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Delphine Horvilleur-Kamel Daoud, l’entretien croisé :
« Nous devons réaffirmer notre humanité »

L’OBS du 25 octobre

D 26 octobre 2023     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Un entretien essentiel que je crois non seulement utile mais nécessaire de partager à un moment de l’Histoire où tout semble basculer — où tout a peut-être déjà basculé sans même que nous en ayons pleinement conscience — et où la possibilité voire l’idée même de dialogue paraît obsolète.

Delphine Horvilleur-Kamel Daoud, l’entretien croisé : « Nous devons réaffirmer notre humanité »


Delphine Horvilleur et Kamel Daoud, le 21 octobre 2023 à Paris.
(Iorgis Matyassy pour « l’Obs »).ZOOM : cliquer sur l’image.

Trois semaines après l’attaque terroriste du Hamas, le bilan du conflit israélo-palestinien ne cesse de s’alourdir et le monde de se fracturer. Comment reprendre l’initiative diplomatique et, en France, éviter l’aggravation des tensions ? Certains ouvrent, courageusement, la voie du dialogue et de la réflexion, comme l’écrivain Kamel Daoud et la rabbin Delphine Horvilleur dans notre entretien exclusif.

Propos recueillis par Marie Lemonnier
L’OBS. Publié le 25 octobre 2023 à 18h00

Le Proche-Orient n’a jamais semblé aussi proche. Depuis ce 7 octobre ensanglanté et le déclenchement de la guerre de Souccot, le drame israélo-palestinien est revenu déchirer les cœurs. Nous sommes, jour pour jour, deux semaines après les massacres perpétrés par le Hamas dans le sud d’Israël, lorsque Delphine Horvilleur et Kamel Daoud acceptent de nouer un dialogue devenu pour beaucoup impossible.

Avant ce rendez-vous qu’ils ont tous les deux accueilli comme une évidence, la rabbin, figure de proue du judaïsme libéral en France, et l’écrivain franco-algérien, prix Goncourt du premier roman 2015 pour « Meursault, contre-enquête », ne se connaissaient pas davantage que pour s’être entrevus lors de forums.

C’est donc leur premier entretien croisé pour la presse. Durant ces deux heures de discussion intense, l’émotion est palpable. Les yeux de la rabbin sont inhabituellement gonflés de larmes. Face aux images d’horreur parvenues d’un pays où elle a vécu autrefois, elle lutte pour ne pas se laisser enfermer dans la solitude du désespoir. A ses côtés, le libre-penseur, récemment installé à Paris pour échapper aux pressions qu’il subit dans son pays d’origine, veut faire sienne la phrase de Mandela : « Nous savons que notre liberté est incomplète sans celle des Palestiniens », à laquelle il ajoute « et si nous n’imaginons pas celle des Israéliens ».

La parole de ces deux personnalités, qui n’ont jamais cessé de penser contre elles-mêmes, n’a pas la prétention de représenter une quelconque communauté. Elle apparaît aujourd’hui d’autant plus essentielle par son puissant appel à préserver notre humanité.


La rabbin Delphine Horvilleur le 21 Octobre 2023 à Paris.
(Iorgis Matyassy pour « l’Obs »).ZOOM : cliquer sur l’image.

Quels sont vos sentiments quinze jours après l’attaque terroriste du Hamas sur Israël le 7 octobre et la riposte, toujours en cours, de l’armée israélienne sur Gaza ?

