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Et voici le diable (le Don Giovanni de Mozart)

D 24 juin 2012     A par Albert Gauvin - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Don Giovanni, La Scala, Milan, 7 décembre 2011. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.


La figure mythique de Don Juan — comme celle de son double réel Casanova — est présente dans la plupart des romans de Sollers. Dans Femmes, bien sûr (souvenez-vous, à la fin du livre, de la séquence avec Louise, Sonia et Inge-Zerline, à Venise, où se mêlent situations concrètes et références au livret de Da Ponte). Dans Les Folies françaises où le narrateur réécrit le mythe « sous forme de synopsis d’opéra », Don Juan de nouveau. A chaque fois est posée la question de la représentation du mythe.

Dans Éloge de l’infini, Sollers s’interroge :

«  Où trouver Don Juan ? Dans les mille et trois adaptations littéraires, musicales, cinématographiques, dans les innombrables critiques que cette figure a inspirées ? Tout le monde écrit sur Don Juan depuis Molière et Mozart. Mais tout le monde n’est pas Molière et tout le monde n’est pas Mozart. Le Dictionnaire de Don Juan, récemment publié sous la direction de Pierre Brunet (1025 pages !) [1], montre que l’inventaire des visages de Don Juan est au moins aussi riche que le catalogue de ses conquêtes, aussi difficile à saisir pour le lecteur contemporain que le « grand seigneur méchant homme » l’était pour la cohorte de ses poursuivants.
Qui était Don Juan ?
 » (Don Juan et Casanova, in Éloge de l’infini, folio 3806, p. 809.)

Don Juan, c’est pour nous Français, principalement, le Dom Juan de Molière, sans doute sa pièce la plus subversive (Sollers le repense, en 1988, dans Les Folies Françaises [2]), mais, mondialement, c’est surtout le Don Giovanni de Mozart. Pour cet opéra, le plus beau peut-être de la discothèque universelle, combien de représentations ? combien d’interprétations ?

L’opéra révolutionnaire de Mozart — opera buffa ou dramma giocoso faut-il le rappeler — fut écrit deux ans avant le déclenchement de la Révolution française (la première représentation eut lieu le 29 octobre 1787) et Casanova participa à l’élaboration de « l’air du catalogue » avant de se mettre à écrire ses propres Mémoires en français. Qu’est-ce qui se joue là ? « La révolution a été faite par des voluptueux », écrit Baudelaire dans ses Notes sur Les liaisons dangereuses de Laclos [3]. De quelle(s) révolution(s) s’agit-il ?

Écrite très musicalement, voici l’interprétation (rythmique et herméneutique) de l’ensemble de ce « drame joyeux » que donne Sollers dans Mystérieux Mozart (2001). A relire avant de réécouter quelques interprétations historiques (Sollers s’appuie sur celle de Carlo Maria Giulini, 1959) et de vérifier en quoi celle donnée à la Scala de Milan en décembre dernier fut un évènement majeur.


Et voici le diable

Et voici le diable. C’est ici l’occasion de rappeler la formule de Hegel, qui vaut tout particulièrement pour celui que nous appelons « Mozart » :

« Ce qui est bien connu en général, précisément parce qu’il est bien connu, n’est pas connu. C’est la manière la plus courante de se faire illusion et de faire illusion aux autres que de présupposer que quelque chose est bien connu et de s’en contenter. »

Il est temps, dit l’ouverture de Don Giovanni de vous raconter un peu le fond des choses et de remuer l’enfer. On n’est pas dans les nuages, on descend, un vent noir, gai et salubre se lève. C’est parti.
Elle a été composée à la hâte, cette ouverture, dans les derniers moments précédant la représentation à Prague, le 29 octobre 1787. Constance a raconté comment elle maintenait Wolfgang éveillé pour qu’il continue à écrire.
Le rideau se lève. Il y a dans la salle un spectateur attentif, venu en voisin de Dux, en Bohême, où il est en exil. Tout indique qu’il a rencontré Mozart et qu’il a inspiré l’air du catalogue. C’est peu après qu’il va décider d’écrire l’histoire de sa vie. C’est un bel homme, grand, à peau très brune. Il s’appelle Casanova.
Sur scène, Figaro a changé de nom, il s’appelle Leporello, et il est retombé sous la coupe d’Almaviva. Ou plutôt, Almaviva était un amateur à côté de Don Giovanni, tyran explosif. Mozart est divisé : s’il y avait un noble allant jusqu’au bout de sa constitution et de ses possibilités, une force suprasociale et supranaturelle, un vrai grand seigneur méchant homme et n’en ayant pas honte, est-ce qu’il dirait enfin la vérité ? N’aimerait-on pas être lui, renversant tout sur son passage, gagnant l’enfer à ciel ouvert comme d’autres en catimini leur rente au paradis ? « Je ne veux plus servir », chante tout de suite Leporello, « je veux faire le gentilhomme ». On l’approuve. « Je veux me divertir », n’arrête pas de chanter son maître, et on n’a pas envie de lui donner tort.
Leporello est dehors, en sentinelle, pendant que l’autre est à l’intérieur avec sa belle. Servir Don Giovanni est accablant, on mange mal, on ne dort pas, mais, finalement, il n’est pas exclu qu’on s’amuse. Cet aristocrate a un côté populaire, on le voit mal s’embourgeoiser à l’horizon du temps. Au fond, c’est un anarchiste, ni dieu ni maître, mais cela va lui attirer des ennuis. « Traître ! Scélérat ! » Voilà, le drame commence. Vous avez reconnu les cris de Donna Anna.
Mozart a décidé de commencer par une effraction et un viol. Les Noces, c’était bien, mais les humains n’ont pas assez écouté la profondeur de la musique. On va leur montrer qu’il ne s’agit pas de divertissement, on va les terroriser, ces grands enfants abrutis qui vivent leurs petites histoires d’amour, leurs couplaisons d’intérêts hypocrites et tièdes. Votre fille, cher président-directeur général- Commandeur, voilà ce que j’en fais : une poule comme une autre. Je la force, et quant à son irréprochable papa qui surgit pour m’arrêter et m’empêcher de fuir, je l’expédie dans l’autre monde, après un bref duel à l’épée (on sent la lame s’enfoncer, avec les cordes de l’orchestre, dans la poitrine du vieillard, Mozart ne se prive de rien).
Tu veux donc mourir, pauvre papa-la-morale ? Eh bien, meurs. Ici, sur scène, de la stupeur, de l’effroi, presque de la tendresse. Le Commandeur-Léopold expire (« je sens mon âme partir »), et Don Giovanni a un mot de douceur (« Ah, le malheureux succombe »). Ils sont musicalement dans les bras l’un de l’autre. Ils se reverront, mais cette fois leur poignée de main sera digne de la légende, et scellée dans la pierre.
Meurtre du père ? Sans doute, mais non sans une tentative de violer sa fille, c’est-à-dire sa propre soeur. Anna est un beau prénom, qu’on entend dans la Suzanne des Noces, et vous avez le droit d’imaginer Nannerl échevelée et pantelante penchée sur le corps sanglant de son père adoré trucidé par le méchant Wolferl (après tout, Wolfgang est bien en train de s’approprier à lui seul le nom de Mozart).

