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Godard et l’antisémitisme : pièces additionnelles et inédites

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D 19 mars 2024     A par Viktor Kirtov - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


A l’heure où l’antisémitisme est à nouveau d’actualité, les curieux et cinéphiles peuvent lire cette archive qui met en scène Jean-Luc Godard, Claude Lanzmann et Bernard-Henri Lévy autour du projet de film sur la Shoah. Article de BHL ("La Règle du Jeu") suivi d’un autre point de vue, celui de Jean-Luc Douin ("Le Monde") « Godard et la question juive » :
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Jean-Luc Godard

Godard et l’antisémitisme : pièces additionnelles et inédites

Par Bernard-Henri Lévy

Il y a un épisode qui revient dans toutes les biographies de Jean-Luc Godard et dans celle, en particulier, d’Antoine de Baecque (Grasset)  : celui du projet de film sur la Shoah que nous avons nourri, entre mars et octobre 1999, Godard, Lanzmann et moi [...]

Il y a un épisode qui revient dans toutes les biographies de Jean-Luc Godard et dans celle, en particulier, d’Antoine de Baecque (Grasset)  : celui du projet de film sur la Shoah que nous avons nourri, entre mars et octobre 1999, Godard, Lanzmann et moi. Et, quand cet épisode est évoqué, c’est à l’appui d’une question, pour ne pas dire d’une thèse, qui est celle de  l’« antisémitisme  » de l’auteur de «  Pierrot le fou  »  : ne suis-je pas censé avoir moi-même, pour expliquer la naissance puis l’avortement de ce projet, déclaré que Jean-Luc Godard était «  un antisémite qui essaie de se soigner  » ?

Alors, comme je n’aime pas l’approximation, comme j’aime encore moins voir l’accusation d’antisémitisme invoquée à la légère et comme je déteste, de surcroît, me sentir instrumentalisé dans des débats grossiers et dont les instigateurs ne connaissent visiblement ni les aboutissants ni les tenants, je veux donner ici, et pour la première fois, ma version de cette affaire.

La vérité oblige à dire, d’abord, que nous n’en étions pas, lorsque Godard conçut ce projet de film-débat, à notre première idée de collaboration cinématographique  : il m’avait déjà proposé, quinze ans plus tôt, le rôle de Joseph dans «  Je vous salue Marie  »  ; et s’il est exact que j’avais décliné l’offre, c’était pour une série de raisons d’ordre plutôt privé et que l’on simplifie outrageusement en les réduisant, comme le fait Antoine de Baecque, aux scrupules d’un «  jeune  » penseur «  effrayé  » par la «  perversité  » du personnage.

La vérité oblige également à préciser que nous avions eu, Godard et moi, un autre projet de film avant ce projet avorté avec Lanzmann  : c’était un projet, cette fois, de moi  ; c’était une fiction qui devait se tourner en Inde et où il aurait joué le rôle d’une sorte de Kurtz-architecte, aux -prises avec les ténèbres d’une ville en ruine et qu’il était supposé reconstruire  ; et, si le film ne s’est finalement pas fait, c’est pour des raisons, pour le coup, économiques – mais il est évident que je n’aurais pas songé un seul instant à en confier le rôle principal à un homme que j’eusse tenu, par ailleurs, pour cet antisémite que l’on nous décrit -désormais, partout ou presque, aux Etats-Unis comme en Europe, sur un ton de quasi-évidence.

La vérité, toute la vérité, oblige à rappeler enfin qu’il y a eu un autre projet encore, un troisième projet, que ne connaissent apparemment pas non plus les biographes de Jean-Luc Godard  : c’est un projet de 2006, celui-là  ; c’est un projet postérieur, donc, au projet Godard-Lanzmann-Lévy  ; et c’est un projet qui consistait en un voyage en Israël qui devait s’intituler – proposition de Godard – «  Terre promise  ». Pourquoi ce troisième projet n’a-t-il, lui non plus, et malgré les efforts d’Alain Sarde, pas vu le jour  ? Parce que Godard, au fil des échanges, a fini par sortir de son chapeau l’idée – je le cite – «  dumézilienne  » d’adjoindre à son «  affiche  » un troisième nom qui était, dans son esprit, celui de Tariq Ramadan et qui n’était, dans le mien, pas acceptable. Mais ce serait mentir, là aussi, que de ne pas l’admettre  : jusqu’à l’irruption de ce «  tiers  » incongru, j’envisageais sans états d’âme d’aller confronter in situ, et fût-ce très contradictoirement, mon entendement de l’être juif avec le sien.