Delphine Horvilleur D’abord, je m’étais dit que j’arrêterais les entretiens. Et puis quand on m’a proposé de dialoguer avec toi, Kamel, j’ai senti combien j’avais besoin de le faire, presque dans un souci de santé mentale. Depuis quelques jours, j’oscille entre une très profonde tristesse, un sentiment de dévastation, et une colère, une rage particulière et un désespoir que je ne connaissais pas en moi qui me suis toujours perçue comme une optimiste. Je suis en manque d’un dialogue humain sensé, empathique, au milieu de cette déferlante de haine et de rage. Je suis en réalité très blessée de trouver si difficilement des interlocuteurs. J’avoue, j’attendais les paroles d’intellectuels musulmans avec qui je dialogue habituellement. Il y en a eu quelques-unes, si essentielles, mais si rares. Quelque chose m’échappe dans ce silence qui me terrasse. J’ai le sentiment d’une immense solitude. Ce matin, à la synagogue, on lisait l’histoire de Noé et du Déluge. Je me suis dit que c’était exactement ce que je ressentais : j’ai l’impression que le monde est en train d’être détruit par un déluge de haine et de rage et que moi, je voudrais construire une arche. Je sais bien que je ne vais pas mettre fin au déluge ou amener les gens à la table de négociation pour la paix au Proche-Orient, mais j’aspire à conserver mon humanité en embarquant sur une arche avec des gens qui la partagent.

Kamel Daoud J’aime écouter Delphine. Et je ressens aussi le besoin de dialoguer pour réaffirmer quelque chose de banal qui est l’humanité, face à cette déferlante d’inhumanité qui s’est infiltrée en chacun, dans chaque camp, dans chaque famille. Mais j’ai aussi une colère, elle n’est pas de même valeur que la tienne, je n’ai pas été attaqué comme les Israéliens dans leur maison, j’ai connu autrefois ce genre d’attaque en tant qu’Algérien durant la guerre civile quand les islamistes décapitaient, massacraient et violaient, mais c’est autre chose. Je suis en colère parce que je suis musulman de culture et que dans ma géographie on me refuse le droit à l’expression et à la nuance, parce qu’on voudrait me forcer à une unanimité monstrueuse qui n’est pas la mienne. Je ressens également cette solitude profonde, incomparable avec celle de ceux qui ont perdu des vies, parce que j’ai pris la parole pour dire qu’une cause doit garder sa supériorité morale, qu’elle s’effondre si elle choisit la barbarie et trouve des gens qui la justifient.


Kamel Daoud, le 21 octobre 2023 à Paris.
(Iorgis Matyassy pour « l’Obs »). ZOOM : cliquer sur l’image.

D. H. En entendant Kamel parler, je me dis que je le trouve incroyablement courageux. Et puis, immédiatement une voix en moi s’élève, car j’ai envie de hurler contre toutes ces personnes qui me disent à moi aussi que mes positions sont courageuses : « Vous définissez mon courage en l’indexant sur votre lâcheté ! » Car il y a une profonde lâcheté collective qui fait que sur notre arche de Noé s’embarquent de terribles solitudes, des navigateurs abandonnés.

K. D. Dès qu’on me dit « vous êtes courageux », je sens le malentendu et le lâchage, parce qu’à ce moment-là on vous met sur un autel et on vous destine au sacrifice. Au-delà de ça, je reste stupéfait devant l’effondrement moral de ce qu’on appelle la société arabe. Je ne parle pas de ceux qu’on manipule par les propagandes dans mon pays d’origine, je parle de ceux qui sont censés être porteurs de conscience, les intellectuels. Je suis en train de découvrir la limite où ils s’arrêtent de réfléchir. Je ne pensais pas qu’il y avait un tel abîme de la lucidité. Parce que ce qui se passe à Gaza en ce moment n’hypothèque pas seulement la paix dans cette région-là, elle hypothèque nos libertés quotidiennes, notre droit à penser, notre singularité.

D. H. La lucidité vient du mot lumière, mais c’est l’éloge de l’obscurité qui prime aujourd’hui. Tu parlais de malentendu, ça m’a fait penser au non-entendu. Après le 7 octobre, ce qui m’a paru le plus fou, c’est que je n’ai pas trouvé de voix palestinienne en France pour dénoncer le Hamas. En fait, et pardon pour ma naïveté, ça me paraissait facile à faire. Cela fait des années que je m’emploie à dénoncer le gouvernement de Netanyahou, l’horreur de l’occupation, la dérive de la société, son hubris, etc., et j’ai été sidérée de ne pas trouver de voix palestinienne en France pour dire « notre cause est juste, les Palestiniens ont le droit d’avoir une terre, mais pas par ces moyens-là ». Même pour Leïla Shahid [ancienne déléguée générale de l’Autorité palestinienne en France, NDLR], dénoncer le terrorisme du Hamas était impossible. Jusqu’à aujourd’hui, je ne m’en relève pas. Ce silence ne trouve pas de place dans mon schéma mental.

