ÉTERNITÉ L’éternité est sûrement retrouvée, puisque, comme toujours, la mer est mêlée au soleil. Le monde n’a pas disparu, mais on dirait qu’il a été retourné pour reprendre son cours céleste. Tout est maintenant immédiat, le temps ne coule plus, et le plus stupéfiant est que personne ne semble s’en rendre compte. Plus de sept milliards d’humains genrés poursuivent leur existence somnambulique. Rien à voir avec un jugement dernier, la notion de jugement a été effacée en route. Tout est détruit, mais rien ne l’est.
Si je suis l’histoire du Graal, et son absurdité grandiose, je dois admettre qu’un seul homme est mort et ressuscité, mais que cet homme étant Dieu, il a eu un corps de chair et de sang qui a transformé le temps.
Je résume :
Lors du dernier banquet donné par le Christ à ses disciples, celui-ci leur propose de manger son corps sous forme de pain, et de boire son sang sous forme de vin. Cette coupe, ce calice, ou ce vase, va être l’objet de toutes les spéculations, et sa recherche active, sous le nom de Graal, commence dès le Moyen Âge. Je ne vais pas vous raconter les aventures des Chevaliers de la Table Ronde, il vous suffit d’imaginer que quelqu’un était là, au pied de la Croix, pour recueillir le sang et l’eau qui coulaient du corps du Crucifié capital. Vous connaissez la suite, le tombeau est vide, c’est une femme qui l’annonce à Pierre et à Jean, ils se précipitent, ils constatent. Le Saint Suaire de Turin, et sa photo toujours inexplicable, est encore un objet de débats passionnés. Beaucoup de légendes ont couru à propos de cet objet sacré, et l’ésotériste René Guénon a cru nécessaire d’écrire : « Il est dit que le Graal ne fut plus vu comme auparavant, mais il n’est pas dit que personne ne le vit plus. En principe, il est toujours présent pour ceux qui sont "qualifiés", mais, en fait, ceux-là sont devenus de plus en plus rares, au point de ne plus constituer qu’une infime exception. »Parmi les légendes, on peut relever que le Graal a été enlevé au Ciel, qu’il a été transporté au « Royaume du prêtre Jean », quand il s’est réfugié, avec les Rose-Croix, en Asie. Vague rêverie, qui n’approche même pas l’hypothèse la plus sérieuse, celle d’un continent disparu, il y a très longtemps, mais toujours actif atomiquement, et génétiquement, dans l’ombre.
ÂGE D’OR Mon anomalie génétique inexpliquée est connue depuis longtemps des spécialistes. La nouveauté est venue de la recherche accélérée des laboratoires à cause des mutations des virus. Parmi certains résultats, d’autres cas que le mien ont été retenus par les scientifiques. Ils apparaissent chez des habitants d’îles de l’Atlantique, parfois au large des côtes françaises, plus généralement aux Canaries ou au Cap-Vert. Un généticien, grand lecteur de science-fiction, a aussi tôt parlé avec humour d’une transmission venue de l’Atlantide, île énorme, engloutie depuis des millénaires dans l’océan. De ce point de vue, je suis un Atlante, ce qui expliquerait la plus grande partie de mes bizarreries.
Dans tout cela, il y a au moins dix mille ans, l’âge d’or laisse une mémoire mythique profonde. Platon, dans le Timée, affirme l’existence historique de ce continent disparu. « Dans cette île, l’Atlantide, s’était constitué un vaste empire merveilleux que gouvernaient des rois don t le pouvoir s’étendait non seulement sur cette île tout entière, mais aussi sur beaucoup d’autres îles et des parties du continent. »
C’est pourtant cette merveille qui a été battue par Athènes sur ordre de Zeus contre Poséidon, dieu de l’océan.Dans le Critias, Platon insiste :
« Les rois de l’Atlantide élevèrent ces villes magnifiques, pleines de souterrains, de ponts, de canaux, de passages compliqués qui facilitaient la défense et le commerce. »
Nous sommes ici dans l’extrême Occident, dans les Hespérides, près de l’île des Bienheureux où poussent des pommes d’or, là où coulent les sources de l’ambroisie, nourriture des dieux. Au bord de l’Atlantique, je bois un verre de vin à la gloire de cette île et de son passé fastueux.Des royaumes unis dans une harmonie paradisiaque. Toute sa vie, un descendant des Atlantes recherchera ce Graal perdu, avant de s’apercevoir qu’il l’a en lui, et qu’il n’y a aucune séparation à faire entre intérieur et extérieur. Il est partout chez lui, « partout » et « n’importe quand » sont lui-même. Pas besoin de s’obséder sur un vase sacré, pas besoin de s’imaginer en chevalier d’aventure, en roi Arthur, en Lancelot, en Galaad. Ces vieilleries réactionnaires n’ont plus aucun intérêt, vous n’êtes le frère et le camarade de personne, vous êtes seul, et aucun autre Atlante ne vous fera signe, vous êtes l’unique roi de votre royaume, et vous le suivez de nuit comme de jour.
