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Philippe Sollers et l’art comme antidote au malaise civilisationnel

Série Témoignages

D 22 juin 2023     A par Albert Gauvin - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Bruno Lalonde, libraire à Montréal, me signale cet article paru sur le site québecois du journal Le Soleil.

Philippe Sollers et l’art comme antidote au malaise civilisationnel

Par Point de vue
20 mai 2023


Philippe Sollers est décédé à l’âge de 86 ans, a annoncé sa maison d’édition Gallimard le 6 mai 2023.
(DANIEL JANIN/AFP). ZOOM : cliquer sur l’image.
POINT DE VUE / Vendredi 5 mai 2023. L’immense écrivain français Philippe Sollers s’est éteint. Certains le considéraient comme le plus brillant de sa génération, d’autres n’aimaient pas le personnage et ses prises de position. Il nous a quittés, il ne fera plus peur à personne, alors les témoignages, les photos et les vidéos défilent sur le fil de presse. Sur la plupart des images, l’écrivain apparaît songeur ou rieur, moine ou pamphlétaire mais toujours à sa table de travail. L’inspiration, deux siècles plus tard.

Le voilà, c’est bien lui, Philippe Sollers (1936-2023), écrivant une lettre, une chronique, un article, un carnet de nuit, un journal, des essais, des romans, des milliers et des milliers de pages ! Quel style, quelle constance ! Sa phrase toujours limpide, ses énumérations fulgurantes ! Bourgeois, famille riche, époque favorable à la liberté sexuelle, suffrage à vue. Quelle vie, quelle injustice !

Mais non, restons calme : un travail, des heures et des années à lire et relire, à étudier et à écrire. Ah bon ! Dans quel but ? Un seul : décrire la façon dont la société accueille ou refuse l’artiste et son art.

Eh oui, aucun autre écrivain n’aura autant consacré sa vie et ses écrits à la vie et aux œuvres des écrivains, des musiciennes, des artistes, voire, ô scandale, des philosophes ou penseurs incompréhensibles. Aucun autre humain n’aura autant traité des œuvres d’art à l’intérieur de ses romans en même temps qu’il en traitait dans des journaux et des revues, ainsi que l’espace médiatique.

Résultat ? Une œuvre d’envergure encyclopédique, à la fois attachante (médiée par de fabuleuses relations amoureuses) et révélatrice du temps présent (contenant une bouleversante véridicité philosophique).

La naissance de l’art

Quelle est cette main sur les parois rocheuses, gravée par nos lointains ancêtres, il y a des millénaires ? L’humain habitait-il déjà poétiquement la Terre ? Voilà la conviction dont se réclamait Philippe Sollers. De son premier roman, Une curieuse solitude (1958) à son dernier, Graal (2022), il nous a laissé « un monde où l’artiste devient enfin ce qu’il est depuis les grottes de Lascaux et depuis toujours : le critère absolu » (La fête à Venise, 1991). Mais critère de quoi, demanderez-vous encore ? De la beauté, bien sûr, mais aussi de la présence singulière de l’être humain dans le monde, corps pensant, âme enveloppant un corps, individualité indivisible en quête de sa propre forme. D’où le choix conséquent de « défendre les écrivains. N’en dire que du bien  » (La guerre du goût, 1994).

En effet, Sollers n’en démordait pas : « Mon projet, écrivait-il, consiste à célébrer le génie dans toutes ses dimensions » (Légende, 2021). Mozart vous enchante ? Les tableaux de Manet guident votre regard ? Vous lisez la poésie de Rimbaud, le théâtre de Shakespeare, les romans de Stendhal, Duras ou Fitzgerald, les écrits de Nietzsche ou de la lumineuse Julia Kristeva ? Vous avez une seule ambition : être heureux ? Eh bien, Philippe Sollers est pour vous, absolument pour vous.

La littérature et ses révélations

D’aucuns voudraient que la littérature nous transporte dans un monde imaginaire, loin de la pression sociale. D’autres persistent à penser que la mauvaise répartition des richesses est la source de nos malheurs et donc que l’art ne ferait pas le poids dans les rapports de force. D’autres encore, les intransigeants, font peu de place à la subjectivité. Dans leurs rangs, l’art est tout simplement banni : les livres sont brulés, les tableaux aspergés, les signatures effacées, les œuvres jugées en fonction de la « moraline » (de la fausse morale), etc.

C’est pour renverser ces visions erronées de la fonction de l’art dans la société que l’écrivain et l’intellectuel combattant Philippe Sollers intervenait publiquement, toujours avec une aisance et une culture inégalées.

Car la question est la suivante : à quoi sert la littérature ? Il faut relire Théorie des exceptions (1986) : « Que peut la littérature ? Rien en termes de progrès et d’arrangements, tout en termes de vérité. » En effet, la fonction de la littérature est d’apprendre à lire à l’enfant et plus tard à l’adulte à devenir attentif aux passions du temps présent.

Pourquoi l’art, pourquoi l’artiste ? Eh bien, comme vous le savez, la vie est difficile. Dès l’enfance, on nous fait rapidement comprendre que nous avons commis un péché impardonnable. Lequel ? Vous l’avez deviné : le péché d’être né. Alors il faut expier (la religion), trimer dur (le capital), suivre la parade (le spectacle). Comment résister à tout cela ? Vous y parvenez ?

Au fond, pourquoi est-ce si difficile de vivre sans emmerder son voisin ? «  L’humanité est ingrate pour sa convulsion… Oublieuse… Jalouse… Toujours honteuse, au fond… On jouit vite, plutôt mal que bien ; on enrage d’avoir joui parce que la jouissance ne se laisse ni arrêter ni saisir ; on s’en veut ; on construit des positions de défense par rapport à ça. » (Le cœur absolu, 1987).

