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Pierre Péan et la face cachée du monde du journalisme

L’Infini 87, été 2004

D 28 juillet 2019     A par Albert Gauvin - C 5 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Pierre Péan vient de mourir. Et, avec lui, une certaine forme de journalisme spectaculaire et... redoutable. Emmanuel Macron qui, à l’occasion de « l’affaire » de Rugy révélée par Mediapart, fustigeait il y a peu « une République de la délation », a aussitôt rendu hommage à Péan, précisant qu’il «  incarnait la grande tradition du journalisme d’investigation quoiqu’il ne goûtait (sic) guère ce mot dans lequel il décelait des accents inquisitoriaux  » (sic) et qu’«  il avait aussi le respect du secret défense et savait que la transparence absolue pouvait devenir une tyrannie  » (site de l’Élysée). Marianne titre Péan, salut Patron (c’est dit !), Libération rappelle qu’« il n’était pas de gauche » (ce qui réjouit Elisabeth Lévy dans Causeur), ajoutant avec humour qu’« un de ses contempteurs le qualifie de "mitterrandiste de droite", au risque du pléonasme » (Pour le journaliste Pierre Péan, l’enquête est close).
Le Monde salue en lui « un républicain de gauche », défenseur « d’une certaine idée "gaullo-mitterrandienne" de la France » et revient sobrement sur la vive polémique

« avec la direction du Monde après la publication de La Face cachée du "Monde" (Mille et une nuits, 2003). Au quotidien du soir dirigé par le triumvirat Colombani-Plenel-Minc, Péan reproche "le dénigrement et la détestation de la France", des hommes politiques en général et de François Mitterrand en particulier, au profit d’un pouvoir médiatique moralisateur et hors de contrôle. Par ailleurs, Péan l’enquêteur reproche à Plenel l’investigateur de dévoyer le genre en transformant les journalistes en courroie de transmission des juges d’instruction, voire en procureurs. Les dirigeants du journal menacent les auteurs et l’éditeur de porter plainte en diffamation et de réclamer 2 millions d’euros de dommages-intérêts : au final, un accord de médiation interdit tout retirage du livre en échange du retrait des plaintes. Mais au sein du journal, la charge, violente, déclenche une crise qui aboutira aux départs successifs de Plenel (2005), puis Colombani (2007) et enfin Alain Minc (2008). »
(La mort du journaliste Pierre Péan)

Et, en effet, Pierre Péan, l’auteur d’Une jeunesse française, livre qui « révéla » ce qui, pour beaucoup, était un secret de polichinelle — le passé pétainiste de François Mitterrand [1] —, publia aussi, en février 2003, avec Philippe Cohen, « La Face cachée du "Monde" », une « enquête » entièrement à charge contre le quotidien du soir dont Jean-Marie Colombani était alors le directeur et Edwy Plenel le directeur de la rédaction.
Philippe Sollers intervenait alors régulièrement dans « Le Monde des livres », supplément dirigé par Josyane Savigneau. Il était aussi l’éditorialiste associé du Monde qui avait écrit en janvier 1999 La France moisie, un long article qui avait fait grand bruit et dont on parle encore aujourd’hui. Pour répliquer à l’attaque contre Le Monde, Sollers publia — fait, à ma connaissance, inédit dans l’histoire de la revue — un long entretien avec Jean-Marie Colombani dans le numéro 87 de L’Infini (été 2004), entretien qui était suivi d’un texte de Marcelin Pleynet, « Le Monde » du jour. Y est mis en lumière un « complot » (terme de Sollers) contre un journal se voulant indépendant où, sur fond de « mitterrandisme » rance, de « chiraquie » récemment plébiscitée (lors de l’élection présidentielle de 2002) et de crise de la presse, la politique est plus que présente.
Le « complot » réussit-il ? Il ne fut pas sans conséquences dévastatrices.
En 2004, Edwy Plenel démissionna de son poste de directeur de la rédaction du Monde avant de fonder fin 2007 le site d’information en ligne Médiapart à l’origine de la révélation de plusieurs affaires retentissantes (l’affaire Cahuzac).


Josyane Savigneau, la responsable du « Monde des livres » Gérard Rondeau pour Le Monde.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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En janvier 2005, Josyane Savigneau fut destituée du « Monde des livres » dont elle était rédactrice en chef depuis 1995. Elle s’expliquera sur cette douloureuse période dans Point de côté (2008).
En 2005, Philippe Sollers quitta « Le Monde des livres » où il écrivait depuis plus de quinze ans. Savigneau écrit dans Point de côté :

« Deux livres de Sollers, qui rassemblent des essais critiques, La Guerre du goût et Éloge de l’infini reprennent la plupart de ses articles du Monde, depuis 1987. En 2005, il a décidé d’accepter la proposition que lui faisait Jérôme Garcin de collaborer au Nouvel Observateur. Contrairement à ce qu’on a rapporté ici ou là, il n’a pas quitté Le Monde par solidarité avec moi, qui venais d’être mise à l’écart : il y était prêt, je lui avais demandé de n’en rien faire. Mais ceux qui étaient parvenus à m’exclure se sont arrangés pour le pousser dehors. Il semble qu’à l’Observateur, on soit dans une atmosphère plus civilisée et qu’on accueille sa collaboration avec bonheur. »

« Bonheur » qui ne dura qu’un temps : si Sollers y poursuivit quelque temps sa « guerre du goût », le Nouvel Observateur devenu L’OBS mettra fin à cette collaboration en 2014 [2].
En 2007, Jean-Marie Colombani ne fut pas réélu comme directeur du Monde (poste qu’il occupait depuis 1994). Il intervint ensuite sur divers médias et fonda la version française de Slate. Négligeant les conseils de Sollers, il fera plus tard son « autocritique » sur cette période, se désolidarisant d’Edwy Plenel dont il dira avoir sous-estimé les « enracinements trotskistes profonds » : « Edwy a reproduit (ses méthodes d’investigation) sur son site Mediapart, mais cette fois sans la vigilance du Monde. Je ne me suis jamais reconnu dans l’anti-sarkozysme sommaire et obligatoire sous peine d’encourir les foudres du PS en général, et celles d’Edwy Plenel en particulier » écrit-il dans Un Monde à part (Plon, 2013).
Depuis, ni Le Monde ni « le Monde des livres » ne sont plus tout à fait ce qu’ils étaient et, d’une manière générale, la France et la presse écrite suffoquent [3].

Bref rappel des faits par France 3 interposé (archives INA).

« La Face cachée du "Monde" »

JT du 25 février 2003

Deux auteurs, Pierre Péan et Philippe Cohen, s’attaquent dans « La Face cachée du "Monde" » à une institution de la presse française, Le Monde, en instruisant son procès à charge. Commentaire sur images d’archives d’Edwy Plenel, de Jean-Marie Colombani, du journal "Le Monde", de la distribution, de Jean-Marie Colombani, Edwy Plenel et Alain Minc, du syndicaliste Bernard Deleplace, de Edouard Balladur, du journal "Le Monde", d’Hubert Beuve-Méry.

