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Yannick Haenel : « Entre l’ivresse, l’amour, la charité et la poésie, un point d’exubérance s’accomplit »

Entretiens

D 27 septembre 2022     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


« Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient.
[…] Or, tout dernièrement m’étant trouvé sur le point de faire le dernier couac ! j’ai songé à rechercher la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit.
La charité est cette clef. − Cette inspiration montre que j’ai rêvé ! »

Rimbaud, Prologue d’Une saison en enfer.

Ah ! cette vie de mon enfance, la grande route par tous les temps, sobre surnaturellement, plus désintéressé que le meilleur des mendiants, fier de n’avoir ni pays, ni amis, quelle sottise c’était. — Et je m’en aperçois seulement !
— J’ai eu raison de mépriser ces bonshommes qui ne perdraient pas l’occasion d’une caresse, parasites de la propreté et de la santé de nos femmes, aujourd’hui qu’elles sont si peu d’accord avec nous. J’ai eu raison dans tous mes dédains : puisque je m’évade !
Je m’évade !
Je m’explique.
Hier encore, je soupirais : "Ciel ! sommes-nous assez de damnés ici-bas ! Moi, j’ai tant de temps déjà dans leur troupe ! Je les connais tous. Nous nous reconnaissons toujours ; nous nous dégoûtons. La charité nous est inconnue. Mais nous sommes polis ; nos relations avec le monde sont très convenables." Est-ce étonnant ? Le monde ! les marchands, les naïfs ! — Nous ne sommes pas déshonorés. — Mais les élus, comment nous recevraient-ils ? Or il y a des gens hargneux et joyeux, de faux élus, puisqu’il nous faut de l’audace ou de l’humilité pour les aborder. Ce sont les seuls élus. Ce ne sont pas des bénisseurs !
M’étant retrouvé deux sous de raison — ça passe vite ! — je vois que mes malaises viennent de ne m’être pas figuré assez tôt que nous sommes à l’Occident. Les marais occidentaux !

Rimbaud, « L’impossible », Une saison en enfer.

Suis-je trompé, la charité serait-elle sœur de la mort, pour moi  ?
Enfin, je demanderai pardon pour m’être nourri de mensonge. Et allons.
Mais pas une main amie ! et où puiser le secours ?

Rimbaud, « Adieu », Une saison en enfer.

C’est moi qui souligne dans ces trois citations. Disant « la charité est cette clef », Rimbaud a-t-il rêvé ? Il l’a cru, le temps d’une saison. Mais « aussitôt après que l’idée du Déluge se fut rassise », ne peut-on pas dire que les Illuminations poursuivront diversement ce rêve ? Yannick Haenel aussi, à sa manière (« surnaturellement sobre »), qui, à travers une critique des « marais occidentaux » du capitalisme néolibéral, nous parle d’« ivresse », de l’« indemne », de « dépense » et de « don inconditionnel, [de] charité sans réticence », « une forme absolue de l’amour », dont, après Rimbaud et avec Bataille, son Bataille, nous tendant « une main amie », il nous donne « la clef ».

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Yannick Haenel, le vin et la littérature :
« Dans l’ivresse telle que je l’aime, tout est à profusion »

Chaque dimanche, jusqu’en novembre, Le Figaro Vin interroge l’un des auteurs phares de la rentrée littéraire sur la place du vin dans son œuvre. Aujourd’hui, Yannick Haenel, dont le dernier roman « Le Trésorier-payeur » nous a littéralement subjugué.

Par Alicia Dorey
Publié le 25/09/2022

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Yannick Haenel. Sébastien SORIANO/Le Figaro/SDP

LE FIGARO. - Quelle place occupe le vin dans votre vie d’écrivain ?