Mon père, mon père adoré
Ce sang, cette plaie, ce visage

Non respira piu-

Difficile de composer un début plus fulgurant. En quelques minutes, un viol avorté, un meurtre, une lamentation. Tout est parfait, chaque voix a la sympathie du compositeur lui-même. Plastique de Mozart : quand il est dans la voix d’un rôle, il l’est intégralement : libertin déchaîné, valet révolté et curieux, père mourant, fille bouleversée, fiancé idyllique. Le voici, Ottavio, il réitère sa proposition d’amour, comme un satellite tournant autour de sa sombre planète féminine (et Leporello et Elvire sont aussi captés en orbite autour de l’astre Don Giovanni). Mozart est un astrophysicien, il connaît exactement les mouvements des corps, leurs affinités, leurs répulsions, leurs attractions, leur magnétisme, leurs éclipses, leurs ellipses. « Console-toi, dit Ottavio à Anna, je vis pour toi. » Comment ça, me consoler, tu rêves ? Tu me parles d’oubli et d’amour devant le cadavre de mon père alors que je viens d’échapper à un viol ? Non, un seul mot : « Vendicar ! Vengeance ! » Tu n’es pas à la hauteur de l’amour à mort (Don Giovanni le serait-il ?). Les Erinnyes sont lâchées. Le meurtrier peut toujours courir, il sera rattrapé, le sang l’exige. La mort d’abord, l’amour on verra ensuite. « Tu jures ? - Je jure. » Et les deux en duo, sublimes : « Quel beau serment ! Quel moment barbare ! »
Leporello est choqué : « La vie que vous menez, Monsieur... » Et Don Giovanni : « Silence, je crois sentir une odeur de femme. » Cette « odor di femmina » (qui n’est pas seulement olfactive) est révélatrice. Question de nez sans doute, parfum, peau, mais aussi émanation subtile. Le héros est un animal : il n’a pas froid aux yeux, son instinct et ses narines discernent mieux l’espèce et le genre que les personnes. Le comique veut qu’il « sente » ainsi l’arrivée de sa propre femme, Elvire (nom très bien choisi puisqu’elle a viré à la virago), laquelle ne porte pas sur elle des senteurs d’Arabie. Elle est en effet magnifique de rage, elle écume contre celui qui l’a abandonnée, « j’arracherai son coeur, cavare il cor ». C’est Junon tout entière à sa proie attachée. Les insultes se suivent, menteur, perfide, monstre, scélérat, modernisons-les, salaud, crapule, ordure. On entend beaucoup le mot scellerato, scélérat, et il est dommage qu’il ait disparu. Elvire brûle de haine contre son mari. Bref, elle l’adore.
La pauvre, dit Don Giovanni qui ne l’a pas reconnue (c’est tout lui), la pauvre... Je vais aller la consoler. « Comme vous en avez consolé mille et huit cents », réplique Leporello, qui a le temps de glisser cette ironie à propos d’Elvire : « Elle parle comme un livre » (on va donc lui en lire un, scandaleux, à haute voix). Poverina... Ciel, ma femme ! Petite scène de ménage à la Mozart, et puis vient l’air des airs, le super-air que tout le monde connaît ou devrait connaître, chanté par Leporello, celui du catalogue (Casanova, dans la salle, décide à ce moment-là de dérouler bientôt le sien).

Casanova
« Lorsque Mozart aborde l’histoire de Don Giovanni à la fin du XVIIIe siècle [...] la Révolution française est imminente. Et c’est dans ce contexte que se situe une rencontre trop longtemps passée sous silence : celle de Mozart et de Casanova. Elle a eu lieu à Prague, au moment où Mozart s’apprêtait à diriger lui-même la première représentation de son opéra, Don Giovanni, le 29 octobre 1787. Les feuillets autobiographiques de la main de Casanova relatifs à Don Giovanni ont été retrouvés en 1924 et publiés par Francis Mars en 1961 dans un texte fondamental, Casanova et Don Giovanni. Casanova venait de Dux, en Bohême, Dux, aujourd’hui Duchkov, qui, en tchèque, signifie le « village du fantôme ».
Cette rencontre à Prague entre Mozart et Casanova est, à mon sens, bouleversante. Or elle a été occultée. La question est donc de savoir comment tout un discours social s’est arrangé du mythe de Don Juan, ce qu’il a voulu y faire rentrer comme peurs, comme fantasmes, comme obsessions, comme attraits répulsifs. Pourquoi l’humanité élabore-t-elle des mythes qui sont ensuite revisités ? Faust a inspiré Goethe comme librettiste et Gounod comme musicien. Don Juan avant lui est au coeur de la rencontre entre Mozart, Da Ponte et Casanova. Entre la fin du XVIIIe siècle et le XIXe siècle se joue une partie, une partie de revanche, de ressentiment, de refoulement. Et pourquoi ? Parce qu’il y aurait eu peut-être une Révolution. Et laquelle ? C’est la Révolution française, la seule d’ailleurs qui ait eu lieu, les autres étant de pures hallucinations négatives. Or comment se défendre d’une Révolution ? Voilà la question. »
Ph. S., Don Juan et Casanova
op. cit.
p. 812. [4]

