cette énergie massive, corpusculaire, que l’histoire, dans un sursaut imprévisible, a soudain lancée dans son mouvement signifiant neuf en Mai 1968. Des voix pour des ondes sont donc ici transmises et différées par du papier et des caractères : mais sous ces voix provisoirement étouffées par le pouvoir dominant transparaîtront mieux, sans doute, les « conclusions abstraites » que conseillait Brecht.

D’abord, une leçon matériellement idéologique : nous avons affaire ici à une « dia1ectique à la cantonade [11] », c’est-à-dire à une mise en rapports qui, simultanément, produit et reflète les contradictions politiques, leurs émissions, leurs effets, leurs temporalités propres, en lutte, sans résolution. C’est le principe moteur du théâtre brechtien « où l’acteur de l’ancienne scène (qui) se retrouvait parfois en tant que « comédien » dans le voisinage du prêtre, se tient... au côté du philosophe [12]. » C’est la dynamique logique d’Eisenstein qui fait « percevoir au cinéma les trois dimensions », montage où « le bond qui caractérise la structure de chaque chaînon de la composition, ainsi que la composition dans son ensemble, traduit dans l’ordonnance de la composition l’élément-clé du thème : l’explosion révolutionnaire. Et c’est là un des bonds par lesquels se réalise la chaine continue du progrès social constant [13]. ». L’essentiel, ici, est à la fois ce que Walter Benjamin appelle le « gestus que l’on peut citer » (<< l’acteur doit pouvoir espacer ses gestes comme un typographe espace les mots ») — nous dirons dans le cas d’un texte : le segment-trace, la coulée en langue d’un ensemble scénique dialectisé —, et d’autre part l’effet de produit (au sens mathématique du mot) que donne la juxtaposition des cellules du montage dont le résultat « diffère toujours qualitativement (calculé, si l’on veut, en exposants) de chacune des composantes mises à part [14]. » Thibaudeau était déjà un spécialiste formel de cette dialectique. Non seulement dans ses « romans » (au niveau de la séquence de mots), mais aussi dans ses travaux radiophoniques. Or tout se passe comme si cette technicité expérimentale et analytique avait trouvé, en Mai, sa cause historique : un ébranlement qui a subverti, d’emblée, dans une société capitaliste développée, les super-structures (et leur réseau nerveux de reproduction : l’université), « domaine héréditaire de la bourgeoisie ». Cause durable et ineffaçable, détermination qui fait parler le champ interprétatif dont on peut dire qu’il s’est dépensé pendant et après Mai pour éviter simplement ses limites : la position scientifique du marxisme-léninisme. Pour un producteur de fiction, cependant, rien n’est moins décidable a priori, même et surtout s’il est révolutionnaire, que la fonction de réfraction active liée à la portée traçante, au « théâtre » de l’histoire en cours : cette histoire est concrète, limitée, locale mais elle est aussi infinie. C’est cette infinité irréductible qui opère le particulier dans son relief marqué, c’est elle dont il faut parvenir à faire lire l’extension soudain ramassée, les secousses, la sismographie groupée. « Le particulier existe seulement eh fonction du général. Le général n’existe que dans et par le particulier » (Lénine). Le paradoxe apparent est alors qu’un seul point de vue est correct pour que toutes les « vues » soient comprises, mais que le point de vue n’est correct que si toutes les vues ont été jouées. Le montage précède et excède la représentation. Le texte n’est pas simplement l’idéologie : il est son intégration qui, pourtant, le fonde. [...] (Paris, février 1970. Autres extraits de la préface de Sollers).

Comme l’écrit Marc Jacquin dans son hommage à Jean Thibaudeau (cf. billet du 18 décembre 2013) :

« Phonurgia Nova eut le plaisir d’éditer en 1998 son magnifique Reportage international d’un match de football dans la version originale mise en ondes par Alain Trutat en 1961. C’était son premier texte écrit pour la radio. Il avait alors tout juste 25 ans.
[...] Dans la foulée, nous avons publié un autre texte radiophonique de Thibaudeau, resté par contre radiophoniquement vierge (il l’est toujours, France Culture ne l’a jamais porté sur les ondes) : son fameux Mai 1968 en France, préfacé par Philippe Sollers [15]. C’est un oratorio, sans personnage, écrit pour voix d’hommes et voix de femmes, mêlant choses, vues, saisies au vol, entendues, lues, notées au fil de la marche, à même le bitume, dans les nuages des lacrymos, à fleur d’émotion et à l’orée de la pensée, le coeur battant, dans l’exaltante déflagration de ces singulières journées de mai qui ont accouché d’une autre époque.
Il est incroyable que ce texte magistral disponible depuis 1968 et édité depuis 1998, n’ait jamais été mis en ondes. Quelle radio s’y risquera ? Nous encourageons les maisons de radio à découvrir ou redécouvrir Thibaudeau : à la fois romancier, essayiste et auteur dramatique, proche du groupe "Tel Quel", traducteur — notamment de Italo Calvino pour l’édition de la Pléiade — car il laisse une oeuvre radio exceptionnellement novatrice et abondante, elle-même déjà traduite (et parfois adaptée) en plusieurs langues (ce qui est un destin assez rare pour des textes radiophoniques). Les radios allemandes en ont été les premières à le mettre en avant à l’étranger, la radio de Stuttgart et la SWR de Baden-Baden, en particulier. Pour la partie francophone, les archives de l’INA en conservent (du moins l’espère-t-on !) les précieux enregistrements qui (espérons-le encore) ré-apparaîtront bientôt sur France Culture ou sous une forme éditée, plus durable. »

A suivre...

