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« Traductions de Dante » : colloque de l’Université de Turin (II) par Philippe Forest

« Lire traduire écrire… » / Dante et Sollers

D 13 novembre 2023     A par Viktor Kirtov - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Actes du colloque publiés par Edizioni dell’Orso
Collection « Studi e Ricerche », © 2023

ZOOM : cliquer l’image

Colloque organisé par Gabriella Bosco, avec ses collègues Luana Doni et Giuseppe Noto, tous trois enseignants à ‘Université de Turin,
dans le cadre des initiatives de l’Université de Turin pour le sept centième anniversaire mort de Dante.

Après l’épisode I – « Traduire la Commedia / Embarquer l’expérience du Joy d’amor » par Danièle Robert,
nous vous présentons, aujourd’hui, l’épisode II de notre écho :

II - Philippe Forest Université de Nantes Lire traduire écrire 1921/1965/1987

Une contribution qui aurait pu s’intituler « Dante et Sollers », tant ce spécialiste de Sollers nous livre là, une sorte de Somme sur le sujet qui trouve naturellement sa place sur ce site dédié à « Sollers et autour de Sollers ». Un document de référence !

Nota : Liens et soulignements de pileface (V.K.) pour la version écran de ce texte

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Philippe Forest
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Il y a un siècle, la vieille Sorbonne rendait hommage à Dante comme nous le faisons aujourd’hui. C’était à l’occasion du six centième anniversaire de sa mort et lors d’un colloque solennel auquel assistait en personne le Président de la République française de l’époque. Qui imaginerait pareille chose désormais ?
Maurice Barrès avait été sollicité pour prononcer, parmi d’éminents spécialistes, un petit discours en mémoire du poète italien. Son nom, pourtant très fameux en son temps, ne dit plus grand-chose, je crois, à un lecteur d’aujourd’hui. J’imagine qu’il en va également ainsi – et sans doute plus encore – en Italie. Ses positions politiques, à juste titre, discréditent Barrès qui fut le chef de file de la vieille droite patriotique et l’un des plus belliqueux partisans du nationalisme français à la veille et au cours de la Première Guerre mondiale. Il s’agit cependant d’un écrivain dont l’œuvre et le nom ont compté et qui ne mérite nullement le relatif oubli dans lequel, pour de légitimes raisons idéologiques, il est par ailleurs tombé. Disons : une sorte de D’Annunzio de chez nous.
D’ailleurs, parlant de Dante lors de sa conférence prononcée en 1921, Barrès se réfère plusieurs fois à D’Annunzio en qui il voit un ami et un allié. Son propos n’est pas dépourvu d’intentions plutôt douteuses et que l’on jugera à bon droit assez déplaisantes. Il s’achève en présentant le poème de Dante comme l’ « une des pierres du barrage sacré » que le « génie hellénique et latin » dont héritent la France et l’Italie modernes, afin de lui résister, doit impérativement opposer au« germanisme intellectuel ».

Barrès a bien conscience de ne disposer d’aucun titre sérieux à évoquer La Divine Comédie et particulièrement devant les prestigieux savants et autres spécialistes accrédités qui forment son auditoire. « Et moi, déclare-t-il, quel italianisant suis-je donc pour parler de Dante au point de vue littéraire et pour glorifier cette œuvre escarpée dont la cime se noie dans la lumière du Paradis ? » En dépit de ce peu de légitimité, Barrès pose cependant la question la plus juste qui soit :

On a beaucoup exploité l’Enfer et le Purgatoire. On les a mis au pillage. Ils ont fourni des matériaux pour toute une littérature de colère, d’invectives et d’humanité tragique. Personne, je crois, ne s’est inspiré du Paradis. Ce haut chantier demeure ouvert et complètement libre. Qui de nous veut y pénétrer pour construire une maison à l’usage des anges ?

Mais tout cela, je suis le premier à le reconnaître, avait lieu il y a bien longtemps et ne vaut plus guère qu’à la façon d’une anecdote assez désuète.