L’amour, on ne le sait pas assez, consiste à trouver quelqu’un qui vous touche où il faut, quand il faut. Pour un Atlante conscient, une telle rencontre est exceptionnelle et comporte une chance sur des mil lions. Une femme atlante, par exemple, définie par sa génétique, peut très bien ne rien savoir de ses origines, et les découvrir par hasard. Les partenaires ne parlent pas forcément la même langue, mais les gestes sont là, et une certaine accentuation des mots est la clé des rencontres. Une Atlante a pour seul plaisir de faire jouir un mâle en le caressant et en l’embrassant, elle jouit tout de suite après, avec un grand soupir de satisfaction. Cette pratique spéciale semble dater de milliers d’années, et on comprend qu’il s’agissait d’éviter un surcroît de population. Pas question de circoncision, et encore moins d’excision, on laisse les organes à leurs intuitions.
On peut trouver, ici ou là, des traces des réfugiés de l’Atlantide. Qui n’a pas entendu parler de l’île grecque de Lesbos, splendidement chantée, comme par hasard , par un poète français, Baudelaire ? Elle est devenue aujourd’hui un lieu dévasté, un camp de concentration pour migrants et migrantes, avec de grands incendies mortels, sans parler des ravages des virus. Vous écoutez les informations, et, parmi d’autres destructions considérables, vous entendez la formule « l’enfer de Lesbos ».
PAROLE On peut très bien imaginer que l’Atlantide ait eu pour Graal la sibylle sacrée OM, qui traverse jusqu’en Inde les Millénaires. OM est une vibration de la « Parole Suprême » qui n’a rien à voir avec le langage conventionnel. Elle est émerveillement indifférencié, comparable à un signe de tête intérieur. Étant pure conscience, sans autre essence qu’elle-même, reposant sur elle-même, elle est toujours éveillée, indestructible, éternelle, et n ’est rien d’autre que le « Je absolu ».
« Je absolu », en sanscrit, se dit AHAM. Un mantra fondamental a pour signification « Le vainqueur de la mort » :
OM JUM SAH En voilier, sur l’Atlantique, il peut vous arriver, si vous êtes bien concentré, d’entendre le presque inaudible murmure subtil des Atlantes. Ce que vous lisez ici, en français, en langage articulé normal, correspond, en sanscrit, au niveau le plus visible de la parole, qu’on appelle « l’étalée ». Avant, vous avez deux autres niveaux, « la moyenne » et « la voyante ». Elles dérivent toutes de la Parole Suprême, laquelle, silencieuse, est présente au-delà du sommeil profond, sinon vous restez sous l’emprise de la veille ou du rêve.
« Vous avez sûrement entendu parler de la « kundalini », dite la « lovée », cette énergie enroulée comme un serpent au niveau du sexe. La syllabe sacrée permet de la réveiller, et de la faire vibrer, même dans le silence, à travers le nombril, le cœur, la gorge, les sourcils, le front et le haut du crâne, où elle s’épanouit comme une fleur. Vous êtes votre propre fleur, le reste relève de la pudeur.
Juste cette précision : « le son S est émis involontairement et du plus profond de l’être, au moment du summum du plaisir amoureux ».
Le cri d’amour sonore, impossible à simuler, est donc un écho de la Parole Suprême. La majorité des mâles hétéros sont sourds, et se laissent facilement abuser. Les Sirènes ne chantent pas, mais râlent beaucoup faussement, et plus d’un marin enivré de désir finit par s’apercevoir que tout ça lui coûte trop cher.
La Parole Suprême jouit de la parole en tant que parole, et nous voici brusquement chez saint Jean, sans parler de Heidegger, qui préfère l’expression « cheminement vers la parole », chemin qui ne mène nulle part, mais là où il faut, en pleine Forêt Noire. Quant à la cure psy par la parole, vous serez toujours très surpris par ce que disent vraiment vos rêves. Je laisse de côté les mystiques de toutes les traditions, pour n’en garder qu’un, le plus proche de la Parole Suprême, l’obscur et lumineux Maître Eckhart.