Voir aussi : Poker tournant (rediffusé le 4 janvier 2014 en hommage à Jean Thibaudeau).

*


La rupture avec Tel Quel

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Publié en 1994.

La préface élogieuse de Sollers à Mai 68 en France ne peut masquer les dissensions qui ont vu le jour au sein de Tel Quel à propos de l’attitude (à l’égard) du Parti communiste français pendant et après le mouvement de Mai. A la majorité de Tel Quel, réunie autour de Sollers, Pleynet et Kristeva, rejoints par Marc Devade, s’oppose une minorité qui comprend Jean Ricardou et Thibaudeau. La rupture est fatale (« un se divise en deux » selon la logique de l’époque). Elle aura lieu en 1971 suite à la publication des positions du « Mouvement de juin 1971 ». Jean Thibaudeau relatera tous ces épisodes dans Mes années Tel Quel en 1994. Philippe Forest, dans son « Histoire de Tel Quel », résume ainsi la situation :

DÉMISSION DE THIBAUDEAU

L’échange reste mesuré, presque courtois, sans violence excessive. Soucieux d’autres combats, attentif à d’autres enjeux, sans trop d’états d’âme, Ricardou se résout à l’inévitable et consent à la rupture. C’est avec plus d’amertume que Thibaudeau finira par partir. Dès réception des « Positions du Mouvement de juin 71 », il exprime de très prévisibles réserves. Thibaudeau ne souhaite guère renoncer à Tel Quel mais il ne veut pas davantage rompre avec un Parti communiste qu’il vient juste de rejoindre. Dans une lettre du 7 octobre, Thibaudeau écrit à Pleynet :

J’ai bien reçu « pour information » (le progrès de vos « sentiments démocratiques » est sur ce point incontestable) la « Déclaration sur l’hégémonie idéologique bourgeoisie/révisionnisme » et les « Positions du Mouvement de juin 71 » ainsi que la « Chronologie ». Je ne suis pas d’accord avec les textes. Et la « Chronologie » est fausse dans la mesure où elle dissimule que depuis que vous êtes au secrétariat les mêmes dirigent Tel Quel sans partage. J’attire votre attention sur le fait que, puisque nous travaillons en Occident, la « lutte » contre votre « opposition intérieure » est aussi une « chasse aux sorcières » — « de gauche ». Je n’ai évidemment pas l’intention de continuer votre métaphore en me prenant j’imagine pour un avatar du « Khrouchtchev chinois ». Par conséquent je ne pourrai rester au comité qu’à des conditions précises. Il faudrait au moins que : a) le « fonctionnement administratif » de la revue soit confié provisoirement à une ou plusieurs personnes, membres du comité ou non, en tout cas étrangères au « Mouvement de juin 71 » et sans parti ; b) chaque membre du comité puisse s’exprimer librement dans la revue, y compris par l’appel à des collaborations extérieures ; c) tout texte publié dans la revue le soit avec l’accord préalable de tous les membres du comité. Si une réunion du comité pouvait aboutir à ces mesures, elle ne serait pas inutile. Après quoi nous pourrions envisager un débat au fond, auquel devraient être invités certains collaborateurs de Tel Quel notamment les communistes [16].

Les propositions de Thibaudeau sont, bien entendu, irrecevables : au sein du comité, les sympathisants du « Mouvement de juin 71 » disposent de la majorité ; on voit mal en vertu de quel principe démocratique, ils se dessaisiraient du contrôle de la revue pour s’en remettre à des arbitres extérieurs d’une bien hypothétique impartialité. Thibaudeau sait d’ailleurs bien que sa « sortie » n’est qu’un « baroud d’honneur ». Son post-scriptum exprime son peu d’illusions : « Pouvez-vous me dire quand paraîtra le prochain Tel Quel (j’aimerais en effet que ma démission, malheureusement probable, ne vous parvienne pas trop tard pour y être signifiée) ? »
C’est encore en vain que Thibaudeau cherche quelques soutiens du côté de ses « camarades » du PC : Houdebine, Hentic ou Scarpetta. Ces derniers sont eux-mêmes sur le point d’abandonner le Parti pour rejoindre les rangs du « Mouvement de juin 71 » [17].
Le 20 décembre 1971, Thibaudeau fait parvenir à Pleynet sa lettre de démission dont il demande sans succès qu’elle soit publiée dans Tel Quel. Il écrit :

Philippe Sollers après m’avoir attaqué personnellement en public (alors que je me trouvais à quelques milliers de kilomètres) s’étant cru autorisé à « refuser) par avance de publier dans le prochain numéro de la revue mon analyse de la farce intitulée « Mouvement de juin 71 » sans qu’aucun des membres du comité présents le rappelle à l’ordre, et bien que la chose se soit passée dans un local catholique, je quitte le comité pourri de la revue Tel Quel [18].

Datzibao du « Mouvement de juin 1971 » (M. Pleynet).
Photogramme de Vita Nova, 2008.

