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Philippe Sollers, Légende et Agent secret

Parution le 4 mars 2021, c’est-à-dire en 133 de l’Ère du Salut.

D 28 février 2021     A par Albert Gauvin - C 12 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook




Manet, Roses dans un verre à champagne, 1882.
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« Ici est la rose, ici il faut danser.
Ce qui constitue la différence entre la raison comme esprit conscient de soi et la raison comme réalité présente, ce qui sépare la première de la seconde et l’empêche d’y trouver sa satisfaction, c’est l’entrave d’une abstraction qui n’a pas pu se libérer ni se transformer en concept. Reconnaître la raison comme la rose dans la croix du présent et se réjouir d’elle, c’est là la vision rationnelle qui constitue la réconciliation avec la réalité, réconciliation que procure la philosophie à ceux à qui est apparue un jour l’exigence intérieure d’obtenir et de maintenir la liberté subjective au sein de ce qui est substantiel et de placer cette liberté non dans ce qui est particulier et contingent, mais dans ce qui est en soi et pour soi. »

Hegel, Préface à la Philosophie du droit. Berlin, le 25 juin 1820.

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Philippe Sollers, Légende, Agent secret

Entretiens

Le grand entretien Philippe Sollers, la littérature absolue pdf

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France Inter, La Matinale, 28 février 2021.

L’écrivain est l’invité d’Eric Delvaux pour la parution de deux ouvrages, Agent secret aux éditions du Mercure de France, et Légende chez Gallimard. Avec Patricia Martin.

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Il compare la figure de l’écrivain à celle de l’agent secret. "Pour un écrivain, le déclic fondamental c’est de s’apercevoir que les adultes mentent. Comme un enfant qui se protège et devient un agent secret pour son propre compte, et pas du tout pour une puissance étrangère, il se protège des adultes qui racontent n’importe quoi."

Écrire et publier, n’est-ce pas contradictoire pour un agent secret ? "La seule façon de passer inaperçu est d’être perçu constamment", répond Philippe Sollers.

Au cours de l’entretien, il évoque son enfance, le silence de son père qui "lui a beaucoup appris", les moments passés à écouter Radio Londres dans le grenier, son rapport au suicide (possibilité ultime) et à la mort.

L’écrivain, citant Debord et Vivant Denon, décrit la société actuelle comme "une société de l’indiscrétion générale" où la "discrétion est capitale".

"Il faut se soustraire à l’intrusion indiscrète de la société"

Cela signifie donc qu’il faudrait se taire même en cas de harcèlement, d’inceste ? Oui, répond l’écrivain. "L’abondance de références à la ’sessualité’, comme dirait Queneau, me fait rire, c’est la dernière branche à laquelle essaie de se raccrocher une société en péril". Cela vise évidemment les médias et les réseaux sociaux.

A la fin de l’entretien, Eric Delvaux évoque Georges Bataille (« Ce dont je suis le plus fier, c’est d’avoir brouillé les cartes... c’est-à-dire d’avoir associé la façon de rire la plus turbulente et la plus choquante, la plus scandaleuse, avec l’esprit religieux le plus profond »), Bataille à qui Sollers rend un nouvel hommage, "c’est un très grand écrivain, à qui je pense très souvent, comme logique nouvelle".

Un mot sur la poésie ?

"Comme disait Ossip Mandelstam, la poésie c’est toujours la guerre. La poésie me dit : tu as eu raison."

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Philippe Sollers dans l’émission de Claire Chazal "Passage des arts", 02/03/2021.

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« Les représentants du vieux Dieu mort et de la vieille littérature sont destitués, mais continueront à parler et à écrire comme si de rien n’était, ce qui est sans importance, puisque plus personne n’écoute ni ne lit vraiment. Les Banques, le Sexe, la Drogue et la Technique règnent, la robotisation s’accélère, le climat explose, les virus poursuivent leurs ravages mortels, et la planète sera invivable pour l’humanité dans trente ans. Malgré tout, un nouveau Cycle a déjà commencé, et les masques tombent. À vous de juger. [1] »

Parution le 4 mars 2021, c’est-à-dire en 133 de l’Ère du Salut, selon le calendrier nietzschéen adopté par Sollers depuis la publication de son roman Une vie divine [2].

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Voici le début.

APPEL
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Cette fois, l’appel a été très net. Plus profond, d’accord, mais très net. C’était d’autant plus étonnant que je marchais dehors en plein bruit de la circulation. Comme je l’ai déjà dit, j’habite près d’un hôpital, et les sirènes n’arrêtent pas d’envahir l’espace. Les pompiers et les ambulances se précipitent sous mes yeux aux urgences. Je les vois s’engouffrer sur une rampe, s’arrêter, repartir. Les urgentistes sont constamment débordés, surtout, comme ces jours-ci, quand il y a des manifestations à risques. Les casseurs cassent, la police réplique, c’est un programme codé. De mon côté, je me tiens à l’écart le plus possible, je suis, moi aussi, urgentiste, mais dans une autre dimension.

J’emploie le mot « appel » pour dire un choc, non enregistrable, de silence fort. Il s’agit d’une demande d’attention. À quoi ? Pourquoi ? Aucune réponse. « Sois attentif. » Heureusement, ce genre d’injonction est rare, et je n’ai rien à redouter de ma santé physique ou mentale. Je dois seulement m’habituer à être un passager de l’espace-temps, c’est-à-dire d’un espace à quatre dimensions dont les points sont des événements. Voilà ma singularité : être un point où la courbure de l’espace-temps devient infinie. J’ai dit « appel », je devrais plutôt dire, scientifiquement, courbure.Une réplique inattendue, l’après-midi même, au bord du sommeil. Pour une fois, j’ai à la fois le son et l’image. Le son, d’abord, avec deux « hello ! » jetés par une voix jeune et joyeuse, avec, ensuite, le mot « laurier » prononcé de façon anormalement distincte. Le plus curieux est que je vois ce mot, devenu une inscription jaune sur fond blanc, disant :

LAURIER !
L’OR Y EST !
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L’espace-temps est donc surréaliste, mais l’essentiel n’est pas là : laurier déclenche immédiatement le nom de Daphné, mon grand amour de jeunesse. Daphné ! Daphné ! Daf ! Ma nymphe ! Ma lycéenne chérie ! Ma petite brune aux yeux verts ! Ma tendresse ! Ma vicieuse gaieté ! Comment ai-je pu l’oublier si longtemps ?

Le nombre de fois où j’ai froissé des feuilles de laurier pour sentir au plus près la présence d’Apollon, le dieu éperdu qui a métamorphosé ma nymphe en arbre ! Ces histoires divines m’ont toujours fait rire. Bien sûr qu’il l’a connue ! C’est moi qui ai renoncé à penser à elle, sous l’influence de femmes hostiles à l’éblouissante jeune fille de mon cœur !

Je la revois en classe, assise au premier rang. Elle a 13 ans, moi 15. Elle est de loin la meilleure en latin et en grec. Comme je ne fous rien, elle me refile en douce ses copies à la belle écriture. Elle m’a choisi. C’est juré, elle n’embrassera et ne caressera personne d’autre. Elle est beaucoup plus intelligente que moi, mais je dois avoir mon charme. L’annexe du lycée Montesquieu, à Bordeaux, est proche d’un grand parc, où un certain banc caché, à l’écart, pourrait raconter notre histoire.

Nous voilà sur nos vélos, sur les petites routes secrètes. Daphné les connaît toutes, c’est une spécialiste des sous-bois. On est vite à l’endroit qu’il faut, loin de tout, et elle a prévu les grandes serviettes, une bleue pour elle, une rouge pour moi. On s’embrasse comme des fous, on se fait jouir, on s’endort, et retour vers la ville, à la tombée du soleil.

Daphné est une bourgeoise, fille unique d’un couple de médecins réputés, donc solidarité de classe sociale entre nous contre les petits-bourgeois du lycée, professeurs et élèves. Ses parents habitent une grande maison confortable, et sont souvent absents puisqu’ils travaillent dans le centre-ville. On peut donc souvent se cacher chez elle, ce qui donne, sur les lits, des après-midi de cinglés.

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C’est un des derniers chapitres du roman. Surgit une nouvelle musicienne. Vous ne la connaissez pas encore ? Elle s’appelle : Elsa Dreisig. On pouvait l’entendre miraculeusement sur arte le 2 août 2020, dans une version épurée sur le plan scénique de « Cosi fan tutte » (covid oblige).

Tout récemment, j’ouvre la télévision, dans mon île, et je tombe sur mon opéra préféré de Mozart, Cosi fan tutte, joué à Salzbourg. Stupeur : l’une des chanteuses, blonde et pulpeuse, est la sosie de Daphné. C’est une soprano veloutée et puissante de 31 ans, elle incarne la plus résistante des deux sœurs, Fiordiligi. Elle est franco-danoise, et elle a choisi le nom de sa mère, elle s’appelle donc Elsa Dreisig. La mise en scène de cet opéra virtuose évite, par sa sobriété et ses costumes jeunes d’aujourd’hui, les boursouflures sinistres de l’art moderne. L’Orchestre philharmonique de Vienne est dirigé fermement par une femme allemande, Joana Mallwitz. Le résultat, très animé, est vif et précis. En plus de sa beauté, et de la qualité supérieurement émouvante de sa voix, Fiordiligi, en courant souvent d’un bout à l’autre du plateau, ou en se déguisant, pour un temps, en homme, est très sympathique. Elle souffre d’aimer, elle souffre de trahir son amour, et on sent qu’elle en rit, comme elles le font toutes.

Mozart, en 1790, vit en plein drame financier. Qu’importe, il s’amuse beaucoup en écrivant Cosi, il se joue de toutes les difficultés techniques, comme faire chanter six voix différentes en même temps, lesquelles disent d’ailleurs des choses contradictoires. C’est un féministe convaincu, qui veut émanciper les femmes de l’hypocrisie et du puritanisme de l’ancien monde, en montrant que la vie sentimentale et sexuelle est une illusion, et le mariage une comédie, pas forcément nécessaire. Elsa Dreisig a aussi chanté le rôle de Pamina, dans La Flûte enchantée, elle est née pour Mozart, la transmission a donc lieu à travers les siècles. En pleine épidémie mondiale d’un virus inconnu, en attendant une catastrophe économique, l’Esprit souffle son ironie dans le concert des voix.

La position philosophique de Mozart est claire : il croit, en dépit de toutes les illusions et de tous les déchirements, à une réconciliation générale. L’être humain, homme ou femme, qui prend les choses du bon côté et avec raison, trouvera forcément un « beau calme ». Le dernier mot italien de l’opéra est trovera. Il tombe à pic pour ce livre. Le présent est trop prisonnier du passé, surtout pour les femmes, la révolution reste à retrouver. On s’est trompés, on se pardonne, on accepte les désaccords, on boit à l’harmonisation des différences, c’est-à-dire à une toute nouvelle Raison.

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Interview de Joana Mallwitz

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Extraits de Cosi fan tutte

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Interview d’Elsa Dreisig

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LIRE MON ARTICLE :
Légende : Elsa Dreisig dans Cosi fan tutte de Mozart

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LÉGENDE

Entretien avec Philippe Sollers

Dans quel sens comprendre le titre "Légende" ? Au sens étymologique de « ce qui doit être lu » ? Ou encore au sens de «  texte qui accompagne et explique une image » ?

— Ce qui doit être lu sonne comme une nouveauté considérable au moment où l’on peut dire qu’une multitude de livres ne demandent pas d’être lus. Lire est une activité de plus en plus ruinée par le numérique, et, ne serait-ce que pour cela, le titre a été choisi consciemment. Le texte qui accompagne et explique une image me convient aussi dans la mesure où le livre est le commentaire d’une image constante en mouvement. Mais, plus sérieusement encore, c’est un volume métaphysique en dialogue avec "La Légende des siècles" de Victor Hugo, ce dernier étant convoqué à plusieurs reprises en tant que personnage romanesque.

— Peut-on lire ce livre comme un manuel de survie face au rétrécissement de nos vies imposé non seulement par le(s) confinement(s) actuel(s), mais aussi, plus profondément, par la robotisation, la déshumanisation technologique ?

— Je crois que vous avez tort de parler de « nos vies ». J’évite autant que possible de résister à la tendance réaliste actuelle d’employer le « nous ». Parler de « nos vies » me paraît absolument scandaleux. Il n’y a qu’une seule vie pour chacune et chacun. Si quelqu’un accepte le rétrécissement de sa vie en dehors des besoins matériels, ça veut tout simplement dire qu’il « survit » et ne vit pas.

— Vous écrivez (dans le chapitre "Désennui", p. 37) «  L’enfer est moderne, le paradis est classique ». Un rappel des valeurs humanistes, de la nécessité d’un retour à l’essentiel pour retrouver le sens de la vie ?

— Surtout pas des « valeurs humanistes ». Je me moque sans cesse de l’auteur actuel le plus propagandisé et que j’appelle précisément Nosvaleurs. Nosvaleurs a réponse à tout. Nosvaleurs est républicain, Nosvaleurs est progressiste, Novaleurs est de gauche, Nosvaleurs est moral et vous explique tout d’une façon moralisante, Nosvaleurs s’indigne tous les jours. Et je ne parle pas seulement de Pierre Nosvaleurs, auteur considérable, mais peut-être surtout de Caroline Nosvaleurs, qui est aussi pénible que son mari. Je n’ai absolument pas besoin d’un retour à l’essentiel pour retrouver le sens de la vie. L’essentiel je le respire chaque jour.

— Vous évoquez un ouvrage alchimique du XVIIe siècle, "Les douze clefs de la philosophie" [3], en convoquant au passage André Breton et René Guénon. Voyez-vous dans l’ésotérisme un continent perdu de savoirs et de sagesses qu’il est temps d’explorer ?

— Merci pour cette question qui est absolument centrale. Je crois être le seul romancier à participer du savoir que vous évoquez et qui est en général parfaitement méconnu et refoulé. Ce n’est pas par hasard que j’ai fait dans "Désir", mon précédent roman, l’étude de Louis-Claude de Saint Martin, dont vous vous souvenez qu’il a été appelé « le philosophe inconnu ». Je ne pense pas qu’on puisse « explorer » l’ésotérisme. C’est un continent en effet perdu, mais que l’on peut convoquer comme une force indestructible. J’ai toujours en tête la dédicace qu’André Breton m’a envoyée en 1962 pour la réédition des "Manifestes du surréalisme" : « Pour Philippe Sollers, aimé des fées ». C’était un expert. Je parle beaucoup de cette magie des rencontres.

— Vous publiez simultanément un autre ouvrage, à caractère autobiographique celui-ci, "Agent secret" – cet « agent secret » n’étant nul autre que vous-même. De quelle manière "Légende" et "Agent secret" se répondent-ils (ou se complètent-ils) ?


La dédicace des Écrits
Publiée dans Tel Quel 90, novembre 1981
(Lacan est mort en septembre).