Heureux le garçon de quinze ans qui a été initié sexuellement par une femme atlante, dont le corps a été élu à ce sujet par la Parole Suprême. Elle accomplit là, souvent sans le savoir, un rite millénaire de l’Égypte antique ou des hétaïres grecques qu’on peut admirer sur des vases d’avant notre ère. Ces prêtresses préhistoriques connaissent les gestes au millimètre près, ce sont ces mères incestueuses par procuration, elles ne jouissent qu’en faisant jouir leurs jeunes garçons, et ces derniers sont donc armés pour la vie contre toutes les impostures. Ils ont, très tôt, vu et vécu, dans la vibration.
J’aurais dû faire analyser, en laboratoire, le code génétique des trois femmes atlantes que j’ai eu la chance de connaître. Elles m’ont choisi, je les ai tout de suite reconnues, elles m’ont beaucoup appris sur les continents disparus et les stabilités inaccessibles. C’est à elles que je dois de croire de plus en plus à l’Éternel Retour. Tout se répète de façon nouvelle, et la vie devient un roman à rebondissements permanents.



Un film de G.K. Galabov et Sophie Zhang, 2022.
Musique :
Bach, Suites pour violoncelle (Pablo Cazals) ; Toccata et fugue en ré mineur (Marie-Claire Alain) ; Magnificat en mi bémol majeur, BWV 243a (Sir Eliot Gardiner)
Mozart, Quintette en sol mineur KV 516 (Amadeus Quartet).
Extraits des films :
North by northwest (La mort aux trousses), d’Alfred Hitchcock (1959).
The Sword of doom (Le Sabre du mal), de Kihachi Okamoro (1966).
Lieux : L’Atlantide [1] ; Ré ; Grèce : temple de Poséidon au cap Sounion, Lesbos ; Venise : Pointe de la Dogana (beaucoup d’îles).
Références : Platon, Critias ou l’Atlantide — Timée.
Peintures :
Le Greco, Saint Jean l’Évangéliste
Nicolas Poussin, Le Ravissement de saint Paul
Fra Angelico, Consécration de saint Laurent comme diacre par Sixte II (Le Calice)
Piero della Francesca, La Résurrection (détail : la tête du Christ)

Poussin, Le Ravissement de saint Paul (détail).
Le Louvre. Photo A.G., 25 janvier 2017. ZOOM : cliquer sur l’image.



DURÉE
- Photogramme du film GRAAL.
« Alors entre aussi l’autre, le premier arrivé au tombeau, il voit, et il croit ». Cette parole de Jean (20.8), le premier à croire à la résurrection du Christ, ouvre le film. Elle s’entend au présent alors que la plupart des traductions la mettent à l’imparfait. « Il voit, et il croit ». Vers la fin du film, la tête du Christ qui figure dans La résurrection de Piero della Francesca se superpose à celle du saint Suaire de Turin jusqu’à si confondre... Cette tête du Christ de La résurrection de Piero figure telle quelle sur la couverture du numéro 19 d’art press daté de juin 1978 qui avait pour thème « Dieu est-il mort ? ». Un numéro, présenté par Jacques Henric, dans lequel Sollers donnait un long entretien intitulé La « lettre volée » de l’Évangile. Souvenez-vous :
Toute culture est fondée sur le meurtre, mais pas seulement, comme le dit Freud, le meurtre d’un père mythique. Le Christ est le dévoilement du mécanisme victimaire par lequel le groupe humain projette incessamment sa crise de dédoublement et accomplit un sacrifice pour recomposer son harmonie. Il dévoile la répétition cruciale. Dans la Bible il n’est déjà question que de ça : la Bible passe son temps à annoncer qu’il faudra renoncer au sacrifice. C’est la dimension prophétique, les prophètes appelant la communauté à ne plus se fixer dans une gestion de la violence divine. Si la mort du Christ est un coup raté de ce qui se passe pour la loi absolue de mort, toute la construction de dénégation par rapport à cette affaire se trouve atteinte. Il apparaît que toute culture émerge par un tombeau et que, par conséquent, toute culture expose et cache un cadavre. Les séries d’échappatoires par rapport à cette question sont des suites de compromis (névrotiques) par rapport au signifiant pris à la lettre qu’est le cadavre.