Madame, consolez-vous, vous n’êtes pas la première ni la dernière. Regardez ce petit livre, observez et lisez avec moi.
Don Giovanni est un homme de liste et d’arithmétique. Dans Molière, Don Juan n’a qu’une seule chose à dire à Sganarelle qui lui reproche de ne croire à rien : « Je crois que 4 et 4 font 8. » La passion numérique de Mozart s’en donne ici à coeur joie. (Etait-il joueur, ce qui expliquerait ses dettes croissantes et sa situation financière désastreuse ? On n’en a pas la preuve, mais c’est probable.)
En Italie 640 (normal), en Allemagne 231 (c’est beaucoup), en France 100 (c’est peu), en Turquie 91 (c’est héroïque), mais en Espagne, ah, en Espagne, nous en sommes déjà à 1003. Voici ce fameux « mil e tre », cliché absolu, comme les Mille et Une Nuits dans un autre genre.
Or, faites l’addition. Pour l’instant, Don Giovanni en est à 2045. Ce chiffre ne demande qu’à s’augmenter devant vous ou plus tard, mais comme il faut avoir quelque chose à raconter pour satisfaire la jalousie ambiante, on va montrer maintenant les échecs de Don Giovanni (Leporello ne nous dit pas s’il y a eu des échecs antérieurs, on ne note que les réussites).
Détaillons, au grand scandale du public : la blonde est gentille ; la brune, constante (Constanza !) ; la blanche, douce ; la grosse est pour l’hiver ; la maigre pour l’été ; la grande est majestueuse (écoutez la musique sur maestosa) ; la petite, gracieuse, et la petite, c’est la piccina, la piccina, la piccina, la piccina, la piccina : on en mangerait, dit Mozart). Si elles sont vieilles, il y a le plaisir de les rajouter à la liste, d’ailleurs elles peuvent être vilaines ou belles, riches ou pauvres, villageoises, soubrettes, bourgeoises, comtesses, duchesses, marquises, princesses, de tous âges et de tous rangs. Don Giovanni est un démocrate acharné, aucune apparence sociale ne l’arrête, c’est même un révolutionnaire, et on pourrait dire aujourd’hui que pour lui une actrice de cinéma vaut une charcutière, une femme ministre une lingère, une universitaire une bouchère, une journaliste une boulangère, une sportive une ménagère, une avocate une pâtissière, une financière une épicière. L’effet Don Giovanni trouble aussi bien l’ordre social que l’ordre sexuel (c’est le même). Mais le monstre a quand même, parmi tout ce qui porte « une jupe » (il faudrait qu’il s’habitue maintenant au pantalon et au collant), une passion dominante, et même prédominante, la jeune débutante (principiante). Elle ne sait rien, on peut plus facilement l’abuser (ici les mères et les pères tremblent dans la salle).
Mozart paiera cher, à Vienne, ce genre de plaisanterie. A partir de là, sans bruit, mais avec une efficacité redoutable, il aura affaire au refoulement originaire, c’est-à-dire à la Reine de la Nuit. Il sera mis à l’écart, oublié, omis. Comme si les comtesses et les duchesses allaient accepter d’être du bétail compté sur le même plan que des femmes du peuple. Comme si une star d’aujourd’hui était de la même substance qu’une infirmière de nuit.
Mais l’essentiel, au point où nous en sommes, est la croyance manifestée par Leporello : « Vous, vous savez ce qu’il fait. » Vous : il s’adresse à Elvire (quel tact !), mais aussi à vous, les femmes de Don Giovanni, et enfin à vous toutes, femmes en général. Qu’est-ce qu’il fait donc ? Racontez-le, qu’on s’amuse (ici des tonnes de mauvaise littérature sont annoncées, sentimentale ou pornographique).
La fureur d’Elvire augmente, son masochisme aussi, elle n’est plus que vengeance, mais il est permis de se demander pourquoi elle s’obstine dans cette pulsion négative. Elle la chante admirablement, donc elle en jouit. Arrive l’histoire de la gentille Zerline, fiancée de Masetto. Elle plaît à Don Giovanni, qui lui assène d’emblée l’argument suprême : « Je veux t’épouser. — Vous ? — Moi. Je ferai ta fortune. — Ah, je faiblis. — Allons-y. — Je voudrais et ne voudrais pas. » Et puis, donne-moi la main, et puis « andiam, andiam, mio bene ».
Puissance de la voix séductrice : Mozart veut révéler sa force hypnotique, et il a des raisons pour ça (il est caché derrière). Que la musique, plus encore que le pouvoir ou l’argent, produise l’amour, est démontrable. Peut-elle être plus forte que la mort ? Encore quelques désillusions (Cosi), quelques points sur les i (la Clémence), et ce sera le sujet fondamental de la Flûte. Don Giovanni n’est pas l’opéra du pardon mais de l’exorcisme. Ce qui n’empêche pas la surveillance sociale de penser que ce « dissoluto » n’a pas été assez puni. Pourquoi avoir choisi un tel personnage ? Avoir mis tout un opéra entre l’enfer et lui ?
Elvire accuse maintenant Don Giovanni en public (« plus de prudence »). « Mais je veux seulement me divertir », dit-il, enfantin. Comme si l’existence était un divertissement ! Une free-party ! Il veut faire passer Elvire pour folle, mais Donna Anna, qui a une bonne mémoire auditive, reconnaît la voix de son violeur (« je suis morte »). Mozart lui fait maintenant raconter avec une étrange passion l’agression dont elle a été victime. Le monstre n’a quand même pas été jusqu’au bout ? Non, dit Donna Anna en pleine convulsion. « Ouf, je respire » dit Ottavio dans un souffle merveilleusement comique.