Alors, quant au «  projet Shoah  » enfin, quant à ce fameux «  Pas un dîner de gala  » que nous aurions dû cosigner, Godard, Lanzmann et moi, et qui fait visiblement fantasmer tout le petit monde des amateurs de l’œuvre godardienne, peut-être faudrait-il se décider, pour de bon, à interroger les protagonistes  ; peut-être faudrait-il demander leur témoignage à Pierre Chevalier, d’Arte (qui, contrairement à ce qu’écrit de Baecque, n’a jamais ni «  pris peur  » ni «  décliné l’offre  ») ainsi qu’à Gilles Sandoz (qui était le maître d’œuvre de l’entreprise)  ; peut-être la solution serait-elle de publier les pièces du dossier, c’est-à-dire, pour l’essentiel, les lettres de Godard décrivant par le menu, depuis le générique de début jusqu’aux dispositifs de tournage, la façon dont il voyait le film. Mais j’affirme, d’ores et déjà, qu’il y eut, de nouveau, maintes raisons à l’échec de l’aventure  ; qu’il y en eut de contingentes et de nécessaires  ; que certaines furent liées au souci que chacun avait de soi et d’autres à un malentendu plus profond entre nos visions du monde  ; que la conception que nous avions de l’image, des images, ainsi que de leur régime de propriété, ne compta pas pour rien, non plus, dans la rupture finale – mais que, à mes yeux en tout cas, l’antisémitisme ne fut pas une de ces raisons.

Que le rapport de Godard au fait juif soit complexe, contradictoire, ambigu, que son soutien du début des années 70, dans «  Ici et ailleurs  » par exemple, aux points de vue palestiniens les plus extrémistes fasse problème, qu’il y ait dans les «  Morceaux de conversations  » d’Alain Fleischer (2009) des séquences que je ne connaissais par définition pas lorsque furent lancés chacun de ces projets et qui, aujourd’hui, m’ébranlent, cela est incontestable. Mais déduire de tout cela un péremptoire «  Godard antisémite  !  » et s’appuyer sur cet antisémitisme supposé pour, en une démarche de plus en plus courante en cette basse époque de police de l’art et de la pensée, tenter de disqualifier l’œuvre entière, c’est faire injure à un artiste considérable en même temps que jouer avec un mot – l’antisémitisme – à manier, je le répète, avec la plus extrême prudence.
J’ai hésité avant d’écrire ces lignes. J’ai lu et relu, pour cela, le paquet de notes et de documents que j’ai conservés au fil de ces années. Mais c’était affaire de clarté et, je crois, de probité.

Bernard-Henri Lévy
La Règle du Jeu, 6 avril 2010

A lire également par BHL : Godard est-il antisémite ? Pièces et documents inédits autour de quatre films inaboutis

VOIR AUSSI sur pileface

Godard
Shoah (Lanzman)
Shoah


Godard et la question juive

Dans son nouveau livre, l’écrivain et cinéaste Alain Fleischer accuse Jean-Luc Godard d’avoir tenu des propos antisémites. Provocation ou dérapage ?

Par Jean-Luc Douin
Le Monde, 10 novembre 2009

Filmé en 2006 par Alain Fleischer pour un film qui s’est appelé Morceaux de conversations avec Jean-Luc Godard, le cinéaste franco-suisse aurait tenu des propos très polémiques à l’encontre des juifs, en partie écartés au montage, dont certains sur les deux films de Claude Lanzmann Shoah et Tsahal.

Dans un roman intitulé Courts-circuits, récemment édité au Cherche Midi, Alain Fleischer raconte qu’en aparté, lors d’une pause, Jean-Luc Godard aurait lâché cette phrase monstrueuse à son ami et interlocuteur Jean Narboni, ex-rédacteur en chef des Cahiers du cinéma : "Les attentats-suicides des Palestiniens pour parvenir à faire exister un Etat palestinien ressemblent en fin de compte à ce que firent les juifs en se laissant conduire comme des moutons et exterminer dans les chambres à gaz, se sacrifiant ainsi pour parvenir à faire exister l’Etat d’Israël."

Jean-Luc Godard est coutumier de ce type de provocations. La première est survenue en 1974, lorsque, illustrant sa notion du montage comme vision comparative de l’histoire, il faisait chevaucher dans Ici et ailleurs une image de Golda Meir, premier ministre israélien, avec celle d’Adolf Hitler.

