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L’amitié de Roland Barthes

Semaine spéciale Roland Barthes par Laure Adler

D 22 octobre 2015     A par Viktor Kirtov - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Roland Barthes (1915-1980)... Une des figures les plus importantes de la critique littéraire française, l’auteur de Mythologies, Le Degré zéro de l’écriture, Fragments d’un discours amoureux, Sur Racine marqua profondément notre approche à la littérature. Pour commémorer les cent ans de sa naissance, France Culture lui a consacré une semaine spéciale dans l’émision "Hors Champs" de Laure Adler.

Voici le deuxième épisode en compagnie de son ami et éditeur Philippe Sollers. Il évoquera, au micro de Laure Adler, sa complicité avec l’auteur de "L’Empire des signes", les travaux et influences de ce dernier, et les souvenirs de leur amitié.

L’amitié de Roland Barthes

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Au début des années 1960, le fondateur de la revue Tel Quel rencontre l’auteur des Mythologies, dont il va bientôt accueillir les Essais critiques dans sa collection au Seuil. C’est l’entame d’un long compagnonnage, et d’une forte amitié, fondée sur une passion partagée, celle de la littérature et du langage. En écho au livre Sollers écrivain paru en 1978 (et republié en poche pour la circonstance), Philippe Sollers dit cette durable amitié, cette fidélité à toute épreuve, et le chagrin non moins durable suscité par la mort prématurée de l’auteur du Plaisir du texte. Ce témoignage intellectuel et historique est complété par un choix de lettres, et par le texte « R.B. » autrefois publié dans le n° 47 de Tel Quel.

(Source : Seuil)

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Semaine spéciale Roland Barthes (2/5)
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"Comme une boucle gracieuse, le haïku s’enroule sur lui-même, le sillage du signe qui semble avoir été tracé, s’efface : rien n’a été acquis, la pierre du mot a été jetée pour rien : ni vagues ni coulée du sens."
Roland Barthes, L’Empire des signes, 1970, Editions Flammarion, 1980. Page 112

« Il se faisait du lecteur une vision utopique : le lecteur était paritaire avec l’auteur. », explique Philippe Sollers. Roland Barthes lui-même était un grand lecteur : il écrira des textes critiques sur Racine, Sade, Balzac ou Loyola.

Selon Philippe Sollers, plusieurs éléments ont fortement influencé la personnalité de Barthes. A commencer par sa région : « Le Sud-ouest de la France c’est toute une civilisation et c’était une culture très importante pour lui. Barthes est un produit de cette région. » Barthes avait aussi des convictions politiques et était profondément antifasciste : « à l’âge de dix-neuf ans, alors qu’il était à Louis-le-Grand [lycée à Paris], il a fondé un réseau de résistance antifasciste. » Enfin, la maladie a beaucoup marqué sa vie.

« Le moment-clé pour Barthes a été le Japon en 1970. » Cette année-là, le sémiologue publie L’Empire des signes (éditions du Seuil) où il exprime sa fascination pour l’écriture et les signes japonais. En 1974, c’est en Chine que Barthes se rendra avec Wahl, Sollers, Kristeva et Pleynet, voyage dont il gardera de mauvais souvenirs, et qu’il a retranscrit dans Carnets du voyage en Chine (Christian Bourgeois Editeur).

Barthes semblait assez indifférent à mai 68. En réalité, répond Sollers, il avait horreur « des communautés, des foules, des bousculades ». Il était très attentif au langage mais surtout à « un sens du langage très affiné ». Il était aussi hostile au monde universitaire « qui ne l’a pas beaucoup reconnu » sauf à la fin de sa vie. Ceci dit, malgré le succès qu’on lui connaît, Roland Barthes eut « une difficulté extrême à imposer ses idées et son style... »

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Extraits sonores :
- Roland Barthes dans Radioscopie de Jacques Chancel, 17 février 1975, France Inter
- Roland Barthes dans Tribune des critiques de Pierre Barbier, 29 décembre 1971, France Culture

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Crédit : France Culture

Les autres émissions

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Premier épisode
Pour ce premier épisode, entretien avec Tiphaine Samoyault, biographe du célèbre sémiologue.