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Réplique du journal "Le Monde" aux attaques du livre de Pean et Cohen

Le quotidien "Le Monde" a répliqué dans son journal du jour : il parle de "livre réquisitoire" dans sa "une", l’éditorial parle d"une passion triste". Edwy Plenel écrit "ce roman d’espionnage est une machine à discréditer..." pour "empêcher qu’il ne réussisse à fédérer autour de lui une groupe de presse indépendant". Les attaques contre Jean-Marie Colombani sont défendues par l’article de Pierre Georges. Commentaire sur les articles de presse, la salle de rédaction en alternance avec l’interview de François Soulage, Président de l’association "Hubert Beuve Mery", confirmant la transparence des comptes du journal.

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Pierre Péan à propos de son livre "La face cachée du Monde"

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L’Infini 87, Été 2004.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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Le Monde 7 mai 2002.
L’Infini 87, p. 20. ZOOM : cliquer sur l’image.
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« LE MONDE » ET « LA FACE CACHÉE DU "MONDE" »
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Entretien Jean-Marie Colombani et Philippe Sollers
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Jean-Marie Colombani : Analyser l’opération politique qui est derrière le livre de Péan et Cohen La Face cachée du Monde [4] n’est pas aisé car il est aujourd’hui difficile d’exprimer une pensée allant à rebours du point de vue dominant. Quand une vulgate s’installe, on peine à faire entendre une autre interprétation, qui va être immédiatement réduite à : « Ah ! c’est la thèse du complot ! » Dès lors, votre propos devient inaudible.
Cela dit, je pense qu’il ne fait de douce pour personne que c’était une entreprise destinée à abaisser, à affaiblir, et même à détruire Le Monde. L’exposé des motifs en a été donné par l’éditeur, de façon claire, dans une interview au Point. Selon lui, cette opération avait deux objectifs : d’une parc, « donner un coup d’arrêt » au pouvoir des journalistes et, d’autre part, empêcher Le Monde de constituer un groupe de presse. Pour qui voulait en connaître, l’objectif était donc clair.
De même que, pour qui veut s’y intéresser, les attaques sont récurrentes dans l’histoire du Monde. Il y a eu, à intervalles réguliers, des opérations de même nature, sur lesquelles il est bon de réfléchir.
Pour ce qui concerne Péan Cohen et leur Face cachée, on retrouve, d’abord, selon moi, le noyau dur du vieux mitterrandisme ou, du moins, ceux qui, dans le Mitterrandisme, ont abîmé le mitterrandisme et qui s’incarnent par exemple dans la figure d’un Roland Dumas ou d’un Michel Charasse. Le livre poursuivait un but et un seul : délégitimer Le Monde, le récuser dans son essence, c’est-à-dire sa liberté, son indépendance, et, pour cela, terme à terme, provoquer et populariser - comme l’a élégamment énoncé une consœur du Point- l’image de l’« arroseur arrosé ». Exemple : nous avons reproché à François Mitterrand son passé. Que dit le livre ? En matière de passé, « Voyez le père de Colombani. Il était fasciste, ou s’il ne l’était pas, c’est la même chose. » On nous a reproché aussi d’attaquer la France...

Philippe Sollers : sur son passé : Vichy.

J.-M.C. : Exactement. Un passé moins connu des Français d’aujourd’hui. Mais un passé connu, par exemple, de la génération qui a fondé Le Monde et avait vécu cette période-là. Certains l’avaient vécue en captivité, d’autres dans le courant dominant, qui a été maréchaliste jusqu’en 1943 avant de s’inverser.
Autre exemple : nous avons mis en cause un certain degré de corruption. Thème du livre : « Ils sont, eux aussi, corrompus. » Ainsi, chaque question traitée par le journal devient, dans le livre de Péan et Cohen, un thème pour affirmer : « Mais, eux aussi ! » On a estimé que nous avions « fait tomber » Messier. Alors : « Eux aussi ont des comptes à la Enron ». Roland Dumas avait confessé à un juge d’instruction une énorme fraude fiscale ; qu’à cela ne tienne, je devenais moi aussi soupçonné d’avoir voulu frauder le fisc, et ainsi de suite. Et puis, in fine, couronnant le tout et donnant un lien idéologique à cette opération, on nous reproche de défaire la France... excusez du peu !
Au cœur de tout cela, il y a la volonté de nous ramener - je reviens aux propos de Claude Durand - à un journalisme dit de responsabilité. Moi, je dis : un journalisme de « raison d’État » ; un journalisme non dérangeant, dépendant. Nous avons dérangé par la place donnée à « l’investigation », il fallait donc délégitimer l’investigation, expliquer qu’elle n’existe pas. Là c’est le cœur du problème.
La difficulté pour nous, c’est qu’à partir de là il y a eu une sorte d’extravagant inventaire de toutes les critiques qui pouvaient être faites au Monde, critiques nourries par les reproches de tous ceux, particuliers ou intérêts plus gros, qui, à un moment ou un autre, avaient été dérangés par Le Monde. On aligne tout ça et on ramasse tout. Ce qui pose problème, c’est que le phénomène a fonctionné comme un « permis de tuer ». C’est en cela que la démarche des auteurs s’apparente à celle de l’extrême droite. Celle de l’entre-deux-guerres.
L’idée s’est installée que Le Monde méritait d’être attaqué ; pire, qu’il ne l’avait pas volé... Et dans cette cristallisation, la presse a joué un rôle important.
Il était très difficile, dans l’instant, de démonter les choses, de défendre les droits de l’analyse et de la simple information quand la vulgate a été à un tel point pesante et oppressante. Au fond, nous étions en pleine mer dans un très gros temps, donc difficile à naviguer, mais un très gros temps pour toute la presse, parce que la conjoncture est mauvaise, parce que l’environnement est mauvais, parce que l’esprit public est en piteux état. Et que nous arrive-t-il ? Une batterie de torpilles destinées à nous couler.

Ph.S. : Quelle est la date exacte ?

