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Marc Lambron

Cet Hermès bordelais...

D 8 mai 2006     A par Viktor Kirtov - andoar - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Extraits du dernier roman de Marc Lambron, récemment publié chez Grasset, Une saison sur la terre. L’auteur y évoque sa découverte, dans le courant des années 60, d’une toute jeune et audacieuse revue littéraire fondée par Philippe Sollers : Tel Quel.

Je bricolais dans les parages de la pensée nouvelle en voulant me convaincre que l’on s’y brûlait les doigts. La revue Tel Quel, dirigée par Philippe Sollers, m’intrigua. Un corsaire cinglant sur sa corvette tout en aspirant au galion, tel m’apparaissait un Sollers encore trentenaire. Le navire venait se placer devant un grand port, tirait quelques coups de semonce sur le bâtiment d’octroi, avant de reprendre le large. Il pouvait bien ironiser sur les rites arthuriens du groupe surréaliste, avec ses fées Morgane et ses mages du hasard objectif, le Sollers de 1973 n’en aspirait pas moins, et n’était pas loin de parvenir à incarner cette spécialité française brevetée à Paris : le chef d’école littéraire. Austère liseré marron des éditions du Seuil, idéogrammes chinois, manifestes sémiotiques, danses votives autour des totems vivants, Barthes et Lacan en tête, oukases et exclusions, colloques de Cerisy où l’on récitait les sourates du nouveau dogme, monologues joyciens activés par les fumées du hasch, il y avait encore dans ce folklore tous les enchantements du premier degré. La toise avait été placée haut, l’unité de mesure étant le Pound, le Bataille ou l’Artaud, derniers derviches stellaires de l’Occident fracassé.[...] Sollers m’intéressait. Il semblait rapide et stratège, intempestif et moqueur, en prise assez exacte avec ce qui était l’affaire souterraine du moment, le liquidation de l’intellectuel organique dans sa mouture PCF. Cet Hermès bordelais voletait entre les pattes de géants aux semelles de plomb : ayant flirtaillé autour de 1967 avec les althusseriens de La Nouvelle Critique, ce goûteur girondin habitué à tremper sa longue cuiller dans les plus acides potions avait pris la poudre d’escampette pour monter dans le train chinois de l’après-1968. Il ne savait pas forcément que le Shangaï Express conduisait vers New York et le XVIIIè siècle, mais le voyage était en cours.
Je vois bien, retrospectivement, pourquoi Sollers me retenait : il donnait du lustre au vieux temple. Ce transfuge des classes préparatoires aux grandes écoles de commerce avait placé dans la vie littéraire l’énergie que ses pairs, au tournant des années 60, commençaient à déployer dans la conquête des directions d’entreprise, un attaché-case dans une main, et un livre de Jean-Jacques Servan-Schreiber dans l’autre. L’objet de leur affectation n’était pas égal. On ne me fera jamais dire qu’un article de Galbraith vaut une page de Philip Roth : il y a une noblesse des écrivains. Sollers, si décrié pour ses pavanes, ne se trompait pas sur ses lecteurs.[...] Sa conversation est restée l’une des plus rapides de Paris. Scintillante, étoilée, attentive, avec des revers de pongiste et des mimiques de cardinal. [1] Pour l’essentiel, il a écrit des livres, et c’est là qu’il sera sauvé. Si je repensais à 1973, l’envie me venait d’aller parler à Philippe Sollers comme à l’homme que je suivais des yeux en ce temps-là, au nom du désir si exigeant, si haut qu’il donnait de la littérature.