K. D. Malheureusement, ça ne m’étonne pas, j’ai toujours connu ce « on » et ce « off » dans le discours des intellectuels du Sud. Mais ce qui me frappe, c’est qu’en Algérie ou en Egypte, et dans bien d’autres pays, nous connaissons les méthodes des islamistes, et leur but. Nous savons très bien qu’il y a une différence majeure entre le rêve d’Arafat et le rêve de Khaybar [nom de la ville où le prophète Mohammed et ses fidèles auraient combattu les juifs au VIIe siècle].

On le sait que le but des islamistes n’a jamais été de fonder un Etat palestinien ; le but des islamistes, c’est de précipiter la fin du monde, ils veulent un messianisme qui a abouti, c’est une vision judéophobe dont la finalité est la disparition du peuple juif. Et le Palestinien, dans cette mythologie, est un destin des plus tragiques. Il lui est dit que la fin du monde adviendra le jour où tous les Juifs seront tués et le Palestinien libéré. Mais quelle arnaque ! On lui promet à la fois un pays et la mort, on lui dit « tu vivras libre, mais un instant », au prix de ta disparition et de celle du monde entier. Et le fait que les élites laïques ont opté, dans leur majorité, pour une mécanique de l’affect et de la vengeance, de la douleur et de la frustration, pour soutenir ce rêve, qui est un cauchemar, en oubliant le rêve porté par Arafat – avec certes les errements de son époque –, que des intellectuels succombent à cette illusion en se disant que c’est un moyen, peut-être pourri, d’aboutir à quelque chose, ce basculement vers le rêve de fin du monde en soi comme étant la seule solution possible, est désarmant.


Lors d’une veillée pour les otages israéliens détenus à Gaza à Tel-Aviv, le 20 octobre 2023.
(OLIVER MARSDEN / MIDDLE EAST IMAGES VIA AFP). ZOOM : cliquer sur l’image.

D. H. Et il est aussi désarmant de voir une partie de nos acteurs occidentaux embarqués là-dedans. Je vois circuler une lettre d’artistes qui commence par déplorer les morts des deux côtés et enchaîne en disant que l’origine de la violence est à chercher du côté de l’occupation israélienne. Mais est-ce aussi à leurs yeux l’origine de la violence au Bataclan, en Algérie ? Le mot « islamisme » n’apparaît nulle part, l’idéologie de l’assassin est effacée. Et je ne suis pas en train de dédouaner Israël de la problématique de l’occupation, mais ce renvoi dos à dos m’est intolérable.

Kamel Daoud, vous avez parlé dans une tribune au « Point » qui vous a valu beaucoup de critiques d’une « défaite pour la "cause palestinienne" » après ce 7 octobre, et en 2014 déjà vous écriviez « je ne suis pas solidaire avec la Palestine ». Que vouliez-vous dire ?

K. D. Je suis pour un Etat palestinien et je crois que l’existence d’un tel Etat est nécessaire non seulement pour les Palestiniens mais aussi pour ma propre liberté dans mon propre pays, parce que ce problème hypothèque tous nos projets de démocratisation. Mais je ne peux pas adhérer à un projet d’extermination qui refuse l’humanité à chacun. S’il s’agit d’une cause de colonisation et de décolonisation, là je suis solidaire. S’il s’agit d’une cause raciale, arabe, ou confessionnelle, musulmane, je ne peux pas l’être. Ce ne serait pas rendre justice à cette cause et à la volonté de ce peuple d’avoir une terre et une histoire. Ce 7 octobre est une véritable défaite, parce que ce qu’il disait, c’est « on veut la terre pour les Palestiniens avec la noyade pour les Israéliens ».

Tous les propalestiniens, loin de là, ne sont pas d’accord avec ça !

