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La mort, c’est toujours la mort de quelqu’un

Entretien avec Françoise Cottin

D 26 novembre 2006     A par Albert Gauvin - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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Le carré des aviateurs anglais

Vous arrive-t-il parfois de penser à la mort ?

Sans cesse. Une de mes plus grandes impressions de lycée, c’est la réflexion proposée par un professeur de lettres sur la phrase de Montaigne : " Philosopher, c’est apprendre à mourir ". Je me demandais ce que cela pouvait vouloir dire. Notre professeur ne nous le disait pas. Montaigne, ne le dit pas non plus d’ailleurs ! Je pense qu’il n’y a pas de pensée sans pensée de la mort. Je ne dis pas penser à la mort, je parle de pensée de la mort, la mort comme constitutive de la pensée.

La mort se passe au coeur même de la vie, du vivant. Je ne suis pas d’accord avec l’idée qu’Eros et Thanatos vont toujours ensemble. Même Freud s’est laissé aller à faire cette symétrie. Il n’y a, selon moi, aucune commune mesure entre les 99 % de Thanatos qui habitent le genre humain et le 1 % d’Eros qui parfois arrive, provoquant en général des dégâts et des angoisses considérables. Le combat est très inégal. C’est le problème de l’être humain en général. L’homme meurt, l’animal périt. C’est l’homme qui a affaire à la mort. L’homme est un être pour la mort. Mais c’est intenable. Par conséquent, chaque époque tente de remédier à cette épreuve, par des règles, des rituels.

Croyez-vous que c’est un sujet dont on parle ?

Oui, on en parle, mais à côté. Ce n’est pas du silence, c’est de l’aphasie.

Je note aujourd’hui une évolution extrêmement rapide, due notamment à l’effondrement des religions traditionnelles. La nature ayant horreur du vide, il faut bien essayer de remplir la case en question... De toute façon, à partir du moment où l’autre bout de la chaîne - c’est à dire la naissance - devient une pratique qui peut être décidée industriellement, la conception de la mort change bien évidemment.

Vous pensez que l’on "chosifie" la mort ?

Je pense qu’on l’irréalise d’une façon qui correspond aux intérêts massifs de l’époque. C’est du déplacement de sens. Tant qu’on fabriquera des êtres humains biologiquement - je suis là, avec vous, mais je pourrais être remplacé par mon clone -, la mort sera radicalement différente de ce qu’elle était, elle sera banalisée. Nous assistons à la banalisation de la mort. Regardez par exemple les représentations de la figure de la mort véhiculées par les "voyages" du Temple Solaire, regardez la mise en scène de la mort du dernier Président de la République. La question reste de savoir comment tout cela va évoluer.

Comment pensez-vous à vos morts ?

En leur parlant, très certainement. Je pense aux morts comme étant à l’abri. Je vous renvoie à Heidegger : " La mort est l’abri de l’être ".

Vous allez sur leurs tombes ?

Oui, cela m’arrive. A ce sujet, je peux vous rapporter une anecdote personnelle. De passage récemment à Bordeaux, je me suis rendu sur la tombe de mes parents. C’était tôt le matin, je n’ai pas trouvé de fleuriste ouvert. Ne pouvant accomplir ce geste banal qui consiste à apporter des fleurs et à les mettre sur la dalle des défunts, j’ai eu l’idée de poser un caillou. Et je me suis dit après coup que ce geste était pertinent. Cela dure, un caillou...

Avez-vous eu une expérience personnelle de la mort ?

Du mourir, vous voulez dire. Nous sommes dans une civilisation qui confond le mourir et la mort. Or il n’y a aucune commune mesure entre les deux. On n’atteint jamais la mort de quelqu’un, on atteint son mourir. Dans notre société, la fascination pour le mourir est en train de remplacer l’expérience de la mort.