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De Dante, dire qu’il est resté à peu près inconnu des écrivains français constitue une évidence qui, depuis longtemps, a pris valeur de lieu commun. En général, ce sont d’ailleurs les écrivains français eux-mêmes, certains d’entre eux, qui le déclarent et le répètent à l’envi. Ils insistent volontiers sur le peu d’intérêt que, dans leur pays, c’est-à-dire dans le mien, on porte à l’auteur de La Divine Comédie mais, non sans arrière-pensées, ils le font afin de mieux souligner à quel point, dans leur propre cas, il en va différemment. D’une certaine manière, on le constate, je ne déroge pas moi-même à la règle que j’énonce et sur laquelle j’ironise à bon compte.

Dante, pourtant, en France, nul ne dira le contraire, a été lu, on l’a traduit, on a écrit sur lui. On ne peut en effet sérieusement soutenir qu’il n’ait trouvé dans le pays de nombreux interprètes de premier plan. Toute une école existe dont il ne servirait à rien de donner, tant ils sont connus, connus de vous à qui je m’adresse, les noms de ceux qui l’illustrèrent. Je n’en évoquerai qu’un seul, celui, trop peu fameux d’après moi, de Louis Gillet. Pendant la Guerre – la seconde Guerre mondiale, cette fois – il consacra deux de ses derniers livres à Dante et à Joyce, lecteur de la très ancienne Divine Comédie et du tout récent Finnegans Wake et, à ce titre, exemple singulier et que l’on pourrait dire unique – il le serait si un certain Samuel Beckett, écrivain français si l’on veut, ne se trouvait dans le même cas que lui.
On peut moins encore prétendre que Dante n’ait été abondamment traduit. Depuis longtemps mais tout particulièrement ces dernières années où des versions nombreuses nous sont offertes à un rythme qui semble aller s’accélérant, permettant au lecteur français qui ignore la langue italienne – comme c’est mon cas, je le confesse – de s’enchanter d’une continuelle redécouverte de La Divine Comédie qui la rend à chaque fois d’une fraicheur nouvelle. On n’en finit pas, on n’en finira jamais de traduire Dante. Sa traduction ne cesse de recommencer. En un sens, elle ne fait peut-être que commencer. La Traduction commence, pourrait-on dire reprenant le titre d’un poème de Jacqueline Risset dont le nom, bien entendu, pour n’en donner à nouveau qu’un seul, demande à être cité ici.

On ne peut pas même passer sous silence le fait qu’il s’est quand même trouvé quelques grands écrivains français pour ne pas ignorer tout à fait l’auteur de La Divine Comédie et s’inspirer plus ou moins de lui. La liste est moins longue, bien sûr, que celle que fournissent, en abondance, des poètes de langue anglaise au nombre desquels on compte parmi d’autres Blake et Rossetti, Yeats, Eliot ou Pound. Mais elle comprend malgré tout quelques noms dont on s’accordera à dire qu’ils ne sont pas tout à fait négligeables. Balzac dont La Comédie humaine signale, au moins par son titre, l’attention que son auteur porta à un Dante dont il imagina l’hypothétique visite à Paris dans « Les Proscrits ». Hugo dont les approximations et les inexactitudes laissent à penser qu’il ne lut Dante que très vaguement tout occupé qu’il était de son propre génie. Sans oublier toute une poussière de références éparses qui figurent chez Baudelaire, Mallarmé et Rimbaud. Pour ne pas mentionner d’autres occurrences plus anecdotiques. Tout cela a déjà été souvent étudié. Mais là encore, pour les besoins de l’exercice, je m’en tiendrai à un seul nom.

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En 1965, alors que l’on célèbre le sept centième anniversaire de la naissance du poète – de cette commémoration à celle d’aujourd’hui aura donc passé un temps équivalent à celui de sa vie –, dans la revue qu’il a récemment fondée et qui est déjà devenue la tribune et le laboratoire de l’avant-garde littéraire française, proche d’ailleurs à bien des égards du Gruppo 63 et accueillant parfois des contributions d’Umberto Eco, d’Eduardo Sanguineti ou de Nanni Balestrini Philippe Sollers fait paraître une longue étude intitulée « Dante et la traversée de l’écriture » et qui, tirée des pages de Tel Quel, sera ultérieurement reprise en volume par deux fois, d’abord dans Logiques en 1968 puis dans L’Ecriture et l’expérience des limites en 1971.