— "Agent secret" est un récit biographique qui comporte beaucoup de photos de pans entiers de mon existence, surtout enfantine. S’y ajoute le récit de quelques une de mes rencontres les plus singulières qui ont pris chaque fois une forme de révélation. Autre envoi qui m’a singulièrement touché, lorsque Lacan photographié ici avec moi en 1975 au sortir de son séminaire sur Joyce, m’a envoyé ses "Ecrits" avec la dédicace suivante : « On n’est pas si seuls somme toute. » C’était pour souligner, bien sûr, à quel point on est seul, ce qui est la particularité d’un agent secret, c’est-à-dire de quelqu’un qui doit pouvoir se glisser dans plusieurs identités, y compris contradictoires, et devenir ainsi une légende.

PHILIPPE SOLLERS
Bulletin Gallimard, mars-avril, 2021

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Légende Agent secret, roman

Un film de G.K. Galabov et Sophie Zhang

« Heureux celui dont la façon de procéder rencontre la qualité des temps » (Machiavel [4])

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Ré-Londres-Pékin-Paris, 2020-2021.

C’est un film qu’on pourrait dire crépusculaire (les plans des paysages marins et du ciel, filmés à l’île de Ré, n’ont jamais été aussi beaux [5]) si l’on se souvient toutefois, avec Baudelaire, qu’il y a un crépuscule du soir (« Voici le soir charmant, ami du criminel ») et un crépuscule du matin (« L’aurore grelottante en robe rose et verte »). Un film testamentaire ? C’est le sentiment d’Antoine Gallimard après sa lecture du roman de Sollers.

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LETTRE D’ANTOINE GALLIMARD À PHILIPPE SOLLERS À PROPOS DE SON PROCHAIN ROMAN, LÉGENDE, DATÉE DU 26 SEPTEMBRE 2020

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26/9/2020

Mon cher Philippe,

Tu m’a confié « Légende », début septembre et je l’ai lu (pardon pour ce léger retard) avec beaucoup d’attention. Car si ce roman est bref, il est riche de ton intelligence et se nourrit parfaitement de tes passions. Le lecteur sera d’accord avec toi quand tu cites Schlegel : « l’ironie est la claire conscience de l’agilité éternelle et la plénitude infinie du chaos ».
Aujourd’hui, « la bête, devenue progressiste et la propagande puritaine ont fait leur nid dans la nouvelle Trinité Technique. » Tout est dit pour nous faire toucher le fond du chaos infini.
Devant ce fracas millénaire, gardons le silence, restons en contemplation pour « trouver le nouveau dans le cœur brûlant de l’ancien ».
J’ai aimé tes dernières pages qui sont d’une tonalité intime, comme dans une disposition testamentaire du père vers le fils et réciproquement. Voilà donc la légende non des siècles mais du millénaire ! Avec joie de te publier en mars avec, si toi et Isabelle sont d’accord, ton essai prévu dans Traits et Portraits.

Je t’embrasse –
Antoine


ZOOM : cliquer sur l’image.
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Premières clés

Dès les premiers plans du film Légende Agent secret, apparaît Apollon amoureux de Daphné peint par Nicolas Poussin en 1664, un an avant sa mort.


Poussin, Apollon amoureux de Daphné, 1664.
Le Louvre. Photo A.G., 25 janvier 2017. ZOOM : cliquer sur l’image.
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En 1994, déjà, Sollers parlait de cette toile sans réserve...

« Quand l’usure du temps est trop grande, je vais voir au Louvre cette merveilleuse lettre volée, tableau inachevé : Apollon amoureux de Daphné. Le dehors, d’emblée, est aboli. Plus de circulation, d’événements, de fausses informations, de cotations, de psychisme abusif ou d’hystérie inutile : Poussin interrompt, il rompt.
[...] Je reviens à cet Apollon et Daphné, clairière du Louvre. Quel paradis profond et frais, quel concert. Le cercle qui en forme le centre n’en finit pas de s’enchanter des figures incompatibles qui le bordent, toutes occupées à une action rentrée. Contradiction : l’arc et la lyre. Présence : qui ne se ressemble pas, et ne se ressemblera jamais, s’est rassemblé dans un temps suspendu de flèche. Le rouge appartient au dieu. Les deux nymphes, la bleue et la jaune, perchées dans les arbres, ont une insolence de bonheur énigmatique dont tous les esprits libres se souviendront. »
(Réserve de Poussin, La guerre du goût, 1994)

Dans Agent secret (Mercure de France, 2021, p. 165-166)

« Ce tableau de Nicolas Poussin est pour moi sacré. Il est au Louvre, Poussin l’a peint à la toute fin de sa vie et l’a laissé inachevé, c’est sa dernière œuvre. Il suffit de comprendre pourquoi. Ce tableau s’appelle Apollon amoureux de Daphné. Le voilà assis à gauche, là, Apollon. Qui est cette Daphné, qui va devenir un personnage très important dans un prochain roman, qui s’appellera Légende, où elle devient une amie d’enfance que je vais retrouver beaucoup plus tard alors qu’on a été lycéens ensemble, dans ce lycée qui, pour la première fois, acceptait les filles. Avec un peu d’imagination, on pouvait se débrouiller pour se servir des jardins de Bordeaux, surtout avec une fille qui s’appelait Daphné. Savez-vous en quoi elle a été transformée pour échapper aux assiduités d’Apollon ? En laurier.


Le Bernin, Apollon et Daphné, 1623-1625.
Photo A.G., 23 juin 2015.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Vous avez la même représentation à la galerie Borghèse à Rome, avec la sculpture du Bernin, Apollon et Daphné. Tous ont rêvé d’étreindre une femme qui se transforme en laurier. Le laurier est l’arbre d’Apollon. Daphné veut dire laurier. Évidemment tout cela vous parle à mots couverts, et vous n’êtes pas obligés de croire qu’Apollon n’a pas eu de rapports intimes avec Daphné. Personnellement je pense que cette Daphné mérite la plus grande attention. En tout cas, voici une reproduction qui n’est pas assez éclairée, de ce tableau génial. Dans les deux arbres du tableau, vous avez deux nymphes très élégantes, l’une jaune, l’autre bleue. Tout est plein de nymphes, c’est extraordinaire, Apollon est donc un nymphomane professionnel. C’est drôle qu’on ait gardé ce mot pour des désirs exagérés attribués au sexe féminin, et vous avez, dans la foulée, Mallarmé et son Après-midi d’un faune, qui fait dire à son faune : « Ces nymphes, je les veux perpétuer. » Vous écoutez en même temps Debussy et vous êtes au cœur de la végétation française.
Les secrets de la sexualité sont uniquement trouvables en français. En France, tout le tissu naturel est construit sur un savoir sexuel énorme. Je ne vais pas vous citer Sade ou Baudelaire, vous avez compris. »

Et dans Légende donc (Gallimard, 2021, p. 50) car il faut lire Légende et Agent secret ensemble :

« Apollon amoureux de Daphné est un des tableaux les plus mystérieux du monde. Il a été peint par Nicolas Poussin peu avant sa mort entre 1660 et 1664. Le peintre, sans l’achever, l’a offert à un cardinal italien, et il n’a été acheté par le Louvre que trois siècles plus tard, où je vais le voir le plus souvent possible. Je rentre en lui par la gauche, je m’installe confortablement à la place du dieu rouge, j’ai sous les yeux, à ma disposition, un flux de nymphes toutes plus désirables les unes que les autres, et Daphné, dans cette fresque, est évidemment unique. J’ai deux protectrices : la nymphe jaune, assise dans le grand laurier, et la bleue, tenant fermement une branche de l’arbre sacré. Le paysage se regarde de partout, et l’harmonie répand ses métamorphoses sur fond de silence.

Ce tableau, pour moi, traverse tous les écrans, c’est l’éclaircie même. Il peut se balader sur tous les ordinateurs du monde, sans perdre un millimètre de son inexplicable beauté. L’œil et la main de Poussin nous sont devenus incompréhensibles. Personne ne pense plus à un dieu en voyant un laurier. »

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Ici, dans le film, plans sur le Portrait de Mallarmé par Manet et allusion au Prélude à l’après-midi d’un faune (1876). « Un coup de pinceau abolit le hasard » (Sollers).


Manet, Portrait de Stéphane Mallarmé, 1876.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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Sollers, 1965, dans Littérature et totalité :

Dans une constellation de noms qui rassemblerait Lautréamont, Rimbaud, Raymond Roussel, Proust, Joyce, Kafka, le surréalisme et ce qui est né avec lui ou à son contact, Mallarmé occupe, nous semble-t-il, une position clé et comme à égale distance de toutes les autres. Cette constellation n’est pas si incohérente qu’on pourrait le croire au premier abord : elle se déploie sur un fond philosophique et esthétique bouleversé par Marx, Kierkegaard, Nietzsche et Freud (plus tard par la linguistique) ; par Manet, Cézanne, Wagner, Debussy ; — fond qui lui-même renvoie à une mutation scientifique, économique et technique sans précédent. Nous disons que Mallarmé occupe dans ce mouvement une place éclairante, parce que nous croyons la plus explicite son expérience du langage et de la littérature, leur mise en question réciproque et l’exposition qu’il en a donnée. (je souligne)

et, en 1996, dans L’amour selon Mallarmé :


Manet, Méry Laurent au chapeau noir (L’automne), 1882.
Musée des Beaux-Arts, Dijon. ZOOM, cliquer l’image.

Le dandysme de Mallarmé est sans affectation, terrible, héroïque. Tous ces billets, ces quatrains, ces enveloppes rédigées en vers pour le facteur (« Villa des Arts, près l’avenue / De Clichy, peint Monsieur Renoir / Qui devant une épaule nue / Broie autre chose que du noir »), sont des signaux de maîtrise enjouée, victorieuse de l’illusion sociale ; une manière de surplomber le « chahut de la vaste incompréhension humaine ». Huysmans, dans une méchante note de carnet, prétend que Méry Laurent trouvait Mallarmé sale, et qu’elle ne lui a jamais accordé ses faveurs. Voilà qui est peu en rapport avec ce que l’auteur du Coup de dés écrit à son « petit Paon » : « Moi qui ne hais que la saleté et le bruit. » Mallarmé, l’anarchiste, touchait Méry d’une façon inimaginable pour ces messieurs du XIXe siècle (ce sont d’ailleurs les mêmes aujourd’hui). Il est bien question d’une « frigidité qui se fond en un rire de fleurir ivre ». Ou bien : « Si tu veux nous nous aimerons / Avec la bouche sans le dire. » Méry captait-elle ces messages ? Oui, c’est bien une langue secrète en plein jour. (je souligne)

Mallarmé anarchiste ? Avec « Monet, grands jardin et nymphéas, Manet, roses et nymphes, ajoutez Cézanne, Degas et Renoir, vous avez là un parfait bouquet d’anarchistes français. Supprimez-les et aucune vraie révolution n’est pensable. »

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« Contrairement aux apparences, je suis plutôt un homme sauvage, fleurs, papillons, arbres, îles. Ma vie est dans les marais, les vignes, les vagues. Qu’importe ici qui dit je. Écrire à la main, nager dans l’encre bleue, voir le liquide s’écouler sont des expériences fondamentales. Je vis à la limite d’une réserve d’oiseaux, mouettes rieuses, goélands, faucons, sternes, bécasseaux, canards colverts, hérons. Ah être un oiseau ! Dans la maison, tous les matins, je laisse Richter jouer Haydn, on pourrait l’écouter sans cesse, ré mineur, concert public de Mantoue, notes vives et détachées, j’aime le futur immédiat, je ne crains pas la répétition, jeu enfantin, cercle qui ne va nulle part, on écrit toujours pour une voix disait Beckett, pas de voix, pas de notes ni de mots. Le bonheur est possible. Je répète. Le bonheur est possible. »

Il y a de la magie dans la vie et dans l’œuvre de Philippe Sollers, écrivain, éditeur, critique, solitaire, paradoxal, et merveilleux visionnaire. Une magie née de sa passion pour la littérature, la poésie, la nature et la musique, pour la rencontre amoureuse, pour l’art du secret et de l’intime. Philippe Sollers, en agent secret ? Tel est le pari de ce singulier et bouleversant autoportrait.

Entretien avec Colette Fellous éditrice de la collection "Traits et portraits" au Mercure de France, 4 mars 2021.

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L’exergue est de Friedrich Schlegel : « l’ironie est la claire conscience de l’agilité éternelle et la plénitude infinie du chaos. » (Ideen, Nr. 69)

On lisait déjà dans Femmes (1983) :

« — [...] …Baise inerte… Plus un effort… Élémentaire, Watson !…
— Trop d’ironie !
— Schlegel, mon cher : "L’ironie est la claire conscience de l’agilité éternelle, et de la plénitude infinie du chaos". »
(folio 1620, p. 406).

Et, sur le site de Sollers, avec la présentation d’Agent secret, cet hommage à Manet (et, indirectement, à Berthe Morisot). C’est également la seule reproduction en couleurs qui ouvre le livre.


Manet, Bouquet de violettes et éventail, 1872. Lettre dédicace à Berthe Morisot.
Crédit : Philippe Sollers ZOOM : cliquer sur l’image.
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Pourquoi ? Rappelons Fleurs (Hermann, 2006, p. 55) :

« Violette, amour caché, clandestinité, secret, ambiguïté sexuelle, unisexualité, etc.
Impossible, avec la violette, de ne pas penser au bouquet introduit par Manet dans le corsage de sa belle-soeur Berthe Morisot, elle-même fleur noire et rose au regard vif de noirceur. Du même, le bouquet de violettes, près d’un éventail, petit roman érotique.
[...]
Tout cela semble loin, très loin, comme d’avant le Déluge. Ces signaux, ces récits de l’oisiveté sensible, nous racontent un monde où les femmes (du moins certaines) vivaient leur vie végétale en retrait, en serre, en marge centrale, en dissimulation, et comme en attente de fécondation. On envoie encore des fleurs, bien entendu, mais sans sous-entendus. Les lys ne filent toujours pas, mais les femmes, désormais, travaillent.
Violette, beau prénom féminin. Mot étrange : viol, viole, violon, violoncelle, voile, voilette. "Ô, l’Oméga, rayon violet de ses yeux". Rimbaud, encore : "L’araignée de la haie ne mange que des violettes." »
(je souligne)

ou L’étoile des amants (Gallimard, 2003, p. 150) :

« Dans la violette odorante circulent des noms, et pas n’importe lesquels : le tsar, la France, la reine Victoria, Berthe Morisot, la violette des quatre-saisons, celle de Parme, Marie-Louise. On a le choix entre le haut et le bas. Le peintre français Edouard Manet était un grand amateur de violettes. On devrait se demander pourquoi. La vérité, en un sens, est violette.
— On joue au viol ?
— Qui commence ? Toi ou moi ?
— Moi. »
(je souligne)

On joue.