K. D. Bien sûr, dans toute hystérie, il y a des voix de raison. Mais je parle des voix dominantes, celles qui remplacent le silence sur la vérité par le vacarme sur le mensonge. Je ne suis pas palestinien, je ne suis pas porteur de leur douleur, mais je peux avoir de l’empathie, et j’en ai. Je ne supporte pas de voir un Palestinien chassé de chez lui. En revanche, je sais qu’autour de moi, dans ce monde dit arabe, dans cette armée de libérateurs imaginaires, tout le monde trouve son compte sur le cadavre du Palestinien. Le Palestinien, on l’aime mort, on l’aime saignant, on ne l’aime pas vivant, dans sa complexité, ni dans son autonomie ou son désir de liberté. On le veut délégué pour nos propres assouvissements, pour se venger de la colonisation, pour s’installer dans l’Histoire et la reprendre à la chute de Grenade… Mais, au fond, le Palestinien, c’est le crucifié de notre histoire. J’avais écrit un jour un texte que je n’ai pas publié et qui s’intitulait : « Que puisse un jour Dieu libérer la Palestine des libérateurs de la Palestine ».


Des proches pleurent les membres d’une famille qui ont perdu la vie après que leur maison, dans la partie sud de la ville de Gaza, a été bombardée le 9 octobre.
(MAHMOUD AJJOUR/SIPA ). ZOOM : cliquer sur l’image.

D. H. De la même manière que tu dis qu’on aime le Palestinien saignant, je me dis qu’on adore les juifs qui souffrent. On les aime en noir et blanc, avec la célèbre photo du petit garçon qui lève les mains dans le ghetto de Varsovie. Mais dès qu’ils ont une armée, dès qu’on imagine une souveraineté juive, dans sa moralité et son immoralité que crée toute souveraineté, tout à coup, c’est insupportable. C’est le gros problème d’Israël aujourd’hui, qui s’est construit sur le narratif que le manque de force avait tué les juifs et qu’il était aujourd’hui invincible. Israël est tombé malade de ce narratif, de ce qu’on appelle aujourd’hui l’arrogance israélienne, d’être la terre des « juifs forts ». Je ne sais pas ce que cela va donner dans la conscience juive mondiale, et c’est étrange à dire, mais l’attaque du 7 octobre d’une certaine manière a replacé Israël dans l’histoire juive, dans sa vulnérabilité. Et c’est important pour moi de t’entendre dire, Kamel, même si c’est dur, que l’enjeu pour une partie du monde arabe n’est pas la paix avec les Israéliens mais de les rejeter à la mer. Je me suis toujours insurgée contre les Israéliens de droite qui tenaient ces propos, mais aujourd’hui je me dis qu’il y a quelque chose à explorer, qui n’est pas du tout propre au monde arabe, qui a été tellement partagé dans l’histoire, de la haine du juif et de la volonté de s’en débarrasser pour ce qu’il représente.

K. D. Oui, mais ça en dit énormément sur la pathologie de l’altérité dans le monde qu’on appelle arabe. Parce que le juif, c’est l’autre, c’est la partie qu’on rejette. Sais-tu qu’on traite de juif tout Arabe qui veut s’émanciper et avoir une pensée autonome ? Ce qu’on veut tuer en vous c’est la partie la plus vivante et la plus refusée en nous aussi. C’est pour ça que ça nous convoque tous. Qu’est-ce qu’on fait de l’autre ? Il m’a fallu quarante ans pour comprendre ce féroce désir d’avoir une terre chez les Israéliens, parce que j’ai été éduqué à ne pas voir cette nécessité-là, à ne pas l’envisager ni à l’admettre. Le juif est inconnu. Et il est maudit aussi dans nos mythologies religieuses. Cela semble des considérations un peu spécieuses en Occident, mais elles sont le fondement de la perception du juif dans le monde arabe. C’est cette charge de méconnaissance qui autorise à soutenir l’inhumanité de celui qui tue et massacre.

Comment avez-vous perçu l’attribution immédiate à Israël de la responsabilité de l’explosion de l’hôpital de Gaza ?

