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Drôle d’Histoire

par Philippe Sollers (Le Monde, 02-04-01)

D 11 novembre 2006     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


On le sait, depuis une vingtaine d’années, une campagne, idéologique d’abord, puis désormais ouvertement politique, reprise par tous les bords, tend à faire de Mai 68 la cause de tous les maux.

En 1985, des idéologues (Luc Ferry, Alain Renaut) avaient lancé les premières salves dans " La pensée 68 ", rejetant pêle-mêle Derrida, Foucault, Deleuze, Bourdieu, Lacan, Althusser (et, déjà !, tous ceux soupçonnés d’"heideggeriannisme") au nom du retour à un humanisme de bon aloi. Dans le livre " De quoi demain... " (Dialogue avec Elisabeth Roudinesco, 2001), Jacques Derrida, après d’autres, a fait un sort à "la sinistre grimace de ce livre grotesque". Nous n’y reviendrons pas.

Philippe Sollers, de son côté, a toujours dit ce que ses livres (Lois, H), dans leur écriture même, devaient à l’ébranlement de Mai. Dans plusieurs articles, il est aussi revenu sur les évènements eux-mêmes et leur signification profonde.

Il y a " Mai 68 " (écrit en 1988 et repris dans " La guerre du goût "). On y lit : "Il faut que quelqu’un se dévoue pour dire que Mai 68 a été, avant tout, une histoire d’amour." et aussi "Une des femmes que j’aime, c’est 68." et encore "Nous sommes les premiers Mayens. Aucune fin ne justifiera plus jamais les Mayens".

Il y aussi " Mai 68, demain " (1998, repris dans "Eloge de l’infini") : "Il n’y a jamais eu de "pensée 68", alors qu’il n’est pas exagéré de dire que quelque chose est arrivé à la pensée. Quoi ? Un appel intime, un décloisonnement auxquels chacun, et chacune, a été tenu de répondre en termes personnels. Rien de mystique : de l’air."

De l’air ? C’est qu’on en manque en ce début de XXIème siècle ! L’offensive de l’Adversaire a repris de plus belle. "Soixante-huitards", "Mayens", "maoïstes", "gauchistes", repentez-vous ! Non ! Si ! Non !

Drôle d’histoire décidément.





IMAGINONS le début du vingt et unième siècle comme une grande porte surmontée d’une inscription flamboyante : "Vous qui entrez, repentance immédiate." Des foules de pénitents arrivent, chacun a quelque chose à se reprocher et à confesser, personne n’a la conscience tranquille, les tribunaux sont tournants, les accusés aussi, mais il y a parmi eux des individus particulièrement honteux, tatoués d’un drôle de chiffre : 68. C’est la marque de la Bête, plus maudite encore que le 666 biblique. Elle signale les infâmes qui ont décidément tous les défauts : totalitaires, terroristes, débauchés, illuminés, drogués, pédophiles, acharnés à détruire, par tous les moyens, la famille, le travail, l’Etat, la patrie, la propriété, la religion, l’école, l’université, le peuple, la bourgeoisie, la langue nationale, la simple morale.

Le tatoué 68 est un déserteur civique, un avorteur, un contracepteur, un homosexuel non domestiqué, un hétérosexuel non catalogué, un corrupteur de la jeunesse, un séducteur de jeunes filles en fleurs, un raciste antiraciste, un fasciste larvé, un nihiliste ressuscité - bref, le Diable en personne. Il paraît que ce bizarre "68" renvoie à une période lointaine mais particulièrement terrible de l’Histoire mettant en cause la Société tout entière. Une catastrophe cellulaire, une maladie génétique, une épidémie.

Les faits sont anciens, personne ne s’en souvient vraiment, sauf quelques vieux témoins à charge particulièrement virulents, mais la légende noire persiste dans les campagnes, en province, dans quelques grands journaux ou magazines de la capitale, dans les foyers des citoyens normaux. On a cru parfois le virus éradiqué, mais il semble qu’il court encore. Les nouvelles générations sont donc priées de se repentir à l’avance, car le virus 68 s’attrape à l’improviste, et il peut transformer soudain de paisibles adolescents ou adolescentes en vampires sournois, en libertaires irresponsables ou fous. On a vu ainsi de jeunes Français, jusque-là convenables, présenter soudain tous les symptômes du "68 chinois", le plus redoutable, à incubation lente et à éruption violente.