ou encore :
... le logos johannique — de l’évangile de Saint-Jean — n’a rien à voir avec le logos des philosophes, tel qu’il se trouve chez Héraclite (et Heidegger). Pour Saint Jean c’est l’humanité qui passe son temps à expulser la parole divine (renversement de la Genèse). Nous touchons là la profondeur de la formule énigmatique de Bataille comme quoi la vérité du langage est chrétienne. L’humanité se constitue d’exclure une parole et le corps ne parle qu’à cette condition. L’exclusion atteint son maximum quand un corps prétend incarner la parole. C’est ce qui arrive au Christ qui en somme défie des corps qui croient parler et qui ne parlent que pour expulser une parole. La dimension du crime dépasse alors de très loin celle du sacrifice puisque le sacrifice suppose entre la victime et ses assassins une communauté réglée d’aphasie. Le crime se casse les dents sur le fait que quelqu’un démontre corporellement jusqu’au bout que la parole est inarrêtable.
Dans les Évangiles, comme dans La Lettre volée, l’évidence est là, à chaque instant, et est donc particulièrement invisible. Je vois dans cette lettre volée de l’Évangile quelque chose qui touche la matrice même de l’humanité, autrement dit l’hystérie, c’est-à-dire l’impossibilité de saisir la dimension symbolique des énoncés. Quand le Christ dit « mes paroles ne passeront pas » il renverse la proposition qui est le lieu commun hystérique, à savoir « les écrits restent, les paroles s’envolent ». La fixation de l’écrit est celle du corps comme déchet. En revanche, si le corps passe et que la parole ne passe pas, on entre dans un tout autre espace que l’espace mythologique et religieux : le sacré est atteint à sa source.
Quant au Suaire...
« Quant au Suaire, est-il authentique ou faux ? La question semble encore suspendue entre la Palestine du 1er siècle du faux calendrier et le Moyen Âge du même. La science affirme que c’est un faux tardif (mais tardif par rapport à quoi ?), mais est encore incapable d’expliquer comment l’empreinte sanglante d’un crucifié aussi exact que solennel a pu s’imprimer sur ce linge. Est-ce LUI ? Vraiment LUI ? Le négatif photo est impressionnant, et, en effet, ce serait énorme. M.N. [2] n’a jamais vu ce négatif, mais il savait que le Suaire était là, il ne pouvait pas ne pas y penser même s’il n’en parle jamais. Le Christ et l’Antéchrist dans la même ville, Dionysos et le Crucifié dans le même quartier, ça ne peut pas s’inventer.
Ricanez si vous voulez, moi j’écoute. »(Une Vie Divine, 2006, folio 4533, p. 182 [3]).


« LES COULISSES DU PARADIS »
Reprenons : Graal, p. 23 :
« La Parole Suprême jouit de la parole en tant que parole, et nous voici brusquement chez saint Jean, sans parler de Heidegger, qui préfère l’expression « cheminement vers la parole », chemin qui ne mène nulle part, mais là où il faut, en pleine Forêt Noire. Quant à la cure psy par la parole, vous serez toujours très surpris par ce que disent vraiment vos rêves. Je laisse de côté les mystiques de toutes les traditions, pour n’en garder qu’un, le plus proche de la Parole Suprême, l’obscur et lumineux Maître Eckhart. »
Au point où nous en sommes de notre « cheminement », je me permets de renvoyer à deux articles : Parler la parole et Révolutionnaire s’il en fut, Maître Eckhart...

Dans le 11ème entretien avec Ligne de risque intitulé « Les coulisses du Paradis » et publié dans Poker en 2005, Sollers évoque un livre d’André Padoux, L’énergie de la parole, qui traite de la dimension mystique de la vâk, de la parole, dans la tradition indienne, védique. Il revient sur la lettre H :
« Avec la lettre H, voici l’union rituelle du yoga tantrique. Le dynamisme propre à cette lettre est lié au va-et-vient des yeux de l’adepte à ceux de sa partenaire pendant l’échange sexuel. La partenaire, grave question, avec tout ce que vous imaginez de romances, d’impasses, de ratages — bref d’enlisement sexuel sur fond d’illusion. Suzette aurait pu être ma partenaire, Lou aussi, et Anna... Qui est la partenaire ? La mère des enfants ? Eh non. Le dynamisme que procure la lettre H est sans limites : l’adepte va et vient sans arrêt. Sa sexualité ne connaît aucune borne. Un mystique commente : "La pensée totalement immergée dans la joie la plus intense, émettant ce son de façon ininterrompue, dans le bonheur de l’union, avec une femme au corps harmonieux. Les maîtres du yoga, à l’esprit totalement détaché, atteignent ainsi à l’union suprême." J’ai connu, de manière indubitable, cette immersion de la pensée dans la joie intense. C’était après avoir pris des substances, et dans la compagnie de femmes au corps harmonieux. J’ai été ainsi emmené dans les parages de la "Voyante" ».