Prenant fait et cause pour la Palestine, l’auteur de Bande à part s’est maintes fois plu à rappeler, entre autres dans JLG/JLG en 1994, que, dans les camps nazis, les détenus au seuil de la mort étaient désignés sous le terme de "musulmans". Ignorant délibérément la nature des crimes commis et subis par les uns et par les autres, il sous-entend que les victimes d’hier sont devenues les bourreaux d’aujourd’hui. Décrivant la Bible comme un "texte trop totalitaire", il a déjà lâché à propos de ces juifs qui, selon lui, auraient sauvé Israël en mourant dans les camps : "Au fond, il y a eu six millions de kamikazes."

Dans Notre musique, film au départ duquel il voulait reprendre le schéma du Silence de la mer, de Vercors, en imaginant un officier israélien installé chez des Palestiniens, il déclare que "le peuple juif rejoint la fiction tandis que le peuple palestinien rejoint le documentaire". Avec démonstration rhétorique, photographies à l’appui. Champ : les Israéliens marchent dans l’eau vers la Terre promise. Contrechamp : les Palestiniens marchent dans l’eau vers la noyade. Il s’en explique dans Morceaux de conversations... : "Les Israéliens sont arrivés sur un territoire qui est celui de leur fiction éternelle depuis les temps bibliques..." Jean Narboni lui fait remarquer que le mot "fiction" est choquant. "Alors, réplique-t-il, on dira que les Israéliens sont sur TF1, c’estla télé-réalité. Et les autres, dans un film de Frédéric Wiseman".

Ces raccourcis suscitent doutes et consternation chez ses thuriféraires. Lorsque Jean Narboni lui rappelle que la juxtaposition des images de Golda Meir et d’Hitler avait même troublé Gilles Deleuze, sympathisant palestinien, lequel avait pourtant tenté de le défendre, Godard répond cinglant : "Pour moi, il n’y a rien à changer... sauf d’avocat !"

"Juif du cinéma"

"Un catholique, je sais ce que c’est : il va à la messe, dit-il dans le film d’Alain Fleischer à Jean Narboni. Mais un juif, je ne sais pas ce que c’est ! Je ne comprends pas !" Jean-Luc Godard s’est pourtant autoproclamé "juif du cinéma" pour signifier son destin de cinéaste persécuté. Il dit que, culpabilisé de n’avoir pas été alerté dans son enfance par l’Holocauste, choqué par les propos antisémites de son grand-père maternel qui faisait des plaisanteries sur son "médecin youpin", il n’a pas trouvé d’autre moyen de comprendre le juif qu’en se considérant "pareil".

Dans Deux ou trois choses que je sais d’elle, lorsque son héroïne, prostituée occasionnelle, emmène un client dans un hôtel et que celui-ci lui fait remarquer que c’est un hôtel réservé aux juifs parce qu’il a une étoile, elle ne trouve pas ça drôle. Sensibilisé par la Shoah, Godard n’a de cesse de dénoncer la faute inexpiable du cinéma de n’avoir jamais filmé les camps. Le "ce qui ne peut pas être dit" de Wittgenstein devient à ses yeux un "il vaut mieux voir que s’entendre dire". Clamant que "l’image c’est comme une preuve dans un procès", une formule que d’aucuns trouvent à la limite du négationnisme.

Cette certitude que rien n’est infilmable, même la Shoah, l’oppose à Claude Lanzmann, qui, lui, s’insurge contre le caractère suspicieux qu’auraient des images du génocide. Persuadé de l’inadéquation de celles-ci, Lanzmann se range à l’avis d’Elie Wiesel, qui craint que le cinéma ne transforme un événement innommable en "phénomène de superficialité". Débat qui, dans les colonnes du Monde, suscite la réaction du psychanalyste Gérard Wacjman résumant l’affrontement : "Saint Paul Godard contre Moïse Lanzmann".