Présentant La Divine Comédie comme « le premier grand livre pensé et agi intégralement comme livre par son auteur », tournant le dos aux lectures biographiques ou historiques, ésotériques et théologiques propres à la réception romantique de l’œuvre mais faisant du même coup réapparaître, à la faveur d’un détour du côté de la modernité structuraliste d’alors, la passion médiévale du dire caractéristique du monument dantesque, Sollers en propose, disons, et pour parler comme à l’Université, une vision « métalittéraire » comme « poème de la poésie ». Plutôt que le récit d’un itinéraire personnel ou même spirituel, La Comédie tout entière, explique Sollers, est « un apprentissage de la pensée, de la vision et de l’écriture ». Les trois mondes entre lesquels elle se déploie doivent être approchés comme trois modes d’une même écriture – écriture de la « traversée » de laquelle il s’agit pour le sujet de faire l’expérience singulière, passant de l’opacité infernale où l’homme se trouve aliéné aux idoles de son langage jusqu’à la transparence paradisiaque où s’affirme la plénitude émancipatrice d’une « écriture s’écrivant elle-même » à l’infini.

Le livre de Dante, Sollers le rapproche de celui de Mallarmé, le « Livre » selon le titre de l’œuvre à laquelle le poète français consacra l’essentiel de son existence mais dont il ne laissa à ses lecteurs que le regret, auteur auquel, à la même époque, Sollers consacre une autre étude, soulignant chez les deux poètes un même « symbolisme » qui a moins à voir immédiatement avec la littérature européenne du début du XIVe siècle ou de la fin du XIXe, qu’avec une certaine idée du texte se développant alors dans les parages du structuralisme. Rejetant l’idée que l’œuvre littéraire soit essentiellement reflet d’une quelconque réalité objective ou subjective, il s’agit pour l’écrivain et pour le lecteur, comme l’explique encore Sollers dans une conférence de la même année, « Le roman et l’expérience des limites » de « toucher de façon renouvelée ce point, semblable en chacun, ce centre nerveux – ce “nombril des rêves” dont parlait Freud – ce “centre de suspens vibratoire”, disait Mallarmé –, qui est à la source de toute fiction et par conséquent de notre vie se communiquant à nous ». Ce qui ne signifie pas pour autant que le texte, s’enfermant au sein de sa seule clôture poétique, serait à lui-même sa propre fin. Car, et ce point souvent ignoré ou mécompris donne son sens nécessaire à l’opération ainsi envisagée : « le monde est une écriture qu’une écriture, seule, peut faire apparaître et continuer ». Leçon exprimée, Sollers le souligne, par Mallarmé mais, avant lui, déjà, bien longtemps avant lui, par Dante et susceptible d’être reprise par quiconque y sera à son tour attentif.