Selon Sollers, André Padoux distingue dans la Parole « quatre quarts » : au plus haut degré, la « parole suprême », « entièrement différente du langage humain, et qui l’enveloppe », la « parole voyante », la « Moyenne » ou l’« Intermédiaire » et l’« Etalée » (la plus vulgaire, qui sert à communiquer).
Le premier recueil d’essais de Sollers s’appelle L’intermédiaire (Seuil, 1963).
Sollers nous parle de la « Voyante » en ces termes : « Elle inclut tout ce qui a trait à l’organique dans le langage : la gorge, le palais, la glotte, la langue, etc... Elle est avant tout une vibration. Elle résonne dans le son. Energie de la volonté, et non plus de repos (...), elle soutient le désir de connaissance. Ce n’est plus un murmure intérieur, mais un murmure subtil. La "Voyante" a la rapidité de la foudre. Elle se déplace à l’instant. Elle est également ce qui porte la mémoire (...) »
Cet entretien s’appelle, rappelons le, Les coulisses du Paradis. Évoquant la lettre H, Sollers ne parle pas de son roman H. On ne peut éviter d’y penser. H a été écrit juste avant Paradis.
Il n’est peut-être pas excessif de penser que Paradis touche à la "parole suprême".
« La "parole suprême" est "émerveillement indifférencié, et comparable à un signe de tête intérieur". La parole à son état suprême : salut dans la clarté. Elle est, cette parole, "éveillé, indestructible, éternelle" : elle configure un "Je absolu" dont une tête en liberté [allusion au roman de François Meyronnis] pourrait faire l’expérience. Avec cette parole suprême, nous sommes avant la manifestation (...) Avec la parole suprême, vous frayez dans une dimension qui ignore l’inertie. Le corps humain s’inclut en elle, devenant immédiatement résurrectionnel — et cela sans avoir à produire un cadavre, encore moins un squelette à balayer. » [c’est moi qui souligne. A.G.]
Sollers a dit souvent avoir écrit Paradis dans un état de « grand repos ».
Le passage de H à Paradis serait celui de la "parole voyante" (on pense au "voyant" de Rimbaud), encore prise dans "l’énergie de la volonté" sans repos, au repos (mais un repos — paradoxal — qui refuserait l’inertie) de la "parole suprême". Il marquerait, pour la première fois, dans le roman , le "saut", le « salut dans la clarté hors de la métaphysique de la volonté » (Heidegger), la sortie du nihilisme (Note du 7 février 2007).
LIRE : Vers la notion de Paradis (I).


À PROPOS DE SON PROCHAIN ROMAN, GRAAL,
À PARAÎTRE AUX ÉDITIONS GALLIMARD EN MARS 2022

29 octobre 2021
Mon cher Philippe,
C’est toujours avec un grand bonheur que je te lis, cher Philippe, et celui-ci "Graal" particulièrement. Ta lecture très personnelle du mythe de Graal nous fait oublier les Chevaliers de la Table Ronde pour découvrir la figure de Jésus et de Jean avec un habit de l’Atlante, ce migrant clandestin d’une île atlantique perdue. Dégager la parole de Jésus pour dégager son enseignement de la mièvrerie universelle du christianisme. Vive la belle liberté du "Graal intérieur" que ne contraint aucune parole bâillonnée en laissant place à la séduction et au plaisir charnel. Bienvenue à tous tes amis : Platon, Baudelaire, Sade, Laclos, le Christ, Borgès... au son de l’orgue joué par Jean-Sébastien Bach. Tu retournes les obsessions de l’époque comme le plongeur retourne le corps de la pieuvre, qui ne peut plus cracher son encre, qui la rend invisible.
Je suis heureux, cher Philippe, d’inscrire ton Graal, au programme de mars. Espérons que les candidats à la présidence de la République s’en inspireront !
Je t’embrasse avec mon affection fidèle —
Antoine


Crédit : Philippe Sollers.
ZOOM : cliquer sur l’image.

Première publication le 24 novembre 2021.
LIRE AUSSI : Des nouvelles de Philippe Sollers


Tout est détruit, rien ne l’est, par Philippe Sollers, écrivain
par Fabien Ribery
- Délos, Cyclades, Grèce.