J.-M.C. : C’est février-mars 2003. Il y avait, de la part des auteurs, une bonne analyse du moment, difficile pour la presse. D’où l’idée de nous « empêcher de faire un groupe ». La réponse du Monde ne peut être que : décidément, rester une maison indépendante, la chose la plus difficile qui soit, n’a pas de prix. C’est décidément le bon combat ! La constitution d’un groupe - le groupe est fait - avait précisément pour finalité de faire que le navire puisse continuer sa route, en restant lui-même.
Mais il est d’autant plus difficile de faire entendre notre parole que l’opération qui nous vise reflète une tentation de régression de l’esprit public. Désormais, l’attaque destinée à détruire, les attaques ad hominem remplacent l’argumentation, la discussion, le débat. On sollicite systématiquement une charge émotionnelle au lieu d’en appeler à la raison. Les attaques contre Le Monde ne peuvent pas être extraites du contexte. Or la façon dont une partie de nos confrères en ont rendu compte l’a été hors contexte, pour ne relever que des points qui étaient censés nous mettre en difficulté. Or à nos yeux le contexte est bien celui de la montée en puissance d’une nouvelle pensée régressive, c’est-à-dire nostalgique, fermée, faisant écho à une littérature trouble que l’on voit émerger. Cette pensée ne peut s’exprimer que dans la diabolisation, faute d’être capable de penser vraiment les temps que nous vivons. La scandaleuse convocation de nos histoires paternelles, à Edwy Plenel et à moi-même, n’est de ce point de vue guère étonnante : elle est là pour marteler, comme si les auteurs et l’éditeur avaient éprouvé le besoin d’enraciner les perversions dont nous serions coupables, dont nous sommes accusés, dans le sol et dans le sang.

Ph.S. : Il y a toujours eu des cabales et il y a toujours eu des complots. Ceux qui disent qu’il n’y en a pas sont ceux qui, la plupart du temps, les organisent. Le livre en question, le Péan-Cohen, instrumentalisé dans une sorte de secret contre le journal Le Monde, annoncé par des tas de rumeurs plus ou moins bien organisées, a commencé à faire l’objet d’une sensibilisation du public : « Vous allez voir ce que vous allez voir ! » En réalité, il ne s’agit même pas, à mon avis, d’un coup d’édition classique - un livre qu’on lirait et qui apporterait des révélations. La couverture médiatique et le lancement par L’Express étaient préexistants, planifiés pour rendre crédible cette opération. Le livre, lui, est vraiment très ennuyeux. On voit immédiatement qu’il est plein de contre-vérités, d’approximations, de calomnies. Une entreprise de diffamation. Il est gros, pesant. On peine à le lire et on se dit vite « Après tout, la barbe ! Est-ce bien intéressant ? »


L’Express N° 2694, février 2003.

Donc, ce qui a compté, pour en faire une « affaire », c’est le lancement par L’Express [5]. Un magazine qui fait une « une » spectaculaire sur une véritable « affaire », une affaire qui serait aussi d’intérêt que les grands événements qu’on met en « une » - la guerre en Irak, un traumatisme social considérable, un débat de société, la montée des intégrismes... Il y a donc une « affaire Express », c’est-à-dire une affaire de rapport de forces tout à fait explicite entre deux médias importants. Quand L’Express annonce un scandale, c’est très visible en kiosque et on achète. Et je crois que 90 % de ceux qui se sont engouffrés dans cette histoire, qui ont relayé les attaques contre Le Monde, l’ont fait sur la foi de ce que disait L’Express - qui tentait de présenter le livre comme une vraie enquête, en gommant son aspect essentiel, la calomnie, la volonté de tuer.
C’est avant tout une affaire « journal contre journal ». Voilà comment, en tout cas, moi, je l’ai ressentie, parce que j’ai acheté L’Express pour voir si Le Monde était mis en difficulté par ces supposées révélations. Ensuite lire le livre... Même si j’y suis vaguement convoqué avec les fantasmes habituels dont je suis l’objet, vraiment, c’est trop gros, c’est très ennuyeux, c’est très répétitif, cela n’a pas grand intérêt.
C’est pour ça que je me suis permis de dire tout de suite, ce qui m’a été reproché, dans Le journal du dimanche : « Je vois là une tempête dans un verre d’eau sale. » Ce n’était pas Le Monde qui était désigné comme étant de l’eau sale, c’étaient les auteurs qui versent un peu d’eau sale dans un verre assez minuscule et qui agitent, par un tourbillon dont il faut comprendre la nature, et quel public il veut toucher.
Pourquoi à ce moment-là ? Comme vous l’avez souligné, la presse ne va pas très bien. Mais si c’est Le Monde qu’on veut d’abord affaiblir, c’est une question avant tout politique, massivement politique. Pourquoi Le Monde ? Le Monde a une réputation. C’est un très grand journal français, très distribué à l’étranger, très lu dans les chancelleries, partout, par les acteurs du monde politique, directs, qui a fait des enquêtes extrêmement passionnantes et parfois très courageuses sur le pouvoir politique en France. Et quel est ce pouvoir ? Bien sûr, puisque nous sommes dans une sorte de monarchie jacobine, c’est un pouvoir qui vient de l’Élysée. Et Le Monde, pendant des années, a montré de façon particulièrement précise son indépendance absolue par rapport à l’Élysée, c’est-à-dire par rapport au monarque. Vous citiez François Mitterrand, bien entendu. Il faut aussi citer Jacques Chirac - toujours la même catégorie. Vous ne pouvez pas oublier la cassette Méry, que Le Monde a révélée. Vous ne pouvez pas oublier non plus que vous-même, dans un livre, Le Résident de la République, vous avez manifesté une certaine insolence par rapport à ce pouvoir monarchique.
Il est bien vrai que Le Monde ne s’est pas présenté comme le journal de la raison d’État. Il ne s’agit pas de dire que les autres journaux seraient dans la raison d’État permanente, mais Le Monde s’est signalé, lui, par une particulière indépendance, que les autres n’ont pas manifesté aussi clairement. Cela a donc gêné l’Histoire de France sur... au moins - combien ? - vingt ans.
Et puis l’Histoire de France n’a pas que vingt ans : elle a quarante ans, elle a soixante ans, elle a un siècle. Mais pourquoi faudrait-il que la critique de cette Histoire ne soit pas faite ?


François Mitterrand est reçu en audience
par le maréchal Pétain en octobre 1942.

L’une des photos utilisée pour la couverture
du livre de Péan Une jeunesse française [6].