D. H. Je pense que ça a servi à créer pour beaucoup de gens un rééquilibrage des forces plus confortable dans un schéma du monde où la culpabilité du plus fort redevient claire. Le fait que ça arrive très peu de temps après ces récits de massacres dans le sud d’Israël était une façon de dire « un point partout, la balle au centre ». Je m’excuse pour ces métaphores sportives, mais elles sont importantes parce que beaucoup vivent ce drame comme un match de compétition sportive, avec une jubilation malsaine.

Oui, il faut pleurer ces morts, qu’ils soient 50 ou 100. Mais que ces fausses informations, alors que tous les experts s’accordent aujourd’hui pour parler d’une roquette palestinienne, n’aient pas été corrigées dans certains médias et continuent à tourner, me dit qu’il y a une volonté de laisser les gens dans l’obscurité ou de se tenir à une distance très lâche.

K. D. Que cela soit démenti ou pas, c’est un consensus sur l’irréalité, ça n’altère pas les convictions.

D. H. Mais là, je suis obligée de parler du problème des juifs. Parce que ça me replonge dans cette extrême solitude juive qui appuie sur des douleurs transgénérationnelles que je ne voulais pas solliciter. Les images qui sont arrivées d’Israël ce 7 octobre ne sont pas autre chose que des images fantômes de la Shoah. Si j’en veux à beaucoup, c’est que la solitude dans laquelle ils me placent, moi qui lutte depuis des années pour tendre des mains dans toutes les directions, m’enferme dans mon histoire juive et dans mon traumatisme juif. Je suis retournée au ghetto. Et je fais tout ce que je peux pour que mon traumatisme ne me confisque pas ma voix et mon humanité en cet instant. Ces derniers jours, je pense tout le temps – j’essaie de le dire sans pleurer – au suicide de Stefan Zweig pendant la guerre. Pour la première fois de ma vie, je perçois ce qu’il lui est passé par l’esprit, quand il comprend que le monde ne laissera jamais les juifs en paix. Et moi qui ne suis rien par rapport à toutes ces consciences éclairées de la MittelEuropa qui n’ont pas trouvé comment sauver le monde et nous sauver, quand je me dis qu’en fait peut-être qu’on va être noyés, comme le dit Kamel, par la haine des juifs qui raconte tout sur le monde et rien sur les juifs, ça me terrorise. Cette haine ne dit rien des juifs, parce qu’elle a frappé des juifs en situation de faiblesse et s’attaque aujourd’hui à des juifs en situation de pouvoir. Elle leur a reproché de ne pas avoir de souveraineté et maintenant d’en avoir une. Elle leur a reproché d’être pauvres et d’êtres riches, révolutionnaires ou d’incarner le système, d’être bolcheviques ou capitalistes, féministes ou patriarcaux… On peut démultiplier les moments dans l’histoire où le juif n’a servi qu’à raconter notre faillite humaine. Quand une société est en faillite, le juif devient le nom de son incapacité à se relever. Et je suis désolée de donner encore cet exemple biblique, mais quand au début de la Genèse Caïn va tuer Abel, par jalousie, parce qu’il se sent victime que Dieu ait accepté l’offrande d’Abel et pas la sienne, le texte dit que son visage s’affaisse. Son aigreur l’empêche de reprendre de la verticalité. Et Caïn prononce cette phrase entrée dans la culture populaire : « Suis-je le gardien de mon frère ? » Et je crois que cette façon de se défausser se rencontre chez beaucoup aujourd’hui.

Kamel Daoud a relayé sur X un texte de l’évêque d’Alger, paru dans le journal « la Croix », qui disait : « Les actes du Hamas sont sans excuse, mais pas sans cause. » Ne doit-on pas également rappeler avec force le drame des Palestiniens, des civils actuellement bombardés, de ces crimes de guerre ?