Il y a indéniablement une forte dimension gnostique dans l’œuvre de Philippe Sollers, le simple relevé de quelques titres en témoigne : Paradis (1981), Le Lys d’or (1989), Illuminations (2003), Une Vie divine (2006), Discours parfait (2010), Médium (2014), L’Ecole du mystère (2015), et le dernier-né, le plus explicite peut-être, Graal.
Peu s’en sont rendus compte, mais Philippe Sollers est un Atlante, soit, dans l’écoulement immobile du temps et l’éternel retour du même, un de ces élus ayant vécu/vivant encore pleinement dans l’île mythique de l’Atlantide, soit, pour en donner une représentation à peu près concrète, Venise/l’île de Ré – où le navigateur à l’encre bleue sera enterré.
Pour être un élu, il faut avoir été désigné et spécialement initié lorsque l’on est jeune homme par des femmes, tantes attentives ou prostituées, aux profondeurs du savoir sexuel (jouissance à sec, plaisir féminin, rire).
Qui penserait qu’un homme né en 1936 ne possède physiologiquement plus toute sa tête/mémoire, et encore moins sa substance vitale, se tromperait grandement.
Voici donc Graal, soit un scandale qui sera probablement inaperçu par les sept milliards d’humanoïdes genrés courant à leur perte en applaudissant frénétiquement devant le spectacle de leur propre déchéance.
Il y a les somnambules, et les quelques autres, solitaires, chanceux, régnant sur leur propre royaume.
Mais qu’est-ce que le Graal ? une coupe ? un vase ? un fantasme ? Non, le verbe absolu créateur de monde, cette Parole primordiale décrite notamment dans les traités tantristes, et que Saint Jean appelle Dieu.
« Le cri d’amour sonore, impossible à simuler, est un écho de la Parole Suprême. La majorité des mâles hétéros sont sourds, et se laissent facilement abuser. »
L’amour est un miracle, mais il existe : « L’amour, on ne le sait pas assez, consiste à trouver quelqu’un qui vous touche où il faut, quand il faut. Pour un Atlante conscient, une telle rencontre est exceptionnelle et comporte une chance sur des millions. »
Bien entendu, rater cette chance serait criminel, de l’ordre d’une damnation éternelle.
« La vraie vie, écrit l’ésotériste migrant (passage qui enchantera sûrement Valentin Retz et Catherine Millot), consiste à vivre sa propre mort. Pas LA mort, mais SA mort. C’est une révélation très tardive, une révolution radicale. En langage théologique, dans la résurrection des morts, il s’agit des ‘corps glorieux’. »
Le Mal ? « Il y a un Graal de vie, unique, et apparemment introuvable, mais il y a aussi un Graal de mort, qui, lui, est légion, et plein de répliques. Qui possède l’arme atomique possède le Graal de mort. »
Trop en dire exposerait l’initié à un déchaînement d’incompréhension et de haine, il sera discret, secret, essentiellement silencieux, et s’enchantera des intersignes parsemant son quotidien.
« Pour l’instant, le réfugié atlante rêve qu’il est à Jérusalem, en train de participer, de nuit, au Saint-Sépulcre, à une cérémonie à laquelle il ne comprend pas grand-chose, mais dont il devine qu’elle appartient à l’Eglise invisible, fondée ici par Jean, il y a deux mille ans. Peu importe, il n’a pas besoin d’explications, sa foi le soutient et le porte, il pense toujours que toutes les choses obscures doivent être éclairées un jour. C’est un homme des lumières, fait pour la nuit. »
Et le tombeau est vide.
L’intervalle, 10 mars 2022.
[1] Lire : Chantal Foucrier, Le mythe littéraire de l’Atlantide (1800-1939).
[2] Monsieur Nietzsche.
[3] Cf. Le saint suaire de Turin.
8 Messages
Faire coexister l’Évangile de Jean (contre celui de Pierre, comme le jeune écrivain fêté par Mauriac) et le « principe de délicatesse » de Sade, dans une merveille de petit ouvrage d’une verve apaisée et puissante, fable en forme d’essai tout en échos biographiques, sous-titré « roman » et qui est tout sauf un roman, sinon par son tempo de chapitres brefs comme L’insoutenable légèreté de l’être – une gageure que seul Philippe Sollers pouvait soutenir. L’écriture se stabilise à l’étiage d’une simplicité aboutie qui ne se déploie peut-être qu’à 85 ans, quand l’immense et contrastée culture et l’acuité au présent d’un des rares Résistants à la surpopulation font boucle, de longue lucidité immergée. Soit bien davantage que le « petit […] roman […] métaphysique […] » que déclare l’auteur.