Un lecteur attentif aura remarqué (Agent secret, p. 145) ces phrases qui, dans le contexte de misère sociale, culturelle et épidémique que nous connaissons, sont, bien entendu, pensées (puisqu’il s’agit de « fleurs » envoyées) :

« Et revoilà Céline au premier plan de l’actualité, avec sa veuve qui meurt à l’âge de cent sept ans. J’étais allé la voir à Meudon d’ailleurs, charmante femme, danseuse, très intelligente, à peine vivante, morte-vivante. Sa mort pose à nouveau la question des pamphlets. Est-ce que Céline est un grand écrivain ou pas ? Un avocat juif a dit un jour, pour rire : "Si je lis Céline, est-ce que je deviens antisémite ?" Il y a encore heureusement un peu d’humour parfois. Je note qu’en pleine crise du Covid-19, le professeur Didier Raoult, dans un entretien, a décliné ses écrivains préférés : Nietzsche, Rimbaud, Céline. Il a précisé que sa femme était juive, donc ses enfants aussi, mais qu’il ne voyait pas pourquoi il se priverait de lire un des plus grands génies de l’humanité [6]. »

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COUPURES DE PRESSE


Le Monde du 15 avril 2021.
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Le JDD du 7 mars 2021.
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Sud-Ouest du 4 avril 2021.
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Quelques clés (musicales)

ou digressions au fil de mes lectures et divagations

« Ô saisons, Ô chateaux !
Quelle âme est sans défauts ?
J’ai fait la magique étude
Du bonheur, qu’aucun n’élude. »

Rimbaud, Une Saison en enfer.

Entre 1660 et 1664, à Rome, Poussin peint Les Quatre Saisons qui sont aujourd’hui exposées au Louvre. Ce sont des scènes bibliques. Le printemps ou le paradis terrestre, L’été ou la rencontre entre Ruth et Booz, L’automne ou la grappe de Canaan, L’hiver ou le déluge.


Poussin, Les Quatre Saisons, 1660-1664.
Le Louvre. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Admirable Tremblement du Temps

Nicolas Poussin, Les Quatre Saisons

Alain Jaubert, 30 min, 1991 (collection « Palettes »)

Au cours de ses dernières années à Rome, Nicolas Poussin exécute pour le duc de Richelieu quatre tableaux évoquant les saisons.
Considérée comme le testament pictural du peintre, cette série est l’aboutissement d’un art techniquement maîtrisé, véritable synthèse de tous les éléments du style tardif de l’artiste, mais où pointent les symptômes de l’âge et de la maladie, visibles dans la touche tremblée et minuscule. Fidèle au chromatisme des Vénitiens, Poussin module des jeux de couleur surprenants, en rapport étroit avec le sens de chaque tableau. Les Quatre Saisons, c’est aussi les quatre phases de Rédemption, les quatre parties de la journée, les quatre âges de l’histoire des hommes et, surtout, quatre épisodes de la Bible ("Printemps : le Paradis terrestre" ; "Été : rencontre entre Ruth et Booz" ; "Automne : grappe de raisin rapportée de la Terre promise" ; "Hiver : le Déluge").
Les différentes interprétations thématiques de cette suite révèlent une étroite synthèse entre le récit biblique et la mythologie classique. Mais Poussin résume tout son savoir de peintre et laisse éclater une sorte de panthéisme virgilien. Une fois de plus, Palettes explore et révèle les secrets de cette série complexe et emblématique à l’aide des instruments d’analyse les plus modernes.

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Le site du Louvre

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« Ô Douceurs, ô monde, ô musique !
des châteaux bâtis en os sort la musique inconnue. »

Rimbaud, Illuminations, « Villes I ».

Joseph Haydn : Les Saisons

Die Jahreszeiten (en français Les Saisons) est un oratorio profane en quatre parties composé par Joseph Haydn entre 1799 et 1801 sur un texte de Gottfried van Swieten. Il est ici interprété par Nikolaus Harnoncourt et l’orchestre philharmonique de Vienne (Salzburg, 2013). Il est introduit par Les Quatre Saisons de Nicolas Poussin. Le fermier Simon, sa fille Hanne et le paysan Lucas racontent différentes scènes au cours des saisons de l’année. « Vois ici, homme fourvoyé, vois l’image de ta vie. Ton bref printemps est passé, épuisée la force de ton été. Déjà ton automne décline vers la vieillesse, déjà s’approche le livide hiver qui te montre la tombe ouverte » dit Simon dans le dernier air. Haydn a 69 ans lors de la création au palais du Prince Schwarzenberg à Vienne le 24 avril 1801. Il dira plus tard que Les Saisons lui ont « cassé les reins ». Harnoncourt a 83 ans lors cette interprétation.

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Dans sa Vie de Haydn, Stendhal qui voit en Haydn « le Tintoret de la musique » ou encore « le peintre des paysages, le Claude Lorrain de la musique », est partagé, un peu sévère, « probablement mauvais juge » selon ses propres termes :


Stendhal, 1854. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

« Le texte des Quatre Saisons est un pauvre texte. Quant à la musique, figurez-vous une galerie de tableaux différents par le genre, le sujet et le coloris. Cette galerie est divisée en quatre salles ; au milieu de chacune d’elles, paraît un grand tableau principal. Les sujets de ces quatre tableaux sont : pour le premier, la neige, les aquilons, le froid et ses horreurs ; pendant l’été, la tempête ; dans l’automne, la chasse ; et pour l’hiver, la soirée des villageois.
On voit d’abord qu’un habitant d’un climat plus fortuné n’aurait pas mis la neige et les horreurs de l’hiver dans la peinture du printemps. Suivant moi, c’est un assez triste commencement d’ouvrage. Suivant les amateurs du genre, ces sons rudes préparent merveilleusement au plaisir qu’on aura par la suite.
Haydn, dans la peinture du soleil d’été, a été obligé de lutter contre le premier lever du soleil dans la Création : et cet art, qu’on veut faire descriptif, est si vague, si antidécrivant, que, malgré les soins incroyables que s’est donnés le premier symphoniste du monde, il est tombé un peu dans la répétition. L’abattement, l’anéantissement de tout ce qui respire, et même des plantes, pendant la grande chaleur d’un jour d’été, est parfaitement bien rendu. Ce tableau, très-vrai, finit par un silence universel. Le coup de tonnerre qui commence la tempête vient rompre ce silence. Ici Haydn est dans son fort : tout est feu, cris, rumeur, épouvante. C’est un tableau de Michel-Ange. Cependant la tempête finit, les nuages se dissipent, le soleil reparaît, les gouttes d’eau dont sont chargées les feuilles des arbres brillent dans la forêt, une soirée charmante succède à l’orage, la nuit vient, tout est silencieux ; de temps en temps seulement le gémissement d’un oiseau nocturne et le son de la cloche éloignée, viennent rompre le silence universel.
Ici l’imitation physique est portée aussi loin qu’elle peut aller. Mais cette peinture tranquille fait une fin peu frappante pour l’été, après le morceau terrible de la tempête.
La chasse du cerf, qui ouvre l’automne, est un sujet heureux pour la musique. [...]
Les vendanges, où des buveurs chantent d’un côté, pendant que la danse occupe les jeunes gens du village, forment un tableau agréable. Le chant des buveurs est mélangé avec l’air d’une danse nationale de l’Autriche, arrangée en fugue.
L’effet de ce morceau plein de verve est très-piquant, surtout dans le pays. On le joue souvent en Hongrie pendant les vendanges. C’est la seule fois, je crois, que Haydn, en imitant directement la nature, se soit fait un moyen de succès des souvenirs de ses compatriotes.
Les critiques reprochèrent aux Quatre Saisons d’avoir encore moins de chants que la Création, et dirent que c’était une pièce de musique instrumentale, avec accompagnement de voix. L’auteur vieillissait. On lui objecte aussi, assez ridiculement suivant moi, d’avoir mêlé un peu de gaieté à un sujet sérieux. Et pourquoi sérieux ? Parce que la pièce de musique s’appelle oratorio. Le titre peut être mal choisi ; mais la symphonie qui n’émeut pas bien profondément n’est-elle pas trop heureuse d’être gaie quelquefois ? Les frileux lui reprochent, avec plus de raison, d’avoir mis deux hivers dans une seule année.
La meilleure critique qu’on ait faite de cet ouvrage est celle que Haydn m’adressa lorsque j’allai lui rendre compte de la représentation qu’on venait d’en donner au palais de Schwartzenberg. Les applaudissements avaient été unanimes. Je me hâtai de sortir pour aller faire mon compliment à l’auteur. Je commençais à peine à ouvrir la bouche, que le loyal compositeur m’arrêta :

J’ai du plaisir que ma musique ait plu au public ; mais de vous je ne reçois pas de compliment sur cet ouvrage. Je suis convaincu que vous sentez vous-même que ce n’est pas là la Création ; et la raison, la voici. Dans la Création, les personnages sont des anges ; ici, ce sont des paysans.

Cette objection est excellente, appliquée à un homme dont le talent était plutôt le sublime que le tendre.
Les paroles des Quatre Saisons, assez communes en elles-mêmes, furent platement traduites eu plusieurs langues. On mit la musique en quatuors et quintetti, et elle servit plus que celle de la Création aux petits concerts d’amateurs. Le peu de mélodie qui s’y trouve étant davantage dans l’orchestre, en ôtant les voix, le chant reste presque en entier. Au reste, je suis probablement mauvais juge des Quatre Saisons. Je n’ai entendu cet oratorio qu’une fois, et encore étais-je fort distrait. »

« Il n’y aura jamais de commémoration romantisée de Joseph Haydn, que Mozart, ce Christ, appelait "papa" » écrit Sollers dans Le lieu et la formule qui ajoute (n’est-ce pas d’actualité ?) : « Comment concilier le nom de Dieu et la génétique ? Vieux et pénible problème, résolu ici comme par enchantement : YAH. ADN. »

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L’Hiver ou Le Déluge

L’hiver, nous y sommes, et quel hiver ! « Et je redoute l’hiver parce que c’est la saison du comfort ! » dit Rimbaud dans Adieu qui clôt Une Saison en enfer. L’hiver saison du confort ? On peut en discuter en ces temps de mutation, pas seulement épidémique. En tout cas, « Oui l’heure nouvelle est au moins très-sévère ».

Poussin souffrait d’une maladie nerveuse. Vers la fin de sa vie, sa main tremble, les contours sont moins définis. Les reproductions des peintures qu’on trouve sur internet tendent à corriger à tort ce qu’Alain Jaubert, à propos des Saisons, a appelé, citant Chateaubriand, un « admirable tremblement du temps ». C’est pourquoi j’ai toujours préféré photographier moi-même les tableaux sans corriger artificiellement ce tremblement.


Poussin, L’Hiver ou Le Déluge , 1660-1664.
« L’humanité périt dans le Déluge universel, dont chacun tente en vain de se sauver.
À gauche, l’arche de Noé seule y échappera. »
À gauche toujours, remarquez le serpent qui zigzague.

Collection de Louis XIV (acquis du duc de Richelieu en 1665)
Le Louvre. Photo A.G., 25 janvier 2017. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Apollon amoureux de Daphné comme L’Hiver ou Le Déluge sont datés de 1664 et seraient les dernières oeuvres de Nicolas Poussin, mort à Rome en 1665.

Jean Jacques Rousseau :

« Je n’aime que les êtres vivants, je regarde tout le reste avec les yeux les plus indifférents. Il n’y a qu’un seul tableau qui m’ait frappé dans ma vie : c’est celui du Poussin, qui représente le déluge. Je le regardai pendant une heure entière, et j’eus de la peine à m’en arracher, quoiqu’il remplît mon âme de la plus vive amertume. J’y crus sentir toute la nature souffrante ; pendant longtemps, je l’eus toujours devant les yeux. Ah ! je ne pourrais demeurer dans une chambre où serait ce tableau ; je serais toujours accablé d’une tristesse mortelle [7]. »

François-René de Chateaubriand :

« En 1664 Poussin avait acheté, de la dot de sa femme, une maison sur le mont Pincio, auprès d’un casino de Claude Lorrain, en face de l’ancienne retraite de Raphaël, au bas des jardins de la villa Borghèse ; noms qui suffisent pour jeter l’immortalité sur cette scène. Le Poussin mourut au mois de novembre 1665, et fut enterré dans Saint-Laurent in Lucinia. Si Rancé eût attendu seulement cinq ou six mois, il aurait pu assister à des funérailles avec l’abbé Nicaise, auteur d’un voyage à La Trappe, là où je n’ai eu que l’honneur de placer un buste. Le réformateur aimait les tableaux, témoin ceux qu’il avait lui-même esquissés : en voyant le cercueil du Poussin, il aurait été touché, tandis que se serait augmenté son mépris pour la gloire humaine. "J’ai rencontré, Poussin, dit Bonaventure d’Argonne, dans les débris de Rome, ou dessinant sur les bords du Tibre." L’abbé Antoine Arnauld, de la génération de Port-Royal, affilié depuis à La Trappe, avait aussi fréquenté l’auteur du tableau du Déluge. Ce tableau rappelle quelque chose de l’âge délaissé et de la main du vieillard : admirable tremblement du temps ! souvent les hommes de génie ont annoncé leur fin par des chefs-d’œuvre : c’est leur âme qui s’envole [8]. »

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Uccello, Le déluge et le retrait des eaux. Florence, Cloître de Santa Maria Novella.
Photo A.G., 3 mai 2010. Zoom : cliquer sur l’image.
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.
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Après le Déluge

Une saison a passé. Après le Déluge ouvre les Illuminations de Rimbaud. C’en est le « programme initial » [9]. Avec l’évocation de l’Ancien Testament, de la première alliance et, déjà, une prière à l’arc-en-ciel, comme promesse d’une nouvelle alliance.


Rimbaud, Illuminations
Les manuscrits. L’intégrale (Textuel, 2012) [10]. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Après le Déluge
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Aussitôt que l’idée du Déluge se fut rassise,
Un lièvre s’arrêta dans les sainfoins et les clochettes mouvantes et dit sa prière à l’arc-en-ciel à travers la toile de l’araignée.
Oh ! les pierres précieuses qui se cachaient, − les fleurs qui regardaient déjà.
Dans la grande rue sale les étals se dressèrent, et l’on tira les barques vers la mer étagée là-haut comme sur les gravures.
Le sang coula, chez Barbe-Bleue, − aux abattoirs, − dans les cirques, où le sceau de Dieu blêmit les fenêtres. Le sang et le lait coulèrent.
Les castors bâtirent. Les "mazagrans" fumèrent dans les estaminets.
Dans la grande maison de vitres encore ruisselante les enfants en deuil regardèrent les merveilleuses images.
Une porte claqua, et sur la place du hameau, l’enfant tourna ses bras, compris des girouettes et des coqs des clochers de partout, sous l’éclatante giboulée.
Madame*** établit un piano dans les Alpes. La messe et les premières communions se célébrèrent aux cent mille autels de la cathédrale.
Les caravanes partirent. Et le Splendide-Hôtel fut bâti dans le chaos de glaces et de nuit du pôle.
Depuis lors, la Lune entendit les chacals piaulant par les déserts de thym, − et les églogues en sabots grognant dans le verger. Puis, dans la futaie violette, bourgeonnante, Eucharis me dit que c’était le printemps.
— Sourds, étang, — Écume, roule sur le pont, et par dessus les bois ; — draps noirs et orgues, — éclairs et tonnerres — montez et roulez ; — Eaux et tristesses, montez et relevez les Déluges.
Car depuis qu’ils se sont dissipés, — oh les pierres précieuses s’enfouissant, et les fleurs ouvertes ! — c’est un ennui ! et la Reine, la Sorcière qui allume sa braise dans le pot de terre, ne voudra jamais nous raconter ce qu’elle sait, et que nous ignorons. (je souligne)

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Mozart et la Franc-maçonnerie


Tableau qui représente l’intérieur de ce que l’on croît être la loge Zur neugekrönten Hoffnung (« L’espérance nouvellement couronnée »), à Vienne.
On pense que Mozart est représenté à l’extrême droite, avec un habit noir et épée,
assis au côté de son ami Emanuel Schikaneder (avec un habit rouge).
Musée de Vienne. Peinture à l’huile, vers 1785.