On en connaît les effets : contestation a priori de l’autorité parentale, revendication butée d’autonomie, mépris des professeurs méritants, prétention à se forger une culture personnelle d’autant plus dangereuse qu’elle peut prendre parfois des aspects brillants mais brouillons.

Comme la victime du 68 se recrute le plus souvent dans des milieux favorisés ou nantis (ce qui est déjà une insulte à la saine mentalité populaire), on verra assez vite l’individu contaminé se précipiter sur des lectures peu souhaitables, les livres de Sade, de Bataille ou de Guy Debord, par exemple, Van Gogh, le suicidé de la société d’Antonin Artaud (très mauvaise influence), Le Festin nu de William Burroughs (à éviter à tout prix).

Il faut insister sur ce point : le contaminé lit, sans en demander la permission à personne. Il lit, écoute de la musique, regarde la peinture d’un ?il tendancieux, s’autorise des interprétations historiques personnelles, accuse volontiers ses prédécesseurs de mensonges et de falsifications éhontées, développe, donc, une mégalomanie insupportable. Pas responsable, pas coupable, il prétend à une innocence endiablée. Le spectacle de la maladie est pénible, car elle touche aussi, très souvent, des individus d’origine modeste, dont une formation continue aurait pu assurer l’intégration calme dans un horizon mesuré.

Cette fraternisation possible entre enfants de "bobos" et fils ou filles de prolos est singulièrement pernicieuse. Les cartes d’origines sont brouillées, les études sociologiques perturbées, les partis politiques ébranlés, ce dont se ressent inévitablement le fonctionnement harmonieux de la République. On ne le sait que trop : le contaminé 68 tombera un jour ou l’autre à gauche. Il reniera ses idéaux de jeunesse, ne parlera plus de révolution, passera du côté du pouvoir, s’enrichira, deviendra un personnage d’influence et, de là, contaminera le corps social tout entier, désespérant par là même la vieille machine à étanchéités et à conflits classiques. Croyez-vous alors qu’il se repentira ? Pas du tout.

Il pourra, de plus, être renforcé dans son attitude par le comportement des vieux 68 pendant leurs procès. Il faut dire que ceux-là sont particulièrement coriaces. D’abord, ils n’acceptent pas de s’avouer vieux, première insolence. Pacte avec le diabolique, délire faustien, c’est évident. On a beau leur lâcher dans les pattes de jeunes cons réactionnaires ambitieux pour les traiter de vieux cons progressistes, ils restent impassibles, comme si le temps biologique était sans effet sur eux. Ce refus de se considérer comme appartenant à une génération en dit long.

ON LES INSULTE, ILS SOURIENT

Pour qui se prennent-ils ? La vie humaine n’est-elle pas une immémoriale question de transmission ? Veulent-ils signifier par là qu’ils se situeraient dans une temporalité d’un autre ordre ? On les sent persuadés de détenir seuls le sens de leur aventure. Ils ne veulent pas rendre de comptes, l’autocritique semble leur être inconnue. A peine s’ils conviennent d’effectuer pour eux-mêmes "un inventaire permanent", en citant, de façon négligente, telle ou telle preuve de leur évolution, comme s’ils pouvaient changer leur nature qui est intrinsèquement perverse. Ils refusent ensuite de répondre aux questions, se dérobent au débat, au dialogue, récusent leurs juges avec arrogance.

On a beau pointer du doigt leurs erreurs grossières, leurs actes désastreux, leurs écrits douteux, leur utopie criminelle, ils n’en démordent pas, haussent les épaules, ricanent ou s’enferment dans un silence qu’ils doivent imaginer supérieur. On les insulte, ils sourient. On leur demande de s’expliquer, ils soupirent ou se lancent dans des improvisations sans rapport avec le sujet. Les psychiatres commis d’office à ces non-repentants réfractaires avancent l’hypothèse d’un autisme consécutif à une grande souffrance. Peut-être, mais alors pourquoi n’en conviennent-ils pas ? Qu’ils se plaignent, et ils peuvent espérer une réduction de peine ou un retour (certes peu rémunéré) dans la communauté nationale. Un livre, Mon enfer 68, serait bien venu, un témoignage utile.