Ou un autoportrait fabulé et mythique on ne peut plus roman, campé sur les siècles le travail sur soi de décennies.
Graal. La coupe avec laquelle Jésus a célébré la Cène et dans laquelle a été recueilli son sang ? Toison d’or objet d’une quête, Origine du monde de Courbet coupée du monde par le collectionneur Lacan ? Mais ici plutôt l’Atlantide, ce continent englouti (en fait, une île) célébré par Platon dans le Timée et le Critias, dont descendent les Atlantes égarés parmi nous, non sans écho des moitiés d’homme hémisphériques d’Aristophane dans le Banquet, aimantées à se rejoindre. Ici « l’Atlante » par excellence peut être la tante incestueuse qui vous a initié sexuellement et dont l’empreinte (mieux que celle d’une mère) vous protège toute une vie.
« Sa concentration constante vient de son Graal intérieur dont la vibration l’accompagne. »
Ce qui caractérise les Atlantes : l’esprit de solitude, une sexualité transgressive douce non reproductrice, une grande liberté d’esprit. Bref, Sollers, selon toute apparence.
Le travail ininterrompu d’une vie a trouvé un point d’orgue. En regard, à la faveur d’un impressionnant défilé d’authentique culture de grand lecteur, s’extrait de l’ombre un rapprochement vital : comment, pourquoi, par des jeux d’aiguille (« “Tu viens me voir coudre ?” ») sur l’aire génitale de son neveu de 12 ans à qui elle « demande de [s]e déculotter, [sa tante] de temps en temps a un geste pour [lui] piquer légèrement les couilles, cette merveilleuse salope, pas du tout folle, se fait plaisir, en éduquant ainsi, dans son boudoir », le futur écrivain. Mais surtout en réparant, informée sans doute, ou par quel hasard heureux, l’épisode d’horreur qu’il a subi, « bébé d’un an, assis dans un grand cabinet de toilette. Assise devant moi, une fillette amie de mes sœurs, brandit une aiguille à tricoter, et me dit, avec le plus grand naturel de haine, qu’elle va me crever les yeux. Grand cri de ma sœur cadette qui vient d’entrer. Elle maîtrise la folle […] ce qui fait que je dois la vue à ma plus jeune sœur, qui, toute ma vie, aura le souci de me protéger. »
Chez lui comme chez Héraclite, les contraires s’accordent, ou plutôt se concilient, cela jusqu’à l’antinomie absolue d’une foi (l’une de ses dernières têtes de chapitre) en Dieu, un Dieu catholique sociétal mais unique – avec la croyance à l’éternel retour.
Cela projeté dans notre actualité : l’Atlante, celui remonté « génétiquement » ou par quelque autre tour de force de son continent intérieur englouti, est désormais dénommé « le réfugié atlante, « le Migrant », à s’y méprendre avec celui qui par son surnombre menace de nous replonger dans le néant mais demeure notre frère.
Universelle, l’Église catholique, qui étymologiquement est holistique, s’accorde avec l’Isa Upanishad hindoue où « quand on a fait le plein du plein, le plein demeure ».
« Vers la fin de sa vie, Jean-Sébastien Bach pense que le Graal est devenu son orgue. »
Sitaudis, 12 février 2023.
« L’éternité est sûrement retrouvée, puisque, comme toujours, la mer est mêlée au soleil ».
« La lumière du Graal est immortelle. Elle brille jusque dans les ténèbres, mais les ténèbres ne peuvent pas la saisir ».
Entre ces deux phrases, un roman s’est déployé. Un court roman inspiré par le Graal, l’apôtre Jean, Rimbaud (1), les Atlantes, et les heureuses expériences sexuelles du narrateur en état de jeunesse inspirée. Comme toujours chez Philippe Sollers, la parole est d’or, elle transforme le plomb, autrement dit la moraline dominante, en or fin, et elle ne doute pas un instant, comme chez l’apôtre Philippe (2), que la résurrection se déroule sous nos yeux, de notre vivant – « La vraie vie consiste à vivre sa propre mort. Pas LA mort, mais SA mort ». Comme toujours, Philippe Sollers mise sur la chance, la joie, le bonheur, la musique, la mémoire, l’attraction des corps inspirés, et sur son art romanesque qui trouble et enchante le roman depuis 1958.