Voilà, nous parvenons à la jonction de la littérature et du bouleversant savoir philosophique : lorsque les passions humaines sont ignorées ou niées, elles répandent le malheur. Grand lecteur de Sigmund Freud et de Georges Bataille, Sollers savait que le malaise civilisationnel découle du troublant passage de l’animal à l’humain, un aller simple vers l’humanisation, sans retour possible à la nature, causant un irréversible refoulement, laissant les pauvres humains, trop humains, aux prises avec les deux sources de l’angoisse : la prise de conscience de notre finitude et les interdits sur la sexualité.

Cette vérité philosophique véhiculée par la littérature traverse le temps et les frontières. Prenez garde, elle pénètre désormais le territoire québécois ! À preuve, la poétesse professeure de littérature Vanessa Courville résumait récemment les tensions de notre monde : « La fatigue est partout. C’est le produit de la société du progrès qui entraîne une vitesse. C’est aussi une question liée au divertissement, c’est-à-dire qu’on se divertit pour ne pas penser au fait qu’on va mourir. Mais du côté des femmes, il me semble qu’elle est double lorsqu’elle est liée à la pression sociale, la maternité, la sexualité et les attentes au travail  » (Le Soleil, 24 octobre 2021). Se divertir pour oublier la finitude ; ne plus trop savoir comment répondre aux attentes de notre entourage tout en vivant librement sa sexualité. Bien dit !

Il faut se rendre à l’évidence, nous n’avons pas réussi à regarder en face la condition humaine. Assumer son individualité, la discontinuité des êtres, accepter notre incarnation, voilà le défi. Or, nous y parvenons difficilement. Alors, on rage, on se déçoit soi-même et on finit par ne plus croire : ni en Dieu ni en l’humain. Et par voie de conséquence : on finit par refuser la sublimation artistique, on refuse l’âme enveloppant le corps, on rabroue l’être en quête de sa propre forme. On sombre dans le ressentiment.

En d’autres termes, sans le détour par la réflexion philosophique offerte par la création artistique, c’est la nausée. Ou encore : on se prétend décomplexé, mais personne n’est dupe, osez vérifier dans votre entourage : « l’angoisse sexuelle persiste  » (Centre, 2018). Car sans la médiation de l’art, rien à faire, le questionnement de fond n’aura pas lieu et la poussée, typique des Temps modernes, vers l’individuation restera incomprise.

Heureusement, il y aura Sollers et son œuvre. Concentré, déterminé, tirant toujours dans la même direction : « l’art, c’est l’individuation la plus radicale » (Discours parfait, 2010).

Dans Les surprises de Fragonard (1987), Sollers s’en donne à cœur joie : le 18e siècle français, un peintre, des tableaux, « une représentation sans équivalent de la gratuité humaine ». Dans Légende (2021), le narrateur en appelle à son tour « l’éternel retour de l’ordre, de la beauté, du luxe, du calme et de la volupté ».

L’art, bien sûr, ne sauve pas, mais son message célèbre l’intelligence du cœur. La littérature sera-t-elle l’héritière de la religion ? « Toute existence est une offense à l’autre […], mais voilà, je te pardonne d’exister, je t’aime » (L’étoile des amants, 2002). Merci, grand merci (je rassure les athées, je l’avais remercié de son vivant…).

Tout en évoquant les souvenirs heureux de son enfance, l’écrivain se demandait comment la nouvelle génération pourra « échapper au matraquage humain » en cours (Légende, 2021). Dans mon entourage, j’ai un exemple, Édouard, un jeune homme de 27 ans, et ses amies et amis. Ils entendent le malaise, subissent la culpabilisation, mais ils n’y cèdent pas. Que les voix sublimes de l’art les guident afin qu’ils poursuivent hardiment, à l’instar de l’écrivain, leur singulière aventure !

André Baril, enseignant de philosophie et éditeur à la retraite

Le Soleil

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2 Messages

  • BERGMANN valerie | 30 juin 2023 - 21:36 1

    Décidément, la vérité aussi nue soit-elle ne cesse de m’élargir ( cérébrale ment) comme tous ces mots se terminant par « ment » et de me plaire. A développer…. Oui, l’art est le plaisir, concept le plus important parce que le plus solitaire. Que serions-nous sans nous-mêmes ?
    Mon Dieu a moi n’a cessé son développement tout au cours de sa vie , faire une œuvre de son existence, et puis quoi encore ?! Nous n’échapperons pas au matraquage . C’est le propre ou dirais je plus justement le « sale » de l’humain.

    Mon antidote a moi c’est le manège à bascule de Mr S qui me mène toujours au Savoir fulgurant .
    Son art est multiple, comme sa solitude maquillée d’encre. Pas une tache . Aucun défaut. Toujours plus haut. Et il vaut mieux pour votre santé mentale être encordé.

    Alors, Mr Baril , votre éloquence m’a tant subjuguée que je ne saurais terminer ce petit moment par ceci : Enivrons nous, de tout ce qui nous grandit, poésie, philosophie, peintures, Sculptures, Soleils levants et couchants, à notre guise, mais restons Humains. Voilà ma quête . Et surtout, écrivons avec style, sans le rechercher. Là est l’unique véritable littérature.

    Bien à Vous PileFace.

    Valerie BERGMANN. ( L’immortelle)


  • Alma | 23 juin 2023 - 20:37 2

    Je suis fière de mon concitoyen pour ce vibrant hommage à Sollers. Sensible et vrai. Merci de le reproduire !