On a, par ailleurs, tort de dire la mort. Il y a autant de morts que de morts. Dire la mort c’est une façon de la rendre abstraite. " La vie, c’est toujours la mort de quelqu’un", dit Artaud et il a raison. Et la mort, c’est toujours la mort de quelqu’un. Ce désir démocratique consistant à donner à la mort une fonction unificatrice ou égalisatrice du genre humain me semble une formidable hypocrisie. Comme si nous étions tous égaux devant la mort. Dans la mort, tout le monde est supposé être pareil, puissants ou misérables. Si une princesse meurt, la voilà ramenée au rang d’une Algérienne qui se fait égorger ; ce genre de confusion permet toutes les dérives. Certes, tous les hommes naissent libres et égaux en droit. Mais dans la mort, je pense qu’il n’y a pas d’égalité. Tous les hommes meurent inégaux.

A votre question, je répondrai donc oui, j’ai eu de nombreuses expériences du mourir.


Dans Vision à New York, vous évoquez la mort de votre père.

Oui, c’était un moment très shakespaerien, "hamlétique". C’était en août 1970. A l’époque, je lisais et relisais les Sermons de Maître Eckhart. Je partis à Bordeaux pour l’enterrement avec un exemplaire dans la poche. Après la messe, nous nous rendons au cimetière. Face à la pauvreté rituelle, à la misère symbolique de toute cette cérémonie religieuse, je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose. Devant l’assistance stupéfaite, j’ai sorti les Sermons de ma poche et j’ai lu un passage.

Quel regard portez-vous sur les pratiques funéraires d’aujourd’hui ? La crémation notamment ?

Ce départ en fumée, cette réduction en cendres me paraissent d’un volontarisme extrêmement suspect. Les cérémonies, les enterrements ont un sens précis, on rend hommage à la forme corporelle. Je trouve que dans l’incinération, il y a un acte d’agressivité quant au corps. Je crois qu’il faut laisser le corps à lui-même. Le corps a ses idées que la conscience ne connaît pas et n’a pas à connaître.

Avec quels mots parlez-vous de la mort ?

Avec les mots de tous les jours.

Parlez-vous différemment de la mort à un adulte et à un enfant ?

Il faudrait tout d’abord prouver que sur ce plan là l’adulte ne reste pas un enfant. Et je crois par ailleurs que les enfants ont une conscience plus aiguë de la mort que les adultes.

Croyez-vous en l’au-delà ?

Ah non, l’au-delà, je ne sais pas ce que cela veut dire. C’est ici et maintenant. Rappelez-vous l’inscription sur les tombes romaines :

NF. F. NS. NC. Non fui, fui, non sum, non curo. Je n’ai pas été. J’ai été. Je ne suis pas. Je n’en ai cure. [voir plus bas]

Et la vie après la mort ?

Question absurde puisque la vie est pleine de mort.

La mort a-t-elle un sens ?

Absolument aucun. Toute valorisation adjectivée de la mort n’a pas de sens. Je crois que c’est Casanova qui a dit : " Je déteste la mort car elle détruit la raison".

Avez-vous réfléchi à vos dernières volontés ?

Mais certainement !

Propos recueillis par France Cottin pour la Société Monégasque de Thanatologie.

*

P.S : Dans Poker (La société, c’est la mort, p.126 et suivantes), Sollers revient sur cette inscription.

Citation :

" Dans un de mes romans, La fête à Venise, je cite une inscription en latin qui se trouve sur certains sarcophages du Ier siècle de notre ère. Vous pouvez y lire les lettres suivantes : NF.F.NS.NC. Décryptage : Non fui. Fui. Non sum. Non curo. En français cela donne : Je n’ai pas été. J’ai été. Je ne suis pas. Je ne m’en soucie pas.

Ce qui frappe dans cette inscription, c’est cela : Non sum , avec la désinvolture qui insiste sur le fait de n’en avoir rien à foutre, de ne plus être. Un peu plus loin dans le livre, c’est en méditant ces inscriptions que je modifie l’axe biologique, qui va du berceau à la tombe, en forgeant le verbe désapparaître . Nous sommes là dans une subversion du représentatif qui commence comme vous le savez avec le cogito cartésien. Je me représente, donc je suis - dit Descartes. Pas besoin de vous dire, vous le constatez tous les jours, qu’à l’heure de la subjectivité absolue, la représentation s’absolutise elle aussi. Il s’ensuit un grand trouble chez les humanoïdes. C’est un peu comme si ce trouble était anticipé par les instances épicuriennes que je viens de vous signaler. En général, les inscriptions funéraires vont vers une pente mélancolique, un peu triste, vaguement méditative. Voyez Poussin : Et in Arcadia ego. C’est la mort qui parle, et qui informe en passant que, même en Arcadie, elle a sa place. Celle que je préfère, l’une des plus terrorisantes pour la représentation humaine, vous la trouverez à Florence, à Santa Maria Novella, c’est la Trinité de Masaccio, avec la fameuse formule du squelette : « J’ai été ce que vous êtes, vous serez ce que je suis. » Comme l’inscription épicurienne, il s’agit d’une véritable agression vis-à-vis du passant. Je ne suis plus, sans doute, mais je n’en ai rien à foutre.