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A en croire Sollers, l’étude consacrée par lui à Dante en 1965 n’aurait strictement rencontré aucun écho – ou presque. Mais c’est un tour courant chez lui que de souligner l’incompréhension ou l’indifférence dont ses textes feraient les frais. En l’occurrence, on peut produire plusieurs preuves du contraire. J’en donnerai deux exemples.
Le premier concerne Roland Barthes. Au roman que Sollers fait paraître la même année que son étude sur Dante, Drame, et dont le titre et le contenu renvoient à la fois à Dante et à Mallarmé, l’auteur de Critique et vérité consacre un très long article qu’il reprendra en tête de l’avant-dernier ouvrage publié de son vivant : Sollers écrivain. Barthes y compare le livre dont il parle à la Vita Nova pour la manière dont le texte de Sollers tresse et compose récit, poème et commentaire afin de proposer au lecteur une histoire qui n’est autre que celle lui relatant la recherche même de l’histoire qui se construit et se déconstruit sur la page et à mesure qu’il en suit la genèse. Je doute que Barthes, qui sans doute l’a découvert avec et à travers Sollers, ait sérieusement lu Dante. On en trouve en tout cas très peu d’indices ou de traces dans son œuvre. Mais, s’il met en avant plutôt le Contre Sainte-Beuve de Proust, toute la réflexion que Barthes développe à la fin de sa vie sur ce qu’il nomme « la tierce forme », ni roman ni essai, essai et roman à la fois, se souvient certainement du protocole propre à la Vita Nova dantesque – livre dont on sait par ailleurs que l’auteur de Fragments d’un discours amoureux et de La Chambre claire entendait lui emprunter son titre pour en faire celui de ce roman de deuil et de désir que sa mort prématurée l’empêcha d’écrire.
Mon second exemple concerne à nouveau Jacqueline Risset. La même année, toujours la même année, en 1965 donc, elle publie un premier texte dans la revue Tel Quel dont un peu plus tard elle intégrera le comité de rédaction, offrant en 1971 son premier livre, Jeu, dans la collection qui lui est associée. L’année suivante, elle traduira Drame en italien, roman au sein duquel elle n’était peut-être pas tout à fait étrangère aux références à Scève et à Dante qu’il contenait déjà. Dix ans plus tard, en 1982, l’essai dont le titre et le propos ont pour elle valeur de programme, Dante écrivain, paru dans la collection « Fiction & Cie » que dirige Denis Roche, un autre poète issu de Tel Quel, propose pour finir certains des extraits de sa traduction en cours de la Comédie et qui verra le jour à la fin de la décennie. Mais elle s’y arrête encore, elle aussi, sur l’ « absence » de Dante qu’elle relève dans la littérature française et à laquelle, parmi les contemporains, elle ne trouve d’autre exception que celle que lui fournit Philippe Sollers et qu’elle évoque longuement, lui accordant une influence quasi-séminale.

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Elle conclut :

Une sorte de présence diffuse semble, à partir de là, se manifester dans les ouvrages des écrivains français. Dante, peu connu directement dans son texte – la langue est une barrière –, agit à présent dans les écrits (des poètes mais aussi des théoriciens) un peu comme un appel, comme une figure propitiatoire, comme le signe avant-coureur d’une époque de proximité.

Il ne fait pas de doute que c’est d’abord pour elle-même que, s’exprimant ainsi, parle Jacqueline Risset dont l’œuvre de traductrice, d’essayiste et de poète ne cessera de se développer sous le signe de Dante. Elle ne précise pas à qui d’autre, éventuellement, elle pense et elle nous oblige, si nous souhaitons le savoir, à jouer aux devinettes, à prendre des paris. Quarante ans ont passé et je veux croire que « l’époque de proximité » qu’elle prophétise est arrivée. Même si je serai bien en peine si je devais moi-même nommer les écrivains auxquels elle songe. Mais la « présence diffuse » dont, à juste titre, elle situe la source chez Sollers n’est pas sans avoir produit quelques effets.
Faute d’un meilleur exemple à fournir et afin de justifier un peu le propos que je tiens aujourd’hui devant vous et du même coup ma présence devant l’auditoire que vous formez, je m’en tiendrai à un rapide témoignage personnel. Si à vingt ans, j’ai lu Dante – dont je n’avais une connaissance qu’assez vague –, je le dois certainement à Sollers et plus particulièrement à son texte de 1965 découvert au moment où paraissait en 1981 son grand roman intitulé Paradis.

De cette découverte, j’ai tiré en 1986 une petite étude consacrée à la lecture de Dante par Sollers, « D’un Paradis l’autre » , le premier de mes textes à avoir été publié en 1992 dans la revue L’Infini – qui, une décennie plus tôt, avait succédé à Tel Quel – [voir encart]

reprenant la matière d’un travail universitaire ayant ultérieurement servi d’introduction à la thèse que j’ai soutenue en Sorbonne et dont j’ai tiré ensuite mon essai sur les romans de Philippe Sollers et mon histoire de la revue Tel Quel, livres que Denis Roche accueillit au Seuil dans ses collections et dont la publication précéda immédiatement celle de mon premier roman.

Mais tout cela est de l’histoire ancienne, presque aussi ancienne déjà que celle que j’évoquais en commençant, et je referme la parenthèse personnelle. Je veux croire cependant que pour d’autres écrivains français d’aujourd’hui qui, peut-être l’ont lu comme moi grâce à Philippe Sollers, Dante constitue bien cette « figure propitiatoire » dont parlait Jacqueline Risset.