Le 22 décembre, Thibaudeau adresse à la presse le communiqué suivant qui sera publié par Les Lettres françaises et La Quinzaine littéraire :

« Le "Mouvement de juin 71" s’est donc déclaré en juin, lorsque les quatre murs du bureau de Tel Quel se sont couverts, à l’imitation des tatzupaos de la GRCP, de feuilles de papier 21/29,7. Outre que je ne pouvais souscrire à l’illusion, qu’aucune analyse économique, idéologique ni politique ne soutient, qui conduit une avant-garde littéraire à se prendre pour un mouvement politique révolutionnaire, certains énoncés du "Mouvement de juin 71" déforment de manière tantôt comique tantôt grave le passé de Tel Quel : par exemple la crise du comité en 1962 n’est en rien politique, "gauche contre droite" (le secrétaire d’alors, aujourd’hui directeur de L’Idiot signait les manifestes anti-OAS tout autant que Sollers ou moi-même). Ou encore, question : qui en août 1968 au comité approuvait l’intervention militaire en Tchécoslovaquie ? Mais — loin de susciter la lutte "entre deux lignes" — le "Mouvement de juin 71" empêche toute opposition de s’exprimer dans la revue. Par conséquent, je quitte le comité de rédaction de Tel Quel [19]. »

Cette décision, sur le plan éditorial, met Thibaudeau quelque peu en difficulté. Celui-ci travaille au troisième volume de son Ouverture. Soumise à Sollers en 1970, une première version du manuscrit avait été refusée. Il n’est plus question désormais que le livre paraisse dans la collection « Tel Quel ». Lorsqu’en 1973 le texte de Voilà les morts ! est à nouveau déposé au Seuil, il suscite dans la maison de très fortes réserves. Ne pouvant plus passer par ce canal protégé que constitue, pour les œuvres d’avant-garde, la filière Tel Quel, la prose de Thibaudeau se trouve exposée à toutes les critiques. Non sans difficultés — et non sans dissimuler leurs propres réticences —, François Wahl et Denis Roche obtiennent que le livre soit publié.

Quittant Tel Quel Thibaudeau, pourtant, ne se retrouve pas seul — comme le sera par exemple Jean-Louis Baudry. Il jouit du très solide soutien de certaines des composantes de l’appareil culturel du PC. Mieux, il occupe désormais la place laissée vacante par ses camarades passés au maoïsme. Il collabore notamment à France-Nouvelle, à La Nouvelle Critique et à L’Humanité. La revue Digraphe, en juin 1978, consacre un numéro spécial à son oeuvre. Il intervient encore dans des revues éditées par de jeunes communistes : LSI [20], Pratiques, Dialectiques. Pendant toute la décennie soixante-dix — au terme de laquelle il quittera le Parti —, dans les cercles littéraires communistes, il fait figure de champion de l’avant-garde romanesque.
Entre Thibaudeau et Tel Quel les ponts sont définitivement rompus. Chacun suit dès lors son chemin. Non sans que se manifestent, de loin en loin, les signes d’une réelle agressivité. Pleynet ou Sollers dénoncent le ralliement de Thibaudeau au PCF. Thibaudeau, pour sa part, qualifie de « réactionnaire » le colloque de Cerisy [21] et il ira même jusqu’à accuser Sollers d’avoir signé avec Lois un ouvrage antisémite. Livrant très récemment le récit de ses « années Tel Quel », Jean Thibaudeau n’a pas manqué de vider encore ses anciennes querelles en un ouvrage où le ressentiment l’emporte sur la nostalgie.

Philippe Forest ajoute en guise d’épitaphe :

... Thibaudeau, son refus du maoïsme suscite les commentaires suivants :

«  La réaction de Thibaudeau s’explique de plusieurs façons ; d’une part à cause de sa longue inscription personnelle à Tel Quel, d’autre part à cause de son inscription récente et conformiste (après 68 !) au parti révisionniste français. C’est Thibaudeau, nous disant ouvertement, par exemple, qu’il avait adhéré au parti révisionniste, "parce qu’il n’était pas révolutionnaire", Thibaudeau que nous avons eu l’extraordinaire patience d’entendre traiter Mao Tsé-toung de "penseur petit-bourgeois" (sic) [...] Or Thibaudeau n’est pas communiste, il est un membre hyper-révisionniste d’un parti révisionniste. Comme écrivain, on peur dire que cet hyper-révisionnisme compte donc sur une institution révisionniste pour vendre sa camelote d’écrivain révisionniste [22] »

Philippe Forest, Histoire de Tel Quel, Seuil, 1995, p. 394-396 et p. 398.

Même si les enjeux littéraires et politiques sont majeurs, comme le dit Sollers quelque part, il y a quand même dans tout cela beaucoup d’énervement [23]...

*


Annexe

Jean Thibaudeau et Francis Ponge

Jean Thibaudeau et Francis Ponge, au festival d’Avignon, en juillet 1985.
(Photo Hugues de Wurstemberger, Agence Vu) Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Comme Philippe Sollers et Marcelin Pleynet, Jean Thibaudeau fut très lié à Francis Ponge. En 1967, il publie un essai chez Gallimard dans la collection La bibliothèque idéale. Mais si les deux premiers se brouillent avec Ponge en 1973 [24], Thibaudeau, lui, reste proche jusqu’à la mort du poète. Les Lettres à Jean Thibaudeau de Francis Ponge, publiées en 1999 aux éditions Le temps qu’il fait, livrent de précieux témoignages de cette amitié.