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Le musée de Vienne date A l’Espérance nouvellement couronnée de 1785. Sollers, dans le film, mentionne « 1789 ». Ce choix n’est pas insignifiant : début de la Révolution française. On sait par ailleurs que Mozart resta membre de cette loge jusqu’à sa mort à Vienne le 5 décembre 1791, deux mois seulement après la première représentation de La Flûte enchantée au théâtre de Schikaneder.
Sur l’appartenance de Mozart à la Franc-maçonnerie, Ferdinand Zörrer écrit dans
Mozart : les chemins de l’Europe (direction Brigitte Massin, p. 257-259) :

« [...] Aux antipodes des Gold und Rosenkreuzer [11] ainsi que des Frères asiatiques, on trouvait l’ordre des Illuminés, fondé le 1er mai 1776 à Ingolstadt par le pro­fesseur Adam Weishaupt, qui le nomma Orden der perfedibilisten (ordre des Perfectibilistes). Le nouvel ordre se considérait comme une unité de combat contre les "ennemis de la raison et de l’humanité", comme un puissant parti uni contre les jésuites et une forte institution contre les Rose-Croix allemands. L’ordre des Illuminés était diamétralement opposé aux autres sociétés secrètes. C’est aux environs de 1781-1782 que les Illuminés réussirent à prendre fermement pied à Vienne. Leurs activités furent de courte durée car en 1786 l’organisation cessa manifestement de fonctionner.
C’est en raison de rivalités internes au sein des sociétés secrètes et de l’exubérante prolifération de loges non officielles et non affiliées à la Grande Loge nationale qu’un certain nombre de frères souhaitèrent une organisation plus stricte. L’empereur lui-même désirait insérer les loges dans une structure contrôlée. C’est ainsi que Joseph II édicta en décembre 1785 le célèbre Freimaurerpatent (édit sur la franc-maçonnerie), qui reconnaissait l’existence de l’ordre mais restreignait le nombre de loges. Les toutes premières phrases du texte contenaient aussi des observations inamicales de l’empereur. De nombreux frères en conçurent de l’amertume. Le contrôle des autorités entraîna rapidement un certain déclin de la vie des loges. Deux loges collectives furent fondées à Vienne : Zur Wahreit (A la Vérité) et Zur neugekronten Hoffnung (A l’Espérance nouvellement couronnée) ; les activités de la première durèrent une seule année. La Neugekronte Hoffnung, elle, subsista jusqu’en 1794 après avoir repris, à la suite de la disparition de la Grosse Landeslage (Grande Loge nationale), le nom de Gekronte Hoffnung (A l’Espérance couronnée).

Sous le règne de Léopold II, la franc-maçonnerie connut une brève prospérité bien que le siècle des Lumières touchât à sa fin. Le régime réactionnaire de l’empereur François marqua l’extinction de la maçonnerie en Autriche. C’est la Révolution française qui conduisit tous les systèmes monarchiques à craindre toute activité libérale. La révélation d’un prétendu complot jacobin et une sanglante persécution, qui fit de nombreuses victimes parmi les francs-maçons, marquèrent le point culminant des mesures prises à l’encontre de l’ordre. Diverses réglementations criminalisèrent la franc­ maçonnerie. Sous la monarchie des Habsbourg, elle resta interdite (sauf en Hongrie après 1867) jusqu’à la fin de la première guerre mondiale et à la fondation de la République.

Pour en venir à présent à Mozart lui-même, le 5 décembre 1784, la loge viennoise Zur Wohltatigkeit (A la Bienfaisance) adressa aux loges sœurs le document suivant : "Candidat : maître de chapelle Mozart. Notre ancien secrétaire, le Frère Hoffmann, a omis d’annoncer cette candidature aux très honorables loges sœurs ; elle a déjà été communiquée il y a quatre semaines à l’honorable loge de district, et nous devrions donc prendre des mesures pour l’admission du maître de chapelle Mozart au cours de la semaine prochaine, si les très honorables loges sœurs n’élèvent pas d’objection. Fait en l’Orient de Vienne..." On ignore qui présenta la candidature de Wolfgang Amadeus Mozart à la franc-maçonnerie ; peut-être s’agissait-il du maître de la loge, le baron Otto von Gemmingen, protecteur du compositeur à Mannheim en 1778 et qui s’était établi à Vienne quatre années plus tard.

A la suite de son initiation survenue le 14 décembre 1784, Mozart visita la célèbre loge Zur Wahren Eintracht (A la Vraie Concorde) qui fonctionnait dans les mêmes lieux. C’est cette loge qui admit l’apprenti au grade de compagnon le 7 janvier 1785, à la demande de sa petite loge. Nous ne connaissons aucun document attestant de l’élévation de Mozart au troisième grade (maître maçon), mais elle a dû avoir lieu peu après comme le voulait la coutume à cette époque.

C’est Wolfgang Amadeus lui-même qui présenta la candidature de son père Leopold à l’admission dans sa loge. L’initiation eut lieu le 6 avril 1785 et fut suivie par l’élévation au deuxième grade le 16 avril, puis au troisième le 22 avril. Le 24 avril 1785, père et fils visitèrent la loge Zur gekronten Hoffnung (A l’Espérance couronnée) où l’on honorait lgnaz von Born, maître de la loge Zur Wahren Eintracht (A la Vraie Concorde). C’est à cette occasion que fut jouée une nouvelle cantate de Mozart : Die Maurerfreude (La Joie du maçon) K.471.

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Grâce aux actes de la Wahre Eintracht, nous savons que Mozart fréquentait assidûment les réunions des loges.
Haydn fut initié à la loge Wahre Eintracht le 11 février 1785 ; peut-être sa candidature a-t-elle été présentée par Mozart.
C’est en raison du Freimaurerpatent de l’empereur Joseph Il, de 1785, que Mozart fut reçu à la loge A l’Espérance nouvellement couronnée, dont il resta membre jusqu’à sa mort. Nous ne connaissons pas à ce jour l’existence d’actes relatifs à cette période, mais nous savons, grâce à un grand nombre d’œuvres musicales maçonniques, d’avis et d’invitations, que Mozart se livrait assidûment à des activités maçonniques, se distinguant en cela d’un grand nombre d’autres membres célèbres de l’ordre.
Après la disparition de Mozart, l’acteur Karl Friedrich Hensler prononça, devant une assemblée de maçons du troisième degré, un discours maçonnique qui fut imprimé par le frère lgnaz Alberti. Nous y lisons : "Le grand maître de l’Univers a voulu retirer de la chaîne l’un de nos membres les plus aimés et les plus méritants. Qui ne le connaissait ? Qui ne l’estimait ? Qui ne l’aimait ? Notre digne frère Mozart [...] maçon par la raison et par l’esprit [...] qui n’oublia jamais de se conduire en être humain." »

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Lettre de Mozart à son père

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Photogramme du film de Galabov (2020-2021)

Dans le film de Galabov, Sollers cite une lettre de Mozart à son père d’avril 1987. Il l’avait déjà fait en mai 1983 dans une introuvable série d’émissions de France Musique consacrée à Mozart avec Sade que j’avais mise en ligne en janvier 2009. Sur la musique d’Idoménée (dir. Nikolaus Harnoncourt, 1980), la lecture à haute voix que fait Sollers de la lettre de Mozart à son père malade (il mourra le 28 mai) est alors d’un ton alerte et enjoué — contrairement à la lecture silencieuse et, finalement, plus grave, à laquelle il nous invite en 2021, même s’il le fait, bien sûr, sur l’allegro du Concerto N° 20 in D minor, K466 (dir. Ferenc Fricsay — piano Clara Haskil, 1957).

1983 : « Et quant à son père », donc...

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Lettre de Mozart à son père malade (avril 1787)

« Mon tres cher pére ! [en français dans le texte]

J’apprends maintenant que vous êtes vraiment malade. Je n’ai pas besoin de vous dire avec quelle impatience j’attends une nouvelle rassurante de votre propre plume ; et je l’espère aussi fermement — bien que je me sois habitué à imaginer toujours le pire en toutes circonstances. Comme la mort (si l’on considère bien les choses) est l’ultime étape de notre vie, je me suis familiarisé depuis quelques années avec ce véritable et meilleur ami de l’homme, de sorte que son image non seulement n’a pour moi plus rien d’effrayant, mais est plutôt quelque chose de rassurant et de consolateur ! Et je remercie mon Dieu de m’avoir accordé le bonheur (vous me comprenez) de le découvrir comme clé de notre véritable félicité. Je ne vais pas jamais me coucher sans penser (quel que soit mon jeune âge) que je ne serai peut-être plus le lendemain — et personne parmi tous ceux qui me connaissent ne peut dire que je sois d’un naturel chagrin ou triste. Pour cette félicité, je remercie tous les jours mon Créateur et la souhaite de tout coeur à tous mes semblables. Dans ma lettre, je vous exposais ma manière de penser sur ce point (à l’occasion de la triste disparition de mon excellent ami le comte von Hatzfeld), il avait tout juste trente et un ans comme moi ; ce n’est pas lui que je plains, mais plutôt, et cordialement, moi et tous ceux qui le connaissaient aussi bien que moi. J’espère et souhaite que vous alliez mieux au moment où j’écris ces lignes ; si contre toute attente vous n’alliez pas mieux, je vous prie par... de ne pas me le cacher et de m’écrire, ou de me faire écrire, la vérité pure, afin que je puisse aller me blottir dans vos bras, aussi rapidement qu’il serait humainement possible ; je vous en prie par tout ce qui — nous est sacré. . »

Sollers : « Son père a l’autorisation de mourir. » (il le répète deux fois).

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Photogramme du film de Galabov (2020-2021)

Dans Mystérieux Mozart (2001), Sollers cite cette lettre "extraordinaire" et la commente ainsi :

« Ce véritable et meilleur ami de l’homme » : Tod, la mort, est au masculin en allemand (comme la mer est au masculin en italien ou en espagnol). La mort est un ami.
« Vous me comprenez » est une allusion maçonnique transparente. Clé doit aussi s’entendre comme un signe musical (clé de sol).
« Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m’ont précédé, un musicien même qui ai trouvé quelque chose comme la clé de l’amour » (Rimbaud).
Les points après « je vous prie par ... » sont, de la main de Mozart, une autre allusion maçonnique (trois points) très claire.
On lit bien « mon Dieu », « mon Créateur » et « félicité ».
En français, on peut dire : « la liberté ou la mort », deux féminins. En allemand, c’est « la liberté ou le mort ». Il ne s’agit pas d’un détail.
Que dit en somme Wolfang à son père ? Vous savez, votre mort n’est pas plus importante que la mienne à laquelle vous ne pensez pas, mais vous avez tort, car moi j’y pense sans cesse. Mon excellent ami le comte Hatzfeld est bien mort à trente et un ans, mon âge (erreur : Hatzfeld, chanoine violoniste, avait deux ans de plus que Mozart). Cela m’a beaucoup affecté (il n’y a pas que de mauvais comtes dans la vie). Donc si vous mourez, mon cher papa, c’est moi et non pas vous qu’il faudra plaindre.
Amen.
Wolfang n’ira pas à l’enterrement de son père. Le 2 juin, il écrit à sa « soeur chérie » qu’il lui est « absolument impossible de quitter Vienne actuellement » (opéra d’abord).
[...] Froideur apparente, débordement d’émotion maîtrisé dans la musique de chambre : c’est le système Mozart. »
(Plon, p. 165-166. Folio, p. 217)

Plus loin, dans le livre, Sollers parle de la Musique funèbre maçonnique K. 479 A, du 10 novembre 1785. Elle était également au programme de l’émission de 1983.

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« "Vous me comprenez" est une allusion maçonnique transparente ». Transparente ? Pour un initié. Sollers écrit dans ses Mémoires (Folio, p. 253) :


Deuxième clef, gravure sur bois, 1618. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

« J’ai la plus vive sympathie pour la franc-maçonnerie, dont j’ai tendance à idéaliser la nature, m’intéressant peu, je l’avoue, à sa fonction sociale, mais beaucoup à son enseignement intérieur. De même que j’ai parlé à Rome, à Saint Louis-des-Français, et devant des Dominicains, du catholicisme de Joyce, j’ai planché en loge, avec plaisir, sur Dante, Casanova et Mozart, au point de m’entendre dire qu’après tout "il y avait des maçons sans tablier". Une affiliation ? Pourquoi pas, mais manque de temps. »

Sollers a par ailleurs participé il y a quelques années à une émission de télévision sur la Franc-maçonnerie. Il y a sans doute quelque chose à chercher de ce côté aussi.

Qu’est-ce que la Franc-Maçonnerie ?

Avec Michel Chomarat, André Combes, Roger Dachez, Maurice Harel, Ludovic Marcos et Philippe Sollers.

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La séquence avec Sollers commence après 9’30. Il y évoque les questions de l’alchimie, des mutations et de la "résurrection" qui doivent interpeller « quelqu’un qui a envie de se réveiller et de ne pas mourir dans l’ignorance. »

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Du nouveau sur la lettre de Mozart du 4 avril 1787

« Cette lettre n’avait pas été étudiée depuis plus de quatre-vingt-dix ans. Elle n’a jamais été présentée dans aucune collection publique dans le monde. Et il n’en existait jusqu’alors aucune photo ! » (Ulrich Leisinger [12])


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Manuscrit de la Lettre de Mozart.
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Que le grand public n’ait jamais vu la photo de la lettre manuscrite est peut-être vrai, mais qu’elle n’ait jamais été étudiée, c’est faux (voir ci-dessus). Il y a pourtant du nouveau.

Le Figaro de Jeudi 19 [novembre 2020] et le site Diapason publient des articles expliquant que la dernière lettre que Mozart a écrit à son père Leopold le 4 avril 1787 peu avant la mort de celui-ci, récemment acquise et présentée à la presse par le Mozarteum de Salzbourg (et que l’on peut voir sur le site Mozarteum.at), « apporte un nouvel éclairage sur ses idéaux maçonniques ».