Yannick HAENEL. - La première chose qui me vient à l’esprit, c’est qu’il m’est impossible d’écrire sous l’emprise de l’alcool, ou alors très légèrement. C’est lié à la manière dont je m’organise, à savoir d’écrire le matin, tôt. Je suis donc surnaturellement sobre, au sens rimbaldien, et dois rejoindre la zone la plus limpide de mon esprit. Je ne supporte pas les alcools forts, et préfère donc le vin. Je l’associe à quelque chose de festif, de relativement banal, et s’il m’arrive d’en abuser, d’être excessif, c’est uniquement de manière festive, lors de rencontres avec des amis. Cela s’articule peu avec l’écriture. Toutes les fois où j’ai dû écrire dans un moment d’ébriété, avec l’impression d’avoir un début de fulgurance, ce sont des pages que j’ai déchirées. Quand j’écrivais La Solitude Caravage, en revanche, j’écrivais la nuit. Parfois, je buvais doucement du bordeaux afin d’entrer dans la nuit, mais cela m’anesthésiait, tout simplement. Le rapport d’irrigation de l’écriture est purement fantasmatique. Je l’attribue à mes personnages, mais pas à moi.

Et dans vos écrits ?

C’est de l’ordre de la pensée. Le personnage du trésorier-payeur, dans mon dernier roman, tente de se mettre dans des états limites. Il y a un acte quasi-poétique de séparation de l’ordre quotidien, régulier, pour entrer dans une autre dimension. J’y vois une forme de sacré. Il y a donc toujours une forme de libation, au sens grec, païen du terme. La manière dont j’envisage le territoire que j’appelle un roman, c’est un espace sacrificiel, séparé de la réalité qui s’en décolle. Tous mes personnages sont imbibés, parfois ivres, parfois même ivres morts. L’usage ritualisé de l’alcool, du vin ou de la vodka dans mon roman Tiens ferme ta couronne (récompensé du Prix Médicis en 2017, NDLR) permet d’ouvrir le territoire, avec une ébriété qui fait venir au langage, qui relève du glissement, de la parole humide. Il s’agit d’abreuver la narration, de manière féerique, de créer un dérèglement des sens.

Votre dernier livre s’ouvre sur une scène d’ivresse collective, qui démarre chez Emmaüs pour se finir au Cercle Rouge, une obscure boîte de nuit. C’est un moment de basculement important, où l’alcool tient un rôle central.

Oui absolument, c’est à la fois un levier narratif et une « levée ». Dans le récit, il y a toute cette matière que j’obtiens en enquêtant, et c’est une matière que je retravaille : Emmaüs, la Banque de France, etc. Dans cette scène, il y a un mort qui passe, accompagné d’un cortège qui barre la route des personnages, et au roman va se substituer quelque chose qui est comme un passage, une métaphore de l’affrontement avec l’écriture. Ici, il faut amortir le choc de la vision de la mort, par l’alcool, la danse. Le passage par le moment vineux est à cet égard une dépense de soi. Le narrateur va ensuite basculer dans l’escalier, et j’y vois une manière d’entrer dans la fiction. Toutes les ivresses sont en réalité des points de bascule. On offre une part de soi, à qui, je ne sais pas. Au néant, à l’être, à nous-même, au langage, qui a pris la place de Dieu.

Vous parlez d’un usage ritualisé de l’alcool, en l’occurence du vin, qui permettrait d’accéder à quelque chose. Mais à quoi ?

Lorsque j’ai suivi le procès contre les attentats de Charlie Hebdo, on m’avait demandé de raconter les scènes dans des chroniques qui étaient publiées à 7h du matin (rassemblées dans l’ouvrage Notre Solitude, paru chez Gallimard en 2021, NDLR). Un jour, on nous a projeté les images de l’entrée dans le bâtiment, le jour du drame. J’ai été paralysé, incapable d’écrire. A 4h du matin, dans mon jardin, ivre, ne parvenant toujours pas à écrire, quelque chose m’a pris, comme un réflexe vital : j’ai creusé un petit trou dans le sol à la cuillère, dans lequel j’ai versé du vin et un peu d’eau. J’ai arraché une page du Procès, de Kafka, je l’ai trempée dans ce mélange, et je l’ai mangée. Puis je me suis mis à écrire, par les morts et pour les morts. C’est un peu la métaphore de ce qui se passe dans tous mes livres. Le trésorier-payeur est enfoncé dans un travail qu’il n’aime pas. Il se force. Mais pourquoi se force-t-on ? Pour accéder à quelque chose de plus occulte.