La nuit était avancée — un homme apparaît. Vous ? Non, un autre —
il s’approche, m’enlace, me tord —
je me délivre — j’appelle — mon père apparaît —
il meurt —

Il s’ensuit « un giusto furor ». La fureur est toujours juste, le plaisir ambigu. Ce n’est pas le même air.
Pendant la fête qu’il donne, Don Giovanni espère trouver sa nourriture préférée : « ma liste doit augmenter ». Pourquoi une liste ? Pour défier la prétention féminine qui consiste à s’approprier le nombre et à arrêter les comptes (appropriation du mâle, installation, rentabilité, enfants). Les deux sexes ne calculent pas de la même manière, c’est tout le problème. Meurent-ils de la même mort ? Rien de moins sûr. Pamina et Tamino sont pourtant en route.
Le trio des offensés (Elvire, Donna Anna, Ottavio) fait merveille en appelant toujours à la vengeance du « juste ciel ». Il faudra en effet que l’au-delà se dérange pour les exaucer. Zerline, elle, va crier à l’aide dans un instant (quand elle va découvrir que le mariage hypothétique passe après l’acte et non avant). Masetto, pauvre Figaro déchu et battu, rumine son humiliation. Là, pourtant, intervient un moment sublime : Don Giovanni chante l’ouverture à tous, sans distinction, des réjouissances. Il déclenche ainsi un « vive la liberté » inoubliable :

E aperto a tutti quanti
Viva la libertà !

« Viva la libertà ! » (le rouge et le noir), Don Giovanni, La Scala, Milan, 7 décembre 2011. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

C’est un hymne bref, mais mondial. Rien à voir avec la 9e symphonie et l’« Hymne à la joie » de Beethoven. On n’est pas au Panthéon mais en pleine campagne illuminée. C’est l’hymne personnel de Mozart.
On danse, Don Giovanni passe à l’acte avec Zerline, elle appelle au secours, remue-ménage intensif. Décidément ce séducteur est maladroit, ou bien il aime se faire prendre, avant conclusion, la main dans le sac. Préfère-t-il désormais le scandale à l’effectuation assurée ? On peut le penser, mais alors il faiblit, puisqu’un professionnel s’entoure d’une discrétion et d’une impunité impénétrables. On comprend qu’il soit un peu sonné par tous ces contretemps :

Ma tête est un peu confuse —
Une horrible tempête me menace —
Mais le courage ne me manque pas
je ne me perds pas —
Si le monde sombrait, je n’aurais pas peur —

Ces professions de foi sont importantes dans la mesure où Mozart lui-même sent bien que son existence est menacée et risque de sombrer dans le pur souci matériel. Pendant que Don Giovanni fait le joli coeur à voix de velours pour tromper Elvire (« Descends, ma belle joie, crois-moi ou je me tue »), les nuages épaississent. Mais, là encore, Mozart veut nous faire sentir que la musique plane au-dessus de tout, traverse tout, éclaire et transforme tout.
La preuve : Leporello, déguisé en Don Giovanni, « se réchauffe » au fur et à mesure qu’il drague Elvire ; celle-ci, charmée, est prête à céder de nouveau à son scélérat, et se contente de ses habits pour l’identifier (manque d’oreille) ; Don Giovanni, lui, lévite vers un balcon avec sa mandoline. Une sérénade (« Deh vieni alla finestra, o mio tesoro »), et la féerie, pour un temps, suspend toutes les catastrophes. Tout le monde est trompé, sauf le joueur (Mozart) et sa marionnette (le monstre mélodieux). En réalité, l’opéra révèle à l’envers la prostitution sous-jacente qui anime les rapports humains. Mais ce qu’une prostituée accomplit par nécessité, l’aristocrate absolu, l’homme de la dépense incessante, le fait par plaisir, et s’en vante. On ne le lui pardonnera pas.

Voyez-le maintenant sauter le mur d’un cimetière en éclatant de rire. Le clair de lune est magnifique, et il doit y avoir, ici ou là, quelque ragazza à lister. Don Giovanni riant et poursuivant son idée fixe à travers les tombes : un comble. Hamlet, pensif dans un coin, n’en revient pas (il est vrai que nous sommes en Espagne, pas au Danemark). En passant (puisqu’il s’est déguisé en Leporello pour séduire la camériste d’Elvire), le monstre raconte à son valet comment il a eu une bonne fortune avec une de ses petites amies. « Mais si ç’avait été ma femme ? » demande Leporello. « Mieux encore ! » Cet animal est accablant. D’autant plus que Leporello (déguisé en Don Giovanni pour entraîner Elvire) a été pris, démasqué, et n’a dû son salut qu’à des supplications larmoyantes ( Pietà ! Pitié ! »).
Cette fois, la coupe est pleine. L’enfer, bafoué, se réveille. La voix du Commandeur retentit (« Ton rire finira avant l’aurore — recule, audacieux, laisse les morts en paix »). Il a une belle voix d’outre-tombe, le Commandeur, mais surtout une statue de notable ou d’académicien d’autrefois sur son tombeau. On a même gravé sur la dalle qu’il attend sa vengeance. Mais oui, nous y sommes : les morts, les pauvres morts ont de grandes douleurs, ils ne reposent pas du tout en paix pour l’éternité, on les réduit mal en cendres ou bien on les parque dans des cimetières de très mauvais goût, ils ont envie de se venger, c’est la moindre des choses. Le plus souvent, ils ne peuvent le faire qu’à travers les rêves. Le père de Hamlet erre la nuit à la recherche de son fils, le Commandeur, lui, fait bouger sa statue quand Don Giovanni, par dérision, l’invite à dîner. « Parle, si tu peux ! » Et le convive de pierre : « Si. »
La scène est inouïe, et scandaleuse. Les Viennois le prendront très mal. Mozart livre ici sa vérité révoltée : non, il n’y a rien à entendre dans les squelettes ou dans les urnes, l’instrumentation de la peur de la mort n’est pas
une fatalité indépassable. Insensiblement, l’opéra est entré en pleine métaphysique débordée.
Shakespeare et Mozart : révélations d’une nuit d’été.
Être ? Ne pas être ? La musique répond : être.