Vous dites : le mitterrandisme. Bien sûr. Comment oublier que l’un des auteurs du livre contre Le Monde - Péan - est aussi l’auteur d’Une jeunesse française. Là encore, un livre qui est une opération politique. À la fin du règne de Mitterrand - sur qui il y aurait beaucoup de choses à dire, mais je me contenterai de cela -, il a fallu arranger son histoire de telle façon qu’elle puisse être rendue moins secrète, moins bizarre, bref plus comestible par la mémoire. On aborde là la participation à ce que j’appelle le « premier placard » qui obsède les Français au point que, soixante ans après, on en est encore à le taire. Premier placard 1940-1945. Deuxième placard : la guerre d’Algérie. Troisième placard : Mai 68 et la suite. Quatrième placard - mais là, ce n’est plus un placard, c’est une série de boulevards, explosive -, les marchés financiers à l’œuvre sur la planète entière, parce que nous changeons d’ère. Comme vous l’avez parfaitement senti, nous ne sommes plus dans les temps modernes, nous sommes entrés dans l’ère planétaire. C’est d’ailleurs pour ça que le titre de ce journal est parfaitement bien choisi, Le Monde. Il est en première ligne pour parler du monde ou de la mondialisation ou de la globalisation, c’est-à-dire de quelque chose qui dépasse, de loin, les frontières de notre pays et cependant interroge son histoire.
Il est évident qu’une certaine petite histoire hexagonale française, très fixée sur elle-même, n’a pas du tout envie d’évoluer, de voir remettre en cause un pouvoir, le plus souvent d’ailleurs plus ou moins occulte. Vous avez cité Michel Charasse - il y aurait bien d’autres noms à citer. Ces gens sont là pour, en quelque sorte, s’installer, un peu comme les notables peints par Ingres, dans des positions d’assise, de propriété.
Ce qu’il faut donc vous demander tout de suite, c’est en quoi Le Monde, dans leur esprit, a-t-il trahi quelque chose ? Pourquoi n’est-il plus le lieu où ils croyaient se sentir chez eux ? Bien sûr, vous dénoncez une certaine falsification de !’Histoire - vous la montrez, en tout cas - et cela ne plaît pas. Ensuite, vous montrez que l’argent circule d’une façon opaque - ce sont ce qu’on a appelé les « affaires », sur lesquelles vous avez enquêté. Cela peut passer par Taïwan, ou on peut s’en tenir aux affaires de l’ex-RPR ou ceci ou cela. Ce que vous avez fait, c’est montrer comment cela fonctionne. Et il ne faut pas montrer comment cela fonctionne. Ce n’est pas « bien », pas « responsable » ...
De là naît, un esprit de vengeance contre Le Monde, pour plusieurs raisons : ce Monde nouveau, que vous dirigez, aurait trahi le Monde ancien. Dans leur imaginaire, quelque chose, aux postes de commande du journal, ne « répond plus ». Pour des tas de raisons politiques, qui remontent à très loin. Il n’y a pas que Vichy, il y a le Parti communiste français. N’oublions pas que la France a été pendant très longtemps habitée par deux idéologies : pour les élites, Maurras et, pour la population, le Parti communiste, qui était encore en 1969, si je ne m’abuse, avec le « petit pâtissier » Duclos, à 22 % ou 23 % des voix.
Cette France, ensuite, en mutation - démocratique, on pouvait l’espérer -, Le Monde l’a accompagnée. Il y a des ébranlements dans la République. On en voit les effets encore aujourd’hui, ô combien ! Le Monde, à travers cette affaire dite Péan­ Cohen - et j’ajoute Express - est affronté à des gens qui ne sont pas contents qu’un journal se préoccupe de tout cela, de façon précise, par ses enquêtes, par ses articles, avec d’excellents journalistes. Un journal, pas un magazine avec un budget publicitaire extraordinairement important, en couleurs, et où l’on va vite.
En outre, quand vous avez commencé à former un groupe, vous avez songé a racheter L’Express. Cela ne s’est pas bien passé. Vous avez suscité là encore, un geste de vengeance - sur lequel je reviendrai.
A quoi nous mène tout cela ? Quel est le résultat de l’addition de ces mécontentements ? Un complot, c’est évident. On n’est pas forcément paranoïaque quand on parle d’un complot. Cela peut toujours exister. A toujours existé. Saint-Simon, dans ses Mémoires, décrit la Cour, « un brasier de complots, de cabales ». Il ne faut pas faire comme si cela n’existait pas, c’est là, à chaque instant partout. Nous sommes dans des brasiers de complots . Après, on dit : « Mais non, mais non. Je vois bien... » Ce n’est pas vrai ! Contre Le Monde, on a assisté à un complot tout à fait basique : éliminer l’adversaire qui nous agace depuis longtemps parce qu’il a trop d’influence, est trop lu, a trop de pouvoir. D’abord, il donne la parole à des hommes politiques de toutes natures. C’est dans Le Monde qu’il faut publier. Le Monde est une sorte de journal officiel de la République. Alors on s’excite à l’idée de « lui faire un coup fumant ». Un livre - les auteurs sont intéressants... -, et un coup médiatique fort.
A partir de là, tout s’enchaîne, tout le monde en parle. Vos ennemis et les jaloux essayent de s’engouffrer dans cette affaire pour vous porter des coups. Vos alliés ou vos confrères se sont montrés plus ou moins discrets... en regardant tout ça avec intérêt parce que, après tout, si vous disparaissiez, pourquoi pas ?, cela, ferait de la place.
Evidemment, cette situation - la gauche dans un état subcomateux, la montée de l’extrême-droite, un plébiscite cachant la réalité des choses... -, Le Monde la décrit très bien, à juste titre, d’après moi. C’est dans Le Monde que cela va pouvoir se dire et s’analyser vraiment, de façon quotidienne. Cela sera fait aussi - n’exagérons rien - un peu dans Le Figaro, davantage dans Libération - mais, chez eux aussi, il y a, par rapport au Monde, des conflits de prééminence ou de jalousie.
Voilà ce que je voulais dire simplement pour cette première partie. Si je me résume : le livre n’a été qu’une opération subsidiaire dans un montage médiatique. Et alors, l’esprit public ? Comme vous le dites, l’esprit public ne va pas bien. L’esprit public tend à croire à la publicité, au sensationnel, à l’accusation ad hominem. Et si Le Monde, lui aussi, a parfois penché à l’excès en ce sens - le sensationnel - dans certaines circonstances, quelle aubaine ! Car, de plus en plus, hélas, l’esprit public veut se précipiter sur ce qu’on lui présente comme une affaire, un scandale, une révélation, etc. C’est désormais irréversible ! Alors, lire un journal, débattre, se faire une opinion personnelle... bientôt, qui sera capable de lire un journal, de le lire intégralement, ou même en diagonale ? De là à dire qu’après tout, on pourrait se passer très bien de journaux et, surtout de journaux indépendants...
Cette attaque contre Le Monde rassemble tout cela. C’est un cocktail compliqué, mélangeant des ingrédients contradictoires. En effet, il y a des traits d’extrême-droite, que vous avez relevés, - des traits de gauche, des traits d’argent.
Le tout dominé par un profond désir de nuire à la lecture, à la possibilité même de lecture. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles, dans d’autres livres que celui de Péan-Cohen, Le Monde, à travers « Le Monde des livres » - dans lequel j’écris depuis des années -, est attaqué sur ses choix intellectuels. On m’attaque désormais aussi sur ma collaboration en tant qu’éditorialiste associé, peut-être parce que j’ai tiré une sonnette d’alarme, avec un article « La France moisie », qui a été immédiatement falsifié, j’y reviendrai.
Ce qui est en cause, profondément, avec l’affaire Péan-Cohen, c’est la constante volonté de nuire à l’esprit démocratique d’information. Face à cela, l’indépendance, en effet, fait question ; la constitution d’un groupe pour garantir cette indépendance, en effet, fait question : « Il va encore nous embêter longtemps, ce Monde ? Qu’est-ce que c’est que cette volonté de vivre ? « Et ce n’est pas une péripétie purement franco-française - je crois qu’il faut le souligner -, c’est un événement qui pourrait se passer partout, désormais, dans la mondialisation. Dans le monde entier, on n’a pas besoin de journaux indépendants.
Vous avez mentionné une question qui est martelée dans le livre de Péan-Cohen, cette fameuse « trahison de l’héritage ». J’aimerais que vous reveniez sur leur nostalgie de « l’ancien Monde ». L’ancien Monde m’intéresse. Je voudrais juste préciser que l’ancien Monde, il ne me serait pas venu à l’idée de le défendre particulièrement. J’ai un souvenir d’un Monde qui était en retard sur les événements, qui était un peu ventre mou, qui ne suscitait pas d’intérêt vraiment, et alors, sur le plan intellectuel ou littéraire, qui était hautement réfractaire à tout ce qui s’est développé à partir des années 1960, comme, disons, l’esprit de création ou de contestation. Je pense que, politiquement et intellectuellement, il y a eu, ensuite, quand vous avez pris la direction, une cassure - dont personnellement je me félicite, mais je comprends bien que cela n’a pas dû plaire à tout le monde.