Dans une interview, vous parlez de l’ivresse comme moyen de remplir un vide, non pas de façon vaine, mais plutôt comme une façon d’employer le temps différemment, ou plutôt de le « désemployer ». Que voulez-vous dire ?

Oui je me dis que c’est une bonne manière – c’est peut-être une illusion, mais qu’importe – de se désaliéner. L’absorption du vin nous « désattache » de tout ce qui peut nous river à la réalité. Je sens bien que cela a à voir avec l’état d’écriture, j’y accède difficilement par l’alcool, mais quand j’en parle dans mes livres, je l’attribue à l’alcool, c’est une façon de rejoindre le temps dans la douceur. J’ai mis en exergue une phrase de Nabokov, issue de son roman Ada sur l’ivresse de vivre, qui parle d’une histoire d’amour de plus de 90 ans, où il écrit « Je veux caresser le temps ». Avec cette caresse intérieure, l’ivresse permet de trouver un bon rapport avec le temps, qui ne soit plus de l’ordre de l’affrontement.

Dans une interview, vous comparez le vin et l’ivresse à une seconde naissance. Que voulez-vous dire ?

Cela a à voir avec la joie que cela procure, mais il ne faut jamais oublier qu’il y a une retombée terrible. C’est le problème de l’extase : à moins d’être un saint, il y a nécessairement une chute de l’intensité. L’écriture, en revanche, c’est aller le plus loin possible, et plus longtemps. Je parle toujours de personnages qui tombent, qui s’effondrent, dans un vacillement presque burlesque. Mais il y a dans l’ivresse réussie la métaphore d’une œuvre que l’on compose. Gilles Deleuze décrit très bien cette progression : un verre, deux verres, trois verres… Peu à peu, on compose un état, et puis à un moment, c’est trop. Lorsque je parle de seconde naissance, c’est lorsque cela prend, que quelque chose en nous semble ressusciter, comme si l’on se mettait à vivre enfin, que l’on se retrouvait de plain-pied dans l’existence, au sens dionysiaque d’être deux fois né.

Dans Le Sens du calme, il y a une très belle scène d’ivresse à la Villa Médicis. L’ivresse a-t-elle une saveur particulière dans ces lieux hors du temps ?

C’est un petit texte qui commence par une phrase simple : « J’ai été ivre une année entière ». Dans ce texte, je fais la part entre l’ivresse et l’ébriété. C’est un récit sur la présence à soi, sur le dasein. Cette résidence à la villa Médicis, c’est une année coupée des contingences, séparée de tout. Tout y était propice à une immense cérémonie, qui consistait simplement à vivre. Le lieu était comme une aire de recueillement de gestes qui sortaient de l’ordinaire. Le parfum, l’ordonnancement des pierres… C’est un endroit où l’on ne fait que déambuler, marcher, traverser, passer dans telle ou telle allée, se souvenant de ceux qui sont passés là avant nous. C’était une forme d’ivresse, de participation des sensations. Cela correspond au fait d’avoir atteint, comme dans mes romans, sans rien faire, dans un laisser être total, une forme de bonheur. D’ailleurs, le bonheur est peut-être nécessairement ivre. Ivre, mais doux, comme lorsque l’on est amoureux sans tourment. Dans l’ivresse telle que je l’aime, tout est à profusion. Il s’agit d’un petit chapitre de ma vie où tout se donnait. Je n’ai pas eu besoin de forcer.

