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Ph. Sollers : « Nous sommes en plein détraquage humain, avec ce post-Empire numérique »

Suivi de « La double extermination » par Jean Baudrillard

D 20 mars 2024     A par Viktor Kirtov - Michaël Nooij - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Cher Viktor, écrit bien avant l’avènement de notre société numérique, voici quelques extraits d’un article paru en 1995 - autant dire une éternité - de Jean Baudrillard sur la "double extermination" du réel, texte prémonitoire s’il en est, écrit avant l’extension généralisée de l’Internet, des datacenters intrusifs concentratoires et des robots conversationnels.
M.N.

Ajoutons, des cyberattaques ces dernières semaines, d’une "intensité inédite" en France sur les services de l’Etat, l’envoi massif de faux messages (les « fake news") pour influencer les élections, etc. Aux armées de terre, de l’air et de la marine s’ajoute maintenant le cyberespace. La cyberguerre est devenue une réalité. Virtuel et réel s’interpénètrent maléfiquement jusque dans nos vies quotidiennes via nos mobiles et les réseaux dits « sociaux ». Et ce jour, la chaîne d’information LCI, titre : « LE GRAND DOSSIER : Poutine, tsar de la fake news ».

Qu’en dit en 2022 l’ami Sollers ?

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Philippe Sollers
(1936-2023)

Ne trouvez-vous pas que nous sommes en plein détraquage humain, avec ce post-Empire numérique ? Comme je le dis dans Agent secret, nous voilà dans une période extrêmement tendue, qui montre par tous les côtés ce qui ressemble à un désir de totalitarisme. (Dernière entrevue de Philippe Sollers avec Le Figaro, en février 2022)

Il aurait pu ajouter que la marche triomphale de la cybernétique ne peut pas ne pas générer des humanoïdes du type polrob composé de réflexes bio-mécaniques manipulables à souhait, l’immortalité est à portée de main, les codes ont été décryptés, le moment quantique est là, le Grand bond singulier en avant est pour demain selon les futuristes, Hollywood, Zuckerberg, le monde entier, enthousiaste, le met en œuvre ...mais où donc mène cette immatérialisation-déréalisation massive de la vie, vers quoi tout cela dérive ? Darkvador ou la Parousie ? L’Anakine des ténèbres ou l’Ange illuminateur ? Le trou Noir effaceur ou le point Oméga enrichisseur ? Rimbaud avait raison ? Les chromatismes légendaires, parfumés sur le couchant chasseront-ils la plate odeur graissée du métal glacial ? Mais oui dira S. en tirant sur sa cigarette, mais bien sûr cher Viktor, les chromatismes légendaires, sur le couchant du point Oméga gagneront, c’est écrit dans la Bible, annoncé par les Antiques, la poésie de France en donne le détail, Cendrars le répète avec les copains, Joyce les accompagne, Borges, Cocteau se tiennent sur le pas de la porte, mais oui […]

Pour peu qu’on laisse pénétrer l’infini dans le fini, qu’on re-réalise le déréalisé on se retrouve derrière le miroir, d’en-haut on comprend le Principe, on y accède et on le partage, le tout-possible s’ouvre et se laisse embrasser... ça y est, adieu la caverne des ombres, bonjour soleil, rouleaux de lumière et cetæra... Ulysse retrouve sa Pénélope aux-chevilles-d’or... le Cantique des Cantiques chante les retrouvailles de la Bien-Aimée avec son Bien-Aimé... Mâle Yang fait l’amour à Dame Ying au Pavillon de la Paix Céleste... l’Infini soulève le fini... donnez-moi un point fixe et un lévier et je soulèverai la Terre... dans la vie faut pas s’en faire, trouvez votre point fixe qui vous rend ivre de vin, de poésie, ou de vertu à votre guise, mais enivrez-vous !

Voici les extraits de l’article de Baudrillard de 1995


ZOOM : cliquer l’image
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Jean Baudrillard
(1929-2007)