D. H. Non seulement il le faut, mais on le doit. Ce que je dis n’est pas une façon d’éluder la responsabilité énorme des gouvernements israéliens non seulement dans le développement de la colonisation mais aussi dans le fait qu’on sait très bien qu’il y avait un intérêt politique à faire grandir le Hamas, à affaiblir l’Autorité palestinienne. Israël a un problème de leadership et un problème moral. C’est évident et j’espère, au milieu de cette horreur, un réveil des consciences en Israël. Mais cela n’innocente en rien l’assassin. Les chiffres, on les connaît, c’est dix Bataclan en une matinée. Cette guerre contre le Hamas est légitime, et c’est difficile à dire sans que cela apparaisse comme une relativisation des morts de Gaza. Mais moi je ne relativise rien, je cauchemarde à l’idée de ce que vivent ces mères, ces enfants… Et il ne faut pas être naïf, peut-être qu’en se débarrassant du Hamas ou en tentant de s’en débarrasser, on est en train de créer comme une hydre à têtes multiples, je ne sais pas.

Et je suis obligée de préciser que je ne dis pas ça en tant que juive ou sioniste, mais humainement, ce n’est quand même pas la même chose de se poser la question des dérives d’une armée et le fait que des gens soient entrés, maison par maison, dans des familles pour trucider des bébés et violer des femmes. Mais j’ai l’étrange sentiment que cette banalité humaine est devenue aux oreilles de certains de la propagande juive… Et que veut dire aussi ce terme de « proportionnalité » dans la guerre ? Je n’en sais rien.

K. D. L’intellectuel arabe est toujours soumis au décompte, comme si moi, je tenais le registre des morts ! Mais je ne suis pas comptable. La logique des équivalences entraîne la logique de l’inhumain. Il y a un vrai problème palestinien face à Israël, politique, historique. Mais ce match « Shoah contre Nakba » qu’on voudrait nous faire jouer dans nos pays et qui arrange les islamistes est une mise en scène aussi. C’est la cristallisation d’une histoire que l’on voudrait figer. Personne au fond n’a envie que ça bouge, parce que ça alimente nos obsessions et qu’on y greffe nos propres histoires. C’est pour ça que la « rue arabe » réagit de cette manière-là au problème palestinien comme elle ne le ferait pas pour les morts en Syrie ou en Chine. La Palestine est une cause confisquée. Le Palestinien est devenu ventriloque quelque part. Mais ce dont j’ai le plus peur en ce moment, c’est que cette crise ne réveille pas une solidarité pour aider ce peuple à avoir une terre, mais qu’elle réveille l’islamiste quasiment en chacun. Combien de bourses d’études sont données aux Palestiniens au Maghreb ? Combien de familles y accueillent des réfugiés ? C’est le grand bug dans le narratif arabe de la solidarité. Donc on ne s’intéresse pas au Palestinien et à la construction d’un Etat pour lui. On s’intéresse à l’effondrement d’un rêve, on est toujours dans la pensée messianique. On veut la fin du monde, on l’imagine, on la concocte, on la projette sur la réalité. Le cauchemar palestinien, c’est l’effondrement de toute utopie dans le monde arabe.

D. H. On en revient toujours à la théologie. On est dans un temps ultra-messiannique. C’est vrai avec les évangéliques aux Etats-Unis, c’est vrai avec les colons en Israël… Il y a une réflexion à mener sur ce que pourrait être un autre messianisme, parce que nos religions en ont besoin. Le philosophe Gershom Scholem disait qu’il y a deux types de messianisme principaux. Il y a le messianisme restaurateur – c’est le califat pour les musulmans ou la reconstruction du temple de Jérusalem pour les juifs –, soit revenir à une pureté des origines fantasmée. C’est un messianisme mortifère, mensonger, promu par des gens qui n’ont jamais ouvert un livre d’histoire. Et d’autre part, le messianisme utopique, celui du communisme et des kibboutz ou toute utopie politique de réparation du monde. On a tous besoin de ce genre de rêve idéologique, c’est le sens même de la politique. En hébreu, le mot « messie » vient de mashiah, qui veut dire « oint », mais les rabbins nous disent que, littéralement, mashiah veut dire « celui qui permet la conversation ». En fait, étymologiquement, le messianisme crée la possibilité d’une conversation. Or aujourd’hui, il l’assassine, chacun est enfermé dans son scénario, dans des dialogues préécrits.

Mais libérer la Palestine ne pourrait-il pas être l’un de ces rêves positifs ?

K. D. Oui, ça nous prend même en otage, et c’est pour ça que je suis, je plaide et je m’engage pour un Etat palestinien. Ça me libérerait moi-même.