Semaine spéciale Roland Barthes (1/5)
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"La langue est comme une Nature qui passe entièrement à travers la parole de l’écrivain, sans pour autant lui donner aucune forme, sans même le nourrir : elle est comme un cercle abstrait de vérités, hors duquel seulement commence à se déposer la densité d’un verbe solitaire."
Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, 1953, in Œuvres complètes I. Livres, textes, entretiens 1942-1961, Editions du Seuil, 2002. Page 177.

La pensée de Barthes n’est pas autoritaire, pas dogmatique, explique Tiphaine Samoyault. « Il a beaucoup contribué à se rendre insaisissable. » A première vue, il a une vie qui peut paraître un peu ennuyeuse (il a vécu toute sa vie avec sa mère), « mais elle est beaucoup plus intéressante que ces quelques traits biographiques. »

Sa vie est marquée par des événements difficiles et notamment par la mort de son père à la guerre. « Dans ses archives personnelles, Barthes évoque beaucoup son père mort. » Mais aussi toutes ces années de la guerre passées dans un sanatorium isolé. « Ces deux histoires sont marquées par l’absence.Il entreprend une quête qui se caractérise toujours par une absence d’autorité. Ce qui se caractérise chez lui est son refus des idéologies oppressantes et oppressives. »

Sa relation à sa mère est forte, qui le définit, tout comme son rapport au corps. « Il écrit à partir de soi puisqu’il ne s’autorise pas de raison extérieure.Ce soi implique le corps dans l’espace. »

Pour Barthes, « être écrivain, c’est inviter chaque personne qui vous lit à le devenir aussi, c’est prendre en charge une part de l’autre.Il ne veut pas être dans l’autorité dans un champ de savoir », poursuit Tiphaine Samoyault. Parfois il ne se disait pas écrivain, « il mettait l’écriture sous le désir », et d’autres fois, il acceptait ce statut. « Il ne voulait pas se réfugier dans une seule identité... »

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Extraits sonores :
- Roland Barthes dans Poésie interrompue de Claude Royet Journoud, 2 novembre 1975, France Culture
- Maurice Nadeau au micro de Tiphaine Samoyault (archive privée)
- Roland Barthes dans Radioscopie de Jacques Chancel, 17 février 1975, France Inter
- Roland Barthes dans Entretiens avec de Georges Charbonnier, 10 octobre 1967, _ France Culture

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Troisième épisode
En compagnie d’Eric Marty, éditeur des œuvres complètes de Barthes. Il évoquera, au micro de Laure Adler, leur rencontre, son statut d’intellectuel, son travail sur les "signes" et sa place résolument singulière dans la pensée de son époque.

Semaine spéciale Roland Barthes (3/5)


"Garbo appartient encore à ce moment du cinéma où la saisie du visage humain jetait les foules dans le plus grand trouble, où l’on se perdait littéralement dans une image humaine comme dans un philtre, où le visage constituait une sorte d’état absolu de la chair, que l’on ne pouvait ni atteindre ni abandonner."

Roland Barthes, Mythologies, 1957, in Œuvres complètes I. Livres, textes, entretiens 1942-1961, Editions du Seuil, 2002. Page 724.

Eric Marty évoque le monde intellectuel de la France des années 1950 : « L’amitié était très présente. Une amitié qui ne doit pas être idéalisée puisqu’il y avait aussi des oppositions. L’amitié est nourrie par un sol historique très profond. » La particularité des Barthes, Lacan, Deleuze, Foucault, explique Eric Marty, est qu’ils ont tous été « dans des systèmes un peu marginaux du milieu universitaire. »

L’éditeur donne sa vision de l’intellectuel : « Il y a chez tout intellectuel des moments, des périodes, cela ne peut être un engagement à vie. L’intellectuel a des choses à dire à un moment et une fois qu’il les a dites, il doit aller vers d’autres terrains. »

Il poursuit en explicitant la pensée de Barthes : l’intellectuel a deux tentations, la tentation critique où le réel est dissout, et la tentation poétique. « La situation historique nous condamne à mettre de côté la poétisation du monde et à entrer dans cette position critique disant que les choses sont des simulacres purement idéologiques. »

Quand il écrit L’Empire des signes en 1970, Roland Barthes va donc poser le Japon dans cette poétisation (les corps, les signes…). « Le Japon apparaît comme l’espace où l’on cesse d’être un intellectuel critique et que l’on devient un intellectuel romancier qui dévoile l’être des choses et pas le simulacre des choses. »