Comme l’explique Le Figaro, Mozart y écrit en effet : « Comme la mort (si l’on considère bien les choses) est le but ultime de notre vie, je me suis familiarisé depuis quelques années avec ce véritable et meilleur ami de l’homme, de sorte que son image non seulement n’a pour moi plus rien d’effrayant, mais est plutôt quelque chose de rassurant et de consolateur ! Et je remercie mon dieu de m’avoir accordé le bonheur (vous me comprenez) de le découvrir comme clé de notre véritable félicité. » Une phrase connue des spécialistes (…) Mais qu’il avait toujours été difficile de rattacher avec certitude à la pensée maçonnique. Or un détail ne trompe pas, qui attire l’attention en regardant l’original : « Juste à côté de sa signature, après l’abréviation “manu propria”, on déchiffre un petit symbole qui s’apparente clairement à deux triangles entremêlés : l’un pointe vers le haut, l’autre vers le bas », relève Ulrich Leisinger. Un triangle hiéroglyphe maçonnique que l’on retrouve « dans de rares documents qui sont liés à la franc-maçonnerie, comme une lettre de 1785 de Leopold (que Wolfgang venait d’initier, NDLR) à l’éditeur franc-maçon Pasquale Artaria, ainsi qu’une note de Mozart lui-même dans le livre d’or de son frère de loge Johann Georg Kronauer. » (…) En dehors des quelques opus musicaux connectés à la franc-maçonnerie (des cantates, sa Musique funèbre maçonnique ou La Flûte enchantée), les témoignages émanant du musicien ou de sa famille sur son appartenance au mouvement sont rares. (…)

« On a souvent dit que Mozart avait pu se convertir bien avant 1784 au contact de francs-maçons rencontrés à Paris ou Strasbourg, par exemple. Mais tant qu’il résidait à Salzbourg, il n’aurait jamais pu afficher publiquement le moindre signe d’appartenance à une loge quelconque. Même à Vienne, cela lui a pris trois ans avant d’être initié. Son éventuel parcours franc-maçon avant 1784 reste un mystère » (…) [13]

Ces deux triangles entremêlés, l’un pointe vers le haut, l’autre vers le bas forme une étoile : l’étoile de David ou le Sceau de Salomon. Il y a de nombreux exemples où figurent les signatures de Leopold ou de Wolfang ou des deux à la fois.


Registre de la Tenue de Zur wahren Eintracht, le 22 avril 1785.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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Autographe de Leopold Mozart
sur sa lettre du 8 juillet 1785 à Artaria.
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Autographe de Mozart sur le livre d’or de J.G. Kronauer.
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Autographe de Mozart dans sa lettre du 4 avril 1787.

« Les deux triangles entrelacés constituent une figure encore appelée "Sceau de Salomon", qui était fort utilisée par les alchimistes. Ils y voyaient une combinaison des quatre éléments et même, par ses sept surfaces, des sept planètes de l’Antiquité et des sept métaux de base. C’était une représentation du Grand Œuvre d’autant plus que, dans les deux triangles, on peut voir les deux sexes, le masculin le triangle pointe en haut, et le féminin le triangle pointe en bas. C’est donc, à tous égards, une représentation de l’union des contraires [14] . »

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Arcs-en-ciel

Rimbaud d’Une Saison en enfer (une saison)

1. « Je dus voyager, distraire les enchantements assemblés sur mon cerveau. Sur la mer, que j’aimais comme si elle eût dû me laver d’une souillure, je voyais se lever la croix consolatrice. J’avais été damné par l’arc-en-ciel. Le Bonheur était ma fatalité, mon remords, mon ver : ma vie serait toujours trop immense pour être dévouée à la force et à la beauté.
Le Bonheur ! Sa dent, douce à la mort, m’avertissait au chant du coq, — ad matutinum, au Christus venit, » Rimbaud, Une Saison en enfer. « Alchimie du verbe ». « Délires II ».

aux Illuminations

2. « Aussitôt que l’idée du Déluge se fut rassise,
Un lièvre s’arrêta dans les sainfoins et les clochettes mouvantes et dit sa prière à l’arc-en-ciel à travers la toile de l’araignée. » Rimbaud, Illuminations. « Après le Déluge ».

« À la lisière de la forêt — les fleurs de rêve tintent, éclatent, éclairent, — la fille à lèvre d’orange, les genoux croisés dans le clair déluge qui sourd des prés, nudité qu’ombrent, traversent et habillent les arcs-en-ciel, la flore, la mer. » Rimbaud, Illuminations. « Enfance I ». (je souligne)

« Tenir le pas gagné » !
« Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes ».

Dans la Bible — que Rimbaud, poète de sept ans, a lu (« pommadé, sur un guéridon d’acajou, / Il lisait une Bible à la tranche vert-chou ») —, l’arc-en-ciel est le signe de l’alliance de Dieu avec les hommes à la suite du déluge (Genèse 9, 8-17 [15]). Le film de G.K. Galabov tourné sur l’île de Ré et le tableau qui représente l’intérieur de la loge L’espérance nouvellement couronnée, présent comme un leitmotiv du film au même titre que la musique de Mozart, nous montre de manière répétée un arc-en-ciel.

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Un des tout premiers plans du film de Galabov.
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Photogramme du film de Galabov.
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Dernier plan du film.

Voici ce que René Guénon, auteur, entre autres, de L’Ésotérisme de Dante — Guénon que Sollers cite à plusieurs reprises dans LégendeLa Grande Triade (1946), p. 44 et Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps (1945), p. 95 — et ailleurs dans l’indifférence générale [16] — écrit dans Symboles fondamentaux de la science sacrée (chap. LVII) :

Les sept rayons et l’arc-en-ciel

René Guénon (juin 1940)

Nous avons déjà parlé en différentes occasions du symbolisme des « sept rayons » du soleil ; on pourrait se demander si ces « sept rayons » n’ont pas quelque rapport avec ce que l’on désigne ordinairement comme les « sept couleurs de l’arc-en-ciel », car celles-ci représentent littéralement les différentes radiations dont se compose la lumière solaire. Il y a bien un rapport en effet, mais, en même temps, ces soi-disant « sept couleurs » sont un exemple typique de la façon dont une donnée traditionnelle authentique peut être parfois déformée par l’incompréhension commune. Cette déformation, dans un cas comme celui-là, est d’ailleurs assez facilement explicable : on sait qu’il doit y avoir là un septénaire, mais, un de ses termes ne pouvant être trouvé, on lui en substitue un autre qui n’a en réalité aucune raison d’être ; le septénaire semble être ainsi reconstitué, mais il l’est de telle sorte que son symbolisme est entièrement faussé. Si maintenant l’on demande pourquoi un des termes du véritable septénaire échappe ainsi au vulgaire, la réponse est facile aussi : c’est que ce terme est celui qui correspond au « septième rayon », c’est-à-dire au rayon « central » ou « axial », qui passe « à travers le soleil », et que celui-ci, n’étant pas un rayon comme les autres, n’est pas susceptible d’être représenté comme eux [17] ; il a donc par là même, et aussi en raison de tout l’ensemble de ses connexions symboliques et proprement initiatiques, un caractère particulièrement mystérieux ; et, à ce point de vue, on pourrait dire que la substitution dont il s’agit a pour effet de dissimuler le mystère aux yeux des profanes ; peu importe d’ailleurs en cela que son origine ait été intentionnelle ou qu’elle n’ait été due qu’à une méprise involontaire, ce qui serait sans doute assez difficile à déterminer exactement [18].

En fait, l’arc-en-ciel n’a pas sept couleurs, mais six seulement ; et il n’est pas nécessaire de réfléchir bien longtemps pour s’en rendre compte, car il suffit pour cela de faire appel aux notions les plus élémentaires de la physique : il y a trois couleurs fondamentales, le bleu, le jaune, le rouge, et il y a trois couleurs complémentaires de celles-là, c’est-à-dire respectivement l’orangé, le violet et le vert, soit en tout six couleurs. Il y a aussi, naturellement, une indéfinité de nuances intermédiaires entre ces couleurs, la transition de l’une à l’autre s’opérant en réalité d’une façon continue et insensible ; mais il n’y a évidemment aucune raison valable d’ajouter l’une quelconque de ces nuances à la liste des couleurs, ou alors on pourrait tout aussi bien en considérer ainsi une multitude, et, dans ces conditions, la limitation même des couleurs à sept devient au fond incompréhensible ; nous ne savons si quelques adversaires du symbolisme ont jamais fait cette remarque, mais, en ce cas, il serait bien étonnant qu’ils n’en aient pas profité pour qualifier ce nombre d’« arbitraire ». L’indigo, qu’on a coutume d’énumérer parmi les couleurs de l’arc-en-ciel, n’est en réalité rien de plus qu’une simple nuance intermédiaire entre le violet et le bleu [19], et il n’y a pas plus de raison pour le regarder comme une couleur distincte qu’il n’y en aurait pour envisager de même toute autre nuance telle que, par exemple, un bleu vert ou jaune ; en outre, l’introduction de cette nuance dans l’énumération des couleurs détruit complètement l’harmonie de la répartition de celles-ci, qui, si l’on s’en rapporte au contraire à la notion correcte, s’effectue régulièrement suivant un schéma géométrique très simple, et en même temps très significatif au point de vue symbolique. En effet, on peut placer les trois couleurs fondamentales aux trois sommets d’un triangle, et les trois couleurs complémentaires à ceux d’un second triangle inverse du premier, de telle façon que chaque couleur fondamentale et sa complémentaire se trouvent placées en des points diamétralement opposés ; et l’on voit que la figure ainsi formée n’est autre que celle du « sceau de Salomon ». Si l’on trace le cercle dans lequel est inscrit le double triangle, chacune des couleurs complémentaires y occupera le point situé au milieu de l’arc compris entre ceux où sont placées les deux couleurs fondamentales par la combinaison desquelles elle est produite (celles-ci étant, bien entendu, les deux couleurs fondamentales autres que celle dont la couleur considérée est la complémentaire) ; les nuances intermédiaires correspondront naturellement à tous les autres points de la circonférence [20], mais, dans le double triangle qui est ici l’essentiel, il n’y a évidemment place que pour six couleurs [21]. Ces considérations pourraient même paraître trop simples pour qu’il soit utile de tant y insister ; mais, à vrai dire, il faut bien souvent rappeler des choses de ce genre pour rectifier les idées communément admises, car ce qui devrait être le plus immédiatement apparent est précisément ce que la plupart des gens ne savent pas voir ; le « bon sens » véritable est bien différent du « sens commun » avec lequel on a la fâcheuse habitude de le confondre, et il est assurément fort loin d’être, comme l’a prétendu Descartes, « la chose du monde la mieux partagée » !

Pour résoudre la question du septième terme qui doit réellement s’ajouter aux six couleurs pour compléter le septénaire, il faut nous reporter à la représentation géométrique des « sept rayons », telle que nous l’avons expliquée en une autre occasion, par les six directions de l’espace, formant la croix à trois dimensions, et le centre lui-même d’où ces directions sont issues. Il importe de noter tout d’abord les étroites similitudes de cette représentation avec celle dont nous venons de parler en ce qui concerne les couleurs : comme celles-ci, les six directions y sont opposées deux à deux, suivant trois lignes droites qui, s’étendant de part et d’autre du centre, correspondent aux trois dimensions de l’espace ; et, si l’on veut en donner une représentation plane, on ne peut évidemment les figurer que par trois diamètres formant la roue à six rayons (schéma général du « chrisme » et des divers autres symboles équivalents) ; or, ces diamètres sont ceux qui joignent les sommets opposés des deux triangles du « sceau de Salomon », de sorte que les deux représentations n’en font qu’une en réalité [22]. Il résulte de là que le septième terme devra, par rapport aux six couleurs, jouer le même rôle que le centre par rapport aux six directions ; et, en fait, il se placera aussi au centre du schéma, c’est-à-dire au point où les oppositions apparentes, qui ne sont réellement que des complémentarismes, se résolvent dans l’unité. Cela revient à dire que ce septième terme n’est pas plus une couleur que le centre n’est une direction, mais que, comme le centre est le principe dont procède tout l’espace avec six directions, il doit aussi être le principe dont les six couleurs sont dérivées et dans lequel elles sont contenues synthétiquement. Ce ne peut donc être que le blanc, qui est effectivement « incolore », comme le point est « sans dimensions » ; il n’apparaît pas dans l’arc-en-ciel, pas plus que le « septième rayon » n’apparaît dans une représentation géométrique ; mais toutes les couleurs ne sont que le produit d’une différenciation de la lumière blanche, de même que les directions de l’espace ne sont que le développement des possibilités contenues dans le point primordial.

Le véritable septénaire est donc formé ici par la lumière blanche et les six couleurs en lesquelles elle se différencie ; et il va de soi que le septième terme est en réalité le premier, puisqu’il est le principe de tous les autres, qui sans lui ne pourraient avoir aucune existence ; mais il est aussi le dernier en ce sens que tous rentrent finalement en lui : la réunion de toutes les couleurs reconstitue la lumière blanche qui leur a donné naissance. On pourrait dire que, dans un septénaire ainsi constitué, un est au centre et six à la circonférence ; en d’autres termes, un tel septénaire est formé de l’unité et du sénaire, l’unité correspondant au principe non manifesté et le sénaire à l’ensemble de la manifestation. Nous pouvons faire un rapprochement entre ceci et le symbolisme de la « semaine » dans la Genèse hébraïque, car, là aussi, le septième terme est essentiellement différent des six autres : la création, en effet, est l’« œuvre des six jours » et non pas des sept ; et le septième jour est celui du « repos ». Ce septième terme, qu’on pourrait désigner comme le terme « sabbatique », est véritablement aussi le premier, car ce « repos » n’est pas autre chose que la rentrée du Principe créateur dans l’état initial de non-manifestation, état dont, d’ailleurs, il n’est sorti qu’en apparence, par rapport à la création et pour produire celle-ci suivant le cycle sénaire, mais dont, en soi, il n’est jamais sorti en réalité. De même que le point n’est pas affecté par le déploiement de l’espace, bien qu’il semble sortir de lui-même pour en décrire les six directions, ni la lumière blanche par l’irradiation de l’arc-en-ciel, bien qu’elle semble s’y diviser pour en former les six couleurs, de même le Principe non manifesté, sans lequel la manifestation ne saurait être en aucune façon, tout en paraissant agir et s’exprimer dans l’« œuvre des six jours », n’est pourtant aucunement affecté par cette manifestation ; et le « septième rayon » est la « Voie » par laquelle l’être, ayant parcouru le cycle de la manifestation, revient au non-manifesté et est uni effectivement au Principe, dont cependant, dans la manifestation même, il n’a jamais été séparé qu’en mode illusoire.

et au chapitre LXIV (mars 1947 — notez ce qui est dit du symbolisme du serpent et de la spirale) :

Le pont et l’arc-en-ciel

Nous avons signalé, à propos du symbolisme du pont et de sa signification essentiellement « axiale », que l’assimilation entre ce symbolisme et celui de l’arc-en-ciel n’est pas aussi fréquente qu’on le pense habituellement. Il y a assurément des cas où une telle assimilation existe, et un des plus nets est celui qui se rencontre dans la tradition Scandinave, où le pont de Byfrost est expressément identifié à l’arc-en-ciel. Ailleurs, quand le pont est décrit comme s’élevant dans une partie de son parcours et s’abaissant dans l’autre, c’est-à-dire comme ayant la forme d’une arche, il semble plutôt que, bien souvent, ces descriptions aient été influencées par un rapprochement secondaire avec l’arc-en-ciel, sans impliquer pour cela une véritable identification entre ces deux symboles. Ce rapprochement s’explique d’ailleurs facilement, par là même que l’arc-en-ciel est généralement regardé comme symbolisant l’union du ciel et de la terre ; entre le moyen par lequel s’établit la communication de la terre avec le ciel et le signe de leur union, il y a une connexion évidente, mais qui n’entraîne pas nécessairement une assimilation ou une identification. Nous ajouterons tout de suite que cette signification même de l’arc-en-ciel, qui se retrouve sous une forme ou sous une autre dans la plupart des traditions, résulte directement de sa relation étroite avec la pluie, puisque celle-ci, comme nous l’avons expliqué ailleurs, représente la descente des influences célestes dans le monde terrestre [23].