Dans Libération du 23 décembre 1999, Eric Loret interviewait Thibaudeau :

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"Je crois qu’il faut parler, de temps à autre, se manifester à ses meilleurs amis et, à défaut de leur parler (de parler avec eux, ou plutôt de parler devant eux, en leur présence, en s’arrêtant parfois de parler, pour les écouter ou les entendre), leur écrire ; et quoi donc leur écrire, sinon qu’on se plaint de ne pouvoir parler avec eux, qu’on manque de leur présence, qu’ils nous manquent..."

Ponge prit un jour le thé avec Mme Nixon. Comment ? Pourquoi ? Il oublie volontiers de le préciser dans sa lettre à Jean Thibaudeau du 17 avril 1970. Éperonnés jour et nuit par la curiosité, il nous fallait donc interroger l’écrivain destinataire et éditeur de ces quarante-six lettres qui s’échelonnent de 1961 à la mort de Ponge, en 1988. Jean Thibaudeau a déjà raconté ailleurs [25] les circonstances de sa rencontre avec le poète, au moment de la formation de Tel Quel. Dans ce recueil, on apprend encore que Heidegger est un « sale con » [26] ou que les ballets de Merce Cunningham sont très beaux, mais moins que « celui des patineurs sur la piste de glace de Central Park ». On s’inquiète de savoir Ponge « acculé, si rien ne s’arrange, à vendre le mas » de Bar-sur-le-Loup où il réside ; on passe quelquefois avec lui « un bon petit moment » (de rigolade), à moins qu’on ne tremble à l’idée qu’Odette (sa femme) ne doive aller voir sa soeur en autobus, faute de voiture : « Vilebrequin du moteur à changer. »

Pourquoi publier ces lettres ?

Ponge y trace un portrait de lui, à mon propos. C’est pourquoi je n’ai pas voulu que figurent mes réponses. Il avait des « journaux », des chemises dans lesquelles il rangeait le travail en cours. Il pouvait y revenir des années plus tard ou le lendemain. Là, c’est pareil, il se fait très vite une idée de moi, qu’il gardera toujours, et en même temps se forme une mémoire de notre amitié. Par exemple, il reparle en 67 et 70 de ce qu’il appelle la « coupe apuléenne », que Sylvie et moi leur avions offerte en 63, et il écrit : « Un souvenir très concret de votre présence ici. »

Il y a sept lettres et cartes postales en fac-similé dans le livre, dont une déclaration d’affection assez enflammée en 1969, qui commence par « ne me croyez pas oublieux, infidèle... » et semble tenir une place à part.

Ponge était très brutal à l’occasion, avec les gens qu’il n’aimait pas comme avec ceux qu’il aimait. De la même brusquerie qui lui fait en 61 me demander de venir le lendemain pour traduire Ungaretti. Il avait envie, c’était comme ça. Ma lettre précédente, du 14 juillet 1969, n’était pas spécialement aimable : Ponge faisait partie du train des « légionnaires » du jour et j’avais cité Flaubert : « Je suis content d’avoir reçu la Légion d’honneur à cause du plaisir qu’elle fait à mes amis. » Donc, d’une part il avait dû être piqué par cela, et d’autre part, il venait de recevoir un numéro entièrement théorique de Tel Quel, qu’il voyait à regret filer à toute allure vers le maoïsme. Or, j’étais le seul dans ce numéro à avoir donné un texte romanesque.

Dans cette même lettre, l’écriture manuscrite de Ponge fait le tour de la page, s’enroule sur elle-même. Il avait le même rituel d’écriture dans son oeuvre et sa correspondance. Il utilisait toutes sortes de formats de papier, d’écriture, avec des notes dans les marges, des couleurs différentes. Une sorte de « fabrique » Il épinglait sa feuille sur son écritoire, posait ses pieds sur la table, c’était sa position. Une autre caractéristique, c’est que tous les courriers sont sur un seul morceau de papier. Enfin, vous avez remarqué ces « Aussi êtes-vous »/« Vous êtes aussi », superposés et liés par une accolade et qu’on ne peut pas retranscrire : il y a là quelque chose qui va vers le lyrisme, la stance.

Lorsqu’il enseigne à New York, il écrit : « Cette poésie française du XXe siècle m’assomme : je ne l’avale que pour la vomir aussitôt. » Pouvez-vous nous éclairer sur cette déclaration ?

Ponge faisait profession d’être contre la poésie. Mais il avait la plus grande admiration pour Apollinaire, ou son ami Jean Tardieu. En revanche il détestait Saint-John Perse, son côté grandiloquent, il disait que c’était du Claudel soufflé. Claudel prosateur et Proust étaient pour lui les deux grands. Quant aux surréalistes, il les avait connus par la NRF et Paulhan, qui était un ami de sa famille maternelle, des protestants nîmois. A l’époque, il menait une vie d’anar, jusqu’à vivre de l’argent que lui donnaient des dames, qui le recevaient elles-mêmes de messieurs, tout en habitant chez sa mère ! Il lisait les surréalistes de loin, mais s’interrogeait. Il les a rejoints au moment où Vitrac et Artaud furent exclus. Puis il s’est marié, il travaillait aux messageries Hachette, il est devenu militant syndical, communiste.

Que faisait un ex-communiste chez Mme Nixon en 70 ?

