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La véritable septième fonction du langage

par Yannick Haenel

D 8 novembre 2015     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



1972, Colloque de Cerisy « Vers une Révolution culturelle : Artaud, Bataille ».
Roland Barthes, Philippe Sollers, Stanislas Ivankov.

Crédit Philippe Sollers. Zoom : cliquez l’image.


La véritable septième fonction du langage

par Yannick Haenel

À l’occasion de la publication par Philippe Sollers de l’Amitié de Roland Barthes, retour sur le lien qui unissait ces deux esprits frères. Un lien nommé littérature...

ALORS QUE LA GUERRE DES NARCISSISMES SÉPARE LES HUMANOÏDES, ALORS QUE CHAQUE CONSCIENCE NE VEUT PLUS QU’UNE CHOSE, LA MORT DE L’AUTRE, ET QUE DANS LES MILIEUX DITS ARTISTIQUES —

où prolifèrent les têtes molles exclusivement préoccupées de leur avancée dans la société —, la surveillance, la convoitise et cette forme vicieuse de la haine qu’on nomme la mesquinerie infectent les rapports (prouvant à quel point notre époque est décomposée), il arrive que deux écrivains s’entendent : « Vous acceptez, et vous sentez chez l’autre un cheminement intérieur extrêmement déterminé, que vous allez pouvoir côtoyer, influencer parfois, faire à peine dévier, mais vous sentez que c’est quelqu’un qui avance. »

Ce sont des phrases de Philippe Sollers à propos de Roland Barthes. Leur amitié a duré une vingtaine d’années, elle a traversé les années soixante et soixante-dix, jusqu’à la mort de Barthes en 1980. Philippe Sollers publie aujourd’hui un livre sur l’expérience qui les a liés : ce qu’il appelle « la littérature comme pensée » ; c’est un livre composé d’interventions diverses en faveur de Barthes, entre témoignage et reconnaissance, et d’extraits en fac-similé de leur correspondance : avant tout des lettres de Barthes à Sollers, qui courent de 1964 à 1979. Sollers a beaucoup écrit sur Barthes ; et Barthes sur Sollers. On oublie souvent que Sollers a été l’éditeur de Barthes, aux éditions du Seuil, où la collection Tel Quel a fondé un espace de liberté qui a transformé l’histoire de la littérature ; on oublie aussi que réciproquement, Barthes a été le défenseur attentif de Sollers, ne cessant d’accompagner ses livres par des articles, et les rassemblant en 1978 dans un essai, Sollers écrivain (Points Essais), qu’on vient de rééditer, et où Barthes voit en Sollers l’écrivain contemporain par excellence, celui qui, par « secousses », à travers le processus d’« Oscillation » qui anime une « Musique effrénée », déplace sans arrêt « l’image », et l’empêche de prendre, c’est-à-dire échappe à toute définition.
Dans cet essai, Barthes commente Drame, Nombres, Lois et H — les livres de voyance rythmique de Sollers, ces romans « expérimentaux » qui aboutiront à son chef-d’œuvre Paradis ; il y perçoit un événement : l’invention poétique d’un tissu, autrement dit le contraire du voile derrière lequel, depuis l’ère classique, se dissimule le sens. Dans ces romans, le sujet se défait à travers une prolifération d’éclats dont l’effervescence (la mise en réveil des phrases) convoque l’histoire de la culture pour l’ironiser ou en rejouer les potentialités endormies.
Ce qui s’invente à travers cette suite de cinq livres de Philippe Sollers, dont il n’existe aucun équivalent dans la littérature française, fait penser à ce que Lacan appelle « littoral » : le trait qui relie savoir et jouissance. Voilà, Sollers, dans les années soixante et soixante-dix, avait trouvé la voix du littoral — et Barthes l’avait entendue.
Aujourd’hui que la société semble avoir gagné contre la littérature, une telle amitié pourrait sembler extravagante : qu’un écrivain édite un autre écrivain, et qu’ils écrivent l’un sur l’autre, fidèlement, avec une précision amoureuse (Barthes va jusqu’à dire à Sollers qu’il est le « dieu nécessaire du texte »), cela susciterait à coup sûr la réprobation, car la société littéraire, pourtant compromise intégralement dans la corruption qui définit sa rentabilité de marché, ne voit jamais, là où s’accomplissent des aventures intellectuelles, que des tactiques sociales, et toujours s’offusque quand les affinités débordent sur les positions. Un éditeur qui, non content d’éditer, commente passionnément les œuvres de son auteur ? Un auteur qui s’enflamme pour celles de son éditeur ? Eh oui, ça existe — et alors ?
N’en déplaise à la vulgarité organisée sous le nom de « milieu littéraire », il existe un point — auquel la surdité féroce de ce milieu, et sa passion pour l’inessentiel lui interdisent l’accès — où il n’existe plus ni « auteur » ni « éditeur », où la littérature, débarrassée des identifications sociales, se donne comme vérité ; et c’est autour de ce point que Barthes et Sollers se sont rencontrés.
Ce point condense à la fois la pensée et la solitude. S’il y a bien deux écrivains qui pensent et qui sont seuls, entre 1965 et 1980, c’est Roland Barthes et Philippe Sollers. Leur correspondance manifeste avec clarté le désir qu’ils ont de se comprendre ; l’attention est une forme politique de l’intelligence ; l’isolement, un combat. On est là dans le contraire de la « névrose de politisation » dont parlait Barthes. Existe-t-il une éthique de la solitude ? Personnellement, je l’appelle la littérature.