L’exemple le plus connu en Occident de cette signification traditionnelle de l’arc-en-ciel est naturellement le texte biblique où elle est nettement exprimée [24] ; il y est dit notamment : « Je mettrai mon arc dans la nuée, et il sera pour signe de l’alliance entre moi et la terre » ; mais il est à remarquer que ce « signe d’alliance » n’y est aucunement présenté comme devant permettre le passage d’un monde à l’autre, passage auquel d’ailleurs, dans ce texte, il n’est même pas fait la moindre allusion. Dans d’autres cas, la même signification se trouve exprimée sous des formes très différentes : chez les Grecs, par exemple, l’arc-en-ciel était assimilé à l’écharpe d’Iris, ou peut-être à Iris elle-même à une époque où, dans les figurations symboliques, l’« anthropomorphisme » n’avait pas encore été poussé par eux aussi loin qu’il devait l’être plus tard ; ici, cette signification est impliquée dans le fait qu’Iris était la « messagère des Dieux » et jouait par conséquent un rôle d’intermédiaire entre le ciel et la terre ; mais il va de soi qu’une telle représentation est fort éloignée à tous égards du symbolisme du pont. Au fond, l’arc-en-ciel paraît bien, d’une façon générale, avoir été surtout mis en rapport avec les courants cosmiques par lesquels s’opère un échange d’influence entre le ciel et la terre, beaucoup plus qu’avec l’axe suivant lequel s’effectue la communication directe entre les différents états ; et d’ailleurs ceci s’accorde mieux avec sa forme courbe [25], car, bien que, comme nous l’avons fait remarquer précédemment, cette forme même ne soit pas forcément en contradiction avec une idée de « verticalité », il n’en est pas moins vrai que cette idée ne peut guère être suggérée par des apparences immédiates comme elle l’est au contraire dans le cas de tous les symboles proprement axiaux.

Il faut reconnaître que le symbolisme de l’arc-en-ciel est très complexe en réalité et présente de multiples aspects ; mais, parmi ceux-ci, un des plus importants peut-être, bien qu’il puisse paraître assez étonnant tout d’abord, et en tout cas celui qui se rapporte le plus manifestement à ce que nous venons d’indiquer en dernier lieu, est celui qui l’assimile à un serpent, et qui se retrouve dans des traditions fort diverses. On a remarqué que les caractères chinois désignant l’arc-en-ciel ont le radical « serpent », bien que cette assimilation ne soit pas exprimée formellement par ailleurs dans la tradition extrême-orientale, de sorte qu’on pourrait voir là comme un souvenir de quelque chose qui remonte probablement très loin [26]. Il semblerait que ce symbolisme n’ait pas été entièrement inconnu des Grecs eux-mêmes, tout au moins dans la période archaïque, car, suivant Homère, l’arc-en-ciel était représenté sur la cuirasse d’Agamemnon par trois serpents azurés, « imitation de l’arc d’Iris, et signe mémorable aux humains que Zeus imprima dans les nues [27] ». En tout cas, dans certaines régions de l’Afrique, et notamment au Dahomey, le « serpent céleste » est assimilé à l’arc-en-ciel, et, en même temps, il est regardé comme le maître des pierres précieuses et de la richesse ; il peut d’ailleurs sembler qu’il y ait là une certaine confusion entre deux aspects différents du symbolisme du serpent, car, si le rôle de maître ou de gardien des trésors est assez souvent attribué en effet, entre autres entités décrites sous des formes variées, à des serpents ou à des dragons, ceux-ci ont alors un caractère souterrain bien plutôt que céleste ; mais il se peut aussi qu’il y ait entre ces deux aspects apparemment opposés une correspondance comparable à celle qui existe entre les planètes et les métaux [28]. D’un autre côté, il est au moins curieux de remarquer que, sous ce rapport, ce « serpent céleste » a une similitude assez frappante avec le « serpent vert » du conte symbolique bien connu de Goethe qui se transforme en pont, puis se fragmente en pierreries ; si ce dernier doit aussi être regardé comme ayant un rapport avec l’arc-en-ciel, on retrouverait dans ce cas l’identification de celui-ci avec le pont, ce qui en somme serait d’autant moins étonnant que Goethe peut fort bien, sur ce point, avoir pensé plus particulièrement à la tradition Scandinave. Il faut dire, du reste, que le conte dont il s’agit est fort peu clair, soit quant à la provenance des divers éléments du symbolisme dont Goethe a pu s’inspirer, soit quant à sa signification même, et que toutes les interprétations qu’on a essayé d’en donner sont réellement peu satisfaisantes dans l’ensemble [29] ; nous ne voulons pas y insister davantage, mais il nous a paru qu’il pouvait n’être pas sans intérêt de marquer occasionnellement le rapprochement quelque peu inattendu auquel il donne lieu [30].

On sait qu’une des principales significations symboliques du serpent se rapporte aux courants cosmiques auxquels nous faisions allusion plus haut, courants qui, en définitive, ne sont pas autre chose que l’effet et comme l’expression des actions et réactions des forces émanées respectivement du ciel et de la terre [31]. C’est là ce qui donne la seule explication plausible de l’assimilation de l’arc-en-ciel au serpent, et cette explication s’accorde parfaitement avec le caractère reconnu d’autre part à l’arc-en-ciel d’être le signe de l’union du ciel et de la terre, union qui en effet est en quelque sorte manifestée par ces courants puisque sans elle ils ne pourraient se produire. Il faut ajouter que le serpent, quand il a cette signification, est le plus souvent associé à des symboles axiaux tels que l’arbre ou le bâton, ce qui est facile à comprendre, car c’est la direction même de l’axe qui détermine celle des courants cosmiques mais sans pourtant que celle-ci se confonde aucunement avec celle-là, pas plus que, pour reprendre ici le symbolisme correspondant sous sa forme géométrique la plus rigoureuse, une hélice tracée sur un cylindre ne se confond avec l’axe même de ce cylindre. Entre le symbole de l’arc-en-ciel et celui du pont, une connexion similaire serait en somme celle qu’on pourrait regarder comme la plus normale ; mais, par la suite, cette connexion a amené dans certains cas une sorte de fusion des deux symboles, qui ne serait entièrement justifiée que si l’on considérait en même temps la dualité des courants cosmiques différenciés comme se résolvant dans l’unité d’un courant axial. Cependant, il faut aussi tenir compte du fait que les figurations du pont ne sont pas identiques suivant qu’il est assimilé ou non à l’arc-en-ciel, et, à cet égard, on pourrait se demander s’il n’y a pas entre le pont rectiligne [32] et le pont en arche, en principe tout au moins, une différence de signification correspondant d’une certaine façon à celle qui existe, ainsi que nous l’avons indiqué ailleurs, entre l’échelle verticale et l’escalier en spirale [33], différence qui est celle de la voie « axiale » ramenant directement l’être à l’état principiel et de la voie plutôt « périphérique » impliquant le passage distinct à travers une série d’états hiérarchisés, bien que, dans l’un et l’autre cas, le but final soit nécessairement le même [34].

René Guénon, Symboles fondamentaux de la science sacrée. (1962)

Note : Pour l’anecdote (ou pour l’histoire), on notera que le tableau d’investiture reçu le 20 janvier 2021 par Joe Biden, deuxième président catholique de l’histoire des États-Unis, après John F. Kennedy, est Paysage à l’arc-en-ciel de Robert S. Duncanson (cf. Décryptage : pourquoi le tableau d’investiture de Joe Biden est un symbole ?). A noter aussi la magnifique tenue violette de la vice-présidente Kamala Harris lors de la cérémonie d’investiture. La vérité (américaine) serait-elle aussi violette ?


Portfolio

  • Leopold Mozart

[1Je souligne. C’est le quatrième de couverture. C’est aussi le dernier paragraphe du roman. A.G.

[5On pense à certains plans de Godard.

[6C’était dans L’Express. « Vous ne pouvez pas juger les humains que d’un seul côté. Voyez, l’écrivain le plus génial du monde — Céline —, c’était un antisémite. Personnellement, je m’en fous complètement. Pourtant, ma femme est juive, mes enfants aussi. Mais je ne vais pas m’empêcher de lire l’un des mecs de la littérature les plus géniaux de l’histoire de l’humanité parce qu’il est antisémite. » Je l’avais relevé le 26 mai 2020. Cf. Didier Raoult.

[7D’après Henri Meister qui rapporte ce propos dans une lettre adressée à son père le 30 mai 1764.

[8Vie de Rancé, 1844.

[9Marcelin Pleynet, Rimbaud en son temps, Gallimard, coll. L’infini, 2005, p. 321 et suivantes.

[10Précision de l’éditeur : « Au-dessus de la ligne, immédiatement après Aussitôt, après a été ajouté de la même encre que le texte. Cet additif est donc bien de la main de Rimbaud. Deux traits le barrent au crayon gras, initiative de typographe, toutefois nous ne l’avons pas reproduit ici car il disparaît sous la biffure. » Marcelin Pleynet parle de cet « après » biffé dans Rimbaud en son temps.

[11Ordre de l’Or et des Rosicruciens. A.G.

[12Directeur du département de recherches du Mozarteum.

[13Crédit : hiram.be.

[14Jean-Claude Mondet, La Première lettre, Editions du Rocher, 2006.

[15Traduction de Chouraqui (1987) :

« 8. Elohîms dit à Noah et à ses fils avec lui pour dire :
9. "Et moi, me voici, je lève mon pacte avec vous, avec votre semence après vous,
10. avec tout être vivant qui est avec vous, le volatile, la bête, tout vivant sur la terre avec vous, parmi tous les sortants de la caisse, pour tous les vivants de la terre,
11. je lève mon pacte avec vous : nulle chair ne sera plus tranchée par les eaux du déluge, il ne sera plus de déluge pour détruire la terre".
12. Elohîms dit : "Voici le signe du pacte que je donne entre moi, entre vous et entre tout être vivant qui est avec vous pour les cycles en pérennité.
13. Mon arc à la nuée je l’ai donné, il est le signe du pacte entre moi et entre la terre,
14. et c’est quand je ferai nuer la nuée sur la terre et que l’arc se verra dans la nuée,
15. je mémoriserai mon pacte entre moi, entre vous et entre tout être vivant en toute chair. Les eaux ne seront plus pour le déluge, pour détruire toute chair.
16. Et c’est l’arc dans la nuée : je le vois pour mémorisation du pacte de pérennité, entre Elohîms et entre tout être vivant, en toute chair qui est sur la terre".
17. Elohîms dit à Noah : "Voici le signe du pacte que j’ai levé entre moi et entre toute chair qui est sur la terre". »

[16Cf. entre autres, Beauté, dernier chapitre « Infini » (et dernière page du livre), 2017, folio 6545, p. 222.

[17On pourrait, en se référant au début du Tao-te-king, dire que chacun des autres rayons est « une voie », mais que le septième est « la Voie ».

[18Nous avons trouvé, malheureusement sans référence précise, une indication qui est assez curieuse à cet égard : l’empereur Julien fait quelque part allusion au « dieu aux sept rayons » (Heptaktis), dont le caractère « solaire » est évident, comme étant, dans l’enseignement des Mystères, un sujet sur lequel il convenait d’observer la plus grande réserve ; s’il était établi que la notion erronée des « sept couleurs » remonte jusqu’à l’antiquité, on pourrait se demander si elle n’a pas été répandue volontairement par les initiés à ces mêmes Mystères, qui auraient trouvé ainsi le moyen d’assurer la conservation d’une donnée traditionnelle sans pourtant en faire connaître extérieurement le véritable sens ; dans le cas contraire, il faudrait supposer que le terme substitué a été en quelque sorte inventé par le vulgaire lui-même, qui avait eu simplement connaissance de l’existence d’un septénaire et en ignorait la constitution réelle ; il se peut d’ailleurs que la vérité se trouve dans une combinaison de ces deux hypothèses, car il est très possible que l’opinion actuellement courante sur les « sept couleurs » représente l’aboutissement de plusieurs déformations successives de la donnée initiale.

[19La désignation même de l’« indigo » est manifestement assez moderne, mais il se peut qu’elle ait remplacé ici quelque autre désignation plus ancienne, ou que cette nuance elle-même ait été, à une certaine époque, substituée à une autre pour compléter le septénaire vulgaire des couleurs ; pour le vérifier, il faudrait naturellement entreprendre des recherches historiques assez compliquées, pour lesquelles nous n’avons ni le temps ni les matériaux nécessaires à notre disposition ; mais ce point n’a d’ailleurs pour nous qu’une importance tout à fait secondaire, puisque nous nous proposons seulement de montrer en quoi la conception actuelle exprimée par l’énumération ordinaire des couleurs de l’arc-en-ciel est erronée et comment elle déforme la véritable donnée traditionnelle.

[20Si l’on voulait envisager une couleur intermédiaire entre chacune des six couleurs principales, comme l’indigo l’est entre le violet et le bleu, on aurait en tout douze couleurs et non pas sept ; et, si l’on voulait pousser encore plus loin la distinction des nuances, il faudrait, toujours pour des raisons de symétrie évidentes, établir un même nombre de divisions dans chacun des intervalles compris entre deux couleurs ; ce n’est là, en somme, qu’une application tout à fait élémentaire du principe de raison suffisante.

[21Nous pouvons remarquer en passant que le fait que les couleurs visibles occupent ainsi la totalité de la circonférence et s’y rejoignent sans aucune discontinuité montre qu’elles forment bien réellement un cycle complet (le violet participant à la fois du bleu dont il est voisin et du rouge qui se trouve à l’autre bord de l’arc-en-ciel), et que, par conséquent, les autres radiations solaires non visibles, telles que celles que la physique moderne désigne comme des rayons « infrarouges » et « ultraviolets », n’appartiennent aucunement à la lumière et sont d’une nature tout à fait différente de celle-ci ; il n’y a donc pas là, comme certains semblent le croire, des « couleurs » qu’une imperfection de nos organes nous empêcherait de voir, car ces prétendues couleurs ne pourraient trouver place en aucune partie de la circonférence, et l’on ne saurait assurément soutenir que celle-ci soit une figure imparfaite ou qu’elle présente une discontinuité quelconque.

[22Signalons encore qu’on pourrait considérer une multitude indéfinie de directions, en faisant intervenir toutes les directions intermédiaires, qui correspondent ainsi aux nuances intermédiaires entre les six couleurs principales ; mais il n’y a lieu d’envisager distinctement que les six directions « orientées » formant le système de coordonnées rectangulaires auquel tout l’espace est rapporté et par lequel il est en quelque sorte « mesuré » tout entier ; sous ce rapport encore, la correspondance entre les six directions et les six couleurs est donc parfaitement exacte.

[23Voir La lumière et la pluie ; cf. aussi La Grande Triade, ch. XIV.