D’autant plus qu’en 66, en remplissant les formulaires pour le visa, à la question « Avez-vous été communiste ? », il avait répondu « oui », et il avait dû entrer aux USA en passant par Boston pour subir des formalités obligatoires. Il se trouve qu’il avait reçu un prix littéraire important et il fallait aller à la Maison Blanche. Ponge ne cherchait pas les honneurs, il s’en amusait, mais il prenait l’argent et les récompenses. C’était un anar, je le répète. Mais l’important dans cette lettre que vous citez, c’est que le thé de Mme Nixon sert de contrepoint à la beauté des lignes qui précèdent : « La skyline des gratte-ciel de la mid-town (vue d’ici c’est-à-dire de la 116e rue, de Morning Side) est, ce printemps, d’un bleu pâle cendré très admirable (très cézannien). Je ne connais pas de paysage urbain plus émouvant. Quelle grandeur ! [27] »

*


Lettres de Ponge du 15-10-69 et du 14-09-70

Extraits :

Lettre à Jean Thibaudeau du 15 octobre 1969 (extraits)
Zoom : cliquer sur l’image Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

[...] (Vous êtes aussi le seul, parmi ceux qui, comme on dit, pour moi « comptent », le seul à être venu me voir [ici].)
Aussi êtes-vous
(Vous êtes aussi le seul, à avoir osé m’écrire au sujet de cette foutue Légion d’Honneur ; merci.)
Vous n’êtes pas sec (*), vous êtes indulgent et sensible (pardon si vous n’aimez pas qu’on vous croie indulgent) .
J’aime ce qui est paru de vous dans Tel Quel 38 [28]. C’est (de très loin) ce que j’ai préféré. (Si le Chang-Tung-Sun m’a intéressé ; si le « rapport idéologique » de Philippe, avec lequel je ne suis pas du tout d’accord, mais là pas du tout, m’a en quelque façon réjoui, à cause de son brillant — à partir de prémisses tout à fait discutables — réjoui et amusé.) (Ce Jakobson-ci, tout à fait insignifiant — et même niais). Mais Voilà les Morts, comme c’est beau ! combien je sens cela ; comme je l’admire ! Comme, dans le grave (aussi) vous devenez admirable !

[...]

En marge de la lettre à Jean Thibaudeau du 15 octobre 1969 Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

* Je ne veux pas dire, dieux non !, que Philippe ou Marcellin [sic] soient secs. Dieux, non ! Mais ils n’osent pas le montrer, ils préfèrent se targuer d’autre chose (que de leur sensibilité ou — tant pis pour ce mot — de leur cœur.) Tout ceci entre nous, je vous en supplie. Je les aime trop pour supporter l’idée qu’ils supposent que je les croie moins complets qu’ils ne sont. — Voilà une lettre bien « psychologique » ! (Que voulez-vous : moi, les « masses », cela m’horrifie.) (et je n’y peux rien !) (ou peut-être n’ai-je pas compris encore *... F.

* j’aimerais bien que vous essayez de me l’expliquer... (de me convaincre.)

*

Mai 1968 en France est publié en mai 1970. Dans une lettre en date du 14 septembre 1970, Ponge écrit à Jean et Sylvie Thibaudeau :

beaucoup travaillé tout l’été pour répondre à plusieurs commandes — et, de nouveau, certains sprints de dernière heure, soutenus jours et nuits, pour aboutir à l’envoi du texte
des textes dans le délai imparti — bref, à peine ai-je pu écrire quelques lettres, dans les cas les plus graves ; pardonnez-moi. La lettre de Sylvie vient de raviver mon remords de n’avoir pas répondu à l’envoi par Jean de son Mai 68 en France, lu pourtant avec d’autant plus d’agacement et de sympathie que j’en étais alors (au début de cet été) à devoir revivre (pour le compte de Claire Vulliamy venant chaque matin travailler avec moi sur ma correspondance avec Paulhan) l’histoire de mes propres réactions (entre 35 et 40 ans) dans des circonstances non tout à fait différentes. « Crédule, je l’aimais » (la ligne du P.C.) ; comme, cher Jean, je ne puis qu’aimer votre crédulité présente. [...]

Le décor, sur fond de désaccords politiques entre, d’une part, Ponge et Sollers (la référence ouverte, dès 69, à la Chine révolutionnaire), et, d’autre part, entre Ponge (et Sollers) et Thibaudeau (la « crédulité » vis-à-vis du PC), est planté [29].

*


Poésie ininterrompue : Jean Thibaudeau

France Culture, 1978.

*

Jean Thibaudeau a aussi collaboré à plusieurs reprises avec le cinéaste jean-Daniel Pollet. Cf. Méditerranée - Jean-Daniel Pollet, tel quel (II). Sans doute aurons-nous à y revenir.
Jean Thibaudeau, premières pages - R-Diffusion - pdf
Jean Thibaudeau - BNF
Jean Thibaudeau sur wikipedia.

*

[1Ce procès est mis en lumière notamment dans le Lautréamont par lui-même de Marcelin Pleynet.