Y a-t-il selon vous une hiérarchie à établir entre les alcools, au moins sur le plan symbolique ?

Je n’y connais rien en alcool, car je ne bois jamais d’alcool fort. Les rares fois où j’ai bu du whisky, à part l’échauffement prodigieux que j’ai ressenti, tout s’est résorbé très vite, tandis que le vin a sur moi un effet anti-mélancolique. Le chablis, le bordeaux, le médoc, me transportent vers un état plutôt joyeux. J’ai l’alcool joyeux, et toujours la tentation d’aller vers celui qui m’octroie un peu plus de vie, qui me désinhibe. J’ai des amis qui parlent avec gourmandise de tel ou tel alcool, mais en ce qui me concerne je n’ai pas d’appétit pour ça. Je ne veux pas m’abrutir, car cela pourrait tuer tout accès, toute possibilité de passage.

Autrefois, le lien entre alcool et littérature était considéré comme une sorte d’évidence romantique. Il semblerait que les choses soient aujourd’hui très différentes, avec une forme de malaise vis-à-vis du sujet.

Absolument. Il m’est arrivé de penser qu’il y avait une sorte de puritanisme, une hypocrisie vis-à-vis de cela, notamment suite à la sortie de Tiens ferme ta couronne, où j’ai beaucoup entendu lors d’interviews : « chez Haenel, ça boit », « alors apparemment vous aimez l’alcool… », etc. Il y a une forme de gêne, comme s’il était plus facile d’évacuer l’esthétique du livre en prenant le détour de la pochardise. J’ai l’impression qu’il y a une mythologie convenue dans le fait d’explorer ce territoire-là. Cela redevient quelque chose de peu fréquenté.

Les scènes d’ivresses comme les scènes d’amour physique sont difficiles à décrire en littérature…

Ces scènes-là se font rares, en effet. Je suis sidéré par cette prudence, et me retrouve parfois à passer aux yeux de certains critiques pour un obsédé sexuel. Or c’est justement ce que peut faire la littérature, plus que d’autres registres d’expressions. C’est une voie anti-sociologique. On ne peut pas rendre compte de ces états-là dans le journalisme, par exemple. Il n’y a que la littérature qui puisse faire cela. C’est de l’ordre de la chorégraphie intime, intérieure. Il y a aujourd’hui une prudence, une auto-caricature de la vision de l’écrivain brandissant sa bouteille. Il faut des capacités d’endurance par rapport au langage, car la plupart des auteurs voient bien que cela mène vers des territoires inavouables.

Avez-vous donc le sentiment de trop vous exposer ?

Oui, la littérature est une forme de dénudation. Il n’est pas évident de s’y sentir à l’aise. Moi, je me dépense, la littérature appelle ça. J’aime raconter des histoires, mais j’aime aussi qu’elles s’évaporent, comme l’alcool. C’est lorsque cela dévie que cela devient intéressant. Lorsqu’on ne peut plus rentrer chez soi. On doit l’assumer. Pas l’alcoolisme, non, mais un rapport avec l’alcool, avec ces choses qui à notre époque, où les libertés sont extrêmes, une très grande gêne s’est paradoxalement installée, qui provoque des réactions très violentes. Je trouve ça stupéfiant. Alors certes, dans mes livres, « ça boit », « c’est acrobatique ». Mais je dirais qu’il s’agit là de ma façon d’avancer masqué.

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Tintoret, Dernière Cène, 1565, Venise, Église San Trovaso.
Photo A.G., 9 juin 2019 (après la messe). Zoom : cliquer sur l’image.

Yannick Haenel : “L’objet de la dépense est l’intensité, pas l’autodestruction”

Trésorier-payeur : sous ce titre énigmatique, l’écrivain Yannick Haenel offre une réflexion généreuse sur la dépense dans un dernier roman inspiré et captivant. Il se prend à rêver d’un personnage fantasque et paradoxal, un banquier qui détesterait l’argent, un mystique qui vivrait pour la dépense, sans modération. Par facétie, il l’a appelé Georges Bataille, comme le penseur du désir et de l’excès. Sur ses pas, il fait le récit d’une « économie générale », fondée moins sur l’épargne que sur le don.