Nietzsche écrit dans Ecce homo :

« ... un idéal de bien-être et de bienveillance humainement surhumain qui paraîtra facilement inhumain quand, par exemple, prenant place à côté de tout ce sérieux qu’on a révéré jusqu’ici, à côté de toute la solennité qui a régné jusqu’à ce jour dans le geste, le verbe, le ton, le regard, la morale et le devoir, il se révélera involontairement comme leur parodie incarnée ; lui qui pourtant est appelé peut-être à inaugurer l’ère du grand sérieux, à poser le premier à sa place le grand point d’interrogation, à changer le destin de l’âme, à faire avancer l’aiguille, à lever le rideau de la tragédie... »

Qui comprend qui ou quoi ? Donna Anna poursuit son plan de vengeance et son amour désolé pour Ottavio, qui la traite de « cruelle » (« moi ? cruelle ? ») ; Leporello aura de plus en plus peur ; Elvire sera de plus en plus furieuse et Don Giovanni de plus en plus déchaîné. La statue du Commandeur, pendant ce temps, a quitté le cimetière pour venir lentement, à pas lourds, sur scène. Vous allez voir ce que vous allez voir.
Le monstre musical veut se divertir et a très bon appétit (comme son auteur). II mange même comme un cochon, un marrane (marrano), attention aux carbonades futures. Ou bien Mozart, quand il écrivait en pleine santé La Flûte enchantée, a en effet avalé des côtes de porc avariées ayant provoqué sa mort, ou bien il a été empoisonné par X ou Y. Ou les deux.

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Peter Mattei, Don Giovanni, La Scala, Milan

Non seulement il bouffe (il n’y a pas d’autre mot), mais il tient à dîner en musique. Théâtre dans le théâtre : petit orchestre de vents sur scène, citations de deux concurrents, Martini et Paisiello, et puis hommage ironique à un excellent compositeur (« Cet air-là, dit Leporello, je ne le connais que trop ! »), celui des Noces de Figaro.
Trop, c’est trop. Elvire fonce pour « sauver » Don Giovanni de la bauge dans laquelle il se vautre, et ne récolte que des sarcasmes (« Laisse-moi manger, ou, si tu veux, mange avec moi ! »), et un message personnel de Wolfgang Amadeus Mozart :

Vivent les femmes, vive le bon vin !
Soutien et gloire de l’humanité !

« (Dans une version ancienne de l’opéra — celle de Giulini — ce passage fameux était traduit ainsi : « Vive la volupté, vive la table, qui donnent vie et joie au genre humain. » Difficile de faire plus comique en aussi peu de mots : plus de femmes, plus de vin, plus de soutien, plus de gloire et même plus d’humanité.)
Bon, le temps presse. La statue pierreuse arrive en faisant craquer les planches (« Ta ! Ta ! Ta ! Ta ! »), Elvire part dans un grand cri, Leporello est terrorisé (« Nous sommes tous morts ! »). « Je ne l’aurais jamais cru », dit Don Giovanni, toujours rationaliste mais étonné quand même. Peu importe, à table, il suffit d’ajouter un couvert. « Les morts ont une nourriture céleste, répond le Commandeur, tu m’as invité à dîner, je t’invite à mon tour. » De nouveau, déclaration de courage et de fermeté de Don Giovanni, personnage qui va jusqu’au bout en toute lucidité (c’est rare). Et, enfin, la poignée de main dissolvante. « Repens-toi à ton dernier moment ! Pentiti ! » « No » — « Si » — « Si, Si » — « No, No ! »
Le Commandeur : Si ! Si ! Scélérat !
Don Giovanni : Non, vieil infatué ! Non ! (Crié.)

Ce « vecchio infatuato » traverse, à la verticale, les siècles passés et futurs. Le si impératif et dictatorial descend et tombe, alors que le no libertaire monte et culmine. Ce non est un oui dont le Commandeur et sa compagnie (tous les Commandeurs, toutes les compagnies) n’ont aucune idée.
Il ne reste plus à la société qu’à punir cette affirmation extravagante. La main du Jugement dernier paralyse Don Giovanni, mais sa souffrance sera brève. Le choeur des diables s’agite, un gouffre de feu s’ouvre, les victimes du monstre sexuel ont le temps d’entendre, avec plaisir, qu’il a les viscères en ébullition et l’âme déchirée, et puis il sombre.
Après ce rideau de fumée, Mozart fait chanter chacune et chacun sur le mode de la tranquillité retrouvée. Ottavio voudrait bien maintenant disposer de Donna Anna, mais elle le renvoie à l’année prochaine. Elvire, elle, va rentrer au couvent, perspective peu musicale, mais la morale est sauve, c’est-à-dire le principe de réalité : « Ainsi finit celui qui fait le mal, et la mort du perfide est toujours égale à sa vie. »
Le public est-il pour autant rassuré ? Personne ne le pense.
Mozart vient d’inventer une nouvelle note de la gamme : le no majeur. Le si mineur habituel a gagné, mais ce no a résonné une fois pour toutes, il est enchanté.
Un diable ? Un saint ? Un saint sous l’apparence du diable ?
Qui sait ?