Dévoiler l’état des choses, décortiquer les signes, tel fut le travail de Barthes : « Il est un grand penseur de signes, celui qui nous dévoile le monde, et c’est cela la fonction de l’intellectuel… »

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Extraits sonores :
- Roland Barthes dans Le Goût des livres d’Etienne Lalou, 27 mai 1957, La Chaîne Nationale
- Roland Barthes dans Poésie ininterrompue de Claude Royet Journoud, 2 novembre 1975, France Culture
- Roland Barthes dans Radioscopie de Jacques Chancel, 17 février 1975, France Inter

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Quatrième épisode
Laure Adler reçoit Colette Fellous, romancière, et Bernard Comment, écrivain, qui ont tous deux été les "élèves" ou "enfants" de Roland Barthes. Ils nous parlent du professeur Barthes, de souvenirs de ses conférences au Collège de France, et de la façon dont le sémiologue décortiquait les signes du réel.

Semaine spéciale Roland Barthes (4/5)
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"Très souvent (trop souvent, à mon gré) j’ai été photographié en le sachant. Or, dès que je me sens regardé par l’objectif, tout change : je me constitue en train de « poser », je me fabrique instantanément un autre corps, je me métamorphose à l’avance en image. Cette transformation est active : je sens que la Photographie crée mon corps ou le mortifie, selon son bon plaisir."

Roland Barthes, La Chambre claire, 1980, in Oeuvres complètes V. Livres, textes entretiens 1977-1980, Editions du Seuil, 2002. Page 796.

Quand Barthes parle de lui-même, il semble hésiter sur le pronom à utiliser : « Il y a cette guerre entre comment être « je », être « moi », et comment garder une opacité. », explique Colette Fellous. « On n’existe que par les autres, ajoute Bernard Comment. C’est très proustien. »

La présence de Barthes et l’importance de sa pensée sont encore très importantes aujourd’hui. « Il avait cet extraordinaire clarté dans des choses les plus complexes, explique Bernard Comment. Il pouvait se saisir d’objets conceptuellement complexes et nous donner les moyens de s’aventurer dans ces questions les plus complexes. C’était un professeur d’intelligence et aussi un professeur de vie. »

Selon Colette Fellous, Barthes professeur leur a transmis quelque chose de l’ordre d’un goût pour la « gourmandise du réel ». « Tout ce qu’il y a dans votre vie, les petites et les grandes choses sont à disséquer, à découper. Il nous a donné le bonheur de la culture et le plaisir du savoir. » Et en plus, précise Bernard Comment, « c’était un homme bienveillant et extrêmement gentil. »

Roland Barthes avait cette particularité d’être un écrivain qui a réfléchi sur ce qu’est l’écriture. « Il critique et décortique cette machine du sens qui peut sembler une évidence, pour lui il n’y a jamais d’évidence. » Depuis Mythologies, il défait les évidences, « tout ce qui semble aller de soi dans la langue et par la langue. La littérature va dans ce sens de l’interrogation des automatismes du langage. » Bernard Comment continue : « Jamais de jugement chez Barthes » : ce qu’il fait c’est « simplement entrer dans la littérature pour comprendre comment ça fonctionne… »

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Extraits sonores :
- Roland Barthes dans Entretiens avec de Jean-Marie Benoist, 21 février 1977,
France Culture
- Extrait du cours inaugural de Roland Barthes au Collège de France pour la chaire de sémiologie littéraire, 7 janvier 1977

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Cinquième épisode


J’aime la salade, la cannelle, le fromage, les piments, la pâte d’amandes, l’odeur du foin coupé (j’aimerais qu’un « nez fabriquât un tel parfum), les roses, les pivoines, la lavande, le champagne, des positions légères en politiques, Glenn Gould, la bière excessivement glacée, les oreillers plats, le pain grillé, les cigares de Havane, Haendel, les promenades mesurées, les poires, les pêches blanches ou de vigne, les cerises, les couleurs, les montres, les stylos, les plumes à écrire, les entremets, le sel cru, les romans réalistes, le piano, le café, Pollock, Twombly, toute la musique romantique, Sartre, Brecht, Verne, Fourier, Einstein, les trains, le médoc, le bouzy, avoir la monnaie Bouvard et Pécuchet, marcher en sandales le soir sur de petites routes du Sud-Ouest le coude de l’Adour vu de la maison du docteur L., les Marx Brothers, le serrano à sept heures du matin en sortant de Salamanque, etc."

Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, 1975, in Oeuvres complètes IV. Livres, textes, entretiens 1972-1976, Editions du Seuil, 2002. Page 692.

Semaine spéciale Roland Barthes (5/5)
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Dernière soirée de la semaine spéciale consacrée au sémiologue Roland Barthes. Laure Adler reçoit Tiphaine Samoyault, et Michel Salzedo, frère de Roland Barthes. Moments passés en famille, évocation du Barthes privé, amour de la musique... Confidences et souvenirs sont au programme pour clore cette semaine hommage.

Crédit : France Culture


Sollers sur Barthes : « En plus d’être affective, notre alliance était militaire et littéraire »

LE MONDE DES LIVRES | 22.10.2015 | Propos recueillis par Raphaëlle Leyris

L’Amitié de Roland Barthes, de Philippe Sollers, Seuil, « Fiction Cie », 192 p., 19€.

En 1965, Roland Barthes consacre pour la première fois un article, dans la revue Critique, à un ouvrage de Philippe Sollers, Drame. Cinq suivront, rassemblés en1978 dans Sollers écrivain, aujourd’hui republié en poche (Points, 96 p., 6,50€), alors que Philippe Sollers propose, avec L’Amitié de Roland Barthes, une sorte de livre miroir. Outre des textes de 1971 et 2009 consacrés à « RB », ainsi qu’une interview donnée au Monde en 2015, le volume comprend surtout des lettres de Barthes et une évocation inédite par Sollers du lien qui les unissait, et qui a fort à voir, nous dit l’auteur de H., avec « les lumières du Sud-Ouest », leur région d’origine commune, ainsi qu’avec les Lumières tout court – « Nos dernières conversations portaient sur la nécessité de refaire l’Encyclopédie. »

Dans « L’Amitié de Roland Barthes », vous rappelez à plusieurs reprises que « la littérature, c’est la guerre » ; et à ce titre, Roland Barthes, autant qu’un ami, semble avoir été un allié, un compagnon d’armes..

Philippe Sollers Oui, en plus d’être évidemment affective, notre alliance était militaire et littéraire. Nous avions des ennemis communs. Lesquels ? Les mêmes, éternellement, même si leurs habits changent : l’ignorance, le fanatisme… Après la polémique [en 1965] autour de son Sur Racine, dont on n’imagine pas aujourd’hui la violence, il était très isolé ; il a alors pensé qu’il serait bon de se rapprocher d’un groupe d’avant-garde comme Tel Quel, y compris avec ses acrobaties multiples (Dieu sait si j’ai pu l’énerver, ce qui n’avait aucune importance, l’affection profonde et la fidélité étaient là). Le premier texte de lui que j’ai édité chez « Tel Quel » était Critique et vérité (1966). Il préférait quelque chose qui fasse mouvement à l’espèce de suffocation du début des années 1960.

Je voudrais insister sur le fait que Barthes était un être profondément politique. Pas du tout dans l’idéologie, mais dans une remarquable faculté de décrire les apparences mensongères, ou superflues, ou routinières – publicitaires, si vous voulez. Il y a des livres de lui oubliés, alors que c’est là où porte son intelligence corrosive, fort grande : notamment Le Système de la mode [1973] et tout ce qui a trait au devenir-image de la société. Dans le recueil Sollers écrivain, il y a un cours au Collège de France, intitulé « Oscillations », dans lequel il explique que la société va être de plus en plus une question d’image – et il me crédite du fait de déjouer sans cesse la pétrification par l’image.

Justement, un centenaire officiel, comme celui qui est célébré pour Barthes, ne fait-il pas courir à celui qui en est l’objet le risque d’une telle pétrification ?


Un centenaire comme ça ne lui convient absolument pas. C’est ce que j’essaie de dire avec L’Amitié de Roland Barthes. Il est moins important de parler de l’homme que de ce qu’il a écrit. On se lisait très attentivement l’un l’autre. C’est très peu courant. Et cependant, j’ai l’impression que les gens préfèrent de beaucoup qu’on donne de lui une image anecdotique plutôt que l’on leur parle de l’écrivain.