Dans ce nouveau livre, le narrateur explorateur de son corps unique se fait Atlante, fils de l’Atlantide, cette île engloutie, ce paradis, que l’on affirme perdu, oublié, inventé. Ici la France : un Atlante parle aux Atlantes ! L’art romanesque ne s’est jamais aussi bien porté. Je répète, l’art romanesque ne s’est jamais aussi bien porté. Ce petit roman métaphysique et très incarné vibre du sang réellement versé par le Christ sur la croix, et recueilli par un calice disparu et devenu l’objet de mille spéculations, comme l’Atlantide ; et le narrateur prouve qu’il n’en est rien, ou tout au moins, que des résonances œuvrent encore dans le monde, et qu’il suffit de savoir voir, comme les apôtres face au Ressuscité. Philippe Sollers est un écrivain des résonances, les troubles des hommes et du Monde s’immiscent dans ses romans, ils en constituent des strates, sur lesquelles il bâti son œuvre en solitaire, si près et si loin du tumulte social, il n’est pas seul contre tous, il est seul dans sa diversité particulière et dans sa gaité intempestive.
« La Parole Suprême jouit de la parole en tant que parole, et nous voici brusquement chez saint Jean, sans parler de Heidegger qui préfère l’expression “cheminement vers la parole”, chemin qui ne mène nulle part, mais là où il faut, en pleine Forêt-Noire ».
Graal est un roman qui se fait chair, comme le Verbe des Écritures. Finalement tous les romans de l’écrivain de l’Ile de Ré – cette Suite française de l’Atlantide – sont, et se font chair. Pour le vérifier il suffit d’ouvrir avec délicatesse votre ancienne édition d’Une Curieuse solitude, celles de Paradis, Femmes, des Folies Françaises ou encore de Passion fixe ou bien des Lettres à Dominique Rollin – son grand roman d’amour –, le verbe y est enchanté, joyeux et perçant. L’écrivain perce des secrets que l’on dirait bien gardés. Partons du principe, pour bien lire ce roman, qu’un livre réussi ne peut être que le Graal indestructible de l’auteur, son calice où bouillonnent les mots et les phrases, sous l’œil d’un Atlante, qui en est le premier lecteur et l’auteur. Les Atlantes qui l’accompagnent ? Athanase Kircher, Baudelaire, René Guénon, Borges, mais aussi et c’est capital dans le roman, sa tante et ses sœurs. Graal pourrait être le rêve éveillé d’un écrivain contemporain, ou celui d’un Atlante, qu’une heureuse concordance des temps a projeté dans ce siècle et donc dans ceux qui l’ont enfanté et enchanté.
Philippe Chauché
(1) « Elle est retrouvée. Quoi ? – L’Éternité. C’est la mer allée / Avec le soleil » (L’Éternité, mai 1872), Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, Édition d’Antoine Adam, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1972.
(2) « Ceux qui disent que le Seigneur est mort d’abord puis qu’il est ressuscité sont dans l’erreur, car il est ressuscité d’abord, puis il est mort. Si quelqu’un n’obtient pas d’abord la résurrection, ne doit-il pas mourir ? Par le Dieu vivant, celui-là ne doit pas mourir » (Évangile selon Philippe, Écrits gnostiques, La bibliothèque de Nag Hammadi, Edition publiée sous la direction de Jean-Pierre Mahé et de Paul-Hubert Poirier, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2007).
Tout est détruit, rien ne l’est, par Philippe Sollers, écrivain, par Fabien Ribery.
Depuis la rédaction de mon article sur le saint Suaire de Turin en 2018, d’autres interprétations ont vu le jour. Après l’analyse de Jean-Baptiste Rinaudo, biophysicien à l’université Montpellier (voir le commentaire précédent), c’est cette fois un prêtre, le Père René Luc, lui aussi de Montpellier, qui fait le point sur ce qu’il appelle les "concordances" du saint Suaire avec les évangiles. VOIR ICI : Le Linceul de Turin, un signe pour notre génération.
Selon Jean-Baptiste Rinaudo, biophysicien à l’université Montpellier, la datation par carbone est faussée dans la mesure ou le "flash" résurrectionnel a rajeuni, oui, rajeuni de plus de mille ans ! les fibres végétales du saint Suaire, rendant la datation par carbone de facto erronée ; voir https://www.youtube.com/watch?v=8xUoOJFqMmE
Magnifique Graal, merci, illumination d’un début de journée !
En attendant Graal, nous sommes le dimanche 28 novembre 2021, froid, pluie sur Paris.
C’est toujours la Saint-Jacques de la Marche, Sollers a 85 ans aujourd’hui.
Bonne chance !