[2Cette pratique "romanesque" est peut-être comparable à la pratique psychanalytique, telle que la décrit Serge Leclaire dans le n° 1 des Cahiers pour l’analyse : "Cette pratique de l’analyste exige de ce dernier une perpétuelle défiance — dans tous les cas qu’il rencontre et à tous les niveaux de leur abord — de la lettre et de l’évidence première du sens qu’elle propose. Esquiver cette prégnance des sens premiers, laisser place à l’évanescence, instant du dévoilement d’un autre ordre de sens, rencontrer enfin une butée sur quoi arrêter son essentiel dérobement, tels sont les trois temps ou mouvements de l’analyste dans sa pratique considérée indissociablement comme interprétation et comme cure. (...) Cette esquive, principe de méthode, par quoi l’analyste refuse de privilégier un sens et livre un champ à orientations multiples qui donne le vertige, amène à poser la question : " quoi privilégier ? " (...) Il faut se détacher du vertige né de la multiplicité des ordres possibles dans leur altérité relative à l’intérieur du champ des associations, pour laisser venir à l’oreille un ordre autre, l’inconscient. (...) Ainsi l’efficace d’une analyse et la sûreté d’une interprétation n’obéissent pas à une logique du sens, mais suivent plutôt des voies à dominance purement formelle, brisant les mots en syllabes et les saisissant souvent comme une suite de lettres (...)" — enfin : "(...) peut-être (...) l’idée même de butée est-elle un fantasme de l’analyste".

[3S’il est permis d’évaluer une forme littéraire d’après la structure sociale : "(...) chaque pratique relativement autonome de la structure sociale doit s’analyser selon une pertinence propre, dont dépend l’identification des éléments qu’elle combine. Or, il n’y a aucune raison pour que les éléments déterminés ainsi de façon différente, coïncident dans l’unité d’individus concrets, qui apparaîtraient alors comme la reproduction locale, en petit, de toute l’articulation sociale. La supposition d’un tel support est au contraire le produit de l’idéologie psychologiste, exactement de la même façon que le temps linéaire est le produit de l’idéologie historique (...) les hommes, s’ils étaient les supports communs des fonctions déterminées dans la structure de chaque pratique sociale, "exprimeraient et concentreraient en quelque manière" la structure sociale tout entière en eux-mêmes, c’est-à-dire qu’ils seraient les centres à partir desquels il serait possible de connaître l’articulation de ces pratiques dans la structure du tout. Du même coup chacune de ces pratiques serait effectivement centrée sur les hommes- sujets de l’idéologie, c’est-à-dire sur des consciences. Ainsi les "rapports sociaux", au lieu d’exprimer la structure de ces pratiques, dont les individus sont seulement les effets, seraient engendrés à partir de la multiplicité de ces centres, c’est-à-dire qu’ils posséderaient la structure d’une intersubjectivité pratique. Toute l’analyse de Marx (...) exclut qu’il en soit ainsi. Elle nous oblige à penser, non la multiplicité des centres, mais l’absence radicale de centre. " (Étienne Balibar, "Sur les concepts fondamentaux du matérialisme historique", dans Lire le Capital 2.).

[4Expressions empruntées à Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale.

[5Jacques Derrida, "Force et signification", dans L’Écriture et la Différence.

[6Philippe Sollers, "Littérature et totalité", dans Logiques.

[7Michel Foucault, les Mots et les Choses. "D’une manière ou d’une autre, écrit Benveniste, une langue distingue toujours des "temps" (...) toujours la ligne de partage est une référence au "présent" (...) "ce présent" (...) n’a comme référence temporelle qu’une donnée linguistique : la coïncidence de l’événement décrit avec l’instance du discours qui le décrit. Le repère temporel du présent ne peut qu’être intérieur au discours. (...) C’est là le moment éternellement "présent", quoique ne se rapportant jamais aux mêmes événements d’une chronologie "objective", parce qu’il est déterminé pour chaque locuteur par chacune des instances du discours qui s’y rapporte. " Le "présent" linguistique est donc la marque dans la "temporalité" du "je" linguistique : "(...) les instances d’emploi du je ne constituent pas une classe de référence, puisqu’il n’y a pas d’"objet" définissable comme je auquel puissent renvoyer identiquement ces instances. (...) Je signifie "la personne qui énonce la présente instance de discours contenant je". (...) il ne vaut que dans l’instance où il est produit. (...) instance de je comme référent, et instance de discours contenant je, comme référé "... Présent" et "je" linguistiques ne décrivent bien sûr qu’allusivement et provisoirement le "présent" et le "je" textuels, à la description desquels concourraient aussi les variations temporelles et pronominales de la veille au rêve (de la subjectivation à une objectivation).

[8Les expressions entre guillemets sont empruntées à la Théorie du roman de Lukacs (1920).

[10Schriften zur litteraturund Kunst, vol. 3, Frankfurt, 1967.

[11Louis Althusser, Notes sur un théâtre matérialiste, Pour Marx, Maspero, 1965.

[12Walter Benjamin, Essais sur Bertolt Brecbt, Maspero, 1969.

[13S. M. Eisenstein, Réflexions d’un cinéaste, Éditions en langues étrangères, Moscou, 1958.

[14Ibid.

[15Mai 68 en France, 1 livre et 1 disque compact d’archives sonores des événements de mai par Europe 1, éditions Phonurgia nova, Collection Les Grandes heures de la radio.., 1998.

[16Lettre de Jean Thibaudeau à Marcelin Pleynet, 7 octobre 1971, archives Tel Quel et archives Thibaudeau.

[17Lettres conservées dans les archives Tel Quel.

[18Archives Tel Quel.