[24Genèse, IX, 12-17.

[25Il est bien entendu qu’une forme circulaire, ou semi-circulaire comme celle de l’arc-en-ciel, peut toujours, à ce point de vue, être regardée comme la projection plane d’une portion d’hélice.

[26Cf. Arthur Waley, The Book of Songs, p. 328.

[27Iliade, XI. – Nous regrettons de n’avoir pu trouver la référence d’une façon plus précise, d’autant plus que cette figuration de l’arc-en-ciel par trois serpents semble assez étrange à première vue et mériterait sans doute d’être examinée de plus près.

[28Cf. Le Règne de la quantité et les signes des temps, ch. XXII.

[29Il y a d’ailleurs souvent quelque chose de confus et de nébuleux dans la façon dont Goethe met en œuvre le symbolisme, et on peut le constater aussi dans l’arrangement qu’il a fait de la légende de Faust ; ajoutons qu’il y aurait plus d’une question à se poser sur les sources auxquelles il a pu puiser plus ou moins directement, ainsi que sur la nature exacte des rattachements initiatiques qu’il a pu avoir en dehors de la maçonnerie.

[30Nous ne pouvons prendre en considération, pour l’assimilation plus ou moins complète du serpent de Goethe à l’arc-en-ciel, la couleur verte qui lui est attribuée, bien que certains aient voulu faire du vert une sorte de synthèse de l’arc-en-ciel, parce qu’il en serait la couleur centrale mais, en fait, il n’y occupe une position vraiment centrale qu’à la condition d’admettre l’introduction de l’indigo dans la liste des couleurs, et nous avons expliqué précédemment les raisons pour lesquelles cette introduction est en réalité insignifiante et dépourvue de toute valeur au point de vue symbolique (Les sept rayons et l’arc-en-ciel). – À ce propos, nous ferons remarquer que l’axe correspond proprement au « septième rayon », et par conséquent à la couleur blanche, tandis que la différenciation même des couleurs de l’arc-en-ciel indique une certaine « extériorité » par rapport à ce rayon axial.

[31Voir La Grande Triade, ch. V.

[32Nous rappellerons que cette forme rectiligne, et naturellement verticale, est celle qui correspond notamment au sens précis de l’expression eç-çirâtul-mustaqîm dans la tradition islamique (cf. Le Symbolisme de la Croix, ch. XXV).

[33Voir Le symbolisme de l’échelle.

[34L’usage initiatique de l’escalier en spirale s’explique par l’identification des degrés d’initiation à autant d’états différents de l’être ; on peut en citer comme exemple, dans le symbolisme maçonnique, l’escalier tournant (winding stairs) de 15 marches, réparties en 3 + 5 + 7, qui conduit à la « Chambre du Milieu ». Dans l’autre cas, les mêmes états hiérarchisés sont aussi représentés par les échelons, mais la disposition et la forme même de ceux-ci indiquent qu’on ne peut s’y arrêter et qu’ils ne sont que le moyen d’une ascension continue, tandis qu’il est toujours possible de séjourner plus ou moins longtemps sur les marches d’un escalier, ou tout au moins sur les « paliers » qui existent entre les différentes séries en lesquelles elles sont divisées.

12 Messages

  • Albert Gauvin | 22 novembre 2021 - 12:34 1

    En couverture de Légende, un détail du tableau de Poussin Apollon amoureux de Daphné. En couverture de Agent secret un autoportrait de Rimbaud sur une terrasse à Harar, vers 1883 (cf. Musée Rimbaud).


  • Albert Gauvin | 12 avril 2021 - 14:48 2

    Un projet autobiographique unique en son genre fait de Sollers, au-delà du personnage médiatique désormais en retrait, un écrivain qui restera.

    par Jacques-Emile Miriel - 11 avril 2021


    L’’écrivain Philippe Sollers.
    © Photo Hannah Assouline. ZOOM : cliquer sur l’image.
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    Philippe Sollers publie deux livres, assez différents quant à la forme, mais très semblables quant au fond. Il s’agit comme toujours de partir de lui-même, et de décrire inlassablement, mais non sans subtilité, son univers personnel. Le romancier Sollers revendique cette subjectivité ; acceptons-la d’autant plus qu’il se place ainsi dans la catégorie des plus grands (Montaigne en tête), et nous essaierons de voir si le challenge est maintenu jusqu’au bout. Un tel projet littéraire a, en tout cas, de quoi séduire ceux qui, comme moi, ont la religion des textes.

    L’aventure d’une vie

    Le premier livre s’intitule Agent secret. Il paraît au Mercure de France, dans la très belle collection « Traits et portraits », dirigée par Colette Fellous. Pierre Guyotat y avait par exemple publié son génial Coma en 2006, œuvre inoubliable. Agent secret est également une autobiographie, dans laquelle Sollers se remémore, comme il l’a déjà fait si souvent, l’aventure de sa vie : son enfance à Bordeaux durant la guerre, son heureuse famille bourgeoise, puis les grandes dates de sa carrière d’écrivain, ponctuée de nombreuses rencontres, dont celles entre autres de Barthes et de Lacan.

    Il évoque aussi, bien sûr, pêle-mêle la Chine, le taoïsme, la messe catholique, Hölderlin, les dieux grecs, Aragon et Mauriac, parmi tant d’autres sujets qui lui sont devenus si familiers. Il parle surtout, et ceci a particulièrement retenu mon attention, des trois femmes qu’il a le plus aimées, celles qui ont eu une influence majeure sur lui et qui furent pour lui des héroïnes de l’existence. Le lecteur de Sollers les connaît déjà, car elles ont tenu beaucoup de place dans ses romans : l’Espagnole Eugenia San Miguel, la « juive polonaise, passée par la Hollande » Dominique Rolin et la Bulgare Julia Kristeva. Sollers a beaucoup joué à paraître un libertin notoire, mais il faut remarquer chez lui un besoin de connaître sagement des « passions fixes ».

    A lire aussi, Pascal Louvrier : Sollers sans masque

    Agent secret est un énième fil d’improvisations de Sollers sur tous les thèmes qui sont désormais sa marque de fabrique. Certes, il n’évite pas les redites, dans ce livre, mais cela n’en gêne pour ainsi dire pas la lecture, car il sait varier la narration. On a même l’impression d’un livre dicté au magnétophone (cela n’est précisé nulle part) ‒ mais pourquoi pas ? Je dois dire qu’en général on s’ennuie rarement avec Sollers, et c’est par cet Agent secret que je conseillerais de commencer, si le lecteur n’a jamais rien lu de lui. Ce volume de souvenirs restera, je pense, avec Un vrai roman, ses Mémoires publiés en 2007, une excellente introduction à l’art si spécifique avec lequel il recrée habituellement son monde.

    Une expertise acquise au milieu des livres

    Avec l’autre volume, Légende, qui paraît parallèlement aux éditions Gallimard, nous retrouvons exactement le même « moi », au milieu d’une thématique fort voisine. Mais le style en est plus affiné, davantage écrit, et l’ensemble organisé de manière plus précise. Légende s’inscrit dans la progression du travail de Sollers, de tous ces brefs « romans » qui, une fois l’an, désormais, viennent faire le point sur l’état de sa réflexion. On peut estimer que Femmes, en 1983, fut la première grosse pierre de ce work in progress aux allures encyclopédiques. Sollers fait d’ailleurs référence, au début de Légende, à cet ancien livre, qui avait alors ouvert une voie que l’écrivain n’en finira pas de creuser. Car derrière une certaine légèreté de façade, faite peut-être pour amuser la galerie, il y a chez Sollers, plus profondément, l’expérience acquise de toute une existence méditative vécue au milieu des livres.

    D’Homère à Rimbaud, en passant ici par Victor Hugo (référence nouvelle chez lui, notons-le avec curiosité), Sollers peaufine son art de la citation (tout sauf évident) et du commentaire éclairé. Il veut embrasser d’un seul coup d’œil ses auteurs fétiches, non seulement les écrivains, du reste, mais aussi les peintres et les musiciens (en particulier, Mozart à qui il a consacré un ouvrage en 2001).

    Tempérament classique

    Une précision s’impose : Sollers ne se considère nullement comme un réactionnaire, du moins c’est ce qu’il prend bien soin de clarifier. Il écrit d’ailleurs ceci, véritable profession de foi, en même temps que discours de la méthode : « Il faut traquer l’obscurantisme dans les moindres détails. […] Il faut le démasquer dans toutes ses impostures morales et sentimentales, ses préjugés absurdes, ses sexualités confuses, sa propagande puritaine qui accompagne la dénonciation, d’ailleurs nécessaire, du viol.  » À travers ses bonnes fées littéraires, Sollers se veut un tempérament « classique ».

    Voilà ce qu’il revendique, condamnant du même coup le modernisme, en prenant par exemple la défense de Bataille contre Blanchot. Évacuant ainsi toute velléité nihiliste, Sollers se verrait bien en parfait renaissant (concept qui intègre sa passion pour les révolutions en général, et celle de 1789 en particulier). Il y a une bonne dose d’illuminisme dans tout cela, et le grand René Guénon est alors convoqué pour donner de la consistance à un tel projet ésotérique. Le résultat vers lequel on tend ? « Une toute nouvelle Raison », comme l’écrit Sollers, à laquelle il faut bien sûr être «  initié ».

    Ce qui pourrait réunir Légende et Agent secret, tous deux conçus sur une même période, c’est la silhouette fugitive et fascinante du dieu grec Apollon, qu’un admirable tableau de Poussin au Louvre montre «  amoureux de Daphné ». Sollers se sent très inspiré par ce dieu, et par ce tableau de Poussin, peintre emblématique du classicisme français. Avouons que cette évocation apporte un grand rafraîchissement à toute cette prose sollersienne, qui, sans cela, manquerait peut-être un peu de mesure. Mais n’est-ce pas ce qu’on demande d’abord à un roman ? Nous permettre de nous évader ? Nous redonner espoir ? Légende se termine d’ailleurs par cette belle affirmation, qui ressemble à une prophétie : «  un nouveau Cycle a déjà commencé ». Pour cette fois, Sollers n’en dira pas plus, nous laissant à notre étonnement, comme si ce nouveau Cycle devait être porteur de lumière ‒ ultime référence faite par Sollers à l’Évangile de saint Jean…

    Causeur


  • Albert Gauvin | 11 avril 2021 - 23:18 3

    Il est un thème passé inaperçu dans l’œuvre foisonnante de Sollers, celui de l’initiation. Sage taoïste, franc-maçon, alchimistes, sociétés secrètes en tout genre, l’initié est toujours cet enfant innocent qui accède au monde coupable des adultes, accompagné. L’accompagnement — motif musical s’il en est – est aux antipodes du consentement et permet au novice de pénétrer dans le cœur secrètement absolu de l’univers par l’entremise de tout un cortège de femmes, de musiciens, de poètes ou de peintres. Le dernier roman de Sollers, Légende, est ainsi une ode à l’initiation, c’est-à-dire au désennui, au plaisir clitoridien des femmes, à l’entente qui se noue entre amis autour de l’ironie. Il s’agit ici d’une forme d’écoute musicale qui se passe souvent de commentaires et évite l’écueil de l’explication psychologique. Est-il besoin de règlements de compte quand deux êtres – amis, amants, élèves ou maîtres, tous initiables à loisir – s’entendent sur un éclat de rire, un mot d’esprit, une vacherie même ? « L’amitié devrait être un partage d’ironie, écrit le narrateur. Pas de glu romantique, jeux de mots, rire, esprit. » Ou citant Friedrich Schlegel : « L’ironie est la claire conscience de l’agilité éternelle, et de la plénitude infinie du chaos. »

    De son côté, l’initiation est un mystère qui se développe sur fond de nuisances sonores, d’injonctions sociales, de bruits incessants à partir desquels peut avoir la chance de se composer une phrase musicale, c’est-à-dire une ligne d’écriture. L’initiation s’appuie sur une connaissance intime de l’art du paradoxe : sur un refus et un acquiescement. « Tout se détraque et se recompose en douce. On n’a jamais vu autant de folie, mais celui qui garde sa raison tient de l’or. La perversion règne, l’innocence brille. L’escroquerie est partout, l’innocence se renforce. Le désert s’accroît, les fleuves débordent. Le doute prolifère, la foi s’approfondit. L’ignorance augmente, la science progresse. La vulgarité explose, la délicatesse s’impose. La violence s’acharne, la douceur répond. »

    L’initié – celui qui a reçu le don des langues et la faculté de connaître – est aussi celui qui est le mieux à même de percer les mensonges du social, et notamment les inconforts de la mère célibataire mise à la nue par la technique. Chacun et chacune en prennent ici pour leur grade, dans une révélation carnavalesque de cette petite volonté de puissance qui traverse tous les corps pansant. Feu sur les aspirants et les aspirantes à la procréation médicalement assistée puisque « le désir d’enfant est un désir de domination et de réparation narcissique [...] Même le gay le plus débauché n’y tient plus, il veut être père en se retrouvant bébé. » Confidence rare chez Sollers, évoquant son expérience de la paternité : « Je suis mort en devenant père, et le choc a été aussi inattendu que violent. Je n’avais pas envie d’endosser cette identité, c’est clair. Mais, là, j’ai été renversé comme dans une initiation soudaine. »

    Alors qu’œuvrent en sous-main les « travailleuses de la mort » – le titre du roman est aussi un hommage rendu à Victor Hugo et sa passion de secourir autrui –, l’initié « [se] faufile dans le bleu », comme s’il nageait dans sa pensée et en profite pour nous livrer les clés de son art de la guerre et du goût, en citant le Manuel secret des 36 stratagèmes chinois : « L’occulte est au cœur du manifeste et non dans son contraire. Rien n’est plus caché que le plus apparent. » En la matière, le vert paradis des amours enfantines suffit souvent à pénétrer le cœur du mystère. En convoquant un personnage du nom de Daphné, que le narrateur a connu enfant, Sollers marche sur les pas d’Apollon et devient, après Nerval, l’un des fils de la Grèce. Daphné ou Laure, l’immortalité est toujours à portée de main et de bouche. Et si la Pythie délivrant ses oracles le faisait en mâchant du laurier, Sollers sait mieux qu’un autre que cette plante est aussi symbole de gloire et d’immortalité poétique auxquelles ce dernier accède, en digne héritier des taoïstes, de son vivant. L’infini tel qu’en lui-même.

    Reste qu’avec ce roman, Sollers retrouve aussi à loisir le pouvoir heuristique du roman et de la poésie, pouvoir de révélation qui se donne à lire dans une forme polyphonique et musicale du roman ; un assemblage hétéroclite de pensées et d’illuminations qui atteint la puissance synthétique des papiers collés de Picasso dans la nervure desquels Sollers navigue à vue depuis des années. Un enchantement.


    Picasso, Guitare, Partitions et Verre à Vin, 1912.
    ZOOM : cliquer sur l’image.
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    Sur l’excellent blog de Olivier Rachet


  • Albert Gauvin | 24 mars 2021 - 09:32 4

    Un remarquable entretien de Philippe Sollers par le camarade Arnaud Jamin dans diacritik sur lequel nous reviendrons.
    LIRE : Le grand entretien : Philippe Sollers, la littérature absolue (Légende et Agent secret).