D. H. Mais pour que des gens y vivent, pas pour qu’ils y meurent.

K. D. Bien sûr, l’Etat palestinien n’est un pas un cimetière du futur et de la fin des temps. La réalité, c’est que ça nous oblige, dans nos pays arabes, à renouer avec le reste du monde. Ce serait une guérison pour nous-mêmes aussi. C’est pour ça que j’en veux beaucoup à la colonisation sauvage en Israël, parce que non seulement ça piège cette géographie, mais ça nous piège tous dans nos propres pays. La guerre que mène à présent Israël, elle est certes justifiée mais elle n’est pas juste. Aucun crime ne répare un autre crime.

Et il y a un autre drame, c’est l’hydre dont parlait Delphine : la guerre fabrique le tueur de demain. C’est le cycle dans lequel nous sommes tous entraînés et ce pour quoi il faut impérativement revoir ce problème à partir de deux grands enjeux. D’une part, l’enjeu de l’humanité de chacun : le droit d’humanité pour l’Israélien et le Juif, pour l’Arabe et le Palestinien. Et d’autre part, l’enjeu démocratique, car plus la Palestine rétrécit, plus le califat imaginaire s’étend. Je demande à Israël comme en Palestine, de faire la paix pour pouvoir me libérer.

Et vous, Delphine Horvilleur, vous demandez quoi ? Est-il possible d’envisager la paix aujourd’hui ?

D. H. Moi, je suis dans un moment extrêmement pessimiste. Je vais me reprendre, mais j’ai le sentiment de vivre le deuil de rêves qui m’ont construite. J’étais en Israël au moment des accords d’Oslo (1993), j’ai cru dur comme fer qu’on y arriverait. J’ai vraiment l’impression d’être une militante acharnée et enthousiaste de la paix. Et là, depuis huit jours, j’ai réduit la voilure. Je me dis que sans doute je ne verrai pas la paix de mon vivant, et peut-être mes enfants non plus, mais que je voudrais préserver mon humanité. Je refuse de me faire confisquer mon âme par l’inhumanité dont je suis témoin et qui est un phénomène extrêmement contagieux. Car quand tu vois que des gens sont incapables de dénoncer l’inhumain, tu sens immédiatement cette contamination qui te fait les regarder comme un groupe indistinct.

K. D. C’est la rhinocérite de Ionesco !

Qu’avez-vous pensé de l’interdiction, aujourd’hui levée, des manifestations propalestiniennes en France ? Est-ce que cela n’était pas empêcher d’une certaine manière la reconnaissance de la barbarie de l’autre côté ?

D. H. Dans l’absolu et la théorie, évidemment que je ne verrais pas d’inconvénient à ces rassemblements avec le drapeau palestinien, mais tant que je n’entends pas les voix palestiniennes pour dénoncer les meurtres barbares et terroristes du Hamas, c’est comme si elles me disaient qu’elles sont d’accord pour que leur drapeau porte de façon indélébile le sang versé le 7 octobre.

K. D. C’est un chemin de crête. Comment je soutiens la cause palestinienne sans être recruté dans un projet judéophobe ? Comment manifester contre la guerre sans que mon geste soit interprété comme un refus d’Israël et des juifs dans le monde entier ? Comment être pour l’existence d’un Etat israélien sans être accusé de traîtrise et de soutenir la colonisation et les massacres de Palestiniens ? Toute la difficulté est là, et c’est en cela que notre humanité est convoquée.

D. H. Il s’agit aussi de ne pas laisser les symboles se faire kidnapper. Durant ces 40 semaines de manifestations contre le gouvernement en Israël, auxquelles j’ai pris part quand j’étais sur place, il y a quelque chose de très fort qui s’est passé, les Israéliens anti-Bibi, anti-occupation, ont décidé de manifester avec le drapeau israélien pour dire justement « non, le drapeau n’est pas à toi, on ne le laissera pas être sali de cette manière ». C’est pour cela que j’aurais voulu entendre en France ces voix qui disent « pas en notre nom ».