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Lire, écrire, traduire sont, comme on le sait, des activités indissociables si elles ont chacune leur spécificité propre. Traduire suppose que l’on lise et que, écrivant à son tour, on fasse du texte que l’on lit la matière d’un autre que l’on écrit. Lire, de même, revient à traduire en son propre langage intérieur l’œuvre dont, l’écrivant, la réécrivant mentalement, on devient en quelque sorte l’auteur. Ecrire, enfin, si, comme l’expliquait Sollers, le monde lui-même est semblable à une écriture que seule « une autre écriture peut faire apparaître et continuer », consiste en une lecture en raison de laquelle on convertit, on traduit les signes dont se trouve constituée cette réalité qui ne se manifeste jamais à nous autrement que sous la forme – que nous lui conférons – d’une fiction seconde.
Proust a formidablement réfléchi à la question. Dans un passage célèbre de son Contre Sainte-Beuve – dont j’ai tiré moi-même l’argument de l’un de mes essais, La Beauté du contresens –, il compare la lecture à la traduction, signalant que lire un texte – fut-il écrit dans cette langue que l’on dit maternelle – revient à le traduire comme si celui-ci avait été composé dans une langue étrangère, commettant à son endroit d’inévitables et précieux contresens desquels ce texte tire cependant sa beauté et même sa vérité. Dans un passage non moins célèbre du Temps retrouvé, Proust affirme encore que « pour écrire ce livre essentiel, le seul vrai livre », celui qu’il porte en lui, « un grand écrivain n’a pas, dans le sens courant, à l’inventer puisqu’il existe déjà en chacun de nous, mais à le traduire ». C’est pourquoi, ajoute-t-il, « le devoir et la tâche d’un écrivain sont ceux d’un traducteur ».

Le propos de Proust possède une portée très générale. Mais peut-être ne s’applique-t-il à aucune œuvre autant qu’à celle de Dante. En tout cas, je comprends ainsi ce qu’en dit Jacqueline Risset dans Traduction et mémoire poétique lorsque insistant sur les exemples de Virgile et d’Ovide, elle montre de quelle lecture, de quelle traduction de la littérature passée procède l’invention dantesque et comment le « lien musaïque » propre à la poésie, en dépit de ce que le Convivio affirme du caractère intraduisible de celle-ci, permet que se métamorphose toute mémoire afin d’acquérir l’apparence inouïe et nouvelle que lui assigne l’œuvre encore en train de naître. Lire, traduire, écrire se présentent ainsi, chez Dante exemplairement, comme les trois aspects d’un même geste, chacun d’entre eux se trouvant susceptible d’être approché et compris selon les termes qu’un autre en procure, de sorte que s’initie un processus perpétuel qui, par la conversion continuelle qu’il assure – de lecture en traduction, de traduction en écriture, vice et versa et ainsi de suite – confère son mouvement propre à La Divine Comédie et se trouve susceptible de se propager à toute œuvre nouvelle qui élit celle-ci pour modèle.

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Lire La Divine Comédie, la traduire, ce qui revient dans un cas comme dans l’autre à l’écrire, à la réécrire, implique de prendre soi-même sa place au sein de ce grand mouvement qui fait tourner le poème sur lui-même mais dont la giration, la révolution réfléchit celle de tout ce qui l’entoure – selon cette géométrie paradoxale qu’expose le dernier chant du poème. Puisqu’il s’agit, explique encore Sollers, avec La Divine Comédie :

[...] d’un livre qui se place au lieu de recoupement de tous les livres – l’ensemble de ce qui est (mémoire, pensée, rêve, actes, monde, individus, nature, matière, histoire, culture, mythes, textes, religion) se trouvant rapporté à la symbolique de l’écriture – autrement dit : d’un livre qui rende par rapport à lui tous les livres (tous les phénomènes) tournant et périphériques.

Un livre, ajoute Sollers, qui appelle à lui son lecteur, le crée et dont le « jeu neuf » l’invite « à l’épreuve qu’un sujet fait du sens comme sujet de son existence ». Puisque, selon la lecture ainsi proposée de la Comédie, « l’amour qui meut le soleil et les autres étoiles renvoie à la constellation du sens et des mots dont l’entrée se trouve au milieu du chemin de notre vie ».