J.-M.C. : Ce thème de la « trahison » n’est pas neuf. C’est au contraire le thème récurrent des attaques contre Le Monde. Il y en a deux, majeures, qui précèdent celle dont nous parlons : une en 1955 contre Hubert Beuve-Méry, le fondateur, une autre en 1976 contre Jacques Fauvet, son successeur. À chaque fois, le thème de la trahison est invoqué.

Ph.S. : Oui, mais pas avec cette puissance.

J.-M.C. : Avec les puissances de l’époque, avec les moyens de l’époque qui sont évidemment plus faibles qu’aujourd’hui.

Ph.S. : C’est quand Le Monde pourrait être affaibli que les attaques prennent des proportions gigantesques. Sinon, c’est négligeable.

J.-M.C. : Mais en 1955, quand on attaque Beuve-Méry, quel est l’angle de l’attaque ? On dit : « Beuve-Méry est à la tête d’un nouveau Monde », par rapport au Monde d’avant 1950, de 45 à 50.

Ph.S. : Que voulait-on dire, précisément ?

J.-M.C. : « C’est un nouveau Monde qui trahit l’ancien. » Le nouveau Monde a ceci de différent de l’ancien Monde qu’il est indépendant. Avant 1950, il est enserré dans un jeu qui étaie le jeu du tripartisme de la IVe République. Et c’est 1951 le changement et la révolution qu’il y a eu au Monde, d’où est sorti le pouvoir d’Hubert Beuve-Méry. On lui reproche, à partir de 1955, d’avoir « trahi les origines, trahi l’ancien Monde, trahi l’héritage ». Il ne fait plus le journal qu’il devrait faire. Et on ajoute : « D’ailleurs, il est corrompu. D’ailleurs, c’est un agent de l’étranger » - en l’espèce, plutôt un agent soviétique qu’un agent de la CIA, ce que l’actuel directeur de la rédaction, Edwy Plenel est réputé être, chez Péan-Cohen. Tous les éléments sont donc en place, les mêmes éléments pratiquement trait pour trait. 1976, c’est aussi d’une trahison qu’il s’agit par rapport alors aux vertus du fondateur : Jacques Fauvet y serait infidèle. La façon donc certains s’emparent de cette critique est symétrique de la façon dont on se comporte à notre égard aujourd’hui. J’ai à l’esprit un article de Pierre Nora, dans Le Nouvel Observateur - déjà - où il est question d’un journal qui se voudrait « au-dessus de tout soupçon », qui solliciterait du lecteur « non plus l’attention à des nouvelles » mais « l’assentiment à des jugements », où se trouve lancée l’idée d’une « système de terreur » ou de « contre-terreur » interne au journal, où se trouve, bien sûr, dénoncée la façon dont Le Monde se défendait, et disant en substance : « Vous voyez que leur réponse n’est pas pertinente puisqu’ils parlent d’un complot. Il n’y a pas complot, il y a critique. » Donc, déjà, le thème du complot était employé pour disqualifier.

Ph.S. : Les comploteurs, eux, ne parlent jamais de complot.

J.-M.C. : En 1976 Le Monde avait solennisé sa réponse face au livre d’un ancien de la rédaction du Monde, Michel Legris, qui prétendait déjà dire les « dessous » du journal [7]. L’extraordinaire symétrie dans les critiques est frappante. À la fois la façon dont Le Monde est critiqué, et la façon dont on critique sa manière de répondre.
Aujourd’hui on nous dit « Il y a des révélations dans ce livre » . On fait fi des réponses que nous avons données dans le journal. Avec en outre le handicap que, face à un pavé de 600 pages, vous ne pouvez vraiment répondre qu’avec un autre pavé de 600 pages, ce qui est impossible, sauf à avoir lu le livre avant, ce qui n’était pas notre cas puisque l’éditeur avait veillé à le faire imprimer en Espagne pour pouvoir jouer d’un effet-masse de surprise. Dans ces conditions, vous êtes piégé, car pour une ou plusieurs réponses apportées, combien de questions restent nécessairement orphelines ? Dans de telles circonstances, jamais la réponse donnée ne peut être considérée comme adéquate. En 1976, c’était, « trop solennel » . En 2003 : « trop silencieux ». D’emblée, il nous était impossible de faire valoir que nous étions aux prises avec, sinon un complot, du moins une machination, puisque la machination est censée avoir davantage sa vie propre, s’apprécie en aval, alors que le complot s’organise en amont. Mais peu importe.

Ph.S. : Pensez-vous que je vais trop loin lorsque je dis - parce que j’en ai aussi l’expérience personnelle - que tous ceux qui parlent, à propos de quelqu’un ou d’une institution, d’une trahison par rapport au projet initial, sont toujours des gens qui se sentaient chez eux et ont découvert que ce n’était plus le cas ?