Il n’est sans doute pas inutile de rappeler ici les derniers moments de Giordano Bruno, brûlé à Rome en 1600 :

« Sa dernière déclaration fut pour dire : 1. Qu’il n’avait pas le désir de se repentir. 2. Qu’il n’y avait pas lieu de se repentir. 3. Qu’il n’y avait pas de matière sur laquelle se repentir. En conséquence de quoi, on décida de brûler : 1. Les livres. 2. Leur auteur. 3. Des branches de chêne-liège. »

Philippe Sollers, Mystérieux Mozart, Plon, 2001, p. 168-181.

Le Livret de Lorenzo Da Ponte et autres textes

*


Le Don Giovanni de Nikolaus Harnoncourt

Les interprétations du Don Giovanni de Mozart sont innombrables. Si l’on en croit l’index de Mystérieux Mozart, Sollers semble affectionner celle dirigée par Carlo Maria Giulini (avec Eberhard Wächter et Elisabeth Schwarzkopf en Donna Elvira) [5]. Ceux qui souhaiteraient réécouter ou revoir les plus anciennes versions peuvent se reporter à tel site d’hébergement. On y trouve celles dirigées par Karl Böhm (Prague, 1967), par Furtwängler (Salzbourg, 1954), ou, plus récemment, par John Eliot Gardiner (très convaincante ; présentée par Gardiner, Amsterdam, 1994, avec Rodney Gilfry) ou par Claudio Abbado (Ferrare, 1997), pour n’en citer que quelques-unes.
Sans oublier, bien sûr, la brillante (et parfois très drôle) version de Nikolaus Harnoncourt avec Rod Gilfry (très bon Don Giovanni [6]), László Polgár (excellent Leporello) et une Cecilia Bartoli, tantôt volcanique tantôt transie d’amour, dans le rôle de Donna Elvira (« pauvre Elvire, que de sentiments contradictoires tu éprouves ! ») qu’elle interprète alors pour la première fois. La fin, où l’on voit Don Giovanni, au-dessus des flammes censées l’avoir emporté, embrasser une nouvelle jeune et ravissante conquête, est particulièrement savoureuse (mise en scène de Jürgen Flimm, Zürich, 1999).

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Ruggero Raimondi

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Ruggero Raimondi

Deux interprètes du rôle de Don Giovanni dominent, à mon sens, la scène des trente ou quarante dernières années : un italien, l’immense Ruggero Raimondi et, depuis quinze ans, le baryton suédois Peter Mattei. Ruggero Raimondi a interprété maintes fois Don Giovanni (il l’a aussi mis en scène) et en a une connaissance parfaite. Tout le monde se souvient du Don Giovanni de Lorin Maazel et Joseph Losey (le puritain Losey !) en 1979.

Ceux qui ont pu voir sur France 3, le 13 mai dernier, « La leçon d’opéra », Don Giovanni par Ruggero Raimondi, le documentaire d’Alain Duault, auront été convaincus de sa profonde compréhension physique, sensuelle, de l’oeuvre de Mozart. Il fallait voir avec quelle verve, quelle précision, quel humour, Raimondi expliquait l’essentiel — « Don Giovanni, c’est toujours du sexe. Sensualité ! » — à de jeunes artistes lyriques venus sur la scène de la salle Gaveau écouter ses conseils, remarques, encouragements, critiques dans le cadre d’une « master classe » de deux jours [7].

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Le Don Giovanni de Joseph Losey (1979)

On oublie souvent qu’un opéra est un genre musical et visuel, qu’il vaut non seulement par l’interprétation orchestrale et les chanteurs lyriques mais aussi par la mise en scène qui en est proposée. Difficulté redoublée quand la mise en scène est cinématographique et non plus simplement "théâtrale". Le film de Losey reste sans doute l’exemple d’une des rares réussites de transposition d’un opéra au cinéma (même si le metteur en scène, paradoxalement, n’est en rien mozartien).

Le film

Orchestre et choeurs de l’Opéra de Paris
dirigé par Lorin Maazel

Ruggero Raimondi : Don Giovanni
José van Dam : Leporello
John Macurdy : le commandeur
Edda Moser : Donna Anna
Kiri Te Kanawa : Donna Elvira
Kenneth Riegel : Don Ottavio
Teresa Berganza : Zerlina
Malcolm King : Masetto
Eric Adjani : le valet en noir (personnage créé par Losey)

Notez la citation extraite des Cahiers de Prison de Gramsci qui ouvre le film : « ... il vecchio muore e il nuovo non può nascere : in questo interregno si verificano i fenomeni morbosi più svariati (... Le vieux se meurt, le nouveau tarde à naître, et dans cet interrègne surgissent des monstres) » (il reste à identifier les monstres)

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Fiche de présentation (technique, résumé, critiques) du film
Entretien avec Joseph Losey sur "Don Giovanni" (1)
Entretien avec Joseph Losey sur "Don Giovanni" (2)
Don Giovanni de Joseph Losey - édition restaurée 2006
Wolfgang Amadeus Mozart : Don Giovanni. (Joseph Losey, 1979)

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Peter Mattei

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Peter Mattei

Depuis une quinzaine d’années, Peter Mattei est, sans doute, l’interprète le plus éblouissant du rôle de Don Giovanni. Révélé au public en 1998 à Aix-en-Provence dans une production de Peter Brook, Peter Mattei multiplie depuis six mois ses interprétations du rôle : en octobre 2011, au MET de New-York (en remplacement, au pied levé, du baryton polonais Mariusz Kwiecien), à la Scala de Milan, en décembre et janvier dernier (en alternance avec Ildebrando D’Arcangelo), ou, plus récemment, à l’Opéra Bastille sous la direction de Philippe Jordan (voir plus bas). On l’annonce même à l’opéra de Zürich pour le printemps 2013 [8] !