Ainsi demande à être compris le projet de Paradis, le roman publié par Philippe Sollers en 1981, l’un des derniers très grands livres de la littérature française contemporaine, dont le titre déjà indiquerait le lien à Dante si les références au poète italien n’y étaient, par ailleurs, si nombreuses et si signifiantes. Dans ce long texte entièrement non ponctué mais que porte une rythmique qui le fait rimer d’après la vieille métrique revisitée du décasyllabe médiéval, le roman se développe selon la lecture qu’il propose de toute la littérature antérieure, il cite et récite, inventant une langue nouvelle par laquelle se traduit en lui l’hébreu des prophètes et le chinois des poètes, s’écrivant ainsi lui-même à l’infini, situé en un point à partir duquel tout se trouve susceptible d’être l’objet d’une énonciation perpétuelle et que Paradis rapporte à celui avec lequel, dans son dernier chant, culmine la vision de la Comédie.

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Un pareil point, cependant, qui inclut ce en quoi il se trouve inclus, constitue tout sauf un point final. Puisque le terme du périple en constitue aussi le principe.
Chez Sollers, la référence à Dante informe continûment la suite de ce qu’il a écrit depuis Paradis. Comme en témoigne, parmi plusieurs autres exemples, en 1987, Le cœur absolu, roman dans lequel Sollers, proposant du poème de Dante une lecture qui a valeur également de traduction, en transpose le schéma, d’Enfer en Purgatoire puis de Purgatoire en Paradis, afin de développer à partir de lui l’intrigue d’un récit très contemporain où selon la manière nouvelle qui lui est propre depuis Femmes et Portrait du joueur, l’écrivain mettant en scène une sorte de double de lui-même s’attache depuis à dire, de livre en livre, la comédie de notre présent et les solutions qui subsistent pour qui souhaite salutairement y faire sécession. Il se trouve que la même année, en 1987 donc, troisième année sur laquelle après 1921 et 1965 je m’arrêterai la prenant pour point de repère, paraissent deux autres livres qui établissent, de manière différente, comment La Divine Comédie, sous des formes nouvelles, ne cesse de se lire, de se traduire, de s’écrire sous l’apparence que lui donnent des écrivains d’aujourd’hui. Ce sont les deux exemples que je donnerai pour finir.
Quoiqu’il soit le fait d’un romancier célèbre, lauréat du Prix Nobel, le premier de ces deux livres a peu attiré l’attention, à ma connaissance, des lecteurs de Dante. Il a été rarement traduit mais il l’a été au moins en italien et en français – et dans ce second cas par René de Ceccatty auquel, comment on sait, on doit aussi une version récente de La Divine Comédie. L’auteur en est le japonais Kenzaburô Oé et le livre en question s’intitule Natsukashii toshi e no tegami. C’est-à-dire : Lettres aux années de nostalgie. Sa proximité fortuite avec Le Cœur absolu de Philippe Sollers – sur la-quelle ailleurs j’ai déjà attiré l’attention – est frappante. Sous la forme de ce que l’on appellerait en France une « autofiction » – forme à laquelle, à sa façon, se rapporte la nouvelle manière de Sollers – mais revisitant plutôt ce que l’on nomme au Japon le « shishôsetsu » – littéralement : le « roman du Je » –, Oé livre une sorte d’autobiographie romancée, évoquant son enfance dans l’île de Shikoku, sa carrière d’écrivain et l’épreuve terrible que constitua pour lui la naissance de son fils handicapé, mais dont le fil directeur proprement fictionnel n’est autre que la lecture que l’écrivain, tout au long de son existence, mène de La Divine Comédie, lecture à laquelle il se consacre en compagnie de l’un de ses anciens amis, la découvrant essentiellement à travers sa traduction anglaise et à la lumière des interprétations qu’en proposèrent des auteurs comme W.B. Yeats ou Malcolm Lowry.
Mon second exemple, je crois, nous est plus familier. La même année, en 1987 donc, paraît la traduction française des Neuf essais sur Dante de Jorge-Luis Borges, publiés cinq ans plus tôt en Espagne mais recueillant, reprenant des conférences assez anciennes et contemporaines sans doute de Fictions. L’auteur argentin a raconté comment il avait appris l’italien en lisant La Divine Comédie dans une édition bilingue où en vis-à-vis du texte italien figurait sa traduction littérale en anglais. Le livre se présente comme une succession de petits essais à la faveur desquels, sans souci d’exhaustivité, Borges s’arrête sur tel ou tel des moments du poème dantesque. Mais autant que ceux de Oé ou de Sollers, l’ouvrage se présente aussi à la manière d’un discret roman personnel dont le contenu autobiographique est d’autant plus évident qu’il n’est jamais présenté comme tel. Réécrivant La Divine Comédie, Borges réécrit aussi la version ancienne qu’on en trouvait déjà dans l’une de ses nouvelles les plus justement célèbres, « L’Aleph », où l’évocation de ce mystérieux point qui donne, vertigineusement, accès à tout le spectacle du monde ne console aucunement le narrateur du deuil où l’a laissé la mort de la femme qu’il avait vainement aimée.