Mais non, rien. Pas de traces de regret, aucun remords, pas le moindre mouvement de douleur, de mélancolie ou de désespoir. Bien au contraire, une sorte de désinvolture joyeuse. Mauvais citoyens, ils sont donc également de mauvais humains. L’un d’eux a osé citer un poète allemand : "Quand on a été traité publiquement, comme je l’ai été durant ces quinze dernières années, de cochon par les nazis, d’imbécile par les communistes, de prostitué spirituel par les démocrates, de renégat par les émigrés, de nihiliste pathologique par les croyants, on n’est guère porté à entrer une nouvelle fois dans la vie publique." Un autre a cru s’en tirer par une citation de Nietzsche : "La volupté nargue et éconduit tous les hérétiques." Il en a même rajouté, en parlant de "la débordante reconnaissance de l’avenir pour le présent".

Ce qui frappe, parmi cette cohorte hétéroclite d’accusés, c’est l’absence effarante de sens pédagogique. Ils passent d’une chose à l’autre avec un brio cubiste. Pas étonnant qu’avec leurs complices "lilis"-"bobos" et leurs antennes vertes ils se soient emparés d’une grande partie de l’opinion. Le vieux 68, et le jeune aussi, hélas, est une personnalité double, un schizophrène adapté, un Jekyll le jour, un Hyde la nuit. Ce sont souvent des autodidactes assurés d’en savoir plus que leurs professeurs. Ils auraient ainsi, rien ne les arrête, trouvé leur chemin par eux-mêmes. Vous vous repentez ? Non. Si ! Non !

"SOUS LE TRIBUNAL, LA PLAGE"

Ces gens ne sont pas comme nous. Ils ne paraissent pas regretter le déclin du Parti communiste, source de stabilité sociale, pourtant. Quand on essaye de les définir comme complices de l’extrême droite, ils rigolent. On leur démontre que la gauche caviardée est aujourd’hui le mur de l’argent, ils se tordent. On leur propose une reddition républicaine dans un sursaut populaire de droite, sur fond de fracture sociale, leur fou rire redouble. La présidente du tribunal leur demande avec fermeté ce qui les empêche d’être tranquilles, sensibles à la misère, humanitaires, coopératifs, collectifs, conjugaux, éducateurs transmetteurs. Ils font semblant de pleurer, puis se taisent.

Ce sont des clowns, des acrobates, des contorsionnistes exaspérants. L’un d’eux s’est obstiné à appeler la présidente "Madame Leymarché-Financier". Un autre s’est moqué du procureur en le traitant tantôt de "Dow Jones", tantôt de "CAC 40", et une autre fois de "Nasdaq". On a été obligé d’expulser un tatoué 68 qui s’est contenté de déclarer d’un air sinistre : "Sous le tribunal, la plage."Un autre encore, traitant la présidente de conformiste hypocrite, s’est mis à déclamer des vers de Hugo, en faisant remarquer que le procès des 68 en 2001 était aussi surréaliste que celui des communards en 1901. Il a essayé d’enchaîner sur Jarry, la cour l’a fait taire.

Impossible d’amener les accusés sur les terrains vraiment sérieux : le chômage, la violence, l’agriculture, les retraites, l’abstention électorale, l’Europe, l’euro, l’éducation. On leur a quand même demandé ce qu’ils pensaient de la télévision. Silence. Du cinéma actuel. Silence. Du rock. Silence. De l’érotisme en cours. Lourd silence. La conviction que paraissent avoir ces individus de représenter une grande civilisation disparue est extravagante. Faut-il s’étonner de trouver parmi eux l’auteur tristement célèbre de "La France moisie" , cet ignoble pamphlet contre notre beau pays ? "Vous êtes une sorte de Lucien Rebatet", lui a lancé le procureur (Rebatet est un auteur fasciste illisible d’ennui, mais l’accusé s’est fait remarquer autrefois par son apologie de l’infect Céline). "Et vous un décombre", a répliqué l’enragé (ce mot est très offensant en chinois). "Vous régnez sur l’édition française !", a continué le procureur ; "J’avoue qu’avec une revue trimestrielle sans publicité c’est plutôt très fort", a concédé l’accusé. "Vous vous repentez ?" "Non." "Si !" "Non !"