[19Jean Thibaudeau. Ce document — comme les précédents — est également cité par Jean Thibaudeau in Mes années Tel Quel, op. cit.

[20Littérature/Science/Idéologie, animée, entre autres, par Danièle Sallenave à l’université de Nanterre, en opposition à Tel Quel.

[22Philippe Sollers, « Tac au tac », Peinture, cahiers théoriques, 2/3, p. 9.

[23Sans doute n’est-il pas inutile de citer, pour mémoire, les trois premières pages de l’entretien de Sollers :

TAC AU TAC
entretien enregistré de Philippe Sollers avec la revue « PEINTURE »
le 26 Novembre 1971

Zoom : cliquer sur l’image Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

PEINTURE : Dans un entretien de Jean Thibaudeau avec la revue des étudiants "communistes" « Clarté » numéro 32, celui-ci déclare : « Je suis au comité de la revue Tel Quel depuis le numéro 3 de la revue, onze ans, mais si l’anti-communisme doit y prendre racine, il est probable que j’en partirai très vite. Pour mon travail ce ne sera pas trop grave. » Pouvez-vous nous dire Philippe Sollers, ce que vous pensez de cette accusation « d’anti-communisme » et de ce que Thibaudeau déclare plus loin visant sans doute le mouvement de Juin 71 : « Maintenant la pression anti-communiste en a emporté certains qui en entraînent d’autres. On verra ».

PHILIPPE SOLLERS : La réaction de Thibaudeau s’explique de plusieurs façons. D’une part à cause de sa longue inscription personnelle à Tel Quel, d’autre part à cause de son inscription récente et conformiste (après 68 !) au parti révisionniste français. C’est Thibaudeau, nous disant ouvertement, par exemple, qu’il avait adhéré au parti révisionniste, « parce qu’il n’était pas révolutionnaire », Thibaudeau, que nous avons eu l’extraordinaire patience d’entendre traiter Mao Tsé-toung de « penseur petit-bourgeois » (sic). Sa réaction est donc une réaction hyper-révisionniste uniquement déterminée par le mouvement de Juin 71. Je voudrais rappeler ici une des thèses de ce mouvement qui lutte ouvertement contre les quatre vieilleries : dogmatisme, empirisme, opportunisme et révisionnisme. Cette thèse est la suivante : « loin d’être un acte de fermeture, comme l’aurait souhaité en définitive la ligne droitière et révisionniste, le mouvement doit entamer une ouverture contre la censure des positions et des forces les plus avancées de Tel Quel. Il faut en finir avec les répétitions de seconde main ». Il est probable que Thibaudeau a pris acte de sa position objectivement retardataire à Tel Quel et qu’en conséquence cette thèse a touché en lui quelque chose de vif qui est la spéculation suivante : faire soutenir par le p.c.f. les forces les moins avancées de Tel Quel. Cette spéculation, dont, Thibaudeau est un des emblèmes, a essayé de se renforcer depuis trois ou quatre ans. Elle vient de faire faillite.
C’est-à-dire que, au fur et à mesure de notre dialogue avec le p.c.f. se développait, l’antagonisme, puisque nous adoptions de plus en plus une ligne marxiste-léniniste, le parti révisionniste français mettant son espoir dans des forces objectivement dépassées tant sur le plan théorique qu’esthétique. L’accusation « d’anti-communisme » portée par Thibaudeau à notre égard est simplement comique : d’abord parce que, pour qu’elle ait le moindre fondement, il faudrait qu’elle vienne d’un lieu qui soit objectivement communiste. Or Thibaudeau n’est pas communiste, il est un membre hyper-révisionniste d’un parti révisionniste. Comme écrivain, on peut dire que cet hyper-révisionnisme compte donc sur une institution révisionniste pour vendre sa camelote d’écrivain révisionniste. En conséquence, cette accusation dressée, aujourd’hui contre une prise de position objectivement révolutionnaire, c’est-à-dire contre notre prise de position pour la Chine révolutionnaire et pour la pensée-maotsétoung est à envoyer d’ores et déjà, sur tous les plans (esthétique, politique et théorique) dans la poubelle de l’histoire.

PEINTURE : Jean Thibaudeau affirme par ailleurs : « Je me- contenterais ici de remarquer que de 67 à 71 le dialogue avec le parti a été réel » : (suit une liste de parutions effectuées dans ce sens). Qu’en pensez-vous ?

PHILIPPE SOLLERS : Le plus dérisoire, c’est quand Thibaudeau fait semblant de ne rien devoir à Tel Quel. On peut se demander dès lors en tant que quoi il agit sur la scène idéologico-politique. Par exemple, en ce moment, en allant enseigner dans une université bourgeoise étrangère, est-ce en tant que militant d’un parti révisionniste ou est-ce le fait d’être membre de Tel Quel ? Tel Quel vient de faire un saut qualitatif considérable avec ses récentes prises de positions anti-révisionnistes, pour la pensée-maotsétoung, or c’est en tant que Thibaudeau représente une force objectivement réactionnaire à l’intérieur de Tel Quel que les révisionnistes espéraient s’appuyer sur lui et lui sur les révisionnistes. Tout cela est vieux, désormais ! Quant au fait de dire que le dialogue avec le parti révisionniste a été fructueux entre 67 et 71, on peut en effet le dire dans la mesure ou le travail que nous avons effectué a permis peu à peu, patiemment, de façon concrète, de démasquer dans la théorie et dans la pratique, idéologiquement, les positions révisionnistes de ce parti. En conséquence, si j’étais à la place révisionniste de Thibaudeau je ne me féliciterais pas trop vite de savoir de quel côté va porter le crédit d’une telle entreprise de confrontation, car il deviendra évident, historiquement, pour le parti révisionniste, de plus en plus d’intellectuels, que le seul apport positif de ce « dialogue » avec le parti révisionniste a été de le faire apparaître clairement comme révisionniste. En conséquence, ce à quoi on peut s’attendre ce n’est pas du tout, comme le dit comiquement Thibaudeau, à un « affolement » de notre part ou à une retombée quelconque, c’est au contraire à une progression de notre travail idéologique et politique comme, à une régression de tout ce qui se met sur une ligne révisionniste.