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A la cacophonique confusion des langues – dont on sait quelle importance Dante lui accorde dans l’économie d’un enfer où le mythe de Babel dispose d’une place éminente – répond cette écriture paradisiaque à laquelle invite la dernière partie de la Divine Comédie et qui assure la transparente circulation d’idiome en idiome selon un programme auquel souscrivent les lectures contemporaines du poème pour lesquelles l’italien se lit, fût-ce à travers l’anglais, se traduit, afin de se dire en français, en espagnol ou en japonais, à notre intention à « nous dont le monde est patrie comme l’océan l’est aux poissons ».
Qu’il faille réécrire La Divine Comédie pour la lire, pour la traduire, que la lire ou la traduire revienne à la réécrire, constitue la leçon assez évidente que je me contente ici de souligner. Elle vaut pour quiconque considère ce que l’œuvre de Dante a encore à nous dire. Nous pouvons tous en témoigner. Invité à m’exprimer devant vous au titre des romans que j’ai écrits mais bien conscient de la disproportion qui existe entre mes propres livres et ceux dont je viens de parler, je me garderai bien de le faire. Dans le livre de sa mémoire, à un moment ou à un autre, chacun trouve la phrase qui lui dit, comme si elle s’adressait personnellement à lui, « Incipit vita nova ». Un dieu vient qui domine –« Ecce deus fortior me, qui veniens dominabitur michi » – et le deuil dans lequel votre existence vous laisse suscite l’infini désir de dire dont toute poésie procède. Mais je ferme pour la seconde et dernière fois la parenthèse personnelle.

Disons plutôt que je délègue à l’un des auteurs dont j’ai parlé le soin de s’exprimer à ma place – comme lui-même avait confié ce soin à Dante. Il y a quelque chose de très pathétique à la lecture que Borges propose de La Divine Comédie. Elle prend tout son sens de l’amour que le poète porta à la femme qu’il désira et que la mort lui ravit. Son œuvre – à laquelle on peut bien sûr prêter d’autres monumentales et pieuses intentions – il la composa, explique Borges, afin de lui permettre de retrouver celle-ci. En Enfer, à voir souffrant ensemble les amants que même la mort ne put séparer, les enviant tristement, Dante se lamente sur le bonheur dont il fut privé. Au Purgatoire, les retrouvailles dont il s’offre à lui-même le rêve lui laissent un goût un peu amer que même la splendeur du spectacle que lui propose le Paradis ne viendra pas effacer tout à fait. Le dernier sourire que Béatrice lui destine, en dépit des interprétations édifiantes qu’on n’a pas manqué d’en donner, le déchire. Et c’est de ce déchirement que procède le désir qui présida, en secret, à la composition de son poème. Du moins, c’est ce que Borges dit.