Jouissance du langage

Parmi les textes passionnants de Sollers sur Barthes, non repris dans ce volume, il y en a un, de 1971, qui s’appelle précisément « L’Éthique de la littérature ». Sollers y parle, à propos de Barthes, d’« une éthique avançant par contradiction ; ironie infinie sous un masque de discrétion ».
Les contradictions, les sinuosités d’un esprit comme ceux de Barthes ou de Sollers constituent une méthode créatrice — l’équivalent vivant d’une écriture. La littérature, écrit Sollers, est ce qui échappe à tous les pouvoirs, c’est-à­ dire à toutes les images : « Elle serait la différence interne au moindre discours, sans affirmation, vide, et pourtant très ferme. Déplaisant tour à tour à tout le monde, c’est-à-dire, sans fin, à la métaphysique. » Il ajoute : « Dans le silence de la littérature, la voix du surmoi paraît chevrotante ; l’emphase inaudible ; la croyance idiote ; la connaissance hypothétique ; le doute, fade. Ce qu’on pense d’elle est toujours à côté : ce qui jouit en elle n’a rien d’universel ni même de secret. Ce qui jouit là, c’est le non-pouvoir comme tel. »
Cette jouissance intérieure du langage, ne serait-ce pas la septième fonction du langage, celle que Jakobson a laissée béante, sans définition possible, comme la bouche ouverte du mystique exprimant par son silence le ravissement qui le comble ? Contrairement à ce qu’essaie de nous faire croire avec beaucoup de puérilité un roman récent, la septième fonction du langage ne relève pas de la grosse blague, encore moins d’une arme sociale ; elle ne s’apparie ni à l’éloquence ni à un quelconque usage de pouvoir.
Réduire une richesse à son emploi, cela s’appelle la vulgarité. La septième fonction du langage ne peut en aucun cas se résorber dans l’idée que celui-ci serait un instrument ; c’est tout le contraire : il y a dans le langage une part qui échappe à la communication, une part réservée, intransitive, qui ne peut s’exprimer, et qui, a fortiori, ne saurait être l’enjeu d’aucun concours ésotérico-télévisuel ; la septième fonction du langage n’est pas aux ordres de la marchandise, elle n’est tout simplement pas compatible avec la société du spectacle.
Elle me rappelle la « résurrectine  » chère à Raymond Roussel : cette dimension spirituelle qui s’appelle la poésie. Autrement dit, elle est le secret de la littérature, ce noyau d’impossible qui l’arrache à toute représentation ; et bien sûr à la vulgarité. Pour le dire avec Mallarmé, si cette fonction existe, c’est à l’exception de tout ; si elle n’existe pas, rien n’a lieu dans les phrases. Une telle puissance sans emploi, n’est-ce pas ce que Sollers, à propos de Barthes, nomme « l’irruption du langage dans la vérité du langage » ?
Ce qui est passionnant dans les rapports entre Barthes et Sollers, c’est que la question de la jouissance intérieure du langage se pose à travers la coïncidence entre littérature et théorie, sans jamais que les phrases et la pensée ne soient séparées. Ils ont pensé que c’était là qu’existait la fontaine intérieure. Qui pense encore cela aujourd’hui ? Qui fait exister une fontaine à travers ses phrases ? Ne me dites pas que les romans des « rentrées littéraires » ruissellent d’un tel éblouissement. Ne me dites pas que les journalistes ont des extases au contact d’un tel miracle, et que tous, écrivains et critiques, travaillent à un nouvel amour du langage.
La littérature, c’est la voix de la fontaine. Ainsi fait-elle exister une langue hors pouvoir. C’est sa seule puissance. Les fonctions du langage sont toutes serviles, sauf la septième, qui récuse les limites. Quelqu’un prétend que la poésie n’est pas toute ? C’est un flic.