A mon avis, ce qui est en train de se passer est à côté de la plaque. Il faudrait pouvoir faire vivre Barthes dans la puissance politique qui peut être celle de la littérature, contre les idéologues, les plus ou moins philosophes qui occupent le terrain matin et soir, et qui veulent éradiquer tout ce qui a pu essayer de penser dans les années dangereuses – on connaît le refrain : 1968, c’est dangereux, Sartre s’est trompé, Simone de Beauvoir aussi… Notre époque est probablement la plus réactionnaire que la France ait connue, comme si on était revenu avant le moment où tous ces efforts de pensée avaient eu lieu. Je rêve du Mythologies que Barthes pourrait écrire aujourd’hui. Un portrait par lui de la famille Le Pen, ce serait extraordinaire – dans la distance et pas du tout dans l’invective. Mais pour ça, il faut savoir écrire…

Vous notez, à ce propos : « Je ne suis pas sûr qu’il ait été convaincu d’être un grand écrivain. » Mais se considérait-il seulement comme un écrivain ?

Moi, en tout cas, je le considère seulement comme un écrivain, et il me semble que ce qu’il a pensé de très intéressant venait de ce qu’il était écrivain, contrairement à ceux qui bavardent sans arrêt et vont presque forcément là où on les attend.


Barthes était très peu dans la représentation sociale, il se méfiait beaucoup de ce qui aurait pu le contraindre à donner de lui-même une image qui ne correspondait pas à son travail ou à sa vie intérieure. Avoir été élu, de très peu, au Collège de France, l’a rassuré, mais pas tout à fait convaincu. Donc grand écrivain, ça ne voulait pas forcément dire quelque chose pour lui. Sauf qu’il aimait beaucoup les grands écrivains – je ne parle pas ici de moi, mais de ce qu’il a pu écrire sur ceux qu’il tenait pour tels, Michelet, Racine, Balzac, Sade, Chateaubriand. Ça, pour lui, c’était quelque chose de sacré.

Quels sont ses textes que vous tenez pour majeurs ?


L’étonnant Roland Barthes par Roland Barthes [1975], son livre le plus heureux. L’Empire des signes [1970], un livre essentiel pour le comprendre vraiment, SZ, un livre magnifique sur le Sarrasine de Balzac, Fragments d’un discours amoureux [1970, 1977], et puis le très émouvant La Chambre claire [1980]. Sans oublier Le Journal de deuil [2009].

Signalons, du même auteur, la parution en poche de Médium, Folio, 192 p., 6,40€.

- Raphaëlle Leyris
Crédit :Le Monde des Livres

Roland Barthes, les lettres sauvées

LE MONDE DES LIVRES | 22.10.2015 | Par Jean Birnbaum

L’Age des lettres, d’Antoine Compagnon, Gallimard, 176 p., 15€.

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Roland Barthes et des participants à son séminaire, à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, à Paris, automne 1974
De gauche à droite, assis   : Colette Fellous, Roland Havas, Roland Barthes, Evelyne Cazade, Patrice Guy, Joël Farges, Chantal Thomas, Jean-Louis Bouttes  ; debouts   : un inconnu, Youssef Baccouche, Mathieu Lindon, un autre inconnu, Jean-Loup Rivière, Denis Ferraris, Christine de Buzon.

Dans ce magnifique livre qui s’appelle Roland Barthes, le métier d’écrire (Seuil, 2006), où Eric Marty raconte sa relation avec celui qui fut son maître et son ami, il y a un passage stupéfiant. Après avoir cité l’unique courrier qu’il a gardé du célèbre sémiologue, Marty confie avoir « détruit toutes les autres lettres de Barthes » quelques années après sa mort (1980). Il le dit comme en passant et ne précise pas la raison de sonacte.