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Aux mises en scène en costumes d’époque ont succédé les transpositions du mythe dans l’univers contemporain. Les résultats sont inégaux. On aura la version sociale, la version nihiliste, la version trash, la version loubard, bientôt la version DSK ! Alors qu’Arte nous proposait le 21 juin 2012 une version du Don Giovanni dans une interprétation échevelée (intéressante mais controversée) de Dmitri Tcherniakov (genre possédé nihiliste russe), n’hésitons pas à revoir et à réécouter l’interprétation donnée à la Scala de Milan le 7 décembre 2011.

Voici ce qu’en disait Sollers dans Le JDD du 1er janvier 2012 :

Un blasphème réel ? Oui, en voici un, et il a eu lieu à la Scala de Milan, lors d’une représentation étourdissante du Don Giovanni de Mozart. Enfin un metteur en scène qui ose montrer l’ambivalence des héroïnes de cet opéra insurpassable. Anna, pas mécontente de se faire violer avant l’apparition de son Commandeur de père ; Elvire transie d’amour pour son scélérat de mari, se déshabillant et restant frémissante en combinaison de soie verte ; Zerline, enfin, aguicheuse, mutine, menteuse, pas du tout la paysanne bornée et bernée qu’on a l’habitude de figurer. Et voici le blasphème le plus violent de nos jours. À la fin, entraîné en enfer par le Commandeur, Don Giovanni disparaît dans les flammes. Le quatuor des victimes s’avance au premier plan pour se réjouir que justice soit faite avec l’aide de l’au-delà. Stupeur : Don Giovanni réapparaît, désinvolte, et allume une cigarette. Fumer dans un théâtre prestigieux ! Acte beaucoup plus transgressif qu’une scène pornographique ! On sent le public gêné, réticent, sourdement réprobateur, d’autant plus que les représentants du bien, eux, sont expédiés en enfer. Le mal triomphe, cigarette à la main ! On entend quelqu’un mourir de rire en coulisses : Mozart. [9]

Allez-y voir vous même si vous ne voulez pas le croire.

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Don Giovanni à La Scala de Milan

le 7 décembre 2011 [10]

Direction musicale : Daniel Barenboim
Mise en scène : Robert Carsen [11]
Avec : Peter Mattei (Don Giovanni), Kwangchul Youn (le Commandeur), Anna Netrebko (Donna Anna), Giuseppe Filianoti (Don Ottavio), Barbara Frittoli (Donna Elvira), Bryn Terfel (Leporello), Anna Prohaska (Zerlina), Stefan Kocán (Masetto), l’Orchestre de la Scala de Milan.

Présentation

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Don Giovanni Acte I

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Don Giovanni Acte II

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Interview de Daniel Barenboim et du metteur en scène Robert Carsen [12]

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Le point de vue d’Alain Duault

Un nouveau Don Giovanni est toujours un événement : l’ouverture de la saison de la Scala de Milan avait donc toutes les raisons de faire événement, car c’était aussi la première fois que Daniel Barenboïm y officiait en tant que directeur musical et la première fois que le célèbre metteur en scène canadien Robert Carsen affrontait le chef-d’oeuvre de Mozart. Le résultat a été accueilli triomphalement par le public milanais, pourtant réputé difficile, un public où l’on notait la présence du nouveau Président du Conseil, M. Mario Monti.

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Robert Carsen et Anne Netrebko

Robert Carsen est un homme de théâtre et un homme de réflexion : ces deux aspects de sa personnalité se retrouvent dans les partis pris de sa mise en scène. L’homme de théâtre apparait à travers la direction d’acteurs très soignée, extrêmement précise et inventive, à travers des scènes originalement traitées aussi, celle par exemple du meurtre du Commandeur sur le lit où Don Giovanni vient de posséder Donna Anna, celle du bal aussi, dans laquelle l’espace semble se déhancher et la confusion gagner peu à peu au rythme de la musique, celle encore, à la fin, du retour inattendu de Don Giovanni, après sa « mort », fumant négligemment une cigarette avec un sourire cynique. L’homme de réflexion s’affirme à travers l’espace créé pour cette mise en scène, un espace qui est celui du théâtre même, de la Scala, comme un miroir infiniment répété : ce n’est pas un hasard si le spectacle s’ouvre, durant l’Ouverture, par l’apparition de Don Giovanni se regardant dans un immense miroir qui reflète aussi toute la salle ! Tout le spectacle sera une permanente mise en abyme de la Scala, à travers des rideaux de scène coulissant latéralement, un lit de Donna Anna qui semble un prolongement du rideau, une cage de scène prolongée dans une perspective infinie — et jusqu’à l’utilisation récurrente de costumes en velours rouge qui semblent répéter la matière des sièges de la Scala ! En fait, Robert Carsen veut souligner la force du mythe en soulignant qu’il n’est qu’un dessin théâtral qui peut ensuite s’investir en chacun de nous — d’où la variété des costumes passant de références XVIIIème siècle à des costumes contemporains.

L’autre aspect attendu était la direction de Daniel Barenboïm : elle est somptueuse de pâte symphonique, portant les voix avec un souffle qui ne se relâche jamais. Sans doute eût-on pu concevoir qu’elle marque plus de théâtralité mais la pure beauté sonore, le raffinement des timbres instrumentaux, tout comble et offre aux voix un superbe tapis où s’ébattre. Et quelles voix ! Stéphane Lissner a assurément réuni la plus belle distribution qu’on puisse aujourd’hui imaginer pour servir ce Don Giovanni. Peter Mattei d’abord, dans le rôle-titre, est aujourd’hui sans égal : la suavité cynique de ses phrasés, l’autorité de sa projection vocale, l’intensité de sa présence de grand seigneur, tout en fait un Don Giovanni magistral. Mais ses partenaires sont à la hauteur, à commencer par l’éblouissante Donna Anna de la superlative Anna Netrebko : la voix est à son zénith, le timbre de feu et d’ambre, le souffle infini, les inflexions royales, les aigus pleins, la projection ardente, le personnage habité (son Or sai chi l’onore est d’anthologie). Et puis il y a le Leporello hénaurme de Bryn Terfel, voix et présence confondues dans une même puissance gourmande, l’Elvira irradiante de Barbara Frittoli, musicienne de classe, la finesse fruitée de la Zerlina d’Anna Prohaska, et, un cran en dessous, les prestations de Giuseppe Filianotti, Stephan Kocan et Kwangchul Youn.