Comment avez-vous vécu la présence d’Eric Zemmour au rassemblement en soutien à Israël du 10 octobre, et la récupération de l’extrême droite en général ?

K. D. C’est de la nécrophagie surtout.

D. H. Voir l’extrême droite, qui continue d’être noyautée et entourée de penseurs fascistes, chargée d’une histoire antisémite qui ne sera jamais lavée, faire ce racolage en jouant la carte du pronationalisme israélien, ça m’est insupportable. Mais il est aussi insoutenable de voir les positions indignes de La France insoumise et sa rhétorique qui nourrit l’antisémitisme. Il ne faut pas se tromper sur ses faux amis.

Le président Macron a appelé à « ne pas importer le conflit israélo-palestinien ». Vœu pieux ?

D. H. Pour moi, c’est un terme qui ne veut rien dire. Une importation suggère qu’il n’y aurait rien ici auparavant. Mais on sait très bien que le Proche-Orient n’est pas quelque chose qui s’importe, le Proche-Orient c’est un carburant dont se nourrit le moteur français – et pas que français. Il y a des tensions dans notre pays, et le scénario proche-oriental sert d’essence. La question, c’est : qui ça arrange ici de nourrir sa haine de ce qui se passe là-bas ? Et la réponse, c’est : tous ceux qui veulent faire monter la rage sociale en France.

K. D. La réalité, c’est que ce conflit monstre nous concerne tous, d’une façon ou d’une autre. Donc on ne l’importe pas. Il est là, en France, en Algérie, en Egypte, en Jordanie, en Arabie saoudite… C’est quelque chose qu’on ne peut pas éviter, qu’on ne peut pas dire extérieur à soi. Simplement parce qu’il engage l’humain.

Pour finir, Delphine Horvilleur, je voudrais revenir sur votre sermon de Kippour prononcé le 24 septembre. Vous vous y livriez à une critique sans concession de la politique du gouvernement de Benyamin Netanyahou en Israël. Rétrospectivement, l’avez-vous regretté ?

D. H. Je ne le regrette pas, mais il me fait trembler. Je voulais en effet faire une mise en garde, à partir de nos textes, contre l’hubris de la souveraineté. La Bible, et en particulier le Deutéronome, dit aux Hébreux qui vont entrer sur la Terre promise : « Il arrivera un jour où vous serez souverains sur cette terre, et vous serez menacés par votre puissance parce que vous n’aurez plus conscience de votre vulnérabilité. Vous allez tellement croire à cette puissance qu’elle risque d’être pour vous assassine. » Et je suis allée également puiser dans l’histoire juive, pour rappeler que nous en étions à la troisième souveraineté en Israël. Nous avons d’abord connu le royaume de David, il y a 3 000 ans, jusqu’à la division entre le royaume de Judée et le royaume d’Israël, et plus tard, le royaume des Hasmonéens, il y a 2 000 ans. Il se trouve que le royaume de David a duré soixante-quinze ans, tout comme le royaume des Hasmonéens. Or Israël a 75 ans cette année. Rien que de vous le dire, ce sentiment d’une malédiction de la souveraineté juive à cet endroit me terrifie.

Je ne me doutais évidemment pas du retentissement que pourraient avoir ces mots deux semaines plus tard et que la question d’une certaine arrogance du puissant allait se poser de façon si forte pour Israël. C’est dramatique à dire, mais il y a peut-être là une opportunité très particulière pour la société israélienne, comme je l’évoquais, de reprendre sa place dans l’histoire juive, y compris dans la conscience diasporique de la vulnérabilité juive. Une conscience de la faille, qui était presque inexistante ou éclipsée en Israël, est désormais là et la société israélienne va devoir composer avec. Et peut-être, qui sait, cela pourrait-il donner naissance à un projet politique d’un autre type. Dans l’une de ses chansons, Leonard Cohen, qui était présent sur les champs de bataille durant la guerre de Kippour, écrit : « Il y a une brisure dans chaque chose, mais c’est là que la lumière se faufile. » Je veux me raccrocher à cela.

Propos recueillis par Marie Lemonnier, L’OBS, 25 octobre 2023.

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