La question juive obsède Godard. Parfois à bon escient : le rappel des forfaits perpétrés dans les stades, comme le Heysel, rappelle le Vél’d’Hiv dans Soigne ta droite. Ou ce reproche adressé à Romain Goupil durant le tournage d’Allemagne neuf zéro  : "Tu te dis anti-fasciste et quand tu filmes le stade des JO de Berlin, tu ne filmes qu’un stade, pas celui d’Hitler !" Mais, en négatif, ses propos sur Hollywood "inventé par des gangsters juifs", et sur l’invention du cinéma par ces producteurs émigrés d’Europe centrale ayant compris que "faire un film, c’est produire une dette". Son biographe américain, Richard Brody, raconte le projet d’un film où Godard débattrait avec Claude Lanzmann. Bernard-Henri Lévy étant médiateur. Ce dernier déclare : "Lanzmann et moi étions les instruments de sa cure : celle d’un antisémite qui essaye de se soigner. J’étais prêt à jouer le jeu, mais il a changé de plan." Ici antisioniste, là carrément antisémite, Godard se heurte à quelque chose qu’il ne comprend pas, homme d’image affichant un problème avec la parole.

Jean-Luc Douin

Le Monde

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2 Messages

  • Albert Gauvin | 19 mars 2024 - 22:01 1

    Je reviens sur le second article mis en ligne ci-dessus, celui de Jean-Luc Douin. Il faisait allusion au débat qui opposa Godard et Lanzmann sur le thème (je simplifie) "aurait-on dû filmer les camps ?", puis à la réaction, dans Le Monde du 3 décembre 1998, du psychanalyste Gérard Wacjman résumant l’affrontement : "Saint Paul Godard contre Moïse Lanzmann", texte repris dans le n° 65 de L’Infini (Printemps 1999) sous le titre Le Match Godard-Lanzmann (p. 121-127). Eh bien tout cela est sur Pileface. Les "curieux et cinéphiles" (s’il en reste après avoir lu la violente charge contre le cinéma portée par Sollers dans La Deuxième Vie !) se reporteront à :
    « Holocauste, la représentation impossible » par Claude Lanzmann
    Auschwitz le point aveugle ? par Jean-Luc Godard
    « Saint-Paul » Godard contre « Moïse » Lanzmann ? par Gérard Wajcman
    La faute au cinéma ? par Jacques Rancière
    Quant à ceux qui voudraient approfondir le rapport de Godard à la "question juive", je renvoie à la petite bibliographie (non exhaustive) que j’ai établie il y a quelques mois à laquelle j’ajouterai La question juive de Jean-Luc Godard
    par Maurice Darmon
    .

    Mais comment filmer ? JLG, Cannes 1988 :


  • Albert Gauvin | 19 mars 2024 - 17:33 2

    Pour comprendre les propos de BHL, il faut se reporter à l’intégralité du dossier mis en ligne sur le site de La Règle du jeu. Quant au film Ici et ailleurs dont parle BHL, on peut lire cette méthodique (Auto)critique d’un film inachevé sur les Palestiniens par JLG et Anne-Marie Miéville. Comme il est dit dans le second article, le point de vue de JLG sur le conflit israélo-palestinien est à nouveau présent dans Notre Musique (2003). On y entend le poète palestinien Mahmoud Darwich, (lequel, entre parenthèse, est cité en exergue du dernier livre du rabbin Delphine Horviller Comment ça va pas ? Conversations après le 7 octobre, Grasset 2024).

    Le point de vue de Godard sur la "question juive" est souvent confus, parfois révoltant, mais complexe, l’échange (courtois, tendu, passionnant) entre Godard et Zagdanski en est le meilleur témoignage (VOIR ICI) (personnellement, je ne peux que souscrire au propos de Zagdanski), mais comme le dit BHL :

    « ... déduire de tout cela un péremptoire "Godard antisémite  !" et s’appuyer sur cet antisémitisme supposé pour, en une démarche de plus en plus courante en cette basse époque de police de l’art et de la pensée, tenter de disqualifier l’œuvre entière, c’est faire injure à un artiste considérable en même temps que jouer avec un mot – l’antisémitisme – à manier, je le répète, avec la plus extrême prudence. »

    On ne tirera pas grand chose de tout cela pour lutter contre l’antisémitisme qui sévit un peu partout sur la planète et encore moins pour comprendre le conflit israélo-palestinien aujourd’hui tant il est évident qu’après le pogrom du 7 octobre et la prise d’otages sans précédent qui s’ensuivit, la riposte aveugle du gouvernement d’extrême-droite de Netanyahou à l’ignominie des terroristes islamistes du Hamas mène les deux peuples, une fois de plus, dans une tragique impasse et font désespérer les défenseurs de « la solution à deux Etats » qui figurait déjà dans la résolution des Nations unies de 1947.

    LIRE AUSSI : Juste une image de Godard et de Sollers.