Ce n’est pas rien, pourtant, de jeter de telles lettres. D’abord, bien sûr, parce qu’elles constituent une archive précieuse ? : à l’occasion du centenaire de Barthes (né en1915), le même Eric Marty n’a-t-il pas publié un superbe Album largement constitué de lettres que d’autres avaient, eux, précieusement conservées ? (Roland Barthes. Album, Seuil, 400 p., 29€). Mais aussi parce que Barthes s’est toujours engagé corps et âme dans les correspondances qu’il a entretenues, dès l’adolescence, avec ses amis. A l’âge de 20 ?ans, raconte ainsi Tiphaine Samoyault dans sa récente biographie parue au Seuil, Barthes classa une à une les 72 lettres que lui avait expédiées son ami Philippe Rebeyrol, et qui lui faisaient apparaître leur compagnonnage « comme un très beau roman, plein de péripéties, de drames, de cas de conscience, de scrupules, d’élans voilés ».

L’écriture et le silence

Et pourtant, elle existe, la tentation de se débarrasser de Barthes, ou du moins de ses lettres où il mettait tant de lui-même. On la repère chez plus d’un disciple, par exemple chez Antoine Compagnon, critique et théoricien de la littérature, et qui raconte à son tour son « Roland » dans un livre intitulé L’Age des lettres (Gallimard, 176 p., 15€). Or, dès les premières pages, évoquant lui aussi les courriers de son maître, Compagnon écrit : « Peut-être aurais-je mieux fait de les déchirer au fur et à mesure que je les recevais, ou de les détruire après sa mort. » Pourquoi, une fois de plus, cette tentation ? Afin de répondre, il faut avoir en tête la relation, à la fois puissante et ambivalente, que le célèbre intellectuel nouait avec ses élèves. Il faut surtout souligner deux dimensions de son héritage : l’écriture comme désir discipliné, le silence comme mode de transmission.

La discipline, d’abord. Dans La Classe de rhéto (Gallimard, 2012), Antoine Compagnon usait de la fiction pour raconter son adolescence au sein d’un bahut militaire situé près du Mans ; il y avait découvert le sens des traditions, la force des hiérarchies, donc l’audace de l’insoumission. Sous la forme du récit, L’Age des lettres prolonge ce roman d’apprentissage et rejoint une autre « tribu d’orphelins » : celle de ces anciens jeunes gens qui se reconnaissent désormais, chacun à sa manière, comme les enfants perdus de « Roland ». Du Mans à Paris et des militaires au séminaire, c’est la discipline qui fait continuité. Sorti de Polytechnique, « ingénieur-élève » aux Ponts et Chaussées, Compagnon prend la tangente, au milieu des années 1970, pour devenir ouvrier de la littérature, stakhanoviste de la critique. Barthes joue alors le rôle décisif, maître artisan plutôt que maître à penser : « Auprès de lui, j’ai été un apprenti, j’ai fait mon apprentissage sur le tas. Qu’ai-je appris ? La discipline, le métier, le tour de main. »

Apprendre de Barthes, comprend-on en lisant Antoine Compagnon, c’était moins écouter un maître que le regarder faire. Se tenir à ses côtés

Evidemment, cet atelier des textes engage un rapport à la présence physique, au rythme de la main : chez Barthes, l’écriture est, plus qu’un prolongement du corps, un exercice qui fait corps. Mais tout se passe comme si cette dimension encombrait Antoine Compagnon. Bien sûr, ses souvenirs se confondent largement avec des moments vécus, des gestes communs, des objets partagés. Ainsi des belles pages qu’il consacre à la machine à écrire que Barthes lui avait prêtée : « Cette machine eut toujours pour moi une valeur symbolique incommensurable. Pour moi, elle avait une âme, elle me tint la main », se souvient Compagnon… Mais lui qui ne fut pas toujours sensible à la manière qu’avait Barthes d’habiter son chagrin, et qui confie lui avoir reproché, naguère, de prêter une attention exagérée « aux états de son corps », manifeste ici une sorte de rétention. Dans la « petite bande » qui faisait escorte au maître, il y avait beaucoup de jeunes hommes. La question du désir, si centrale dans l’écriture et la vie de Barthes, se posait forcément à tous, ne serait-ce qu’au stade du fantasme. Sous la plume de Compagnon, qui voudrait pouvoir se tenir à distance, elle est évacuée au nom d’une initiation strictement intellectuelle, d’une sorte de détachement oriental : « Dans ses lettres, [Roland] revenait souvent sur ce qu’il appelait “le côté zen” de notre relation. »