L’écrivain existe-t-il encore ? L’amitié entre Barthes et Sollers tourne autour de la singularité d’une telle existence. Bien sûr, leurs différences sautent aux yeux : corps flottant de Barthes ; corps éruptif de Sollers. Corps feutré de lettré protestant chez Barthes ; corps rusé de guerrier catholique chez Sollers. Mais l’expérience d’apparition du texte est leur passion commune, avec ce qu’elle a d’insaisissable. Le texte est vécu comme désir, au point qu’il fait corps : voilà l’expérience. Il y a, chez l’un comme chez l’autre, au cœur de la guerre qu’ils ont menée ensemble contre les conventions, une affirmation claire en faveur de ce que la littérature a d’intraitable.

Extase

Ainsi, l’écrivain existe-t-il comme lieu de condensation de tous les désirs et de tous les reproches : il s’est incorporé le langage — il est le lieu réel du langage. « Le philosophe l’envie, écrit Sollers, le savant en rêve, l’analyste en parle. Le maître l’exile ou l’enferme, l’hystérique lui en veut férocement (l’hystérique ne veut pas que ça s’écrive, surtout si c’est dérisoire). Le paranoïaque passe son temps à l’arrêter mentalement. L’obsessionnel le singe. Le pervers en a la nostalgie. Or l’écrivain ne donnerait pas son absence de place pour un empire. Même pas pour de l’argent. »
Il semble qu’on n’en soit plus là : les écrivains ne sont-ils pas devenus de simples partenaires sociaux — les pourvoyeurs rétribués du récit sociétal qui ne conspirent, selon l’expression de Debord, qu’« en faveur de l’ordre établi » ?
« Le monde ment, la marchandise ment  » écrit Sollers. Et finalement les écrivains aussi mentent : seule leur image les préoccupe, ils adaptent leurs romans à la demande de l’actualité, et se satisfont maintenant de ce qui satisfait les magazines : une langue qui puisse se fondre dans le monologue que produit la société.
La pensée ne serait pas soluble dans la littérature ? Ils ont intérêt à le faire croire, d’où le mensonge qui règne. Les phrases qui ne pensent pas ne jouissent pas non plus : la septième fonction du langage est bien seule. La société peut se faire croire commercialement qu’elle joue avec elle, en réalité elle l’a abandonnée.
Lire L’Amitié de Roland Barthes, c’est retrouver la trace du 7. Que se passe-t-il dans l’écriture ?
On ne s’adapte pas au goût d’une clientèle imaginaire ; au contraire, on dissout les identités. Le passage des frontières opère comme une révélation dont le calme s’adresse à la vérité de l’instant. On est accueilli au cœur de quelque chose qui échappe au cadre du fonctionnement : une mémoire vivante. Barthes a écrit des essais qui sont des romans : « Que l’essai, dit-il, s’avoue presque un roman : un roman sans noms propres. » Et Sollers écrit des romans qui sont des essais : des essais où les noms propres ont des aventures, comme une encyclopédie animée.
C’est bien d’encyclopédie qu’il s’agit — c’est­ à-dire de « l’utopie vibrante du détail ». Sollers rappelle que Barthes rêvait avec lui de faire une histoire sensible de la littérature. En pleine avant-garde, leur amour commun pour Proust et Chateaubriand, Stendhal et Balzac les amène à se projeter dans « tout l’orchestre de la bibliothèque », à se consacrer à cette mémoire en avant, à ce fleuve de langage qui coule dans tous les sens à la fois, et dont l’objet secret, traversant toutes les époques, pourrait bien être le 7 — la septième fonction —, le savoir énigmatique de l’extase.

Yannick Haenel, Transfuge 91, octobre 2015, p. 72-75.

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États des lieux

Barthes politique

Un monde de livres : Josyane Savigneau reçoit Bernard Comment et Philippe Sollers sur RCJ, 29/10/2015. Décapant.


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« Littérature » et société du spectacle

Laurent Binet, « On n’est pas couché », 7 novembre 2015
Laurent Ruquier, Léa Salamé, Yann Moix.


« Tout ceci se passe de commentaires. »

Lire aussi : Julia Kristeva, La voix de Barthes
L’amitié de Roland Barthes
Lettres de Roland Barthes à Philippe Sollers à propos de S/Z

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