"Aujourd’hui, nous ne pensons pas le virtuel, c’est le virtuel qui nous pense. Et cette transparence insaisissible qui nous sépare définitivement du réel nous est aussi inintelligible que peut l’être à la mouche la vitre contre laquelle elle se cogne sans comprendre ce qui la sépare du monde extérieur. Elle ne peut même pas imaginer ce qui met fin à son espace. Ainsi nous ne pouvons même pas imaginer combien le virtuel a déjà transformé comme par anticipation toutes les représentations que nous avons du monde. Nous ne pouvons pas l’imaginer car le propre du virtuel est de mettre fin non seulement à la réalité, mais à l’imagination du réel, du politique, du social, - non seulement à la réalité du temps, mais à l’imagination du passé et du futur (c’est ce qu’on appelle par une sorte d’humour noir le "temps réel"). Ainsi sommes-nous bien loin d’avoir compris que c’en était fini du déroulement de l’histoire avec l’entrée en scène de l’information, fini de la pensée avec l’entrée en scène de l’intelligence artificielle, etc. L’illusion que nous avons encore de toutes ces catégories traditionnelles, y compris l’illusion de nous "ouvrir au virtuel" comme à une extension réelle de toutes nos possibilités - ça, c’est l’illusion de la mouche qui prend inlassablement du recul pour mieux se cogner de nouveau contre la vitre. Car nous croyons encore à la réalité du virtuel, alors que celui-ci a déjà virtuellement brouillé toutes les pistes de la pensée. (...) Il ne faut donc pas rêver d’une apocalypse dans le futur, pas plus d’ailleurs que de quelque utopie que ce soit : elles n’auront jamais lieu en temps réel, c’est le temps même qui lui fera défaut.

S’il y a une révolution du Virtuel, alors il faut lui donner tout son sens et en concevoir toutes les conséquences - même si on reste libre de s’y refuser radicalement. S’il n’y a pas d’apocalypse (et, virtuellement, nous y sommes, dans l’apocalypse : il n’est que de constater partout la dévastation du monde réel), alors il en est de même pour toutes les autres catégories. Le social, le politique, l’historique, et même le moral et le psychologique - il n’y a plus d’événement de tout cela que virtuel. Autant dire qu’il est inutile de chercher une politique du virtuel, une éthique du virtuel, etc., puisque c’est la politique elle même qui devient virtuelle ; l’éthique elle-même qui est devenue virtuelle, au sens où l’un et l’autre perdent le principe de leur action et leur force de réalité. Même en ce qui concerne la technique : on parle des "technologies du virtuel" mais, ce qui est vrai, c’est qu’il n’y a ou qu’il n’y aura bientôt de techniques que virtuelles. Or il n’y a plus de pensée de l’artifice dans un monde où c’est la pensée elle-même, l’intelligence, qui devient artificielle. C’est dans ce sens qu’on peut dire que c’est le Virtuel qui nous pense, et non l’inverse.

Toute cette interrogation sur le virtuel est rendue aujourd’hui encore plus délicate et plus complexe par l’extraordinaire bluff qui l’entoure. La surinformation, le forcing publicitaire et technologique ; les médias, l’engouement ou la panique - tout concourt à une sorte d’hallucination collective du virtuel et de ses effets."

Jean Baudrillard, La double extermination, dans Libération lundi 6 novembre 1995

Cette illustration accompagne l’article original

A propos de Jean Baudrillard (1929-2007)

Pourquoi sommes-nous tant aliénés par la société de consommation ? Comment s’accommoder d’un monde de plus en plus artificiel ? Ces questions très concrètes sont celles que se pose Jean Baudrillard, philosophe et sociologue français, penseur de ce qu’on appelle la postmodernité, époque où les rêves glorieux de conquête du bonheur par le progrès se sont évaporés.

Elevé dans un milieu rural, Baudrillard poursuit ses études au prestigieux lycée Henri IV à Paris et devient professeur d’allemand. Traducteur de Marx, il quitte l’enseignement pour suivre les cours du penseur marxiste Henri Lefebvre à Nanterre et ceux de Roland Barthes à Paris. Il voyage régulièrement aux États-Unis à partir des années 70, où il rencontre les membres de l’école de Palo Alto, penseurs de la communication. Parallèlement, il se rend à plusieurs reprises en Italie à l’invitation d’Umberto Eco, avec lequel il approfondit sa connaissance de la sémiotique (théorie du signe). Soucieux de réagir en intellectuel aux événements internationaux, comme en témoignent par exemple La guerre du Golfe n’a pas eu lieu (1991) ou Requiem pour les Twin Towers (2001), il écrit régulièrement dans les journaux des articles volontiers provocateurs. Amateur d’art, auteur de chansons, photographe, Baudrillard ne cessa d’abattre les frontières entre les disciplines pour penser, comme son ami Edgar Morin, la complexité de notre monde.

L’œuvre de Baudrillard s’attache surtout à montrer comment la mondialisation génère un monde de plus en plus artificiel où tout n’est que simulacre et simulation, « copie d’un original qui n’a jamais existé. » Comme il l’écrit dans Amérique (1986), au pays de Disneyland, « le réel lui-même devient un parc d’attractions. »

D’après Philosophie Magazine

La citation de Sollers dans son contexte - entrevue avec Le Figaro

« L’existence est une illusion d’optique » : retrouvez la dernière entrevue de Philippe Sollers avec Le Figaro

Par Thierry Clermont

Le Figaro, le 06/05/2023

Tabac, alcool fort et poésie, en février 2022, Thierry Clermont avait rencontré l’écrivain, qui vient de s’éteindre à 86 ans. Il venait de publier Graal.