Que vous évoque la « sobriété  », devenue le mantra politique de l’année ?

Yannick Haenel : J’y reconnais le langage de la gueule de bois et sa bouche pâteuse, celle du néolibéralisme revenu de ses festins de profiteurs. Les injonctions politiques vertueuses me répugnent : on nous demande d’économiser l’énergie quand des multinationales ne cessent de la gaspiller. La sobriété comme mot d’ordre n’est jamais qu’une variante culpabilisante de l’austérité. La perversion, ici, consiste à nous faire croire que c’est de notre faute, que nous aurions été trop ivres, alors même que le système, en s’autodérégulant, s’est autorisé tous les excès. J’entends bien dans la sobriété une mise en garde de la raison, mais ce vocable m’évoque avant tout dans son hypocrisie politique une morale étriquée, une sommation puritaine. S’économiser, c’est mourir à petit feu. Se retenir, c’est éteindre sa liberté. Être sobre, c’est acquiescer à des normes de servilité.

“Être sobre, c’est acquiescer à des normes de servilité” Yannick Haenel

Pourquoi avons-nous tant de mal à nous y astreindre ? Est-ce comme le suggère votre trésorier-payeur, l’existence est fondamentalement en excès, qu’elle repose sur la dépense ou la ruine ?

Votre manière de poser la question suppose déjà que l’épargne serait préférable à la dépense et que celle-ci serait un vice. Mais dans Le Trésorier-payeur, le système économique dans lequel nous vivons, fondé sur le profit, est mis en cause par le don, par la gratuité d’une charité qui déborde sa simple acception chrétienne et tend vers l’événement incalculable. L’existence ne repose pas sur la ruine – là je me détourne des idées du « vrai » Georges Bataille, dont l’attrait pour le mal est absent de mon roman ; ce qui anime selon moi l’existence, c’est l’ébullition, dont le caractère prodigue est avant tout sexuel. C’est pourquoi j’ai raconté l’histoire d’un banquier qui va s’éloigner des coffres pour explorer l’amour. Les actes sexuels se multiplient depuis une effervescence qui en déchaîne la liberté. Ils ne produisent rien, ils s’accomplissent sans autre profit que celui d’une jouissance qui cherche sa répétition. Le trésorier-payeur de Béthune est non seulement un banquier charitable mais un amant insatiable ! Pourquoi, dès lors, se restreindre ? La dimension dans laquelle je porte le questionnement économique ne peut pas se réduire à des problématiques de civilité. Je crois que si le trésorier-payeur rêve de tout dépenser, c’est d’abord parce que le capitalisme comme religion le dégoûte : une scène du roman en exhibe la nature de culte païen. Lors d’un stage d’été à la Banque de France, mon futur trésorier-payeur accompagne dans la Souterraine, à trente mètres sous terre, le cortège du président Reagan qui veut voir les réserves d’or françaises. Autour d’une pyramide de lingots, Reagan et ses conseillers, dont Alan Greenspan, le président de la Réserve fédérale américaine qui sera mis en cause des années plus tard lors de la crise des subprimes, adorent cette «  relique barbare », comme l’appelle Keynes, en se prosternant devant les lingots comme devant le Veau d’or. Le trésorier-payeur est complètement étranger au culte de l’argent. Son « excès », comme vous dites, consiste à considérer que le capital, au fond, n’est rien.

Votre héros, le banquier Georges Bataille, se demande cependant : «  la conservation de l’espèce ne commande-t-elle pas au monde de s’économiser ?  » Alors que nous avons comme « épuisé » les ressources de notre planète, je vous retourne la question !