J.-M.C. : Je pense qu’on est au cœur du problème. Sur la trahison : oui nous avons, en 1995, changé Le Monde, sans en changer la nature ; nous l’avons fait évoluer - que serait un journal qui ne serait pas de son temps ? - pour le perpétuer, tel qu’en lui-même ; et, pour le rester, il devra changer encore et encore. Maintenant, si l’on regarde les signes avant-coureurs, les commentaires, les éléments dont je dispose aujourd’hui pour analyser les choses, ils se résument dans ce propos enfantin : « c’est celui qui dit qui y est » ! Nous sommes accusés par des réseaux d’être des hommes de réseaux, que nous ne sommes pas. Nous n’appartenons à personne. Nous n’avons aucun fil à la patte. Et, en effet, un certain nombre de gens nous reprochent, précisément, de ne pas leur appartenir. Ceux qui nous font ces procès sont, eux, des gens qui agissent en réseaux. Ce sont des gens qui ont des intentions. On nous prête des intentions de pouvoir quand nous n’avons que des intentions ou des ambitions professionnelles. Mais ceux qui nous reprochent ces ambitions professionnelles sont des gens de pouvoir justement et qui, au nom du pouvoir qu’ils défendent ou du pouvoir qu’ils veulent conquérir ou du pouvoir qu’ils veulent préserver, nous attaquent. Quel sera le fil conducteur du procès que l’on nous fait ? D’utiliser abusivement le contenu rédactionnel du journal à des fins n’ayant rien à voir avec sa vocation professionnelle. Quand tout notre effort est au contraire de nous conformer à des dogmes professionnels, que nous avons nous-mêmes consignés dans un « livre de style » que nous avons publié en toute transparence. Transparence dont, sur tous les chapitres, nous avons le monopole, dans des métiers où a régné et règne encore, ici et là, l’opacité. C’est très exactement cela. Comment le démonter aux yeux de l’opinion ? Comment le montrer ? C’est difficile.

Ph.S. : Il faut poursuivre, et sur les mêmes bases.

J.-M.C. : C’est ce que nous faisons.
Petite parenthèse : nous avons eu tort de crédibiliser Péan, comme nous l’avons fait, comme enquêteur, lorsque nous pouvions apercevoir que ses enquêtes étaient souvent dirigées, en tout cas orientées. Par exemple, comme vous l’avez dit d’emblée, nous savons que le livre sur la jeunesse de François Mitterrand était un contre-feu organisé par François Mitterrand lui-même à la fin de sa vie, parce qu’il souhaitait que son passé soit balisé, et expliqué selon ses vœux. Et quand Péan a vu que ce contre-feu ne fonctionnait pas, il en a voulu énormément au Monde. D’ailleurs, l’aveu explicite de ce jeu de rôle avec François Mitterrand est apparu avec un deuxième livre destiné, par le même auteur, à glorifier Mitterrand et à contrarier l’effet du premier livre.
Prenons maintenant Claude Durand, l’éditeur, le « metteur en scène » de cette affaire, le metteur en œuvre de l’esprit de vengeance. Claude Durand a un sujet de contentieux violent avec nous qui est la façon donc nous avons dénoncé le journal de Renaud Camus comme comportant des passages significativement antisémites [8], Claude Durand qui, par ailleurs, a été de ceux qui ont concouru à la direction du Monde à un moment donné. À un moment d’une des crises politiques du Monde, Claude Durand a été sur les rangs.
Quant à Philippe Cohen, il a été journaliste au Monde, et exclu du Monde, pour faute.
Donc, tous trois étaient au moins liés par ce désir de vengeance...

Ph.S. : Par le ressentiment.

J.-M.C. : Oui, ressentiment, qui nourrit le désir de vengeance dont vous parliez. Mais il faut élargir le propos. Nous avons été les premiers à faire l’objet d’une critique qui s’organise et s’ordonne contre la légitimité même des journalistes. Plus exactement contre la légitimité de journalistes prétendant opérer en fonction de critères et de dogmes professionnels. Pour affirmer l’idée que les journalistes sont dans des cases, ont des appartenances et qu’il est absurde et faux pour eux de prétendre s’en extraire. C’est pourquoi seuls les journaux qui veulent rester indépendants sont attaqués. El Pais a subi une guerre de trois ans, conduite par le gouvernement Aznar. Il s’agissait de les faire plier économiquement. Eux, étaient déjà un groupe. Donc il fallait affaiblir leur groupe. Parce que El Pais était gênant pour le gouvernement Aznar. La Gazetta, en Pologne, est dans la même situation : elle fait l’objet d’attaques de toutes sortes, et de procédures judiciaires. Et puis, même si ce n’est pas tout à fait du même ordre, il y a les affaires du New York Times, qui ont mis en jeu un peu la légitimité du journal - même si sa responsabilité est engagée par les manquements d’un journaliste. On pourrait ajouter la crise de la BBC, organe d’information de référence s’il en est. Il demeure frappant de voir que ce sont ces organes-là, dont Le Monde, qui sont pris pour cible. Chacun se veut un modèle d’indépendance et on dit à l’opinion : « N’y croyez pas ! Ils ne peuvent pas être indépendants. Cela n’existe pas. Ils obéissent nécessairement à d’autres intérêts, fussent ceux de leurs dirigeants ! » On est toujours dans cette problématique-là.
Sur la question que vous souleviez, « ceux qui croient être chez eux », une part de la gauche a considéré que nous lui appartenions. Que Le Monde lui appartenait. Nous ne lui appartenons pas. D’autres sphères de l’opinion ont considéré que nous leur appartenions. Mais nous ne leur appartenons pas davantage. Ils l’ont considéré de Beuve-Méry, ils l’ont considéré de Fauvet et ainsi de suite. C’est toujours le même combat et la même défense de l’indépendance qui leur est, en effet, insupportable et qui est si difficile à défendre.
Quand je regarde ce qui s’est produit dans la période qui a précédé le livre, pendant, encore une fois, la gestation de cet attentat « littéraire » ou plutôt livresque, je me souviens d’avoir eu à plancher devant le groupe appelé « Entreprise et Cité », dont le président est Claude Bébéar, qui comporte une bonne trentaine des plus grands patrons français. Thème de l’entretien ou plus précisément, de l’accusation « Les affaires, ça suffit ! » Nous étions déjà au cœur : c’est « l’investigation » qu’il fallait arrêter. Donc, j’expliquais « L’information, d’un côté, la communication, de l’autre. Vous comprenez bien que nous sommes dans un univers de communication, que, dans un univers de communication, les lecteurs et les lectrices du Monde, que vous êtes d’ailleurs vous-mêmes, chefs d’entreprise notamment, vous exigez de savoir ce qu’il y a derrière la communication, donc de quoi est faite vraiment l’information. C’est notre mission à nous de le faire. « Autres tribunaux devant lesquels j’ai dû me déplacer : des loges maçonniques, ici ou là, à Paris, en Île-de-France, voire un peu plus loin que l’Île-de-France. Le thème général était : « Qu’arrive-t-il au Monde ? ». Comme s’il nous fallait confondre « référence » et « révérence ». Là encore, les « affaires » ! C’était la période où la justice tentait de conquérir son indépendance et où, en effet, Le Monde a accompagné les efforts des juges pour s’extraire de la sujétion dans laquelle ils vivaient depuis longtemps vis-à-vis du pouvoir politique. Il y a eu au milieu de tout cela la grande période dite des « affaires ». C’est cette investigation-là qu’il s’agit, pour les auteurs de La Face cachée du Monde - je le crois vraiment - de délégitimer. Je relie désormais tous ces signes avant-coureurs à la cristallisation qui s’est produite. Oui, tous ces arguments-là, je les avais déjà entendus devant tel ou tel groupe. Dans les sphères politiques, le message est plus explicite. Nous avons souligné, vous comme moi, que Péan est très lié au noyau dur d’un certain mitterrandisme.