Sollers, je le croisais autant dans ses livres que de temps à autre, et plus tard, à La Closerie des lilas, son repère de fin d’après-midi, où, accompagné de la fidèle Josyane Savigneau, il pérorait, s’indignait, s’esclaffait, sans aigreur ni ressentiment, toujours dans la bonne humeur, entre deux rires gras, chargés de tabac et d’alcool fort. Son grand plaisir : commenter l’actualité, revenir sur ses dernières lectures ; l’homme était bâti à chaux et à sable, jouant de son charme, même si l’étoile Sollers avait pâli.

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Sollers dans son bureau chez Gallimard

Notre dernière rencontre remonte à février 2022, dans son étroit bureau, au 1er étage des éditions Gallimard. Il venait de publier Graal. Une nouvelle fois, il avait évoqué son grand amour, Dominique Rolin, qui l’appelait « Jim », rencontrée en 1958, au moment où il publie Une curieuse solitude, évoqué quelques souvenirs de jeunesse, l’approche de la mort, tout en me montrant une photo de sa future sépulture, sur l’île de Ré, son refuge familial et intime depuis toujours.

Il y avait déjà comme un voile, une ombre diffuse entre Sollers et le monde ; quelque chose s’était figé, statufié. Cette impression, je l’avais ressentie un an auparavant, au moment de la sortie de son autobiographique Agent secret, superbe chant du cygne avant l’heure. Son enfance l’avait rattrapé, l’obsédait. Et sa grande fierté était la publication en quatre volumes de sa correspondance croisée avec Dominique Rolin.

«  C’est que chez moi, tout est œuvre ! »

Le bureau était encombré de divers objets et de ses livres réédités en « Folio ». Aux murs de cet antre peuplé de« fantômes extravagants », selon son mot : la reproduction d’un portrait par Giuseppe Castiglione, le jésuite qui vécut en Chine au XVIIIe siècle, des portraits de Joyce et de Voltaire, un poème chinois calligraphié sur un calicot.

À bâtons rompus, il avait parlé de Lacan, de Bataille, de Beckett, des opéras de Mozart, de Rameau, des piécettes de Webern, de Venise, découverte en 1963 et qu’il ne fréquentait plus depuis la disparition de Dominique Rolin. Une nouvelle fois, il avait cité le marquis de Sade : «  Le passé m’encourage, le présent m’électrise, je crains peu l’avenir » [1], extrait de Juliette, que l’on trouvait déjà dans Portraits de femmes. Je pensais aux propos qu’il avait tenus une trentaine d’années plus tôt : «  L’existence est une illusion d’optique : la littérature est là pour la renverser. » Déjà, une manière d’épitaphe.

Entre deux bouffées de cigarette, ce vice tabagique qu’il partageait avec Italo Svevo et Joseph Conrad, il nous avait déclaré, posément, en souriant :

« Le monde d’aujourd’hui est ennuyeux. Je n’aimerais pas avoir 22 ans de nos jours, car toute perspective est fermée, interdite. Du coup, le passé nous apparaît comme miraculeux. Et ça ne me fait même pas enrager. Je préfère réagir par l’ironie. C’est une arme considérable mais qui n’est plus comprise. Elle est en train de disparaître, comme l’esprit français et l’esprit des Lumières.
Ne trouvez-vous pas que nous sommes en plein détraquage humain, avec ce post-Empire numérique ?

Comme je le dis dans Agent secret, nous voilà dans une période extrêmement tendue, qui montre par tous les côtés ce qui ressemble à un désir de totalitarisme. Encore et toujours, Rimbaud, ce remarquable camarade de combat, comme je l’ai dit dans mes entretiens avec mon amie Josyane Savigneau, Une conversation infinie. » Et il avait ajouté :
«  C’est que chez moi, tout est œuvre ! »

Et cette œuvre désormais va nourrir son posthumat : le 22 juin, Gallimard publiera son abondante et édifiante correspondance avec son aîné, le poète Francis Ponge, entamée en 1957. Dans une missive adressée alors qu’il a 22 ans, le jeune Sollers cite le poète des Illuminations : «  Mais maintenant, c’est la nuit que je travaince. »

Et comme on dit à Venise, entre sa chère île de la Giudecca et les Zattere : «  Sogni d’oro », cher Philippe Sollers.

oOo


[1citation que Sollers placera en exergue de son livre posthume « La Deuxième Vie »

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