Je ne suis pas sûr qu’il s’intéresse à la conservation de l’espèce. Son éthique est bien plus libertaire. C’est avant tout un anarchiste : son expérience intérieure vise à faire se dissoudre les principes de l’économie. Un anarchiste étrangement chrétien : la charité, en somme, est une bombe ; son inconditionnalité la rend incontrôlable. Et à la fin, le don illimité perturbe logiquement la gestion. Être du côté de la dépense ne signifie pas du tout pactiser avec les pollueurs de la planète et les flambeurs de l’énergie ; la dépense à laquelle vise le trésorier-payeur n’a rien à voir non plus avec le gâchis auquel s’adonnent les traders qui font apparaître et disparaître des milliards à travers la folie des bulles spéculatives : c’est une expérience irréductible qui se soustrait à la rationalité du calcul. Elle est une subversion de la banque, de toutes les banques. La dépense que je mets en scène déborde l’idée même de consommation, elle est inaliénable comme la part maudite de Georges Bataille. Du coup, reprocher au trésorier-payeur de participer à un mouvement de gaspillage de la planète me semble inapproprié. Au contraire, la dépense qu’il vit est une éthique : la dépense est une notion que je retravaille ici en l’articulant à celle de don. Le trésorier-payeur s’occupe des surendettés victimes des établissements de crédit, il tente de déverrouiller la crise en y creusant une brèche : le tunnel qui relie la banque à sa maison est peut-être d’abord celui qu’ouvre en nous le vertige presque insensé de la charité. Vous voyez, à travers la question de la dépense, je m’interroge surtout sur la gratuité, sur la place que nous laissons en nous à ce qui ne relève d’aucun calcul : le don inconditionnel, la charité sans réticence. Une forme absolue de l’amour. Le trésorier-payeur découvre cela grâce à la rencontre d’une femme et de la Confrérie des Charitables de Béthune, qui appliquent les œuvres de miséricorde. Un banquier qui donne au lieu de prêter, c’est ça que j’ai inventé : c’est une figure de saint à l’époque du capitalisme planétaire. Un saint étrange, puisqu’il opère depuis l’intérieur du système.

Qu’ont en commun l’ivresse alcoolique, la passion amoureuse, la charité chrétienne et l’obsession littéraire qui animent votre personnage ? La gratuité comme quête d’absolu ?

Oui, la gratuité. Entre l’ivresse, l’amour, la charité et la poésie, un point d’exubérance s’accomplit qui relève d’un élargissement du cadre de l’existence. L’extase qui leur est commune déverrouille le coffre dans lequel nous enferme la structure économique du monde. Par l’ivresse de l’alcool, par le déchaînement des étreintes sexuelles et la révélation d’une dimension poétique du langage se libère une part en nous qui est irréductible : quelque chose d’indemne se donne alors à vivre, qui est bien plus important que les échanges économiques et sociaux. L’indemne – étymologiquement, ce qui est «  non damné » – est cette part en nous qui échappe à l’enfer, à «  l’horreur économique » dirait Rimbaud. Je crois qu’à travers le comportement illuminé et néanmoins très rigoureux du trésorier-payeur se déduit une éthique : ivresse, sexe, poésie et charité sont les quatre absolus qui composent sa vie, qui établissent sa politique intime. Le tunnel qui le fait passer de sa maison à la banque et inversement l’accorde à cette dimension extatique : il ne cesse, à chaque instant, de passer de l’autre côté. La richesse poétique et la richesse sexuelle coïncident en ce point où exister s’expérimente en tant qu’intensité spirituelle. Vous voyez, c’est encore pour produire qu’on se dépense, mais cette énergie-là ne relève pas du profit, encore moins de la corruption.