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La Trinité, Masaccio. Vers 1427. Santa Maria Novella, Florence.

Passant, dit le sarcophage, es-tu capable de considérer comme sans importance le fait de ne plus être ? C’est une position matérialiste [1]. Nous somme ici au début de l’ère chrétienne, bien avant celle des Temps modernes — qui ne s’ouvrira qu’au XVIè siècle. Être, ne plus être. Comment phraser cela ? Il y a plusieurs possibilités. Prenez, si vous le voulez, l’épisode du Buisson ardent de la Bible. Exode, 3 14. Ego sum qui sum , dit Dieu selon la traduction de saint Jérôme, qu’on appelle la Vulgate. Ce latin donne en français : « Je suis qui je suis.  » Mais l’original hébreu, à s’y reporter, complique le jeu. La formule est à l’inaccompli, c’est-à-dire au futur. En français, il faudrait traduire, comme le propose Henri Meschonnic : «  Je serai que je serai.  » Voilà un mode d’être intéressant. Pas du tout celui de la substance aristotélicienne. Un être qui apparaît et qui disparaît. Un être en somme, qui ne cesse de désapparaître, dont la présence serait constamment intermittente. Avec lui, les absences sont interminables ; les présences, furtives. Ici la représentation se trouve placée au bord de l’abîme. "

*

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2 Messages

  • valérie bergmann | 22 juin 2007 - 16:16 1

    "philosopher c’est apprendre à mourir"dit la force intellectuelle de Montaigne, et "la mort est l’abri de l’être", confirrmera l’illustre Heidegger, quelques 4 siècles plus tard.
    Comment deux êtres qui à l’origine n’avaient pas la même voie, se rejoignent, sur un sujet si épineux ? Grâce à la littérature, tout se rejoint, quand le principe de la fonction vitale est la même, Sollers fait rejoindre la pensée séculaire, qui elle, reste inchangée parce qu’inchangeable.
    Les humanoïdes, vivent comme s’ils n’allaient jamais mourir, et font défiler leur vie grâce à leur soit-disant immortalité."Vivre à l’envers"
    Car, c’est bien comme cela que le commun des mortels continue de penser. Mais, surprenant, comme l’évoque avec subtilité Sollers, ils se font brûler à la fin de leur existence.
    Paradoxe : est-ce qu’ils croient que le feu ,les rendant en état de cendres, ne serait-il pas là pour justement oublier qu’ils ont été vivants, d’où le paradoxe, ils veulent garder leur âme de croyant., qui leur dicte l’inverse.
    En effet, Sollers dit avec une incroyable véracité, que la mort sous-jacente en chacun de nous, cherche à intensifier leur raison de vivre, tandis que d’autres, sont tendancieux du ridicule et optent pour la non-réflexion sur le non-être. Voilà pourquoi devant l’absurdité du paradoxe, nous ne pouvons que rejoindre PH. Sollers, quand il dit, citant Artaud, "la vie, c’est toujours la mort de quelqu’un," et de rajouter lui-même, "l’au-delà, je ne sais pas ce que ça veut dire. C’est ici et maintenant". Et comble d’incompréhension à la question
    "comment peut-il y avoir une vie après la mort, alors que la vie est pleine de mort."Elle parle sans cesse"et puisque la finalité de la vie reste la mort, sommes nous donc encore vivants ?


  • A.G. | 28 décembre 2006 - 21:10 2

    Post scriptum à propos du "NF. F. NS. NC."