  • Albert Gauvin | 22 mars 2021 - 23:21 5

    La recension de Stéphane Guégan

    Philippe Sollers n’y peut rien. Manet, c’est plus fort que lui… Aucun de ses récents livres ne se prive du plaisir d’accrocher un tableau du peintre élu à ses divagations, au sens de Mallarmé, dont il tire, année après année, une savoureuse chronique du temps présent. Ce qui apparente celle-ci à la fiction, c’est d’abord le style, la musique, le tressage des temporalités et même des niveaux de réalité. Bref, on ne sait jamais très bien si ce qu’on lit, interrogation métaphysique, emballement esthétique ou confession érotique, appartient au Journal ou aux chimères du romancier. Charme de l’indécis… Légende est conforme à son titre, les péripéties y sont plus rares que les belles revenantes, les souvenirs d’enfance et l’écho de ses lectures variées. Comment refuser l’époque sans se retirer du monde ? Sollers n’est pas avare de conseils avec ceux que révulsent les délires de la victimisation du débat public, le vandalisme qui progresse dans le champ culturel et la fortune grandissante des intolérances de toute nature. Ce que la vie, la nature et le verbe ont de sacré souffre en ces temps marqués, entre autres signes et fléaux, par les excès de la PMA, la disparition des pères, le naufrage écologique, le recul des humanités et donc de la civilisation. Le TCR (Tous contre Rome) fait partout des adeptes. En somme, la Covid-19 se montre autrement plus capable que les « démocraties plates » de préserver ce qui est indispensable à sa survie ! Travaillant à la sienne en « passager de l’espace-temps », mais avec une alacrité toute mozartienne (tendance Clara Haskil, la divine), Sollers dialogue avec ses complices de toujours, avant que « l’opinion publique » ne l’interdise, L’Apollon amoureux de Daphné de Poussin (l’un des plus beaux tableaux du monde), la poésie chinoise du VIIe siècle, le Hugo le moins conforme à la correctness locale, mais aussi Genet (« Ne commets jamais de gestes sans beauté »), mais encore l’Antonin Artaud de 1943 (« Ce qui reste de l’Infini dans le langage n’est qu’un souvenir du Verbe de Dieu, que quelques grands mystiques et de rares, très rares, grands poètes ont capté »), et toujours Manet donc. Tiens, revoilà Mallarmé, au lendemain du Corbeau et du Faune, suspendu à ses rêveries et ronds de cigare, une main sur la page infinie, l’autre dans sa poche, absent et présent, ainsi que doivent l’être la bonne poésie, même amoureuse, et le juste rapport au monde : « Mallarmé est-il dedans ou dehors ? Les deux, comme le peintre qui l’écoute. » Comme Sollers lui-même et le regard qu’il pose sur notre décrépitude alarmante.

    Moderne


  • Albert Gauvin | 21 mars 2021 - 12:18 6

    De Montréal.
    « Je gagne du temps en écrivant ce livre, comme vous en gagnez en le lisant. Nous nous sommes trouvés. »

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  • Albert Gauvin | 20 mars 2021 - 14:41 7

    Dans « Agent secret », autoportrait littéraire teinté de nostalgie, l’écrivain revêt l’habit d’observateur clandestin de sa propre destinée, en revendiquant l’ivresse des identités différentes.

    Par Pierre de Gasquet

    Il est né en plein Front populaire. Il se souvient de tout, du moins de l’essentiel : la lumière de l’île de Ré, le parfum entêtant des vendanges, les yeux de sa mère : l’un noisette, l’autre marron plus foncé… C’est elle qui lui a transmis son humour et son côté iconoclaste. Il s’est choisi lui-même son pseudonyme dans le dictionnaire latin : Sollers/sollertis, qui veut dire Ulysse, « l’homme aux mille tours  ». Espiègle, l’écrivain le moins dogmatique de sa génération — qui se décrit lui-même comme «  un agent spécial de la contradiction maintenue, surmontée, et dialectiquement résolue » -, l’a toujours été. Son autoportrait littéraire, sous le masque transparent d’un Ulysse obsédé par l’art du secret, en est une nouvelle preuve.

    «  J’ai vécu au plus près ce qu’a été l’envahissement barbare dans des lieux qui étaient enchantés  », raconte ce fils de la bonne bourgeoisie bordelaise. Cette phrase résume bien l’enfance de l’écrivain. Très jeune, ses parents lui ont interdit de chanter « Maréchal nous voilà ! ». A quatorze ans, le petit Philippe Joyaux se fait déniaiser par une réfugiée basque anarchiste de dix-huit ans son aînée. Un an plus tard, il entre à Ginette, l’école des jésuites à Versailles, d’où il se fera rapidement virer pour son penchant prononcé pour les oeuvres du marquis de Sade. Paradoxalement, c’est grâce à son anarchiste taiseux de père que Sollers est devenu écrivain.

    Solitude

    Comme dans ses trois romans, « La Fête à Venise », « Le Secret » et « Studio », Philippe Sollers endosse avec délectation l’habit d’agent secret, de l’observateur clandestin de sa propre destinée. Tel son ami Roland Barthes — qui lui a consacré un recueil de textes, « Sollers écrivain », en 1979, un an avant sa disparition, l’auteur de « Femmes » croit à la solitude de l’écrivain. « Agent secret, c’est s’exposer à une extrême solitude. Isolé absolu, indéfendable. On risque beaucoup. »

    lesechos.fr, le 20 mars 2021.


  • Albert Gauvin | 18 mars 2021 - 17:39 8

    Le courage d’être heureux

    Philippe Sollers publie un livre par an. Cette année deux : « Agent secret », un autoportrait avec photos, et « Légende », un roman autour de Daphné, un amour de jeunesse à Bordeaux. Chacune de ses oeuvres - il insiste sur ce terme - adopte le ton de la conversation. Est-il essayiste ou romancier ? La distinction n’a pas lieu d’être : c’est son côté XVIIIe siècle.

    Dans Agent secret, le fondateur de la revue Tel Quel se raconte à la diable, plante un décor, l’enchantement du Bordelais, la puissance des vendanges, l’enfance sous l’Occupation, « Je me suis toujours senti en état de guerre », les messages codés de Radio Londres, « J’aime les femmes en bleu. Je répète, j’aime les femmes en bleu », lycée Montesquieu et ensuite lycée Montaigne, « c’est donner un esprit du lieu ». Il transforme cet espace fondateur en temps de l’écrivain, il se cite, glisse une lettre merveilleuse de Dominique Rolin, transmet sa ferveur de la nature (l’île de Ré, « paradis d’eau tourmentée »), son livre est un palimpseste de ses lectures, parsemé de fulgurances (sur la Contre-Réforme : « Ce n’est pas une Contre-Réforme, c’est une Révolution. »). Libre au lecteur d’expliquer celles-ci, car le présupposé sollersien est toujours celui d’un narrateur en bonne compagnie. Le fantasme de la société secrète, du codage, de ces clubs pré-révolutionnaires (1770-1788) n’est jamais loin : Lumières et libertinage au programme. Le parcours de Philippe Sollers, dans sa liberté, nous rappelle que l’on peut être structuraliste et romancier, marié et libertin dans la transparence, ex-maoïste et chevalier de la Légion d’honneur, pourfendeur de la comédie du monde et très Vatican II, entre autres.

    Avec Agent secret, on n’est pas loin de l’outre-tombe, et tel le Chateaubriand âgé de la Vie de Rancé, notre Casanova de la Closerie des Lilas pourrait écrire « Je me cite, je ne suis plus que le temps. » Son éboulis assumé fait oeuvre : débris, érudition, souvenirs... Les rencontres de singularités expliquent ses coexistences étonnantes. Sa femme, la linguiste et psychanalyste Julia Kristeva (et son concept d’intertextualité), Roland Barthes, Pierre Guyotat, Jacques Lacan (« Il m’a vu et m’a aimé » : sans commentaire), Dominique Rolin (« elle est restée ma jeunesse »), André Breton (qui le dit « aimé des fées »), Jean-Paul Enthoven, Jean-Paul II, Apollon (qui d’autre froisse des feuilles de laurier pour sentir au plus près la présence du dieu des arts ?). La nature et la peinture appartiennent à la ferveur Sollers. Il n’est pas étonnant qu’un tableau tardif, lui aussi, du Poussin, Apollon amoureux de Daphné, soit au coeur de ses deux derniers livres. Rompre avec la grande peinture mythologique, prendre le parti d’un paysage anonyme et sensuel pour dieux humains, et illustrer ainsi « le plus beau des courages, celui d’être heureux ».

    En dépit de son petit côté « je parle avant l’Apocalypse », Agent secret ravira son fan-club — j’en fais partie. Il faut néanmoins, pour les novices, lire de toute urgence son roman Femmes (et puis Le Cavalier du Louvre, et puis Les Surprises de Fragonard, et puis ses critiques réunies sous le titre de Discours parfait, et puis...). (Re)lire aujourd’hui cette épopée érotique et intellectuelle d’un libertin sous le règne du féminisme des années 1970 : on se sent un peu archéologue, tant la société a changé, tant les excès du politically correct l’ont emporté. La liberté sexuelle qui y règne nous semble aussi lointaine que celle des Lotophages de L’Odyssée. Il serait dommage que la liberté heureuse de ce grand écrivain français nous échappât. Philippe Sollers l’enchanteur écrit à la diable pour l’immortalité car il nous rappelle que le bonheur est possible.

    « Agent secret » (éd. Mercure de France, 200 pages), « Légende » (éd. Gallimard, 128 pages), « Femmes » (éd. Folio, 667 pages), de Philippe Sollers.

    Judith Housez, Les Echos.fr, Le 17/03.


  • Albert Gauvin | 7 mars 2021 - 13:17 9

    Dans Légende, surgit une nouvelle musicienne que vous avez peut-être découverte comme Sollers à la télévision l’été dernier. Elle s’appelle Elsa Dreisig. Elle interprétait le rôle de Fiordiligi dans Cosi fan tutte. VOIR ICI.


  • Albert Gauvin | 5 mars 2021 - 18:42 10

    Sollers reste à sa manière un funam­bule et un Icare. Il oblige à ren­ver­ser cer­taines condi­tions habi­tuelles de notre myopie. Un tel ques­tion­ne­ment n’implique pas for­cé­ment de réponse. Mais il s’agit néan­moins d’un tra­vail d’éclaircissement afin de de trou­ver la vie au fond de l’incarnation en un mou­ve­ment de ver­tige.
    Preuve que l’écrivain ne cesse d’agir sur la lit­té­ra­ture et conti­nue de s’interroger sur ses pru­rits saisonniers.

    Aujourd’hui, écrit l’auteur, «  la bête, deve­nue pro­gres­siste et la pro­pa­gande puri­taine ont fait leur nid dans la nouvelle Tri­nité Technique. » Tout est dit pour nous faire tou­cher le fond du chaos dont le Covid est devenu une expérience sombre et noc­turne. Mais Sol­lers ne tombe pas dans les pièges de l’époque.
    Il reste liber­taire et liber­tin afin de faire res­sen­tir une conscience dif­fé­rente du monde même si désor­mais il semble prê­cher dans le vide.

    Mais il avance pour brû­ler tous les masques. Pour lui, le réel tel qu’on le raconte demeure insuf­fi­sant. Dès lors, il reste le semeur d’utopie dans l’effondrement de l’époque. Ce roman bref pétille d’intelligence et se nour­rit par­fai­te­ment de ses pas­sions et de son iro­nie qu’il défi­nit en citant Schle­gel : « l’ironie est la claire conscience de l’agilité éter­nelle et la plé­ni­tude infi­nie du chaos ».
    Et la fic­tion est là pour en illus­trer les tours (de passe-partout) et contours (des passe-partout) qui font prendre des ves­sies pour des lan­ternes. Et le joyeux roman­cier opte pour une “tri­via­lité posi­tive” chère à Baudelaire.

    Au moment où le monde est clos et que tout est en sus­pens, “les repré­sen­tants du vieux Dieu mort et de la vieille littéra­ture sont des­ti­tués, mais conti­nue­ront à par­ler et à écrire comme si de rien n’était, ce qui est sans impor­tance, puisque plus per­sonne n’écoute ni ne lit vrai­ment. Les Banques, le Sexe, la Drogue et la Tech­nique règnent, la robotisa­tion s’accélère, le cli­mat explose, les virus pour­suivent leurs ravages mor­tels, et la pla­nète sera invi­vable pour l’humanité dans trente ans. Mal­gré tout, un nou­veau Cycle a déjà com­mencé, et les masques tombent.” écrit l’auteur

    Il se limite appa­rem­ment à des constats : mais ils sont sou­ter­rains. Si bien que l’espace reste flot­tant jusqu’au bout. D’autant que Sol­lers cultive tou­jours autant la pas­sion des inter­stices. C’est une manière de faire pro­fi­ter lec­trices et lec­teurs de moments de suspen­sion. Preuve qu’un cer­tain badi­nage — lorsqu’il est maî­trisé – crée un uni­vers fas­ci­nant car décalé, ténu et essen­tiel là où s’abolissent toutes conclu­sions.
    L’écriture pré­fère l’errance et le trouble en détour­nant tout dénoue­ment. Au milieu du tan­gible, l’auteure crée la pagaille selon une tech­nique impeccable.

    Le cir­cons­tan­ciel reste ici habi­le­ment et para­doxa­le­ment secon­daire. Par les inci­sions de lumière sur les flaques de néant, Sol­lers fait per­ce­voir — au-delà des illu­sions d’optique men­tale — ce qui est aban­donné, versé ou abîmé. Plus que jamais, il s’agit face à la puis­sance des nou­vel­le­tés de « trou­ver le nou­veau dans le cœur brû­lant de l’ancien » contre ce que Lau­tréa­mont — cité par l’auteur — annon­çait : “Dans la nou­velle science, chaque chose vient à son tour, telle est son excellence.

    Pour Sol­lers, face à cette suc­ces­sion des choses, chaque mot garde, en son « ape­san­teur », un poids. Et le cor­pus crée une fic­tion char­gée de mou­ve­ments para­doxaux. Une ascen­sion a donc lieu de facto là où — de plus — un incons­cient émerge. Il devient la projec­tion d’un moi vivant et d’une extase du monde loin de tout bavar­dage là où le brio de l’auteur fait moins de place à l’ego. L’autre reste donc tou­jours l’horizon du roman même si l’auteur croit à l’opacité soli­taire du tra­vail d’écriture.
    Elle seule per­met de se confron­ter aux mor­sures morales et idéo­lo­giques qui font le corps et l’esprit à l’écoute des bruits non seule­ment du monde mais de son double numé­rique et technologique.

    jean-paul gavard-perret, lelitteraire.com


  • Albert Gauvin | 1er mars 2021 - 11:24 11

    Visible, invisible

    Philippe Sollers dans une balade autobiographique enchantée où l’auteur de Femmes joue avec son lecteur et ses secrets.


    Livres Hebdo, mars 2021.
    ZOOM : cliquer sur l’image.
    GIF


  • Albert Gauvin | 28 février 2021 - 19:25 12

    Oui. J’en étais au montage après l’écoute. VOIR ICI.