“Il n’y a pas de rente d’existence : la mise est absolue à chaque instant. On joue à fonds perdu” Yannick Haenel

Cette thèse, selon laquelle la dépense est une richesse et l’argent appelle sa dilapidation, est paradoxale…

Il y a une phrase de Georges Bataille, dans La Limite de l’utile – la première version de La Part maudite – qui dit : « Rien de plus logique que d’assigner des fins splendides à l’activité économique. » Celle-ci s’est définitivement laissée enfermer dans le capitalisme et ses objectifs d’avidité. Mais il existe d’autres usages des richesses. La prodigalité est une manière de rejoindre ce qui anime l’Univers lui-même, qui à chaque instant s’ouvre en excédent. Le Soleil brille sans compter, seuls les humains sont avares et leurs conduites fermées sur elles-mêmes. Ce qui m’intéresse, c’est comment les aspirations se succèdent en nous au risque de se contredire. Le trésorier-payeur ne cesse de penser une chose et son contraire, d’où le tunnel qui l’ouvre à deux intensités en même temps et fait de son existence l’objet d’un court-circuit. Il y a chez lui une commutation perpétuelle des absolus. Celle-ci lui permet, je crois, de ne jamais chuter dans la retombée de l’absolu : il y évolue en permanence, sa vie est en surchauffe, d’où le caractère extrêmement érogène de ses expériences. Voilà, il y a une logique existentielle qui maintient des intensités contraires, qui, en dilapidant sans cesse chaque affect, s’accorde à plus intense encore. Le tunnel est sans fin. Il n’y a pas de rente d’existence : la mise est absolue à chaque instant. On joue à fonds perdu. La marge d’action qu’il reste encore dans nos actions individuelles – à qui donner son attention, comment exister, qui aimer – implique de s’interroger sur la possibilité d’une liberté qui échappe à l’emprise capitaliste. Être tout entier là, dans la présence, qu’est-ce que c’est, sinon reformuler dans sa vie cette question cruciale : « As-tu déjà reçu la vie des autres ? »

Si le désir s’alimente de lui-même, ne s’épuise pas comme un capital mais se nourrit en se consommant, faut-il chercher à le modérer – au risque, sinon, de sombrer dans une forme de vertige, de chaos ou de folie ?

La folie du trésorier-payeur, c’est de pousser à sa limite le crédit, car, en donnant tout, il fait crédit de manière illimitée aux autres : dans son monde, tout est devenu autrui. Un monde devenu entièrement autrui, ce n’est pas l’enfer sartrien mais un territoire d’intensités où vivre se donne comme une expérience poétique, celle de la dépense de soi. Se dépenser, sortir de l’encroûtement des mornes subjectivités. Si le trésorier-payeur ne pense qu’aux autres, ce n’est pas par vertu chrétienne – contrairement à sa femme il n’est pas croyant – mais par désir de s’exposer à l’intensification de l’existence. S’il y a bel et bien une psychopathie de la dépense, elle s’articule sans doute à la prodigalité ruineuse (somptuaire, dirait Georges Bataille) ; mais, encore une fois, je pense que l’objet de la dépense est l’intensité, pas l’autodestruction, encore moins le mal. Ce qui anime le trésorier-payeur, c’est une relance sans fin de la joie d’aimer : la dépense, dans mon roman, s’échappe du domaine monétaire pour s’incarner dans le feu sexuel. Le trésorier-payeur va découvrir la véritable nature de la dépense, qui est sexuelle et amoureuse.

“Il n’est pas vrai que le capitalisme subit des crises : c’est lui qui les veut, il veut la crise permanente. Son idéal, c’est le krach” Yannick Haenel

Comment le monde néolibéral s’est-il emparé de cette économie, faisant de la dette sa logique ?

Le monde capitaliste néolibéral veut nous asservir par la dette. Son désordre est mental, il consiste à exercer sur nos vies la pression d’une crise qui nous met à sa merci. Il n’est pas vrai que le capitalisme subit des crises : c’est lui qui les veut, il veut la crise permanente. Son idéal, c’est le krach.

Propos recueillis par Cédric Enjalbert, philosophie magazine, 21 septembre 2022.

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