Le rôle du désir

C’est là qu’intervient l’autre héritage de Barthes. Après la discipline, le silence. Celui qui imprégnait la voix du sémiologue, la musique de sa pensée. « Sa voix et sa diction avaient cette qualité d’être empreintes d’une nostalgie de silence », se souvient ainsi l’écrivaine Chantal Thomas dans un texte d’hommage (Pour Roland Barthes, Seuil, « Fiction Cie », Seuil, 142 p., 13€). Cette même nostalgie nourrit le beau livre d’Antoine Compagnon. Apprendre de Barthes, réalise-t-on en le lisant, c’était moins écouter un maître que le regarder faire. Se tenir à ses côtés. Profiter de ces moments où il retenait son souffle pour mieux faire circuler le langage. Accueillir cette voix qui enseignait d’autant mieux qu’elle tendait vers le rien.

Où l’on retrouve ce qui faisait, pour Barthes, le cœur de toute lettre d’amour : « Je n’ai rien à te dire, sinon que ce rien, c’est à toi que je le dis », écrivait-il dans ses Fragments d’un discours amoureux (1977). Barthes ayant été l’un des rares théoriciens à assumer le rôle du désir dans tout échange intellectuel, ces mots valent aussi pour des courriers plus ordinaires. D’où, peut-être, la tentation de les réduire, sinon à rien, du moins au « rien » qui en faisait la charge affective. On ne s’en félicite pas moins qu’Antoine Compagnon, apprenti devenu maître, se soit débarrassé de la tentation de détruire ces lettres. Et qu’il les ait mises en lieu sûr, désormais, parmi d’autres trésors de la Bibliothèque nationale.

Signalons, du même auteur, la parution de Petits Spleens numériques, Equateurs, « Parallèles », 212 p., 13,50€.

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Autres parutions

Roland Barthes ou l’Image advenue, de Guillaume Cassegrain, Hazan, 128 p., 16€.

Roland Barthes, de Jonathan Culler, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Sophie Campbell, Presses universitaires de Vincennes, « Libre cours », 174 p., 10€.

Roland Barthes, la mélancolie et la vie, de Dimitri Lorrain, Le Mieux, « Monde d’idées », 184 p., 13€.

Si je m’écorchais vif, de Laurent Nunez, Grasset, 196 p., 18€.

L’Empire des signes, de Roland Barthes, Seuil, 160 p., 25€ (reproduction à l’identique du livre paru chez Skira en 1970).

Le Roland-Barthes sans peine, de Burnier/Rambaud, Chiflet & Cie, 116 p., 13,50 €.

Rendez-vous. Colloque « Avec Roland Barthes », dirigé par Antoine Compagnon, Eric Marty et Philippe Roger. Les 13 et 14 novembre de 9 heures à 18 heures, au Collège de France, Paris 5e. www.college-de-france.fr

Crédit : Le Monde des Livres

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2 Messages

  • V. Kirtov | 15 octobre 2015 - 18:22 2

    Roland Barthes et Philippe Sollers, deux amis

    par Paul-Henri Moinet
    Le Nouvel Economiste, le 15/10/2015

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    Roland Barthes et Philippe Sollers au Colloque de Cerisy en 1972.

    Un ami, c’est une voix qui vous libère de la poisse. Une solitude qui en éveille une autre, ou au moins l’empêche de s’empoisser. Une main qui pense et vous écrit des cartes postales, des lettres ou des petits mots tendres et anodins. Quand l’ami s’appelle Barthes, ils sont postés de Urt, Pyrénées-Atlantiques, de la rue Servandoni à Paris, de Baltimore, de Tanger ou de Tokyo.

    Parfois ils sont sur papier à en-tête du Collège de France, de l’École Pratique des Hautes Études ou de la John Hopkins University. Celui qui les reçoit est toujours touché, souvent excité, parfois exalté. Dans l’amitié, nul ne cherche à régner sur l’autre, à le concurrencer. Antidote à l’hystérie, l’amitié est un amour plus patient que l’amour, un plaisir jamais interrompu par la jouissance, un partage d’esprit, une éclaircie. L’ami est celui qui, en silence, vous pousse à travailler, celui qui, sachant mieux que vous ce dont vous êtes capable, fait naître des potentialités nouvelles.

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