Tout cela fait un spectacle superbe — qu’il sera difficile à voir d’ici le 14 janvier à la Scala car toutes les représentations sont déjà sold out — mais qu’on pourra découvrir sur grand écran les 7 et 14 juin dans les cinémas UGC puisqu’il y a été choisi, en exclusivité, pour la désormais fameuse série Viva l’opéra.

Alain Duault, operaonline, décembre 2011.

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Récente interprétation de Don Giovanni par Peter Mattei

Don Giovanni à l’Opéra Bastille

avril 2012

Peter Mattei interprétait à nouveau le rôle de Don Giovanni à l’Opéra Bastille en avril 2012 sous la direction du jeune chef d’orchestre Philippe Jordan et dans une mise en scène de Michael Haneke avec Patricia Petitbon dans le rôle de Donna Anna.

Distribution :

Don Giovanni : Peter Mattei (baryton)
Il Commendatore : Paata Burchuladze (basse)
Donna Anna : Patricia Petibon (soprano)
Don Ottavio : Saimir Pirgu (ténor)
Donna Elvira : Véronique Gens (soprano)
Leporello : David Bizic (basse)
Masetto : Nahuel Di Pierro (basse)
Zerlina : Gaëlle Arquez (soprano)

Choeur et Orchestre de l’Opéra national de Paris

Direction musicale : Philippe Jordan
Chef de choeur : Alessandro Di Stefano

Mise en scène : Michael Haneke



Extrait et présentation de l’oeuvre par Philippe Jordan, Directeur musical de l’Opéra de Paris
et Christophe Ghristi, Directeur de la Dramaturgie de l’Opéra de Paris.

Quelques scènes filmées.

Cf. La critique de "fomalhaut" et La critique du "Wanderer".

*

[1Laffont, Bouquins, 1999.

[2Hommage, ici, à mon ancien professeur de lettres, Henri Marel, auteur d’un petit Dom Juan de Molière chez Bordas, l’année même de ma classe de 1ère, qui nous en parla avec passion.

[6Mais dont les propos sur le personnage sont d’un conformisme qui laisse pantois ! (cf. le bonus du DVD).

[7Le mardi 26 juin 2009, France 3 présentait un autre documentaire d’Alain Duault consacré à Ruggero Raimondi. Voir ici et là (extrait).

[10Jour de la Saint Ambroise. Cf. Ph. Sollers, Histoire de femme.

[11Cf. Robert Carsen.

[12Robert Carsen a également réalisé en 2007 une très belle mise en scène de Sémélé de Haendel avec l’orchestre La Scintilla de l’Opéra de Zürich dirigé par William Christie et Cecilia Bartoli dans le rôle de Sémélé. A.G.

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2 Messages

  • Albert Gauvin | 17 juillet 2020 - 00:41 1

    1959 |"Le Collège des ondes" proposait en 1959 une causerie intitulée "Le thème de Don Juan chez Lope de Vega" par Joseph Paul, diffusée la première fois le 6 mars 1959 sur la Chaîne Nationale.

    Quelles sont les origines du premier Don Juan, ce personnage de fiction qui apparaît pour la première fois au 17ème siècle, en Espagne, dans une pièce de théâtre de Tirso de Molina ?

    C’est la question à laquelle répondait Joseph Paul dans une causerie du "Collège des ondes", intitulée "Le thème de Don Juan chez Lope de Vega" et diffusée la première fois le 6 mars 1959 sur la Chaîne Nationale.

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    Des scènes de La Belle aux yeux d’or, Le Meilleur alcade est le Roi et de Pedro et le commandeur de Felix Lope de Vega illustrent cette causerie.

    Aucun Don Juan n’a encore épuisé le sujet de Don Juan, Don Juan est peut-être pour toujours en perpétuel devenir. Le mythe est plus dort que toutes les œuvres d’art qu’il a inspirées et qui ont voulu l’incarner...

    La causerie se termine sur ce constat :

    Le véritable Don Juan s’attaque à l’âme, le reste lui est donné par surcroît...

    Production : Joseph Paul
    Collège des ondes — "Le thème de Don Juan chez Lope de Vega" (1ère diffusion : 06/03/1959 Chaîne Nationale)
    Indexation web : Sandrine England, Documentation Sonore de Radio France
    Archive Ina-Radio France


  • cécile | 27 décembre 2018 - 17:36 2

    Très beau texte sur Don Giovanni, je m’y retrouve parfaitement.
    Notamment sur les ambiguïtés de Donna Anna et Donna Elvira.
    Rassurant de lire les mêmes questionnements, les mêmes remarques, la même interprétation. Je pensais faire fausse route.
    En revanche, je m’interroge sans cesse, et reste éberluée d’incompréhension au "Cos’hai ?" du Commandeur, scène finale. De plus, dans ma version préférée (Abbado 2005), l’intonation change d’un coup, inquiète, préoccupée, pleine d’empathie, "Cos’hai ? "
    La statue du Commandeur demande la main de Don Giovanni en connaissant par avance la conséquence funeste de ce contact, Don G. lui donne :
    "Eccola ! Ohimè ! "
    - Cos’hai ?
    - Che gelo... etc."

    Je me suis dit : le commandeur ne sait pas ce que ça va faire à Don Giovanni en lui touchant la main, et il est étonné. Mais bon...
    Pourquoi la statue lui pose une question ? et cette question particulièrement ?

    A vous lire...