Ph.S. : Les gardiens d’un temple imaginaire.

J.-M.C. : Mais, côté chiraquien, ils ne sont pas en reste. Quand Bush décide de faire la guerre à l’Irak, j’appelle la fille du président de la République, Claude Chirac, pour lui dire : « Les temps se gâtent. Le président va parler à la télévision. Peut-être serait-il bon qu’il s’exprime plus longuement dans Le Monde. » Elle trouve l’idée bonne et elle me dit : « Je reviens vers vous dans quelques jours. » Dix jours plus tard, c’était « non », parce que le président de la République ne veut plus s’exprimer dans Le Monde. Le Monde est, aux yeux de Jacques Chirac, coupable, à son endroit, fondamentalement, d’irrespect. Il considère que nous n’existons pas parce que nous ne sommes pas ce qu’il voudrait que nous soyons.
La guerre a lieu en Irak. Le directeur de la rédaction, Edwy Plenel, vient me voir un jour et me dit : « Vis-à-vis de Chirac, est-ce que tu crois que tu as été assez allant »... Je sens comme un petit soupçon. Ne serais-je pas assez convaincu de la nécessité d’une interview avec Chirac ? Par ailleurs, on sait que j’ai une vision de Jacques Chirac - sur laquelle on pourra un jour revenir d’ailleurs - qui est, sans doute, sévère. Donc, Edwy Plenel propose de s’en occuper lui-même. Je l’y encourage. Il passe par une de ses relations qui est très proche de Jérôme Monod. Jérôme Monod est tout-puissant à l’Élysée aujourd’hui, l’homme qui fait l’UMP, l’homme qui fabrique le dispositif Chirac et, en même temps...

Ph.S. : C’est le monothéisme !

J.-M.C. : Absolument ! Le monothéisme ! Nous y sommes revenus... Homme, par ailleurs, qui a été un grand patron, personnalité très intéressante, véritable oligarque. Réponse de Jérôme Monod : « Mais une interview du président, n’y comptez pas ! Nous attendons que ces messieurs tombent. Le président parlera au Monde quand ces messieurs seront tombés ». Nous étions très peu de temps après le livre. Peut-être y avait-il, à l’origine, un noyau dur de la pensée mitterrando-mitterrandiste, mais il y a les gens qui montent dans le train et qui sont, eux, purement chiraquiens. Et quand je rencontre un des membres éminents du gouvernement, un des plus proches de Jacques Chirac, il me dit : « Alors ? Comment vous vous sentez ? Maintenant, vous allez être obligés d’en rabattre ! Vous allez être obligés de faire profil bas. » Voilà, nous y sommes : nous obliger à faire profil bas, nous obliger à rentrer dans la case que les pouvoirs nous assignent dans la société française et qui n’est pas la nôtre. Qui ne peut pas être la nôtre. Et là, pour moi, on est vraiment au cœur du cœur du problème et des attaques, de 1955 comme de 1976 contre Le Monde, probablement plus violentes aujourd’hui parce qu’il y a eu cette cristallisation et que le reste de la presse s’est comporté avec nous comme évidemment nous ne devons jamais nous comporter avec qui que ce soit. Dans le pur effet d’amplification. La voilà la vraie trahison : ce serait de plier, de contenter tout ce beau monde... Je donne un exemple précis. Il y a eu un feuilleton, un été, de quatre ou cinq articles dans Le Canard enchaîné, sur tout ce qui était trouble autour de l’assassinat de la députée Yann Piat. Et puis, de ces articles est né un livre co-signé par Jérôme Canard et quelqu’un d’autre : c’était, en gros, Jean-Claude Gaudin et François Léotard qui avaient commandité le meurtre de Yann Piat. Qu’avons-nous fait de ce livre ? Est-ce que nous sommes allés voir François Léotard et Jean-Claude Gaudin pour dire : « Jean-Claude, alors, vous avez tué Yann Piat ? » Ou François Léotard : « Alors, vous avez assassiné... ? » Pour affirmer ensuite : il ne répond pas, ou il esquive, ou ses réponses ne sont pas satisfaisantes. Non. On a analysé les choses, fait une enquête, démonté ce livre, et nous l’avons dénoncé pour ce que c’était. Et François Léotard, en même temps, s’est exprimé dans nos colonnes. Nous, nous n’avons pas eu droit à ce traitement de la part des autres journaux, nous avons eu droit à un pur effet d’amplification, et au : « Qu’avez-vous à répondre ? ». Ajouté à des chroniques.
Mais l’essentiel dans la démarche des auteurs, c’est : « Puisque Le Monde est coupable de dénoncer des affaires, faisons du Monde une affaire de façon à délégitimer le fait que Le Monde puisse traiter des affaires ou puisse dénoncer des affaires. » Tout cela, pour moi, en appelle, en effet, à des réseaux, qui peuvent être guidés par une façon dévoyée de concevoir la raison d’État ou par des motivations plus personnelles ou plus étroites. En l’espèce, Jeambar, qui n’a pas accepté le moment où Le Monde a failli prendre le contrôle de L’Express, a fait un travail qui consistait à expurger le livre pour le présenter aux lecteurs de son magazine comme ce qu’il n’était pas, c’est-à-dire une enquête alors que c’était une compilation. Ce qu’on peut faire avec toute personne ou toute institution un peu en vue : faire parler les ennemis, les anciens, les gens qui ont été virés... Pour ne voir qu’une face. C’est facile à faire, mais en quoi est-ce une enquête ? En rien. C’est une entreprise de destruction.
Mais, ensuite, comment faire percevoir par l’opinion tous ces mécanismes et redire les choses très simplement ? Que nous ne sommes prisonniers de personne. Que nous défendons une certaine idée de l’ information. Que, oui, nous faisons des erreurs. Que, certainement, nous avons des choses à corriger.
La vraie question que met en lumière une entreprise comme celle-là - le livre et ses relais - est de deux ordres. D’une part, il me paraît clair que la presse en général aujourd’hui est dans une distance d’avec l’opinion qui est de plus en plus semblable à la distance qui sépare les élites politiques - et pas seulement politiques - du pays. Le Monde étant réputé plus proche des élites que les autres est évidemment plus atteint que les autres par ce mécanisme. C est une grave question pour la société française, parce qu’un pays qui se tourne contre ses élites ne va pas bien. Rappelons-nous Staline à Katyn, après le massacre de Katyn, qu’il avait organisé et parlant des Polonais : « Pas d’élites, pas de problèmes ! » Quand un pays se tourne contre ses élites ou que ses élites sont atteintes, en effet « pas de problèmes ». Mais c’est la meilleure façon d’abaisser un pays.
La deuxième question que nous devons nous poser, c’est : n’avons-nous pas vieilli ? À moins que nous ne soyons à contre-courant. Nous avons vu s’opérer dans le pays un changement, à la fois de l’air du temps et de l’esprit public. Le Monde a, en effet, toujours cherché à accompagner la démocratisation de la société et sa modernisation, mais le courant n’est plus celui-là. Le courant n’est plus à la démocratisation, il est à la restauration - les dirigeants actuels le disent - d’une certaine forme d’autorité, voire peut-être plus - je ne sais pas -, il est à la réaction à - et vous avez cité les « trois placards » de notre histoire récente, Vichy, la guerre d’Algérie...