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Je boucle la boucle et je termine. En 1921, il y a un siècle – mais qu’est-ce qu’un siècle à une semblable échelle ? –, en sus de Barrès et mieux que lui, il s’est trouvé un autre écrivain français à qui il fut demandé de rendre hommage à Dante. Je,parle de Paul Claudel. Le comité chargé d’organiser les célébrations lui commanda un poème – « Ode jubilaire pour le six-centième anniversaire de Dante » – dont il donna lecture le 17 mai, le faisant précéder d’une conférence – « Introduction à un poème sur Dante » – où il exprime toute son admiration pour l’auteur de La Divine Comédie.
Dans son « Ode », Claudel, lui-aussi, lit Dante, le traduit, le réécrit, convertissant la rime tierce de son modèle en une très longue série de versets à sa manière. Avec une assurance qui n’appartient qu’aux écrivains s’ils ne doutent pas de témoigner pour la vérité – mais sans doute n’est-on écrivain qu’à une semblable condition –, Claudel s’autorise, leur prêtant sa voix, à faire parler dans son poème, à la première personne du singulier, Dante, Béatrice et jusqu’à Dieu lui-même – faisant preuve d’une audace que Dante n’eut pas. Son intention est clairement apologétique comme on pouvait s’y attendre de la part d’un écrivain aussi éminemment catholique que Claudel. Et pourtant, elle rejoint celle de Borges – qui lui ressemble pourtant si peu.
Pour le poète français comme pour l’écrivain argentin, la clé est la même. « Toute la Divine Comédie, déclare Claudel, se résume finalement dans la rencontre de Dante et de Béatrice ». Sans doute, comme l’auteur de « L’aleph », le dramaturge de Partage de midi a-t-il ses raisons personnelles pour penser ainsi, raisons dont lui non plus il ne dit rien mais qu’exposera assez clairement son Soulier de Satin, drame qui donne une dimension mondiale et même cosmique à la séparation des deux amants qu’il met en scène.
Telle que je la comprends, l’idée qu’expose Claudel a quelque chose d’assez étrange et dont j’abandonne à des lecteurs plus compétents que moi le soin de dire si elle se trouve conforme ou non aux intentions de la poésie et aux enseignements de la foi.

L’exil et la séparation, le désir et le deuil, tels que Dante les connut et qui sont expériences semblables d’un manque essentiel, Dieu les voulut, explique Claudel, afin qu’il y eût quelque chose d’imparfait dans sa création, comme une sorte de vide indispensable et salutaire :

« C’est parce que toutes les choses créées sont imparfaites, déclare ainsi Claudel, c’est parce qu’il y a en elles un certain manque, un certain vide radical, – qu’elles respirent, qu’elles vivent, qu’elles échangent, qu’elles ont besoin de Dieu et des autres créatures, qu’elles se prêtent à toutes les combinaisons de la poésie et de l’amour ».
De ce vide, qui n’a pas vocation à être comblé, en vertu de cette imperfection que le Mal ne supporte pas puisqu’il sait que l’homme ne s’ouvre que là où il se rompt, tout procède – et particulièrement la parole qui se lisant, se traduisant, s’écrivant elle-même à l’infini, ne cesse de circuler sous les formes toujours nouvelles et cependant perpétuellement fidèles à elles-mêmes que chacun, à son tour, lui confère. Telle est la morale paradoxale du poème qui pose que c’est par sa faiblesse, par sa défaillance que la créature se trouve à l’image de son Créateur.
Aux derniers vers de l’Ode, Dieu en personne le dit, à qui la moindre des choses est de laisser ici le dernier mot :

– Qui a mis en marche tout cela ? dit Dieu, ce trébuchement initial ? qui a ménagé ce certain manque et ce vide secret ?
De peur que mon enfant existe par lui-même et qu’il se passe de moi qui l’ai fait.
Qui a mis cette défaillance en son cœur à l’imitation de Ma faiblesse ?
Ce défaut, et ce vide en toute chose, et cette entrée en toute chose que Satan désapprouvait ?
C’est moi, dit la Sagesse.

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Note de la rédaction Philippe Sollers avait suivi avec intérêt, de loin, la naissance de l’idée de la conférence sur laquelle repose cette publication. Nous avions réfléchi à la possibilité de le faire intervenir à la visioconférence, et il avait accueilli favorablement la proposition. Cela n’a pas été possible, en raison de son état de santé, et le 5 mai 2023, il nous a quittés.

Philippe FOREST sur pileface

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