Le premier chapitre

C’était le 25 septembre 2004. Les voitures s’étaient rangées dans les chemins bordés de haies. Puis l’on avait gravi un sentier sinueux qui longeait un bouquet d’arbres. Flanquée d’un cimetière de campagne, la chapelle de Heurtevent se tenait en haut d’un monticule aux lignes douces. Depuis ce promontoire s’élevant au-dessus des champs, le regard embrassait les vallonnements du pays d’Auge. L’air était tiède, encore chargé des touffeurs de l’été. Comme le ciel s’était couvert, les plus prudents des invités avaient tiré des parapluies du coffre de leurs voitures.
[...]Un mariage à la campagne a toujours une nuance d’entre-deux charmant, où le parfum des arbres accompagne la cérémonie des hommes.
On célébrait les noces de l’une de mes cousines par alliance. [...] Certains invités restèrent debout au fond du ch ?ur. Je rejoignis ceux qui se disposaient à l’extérieur, près du parvis.
Tout mariage marque le triomphe de l’espoir sur l’expérience, a dit Samuel Johnson. Je participais à l’espoir sans pouvoir m’empêcher d’évaluer l’expérience. Les cérémonies nuptiales font ressortir les couleurs des femmes. Jolies cousines dessalées qui n’ont pas encore sauté le pas du mariage et sont prêtes à battre des mains devant ce rêve de petite fille. Généralement, elles ont le jarret ferme et un fiancé au bras, lequel jette Mon regard s’arrêta sur une silhouette. De trois quarts, la tête tournée vers la chapelle, elle affichait le maintien d’une femme svelte, entre trente et quarante ans, encore que son visage, invisible depuis le point où je me tenais, ne m’ait pas permis d’en juger tout à fait. Grande, elle laissait cascader sous la découpe du chapeau une chevelure qui ne devait pas être souvent contrainte. Elle portait un tailleur gris, très simple, presque graphique, avec un sac discret et des escarpins assortis.
Sa seule allure retenait l’attention. D’une élégance que la coupe du vêtement épurait, cette femme dessinait au milieu des corps voisins une ligne que l’on aurait pu isoler comme une figure d’estampe. On devinait une absence d’apprêts, une sorte de souveraineté immédiate. J’étais curieux de voir si les traits tenaient la promesse du maintien. Il s’y mêlait pour moi je ne savais quel mélange d’apparition et de réminiscence.
Se sentait-elle regardée ? Elle tourna la tête vers la gauche. Au moment où ses yeux arrivaient sur moi, j’eus l’impression que toute la scène virait au ralenti. Un visage de fille des collines que le temps avait à peine hâlé, le modelé du nez, les lèvres faites pour agacer les fruits, et ce regard qui ne retenait du monde que ce qu’il avait élu.
J’étais sidéré.
Il me semble que nous sommes restés ainsi pendant quelques secondes, suspendus, à cinq ou six mètres de distance, tandis que cette image arrêtée ne cessait pour moi de se cadrer et de se décadrer dans le labyrinthe du temps. Ce fut elle qui s’anima. Je la vis pivoter légèrement pour commencer à marcher vers moi, mais chacun de ses mouvements me paraissait nimbé de flou, comme si elle avait remonté des années à chaque pas. Les traits bougeaient, se troublaient, pareils au sujet sur lequel un objectif photographique cherche à faire le point. Lorsqu’ils se fixèrent à bout touchant, la silhouette lâcha d’une voix douce deux phrases d’une insolence effarante. Non pas à mon endroit, mais dans l’absolu. Son regard m’enveloppa.
Et je reconnus Marianne.

Repères biographiques

Né en 1957 à Lyon, énarque et normalien, maître de requêtes au Conseil d’Etat et romancier, Marc Lambron collabore au "Point".
Marc Lambron a gardé de ses années de khâgne l’amour de la littérature et du paradoxe. Et cultive ici comme ailleurs une écriture tantôt vive, tantôt alanguie, et le goût de l’analyse percutante
Anne BRIGAUDEAU

Repères bibliographiques

"Une saison sur la terre" (2006, Grasset)
"Les menteurs" 2004 (Grasset)
"Carnet de bal" (tome 2) 2003 (Grasset)
"Etrangers dans la nuit" 2001 (Grasset)
"1941" 1997 (Grasset)
"Carnet de bal" (tome 1) 1992 (Gallimard)
"L’oeil du silence" 1993 (Flammarion)
"La nuit des masques" 1990 (Flammarion)


[1soulignement pileface

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