PEINTURE : Pour en terminer avec votre ancien camarade... Mais peut-on déjà dire « ancien camarade »...?

PHILIPPE SOLLERS : De ma part, oui !

PEINTURE : Pour en finir avec votre ancien camarade, cette phrase qui résume sa « pensée » et dont vous venez d’aborder les thèmes : « anti-communisme » et « affolement » : « Mais le Tel Quel chinois me parait être plutôt un cas spécial de gauchisme très occidental. Je me demande si, quand il prétend dénoncer et combattre une "hégémonie idéologique" du parti et de la bourgeoisie, en réalité il n’exprime pas quelque chose comme un affolement brusque (longtemps refoulé) devant le recul de l’idéologie dominante ». Que pensez-vous de cette assertion ?

PHILIPPE SOLLERS : Thibaudeau, donc, pour en finir rapidement sur ce point, n’est pas un communiste, mais un révisionniste ordinaire. En conséquence, il faut bien s’entendre sur les mots, quand il parle, à notre sujet, « d’anti-communisme » : il veut tout simplement dire que nous venons de prendre des positions qui sont enfin communistes. Il veut dire que nous nous sommes révoltés et vous savez que toute révolte fait horreur à la sainte famille révisionniste et patriarcale. « L’affolement » qu’il nous prête est évidemment quelque chose de tout à fait projectif de sa part : l’affolement réel est dans les rangs, précisément, de l’hégémonie idéologique bourgeoisie-révisionnisme que nous venons de démasquer. Cet affolement vient de la censure portée sur la contradiction principale de notre époque, à savoir : le rôle joué par la Chine revolutionnaire. Nous traiter de « gauchistes occidentaux », c’est reprendre les arguments sinophobiques et profondément réactionnaires qui fleurissent désormais dans le camp révisionniste. Il ne s’agit pas du tout de notre part d’une prise de position « gauchiste », il s’agit d’une prise de position révolutionnaire absolument simple, évidente, et qui est un constat de rupture avec la montée de l’idéologie petite-bourgeoise et sociale-chauvine des révisionnistes dont Thibaudeau, sans doute par une absence de travail idéologique, et aussi de travail profond sur le langage par une sorte d’illusion nationaliste limitée à un langage superficiel, donne, à sa façon, et sous la subordination du fantoche-mannequin Aragon-Cardin, un exemple soumis, d’ailleurs secondaire.

PEINTURE : Et la démission de Ricardou ?

PHILIPPE SOLLERS : La position de Ricardou, celle de Thibaudeau, illustrent parfaitement ce que les thèses du Mouvement de Juin 71 appellent une ligne droitière et révisionniste. Ricardou, depuis longtemps, représentait au comité de Tel Quel une minorité elle-même dégagée par le départ de Faye, ce vulgaire diffamateur opportuniste que nous avons complètement démasqué en son temps. Ricardou est un formaliste qui, à notre avis, s’essouffle à maintenir le mythe du « nouveau roman » catégorie de plus en plus écaillée de 1ittérature-ronron et sans force. Au fond, il aurait bien voulu établir, entre ce mythe et nous, on ne sait quelle « continuité », de telle façon que, sans vraiment tenir compte des forces les plus avancées de Tel Quel, « deux fusionnent en un ». Vous n’ignorez pas que Ricardou a intitulé un de ses récents petits livres « Révolutions minuscules ». Faut-il s’étonner que la révolution ne l’intéresse pas ? [...]

Peinture, cahiers théoriques 2/3, p. 7/9, mars 1972 (archives A.G.)

Cf. aussi sur Pileface, Tac au tac. Sur Aragon (la suite de l’entretien).

[24Cf.Explications.

[25Jean Thibaudeau, « Mes années Tel Quel », Ecriture, 1994.

[26« Cet Heidegger aura fait beaucoup de victimes (le sale con) ! » (Lettre du 21 juin 1965.

[27Lettre du 17 avril 1970, p. 75.

[28Lettre 27. Page 70. — Au sommaire de ce n° 38 de Tel Quel (septembre 1969) : Philippe Sollers, De quelques contradictions, Chang Tung-Sun, La Logique chinoise, Roman Jakobson, Un exemple de termes migratoires, Roland Barthes, Comment parler à Dieu, Julia Kristeva, L’engendrement de la formule (fin), Jean Thibaudeau, Voilà les morts, Claude Cabatous, Le double enceinte. J.T.

[29Thibaudeau précise : « De mon côté, j’étais "entré" au PCF début 70, et j’en étais "sorti" en février 79. » Lettres à Jean Thibaudeau p. 108.

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