Là-dessus, l’impénitent se met à chanter l’air célèbre sur ce thème du Don Giovanni de Mozart. Evacuation de la salle. Est-ce que Mozart, d’ailleurs, se repent d’avoir écrit cet opéra ? Est-ce tout à fait un hasard si la musique baroque a déferlé après la catastrophe de 68 ? N’y a-t-il pas là un complot élitiste supplémentaire contre l’identité française ? On voit que le tribunal a encore du travail devant lui. D’autant plus que de jeunes et jolies femmes envahissent maintenant le prétoire et saluent de loin les accusés en criant "Parité ! Parité !", "Vive Paris !", "Parité !". La repentance générale n’est pas pour demain, en somme.

Philippe Sollers

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1 Messages

  • A.G. | 5 mars 2008 - 13:22 1

    Humour

    Un soixante-huitard à l’Elysée

    Du passé faisons table rase ? Ce n’est vraiment pas le cas pour Mai 1968. Le quarantième anniversaire s’annonce commémoratif en diable avec une débauche d’ouvrages en tout genre. Ce n’en était que plus rafraîchissant de voir Daniel Cohn-Bendit prendre à l’avance le contre-pied de cette vague éditoriale, dimanche 2 mars, chez Serge Moati sur France 5. L’ancien dirigeant du mouvement étudiant contribue pourtant à ce déferlement avec un livre d’entretiens à paraître en avril aux éditions de l’Aube.

    Mais c’est " le service minimum ", dit-il, et le titre, Forget 68, annonce la couleur. Il faut oublier 1968. " Je crois que Mai 1968 était un moment extraordinaire pour tous ceux qui l’ont vécu, a été un accélérateur de l’histoire, a changé beaucoup de choses, mais on vit dans un autre monde. En 1968, chômage ? Connaissait pas. Le sida ? Pas davantage. La dégradation climatique ? Non plus. C’est la dernière révolte qui ne savait rien du CO2. On a d’autres problèmes aujourd’hui ", explique-t-il. " Je ne suis ni un nostalgique ni quelqu’un qui renie ", dit-il encore. La volonté affichée par Nicolas Sarkozy de "liquider" l’héritage de Mai 1968 le fait rire. " S’il y a un soixante-huitard à l’Elysée, c’est bien lui ! Jouir sans entraves ? C’est ce qu’il fait. Il n’arrête pas. Cela commence à énerver les Français, d’ailleurs ", dit-il. " On ne peut pas, dans une structure aussi autoritaire que celle de la Ve République faire n’importe quoi. Et il est en train de le payer ", ajoute-t-il. Le fameux discours du candidat Sarkozy à Bercy, entre les deux tours, au cours duquel celui-ci a dénoncé le " relativisme intellectuel et moral " qui caractériserait Mai 68 ? L’orateur n’en croyait pas un mot ! Il draguait effrontément les voix des électeurs âgés, des catholiques traditionnels et des deux à la fois. Il en faisait des tonnes, au point de faire remonter au joli mois de Mai la dégradation de la "morale du capitalisme", et même, dans la foulée, la naissance des parachutes en or, des retraites chapeaux et des patrons voyous. Bref, il n’était pas sérieux.
    Entendre qualifier l’hôte de l’Elysée de soixante-huitard honteux par un Daniel Cohn-Bendit hilare était un grand moment de télévision... Venait ensuite fatalement, et en parfaite contradiction avec le refus de toute commémoration, la séance de souvenirs. Serge Moati demandait à son invité quel était son souvenir le plus fort de ce mois-là. Sa rencontre avec Jean-Paul Sartre ! " J’étais nerveux, pour une fois ", explique-t-il. " Alors, c’est la révolution ? ", lui a demandé Sartre. " Non ", a-t-il sobrement répondu. " Vous êtes sûr ? " a insisté Sartre. " C’est une révolte. Ce n’est pas la prise du Palais d’Hiver ", a répondu Cohn-Bendit. L’écrivain était un peu déçu.

    Dominique Dhombres, Le Monde du 04.03.08.