Ph.S. : Qui était bien une guerre.

J.-M.C. : Oui, et on voit bien à quel point, aujourd’hui encore, la question algérienne travaille de l’intérieur la société française, à travers le problème de l’intégration. Et autre placard : Mai 68 . On nous reproche, à nous, d’être dirigés, de laisser la rédaction être dirigée par des trotskistes qui sont l’incarnation du mouvement de Mai 68 quand le ministre de !’Éducation lui-même nous dit : « Il faut fermer la pensée de 68 ».

Ph.S. : Incarnation ! Ils n’ont pas été les seuls.

J.-M.C. : Certes...
On est donc dans ce contexte-là. Je pense que le problème n’est pas que nous ayons vieilli. Au contraire, nous avons opéré notre rajeunissement. Voyez notre site internet, le site leader en France. Ou à travers, depuis le début de l’année, une offre ...
renouvelée et augmentée pour le week-end, avec un magazine, Le Monde 2. Mais
nous sommes désormais à contre-courant, en rupture avec le retour à une sorte de nostalgie jacobine qui n’a d’autre ressort que le fait d’avoir si peu la capacité de penser l’avenir, qu’on se replie sur ce qu’on croit connaître ou ce qu’on croit avoir été , une République idéale. Nous ne sommes pas, en effet, dans ce courant-là. C’est ce hiatus-là qu’a manifesté le vote du 21 avril. Et que manifeste cette espèce de crispation ou de cristallisation contre nous.

Ph.S. : Il y a un mot de Nietzsche que j’aime beaucoup : « Il y en a qui réclament la vertu. En réalité, ce qu’ils ont en tête, c’est d’étendre le rôle de la police ». Quand vous me dites qu’on vous dit « Les affaires, ça suffit ! », c’est un mot à la « Ubu roi », c’est du Jarry pour hommes d’affaires. Ce qu’on vous dit à ce moment-là, c’est que les affaires gênent les affaires et que, pour ne pas gêner les affaires, il vaudrait mieux qu’il n’y ait pas d’affaires. Or, comme il y en a, il vaudrait mieux qu’on n’en parle pas ou plus du tout ou qu’on les oublie.

J.-M.C. : Qu’on les contrôle.
Mais il ne faut pas non plus s’abstraire de toute autocritique, de toute réflexion sur nous-mêmes . Nous le ferons. Il faut aussi en passer par une certaine remise en question.

Ph.S. : Pas trop ! Je voudrais donner un exemple personnel. J’ai toujours eu mauvaise réputation à force de ne jamais faire d’autocritique. Car ça aussi, la demande d’autocritique...

J.-M.C. : C’est un passage obligé dans une société émotionnelle.

Ph.S. : N’est-ce pas !

J.-M.C. : Communication émotionnelle.

Ph.S. : Eh bien, je ne suis pas sûr qu’il faille y consentir, car ce qui impressionne une société émotionnelle, c’est la faculté qu’ont des gens qu’on a essayé de déstabiliser, voire de détruire, de poursuivre tranquillement leur chemin en prouvant que, en marchant, il ne s’est pas passé grand-chose. Bien entendu, l’autocritique doit avoir lieu, mais il faut en parler le moins possible parce que, pour poursuivre tranquillement son chemin, il faut parfois augmenter ou réduire la voilure, mais il faut surtout prouver qu’on continue à naviguer.
Puisque vous parliez de pouvoir ou de fantasme de pouvoir... Le Monde est le lieu du fantasmatique. Le Monde a donc tous les pouvoirs. Mais, vous savez - je parle de mon cas minuscule, individuel -, il ne se passe pas de semaine, voire de jour, sans que l’on me prête un pouvoir considérable, mais con-si-dé-rable ! Je suis le « mandarin », je suis le « parrain », je suis l’« ayatollah »...

J.-M.C. : Nous sommes deux parrains...

Ph.S. : Cela a été écrit et relayé beaucoup.

J.-M.C. : Bien sûr.

Ph.S. : Récemment, je vois encore : « Les personnalités les plus influentes dans l’édition » - c’était dans Le Nouvel Observateur -, je vois... Bernard-Henri Lévy, Philippe Sollers, Arnaud Lagardère, Antoine Gallimard, Richard Ducousset et Thierry Ardisson. Je suis très honoré d’être dans ces « personnalités très influentes dans l’édition », mais, vous voyez, ce bureau n’est pas très grand, j’ai une revue trimestrielle sans publicité, j’écris quelques livres, j’essaye de faire des phrases correctement. Ce pouvoir qu’on me prête est évidemment tout à mon honneur...

J.-M.C. : Là, vous touchez à l’une des grandes faiblesses de notre société : pourquoi des gens qui n’ont, au fond, pour eux-mêmes, que leur plume sont-ils à ce point dénoncés ou montrés du doigt comme les fauteurs de... quelque chose. Des gens à qui on prête un tel pouvoir de nuisance - puisque le pouvoir qu’on prête
aux journalistes du Monde, et à vous aussi parfois, c’est un pouvoir de nuisance ou de défaisance. C’est, encore une fois, un des signes de la régression que je crois percevoir et qui se marque dans les votes. La façon dont le pays vote n’est, à l’évidence, pas un signe de progrès. Ce ne sont pas les idées de progrès, de confiance en l’avenir, qui l’emportent. Ces votes manifestent plutôt la peur, la tentation du repli.

Ph.S. : La peur existe. Pour ce qui concerne Le Monde et la question de l’influence, et de l’argent dans la société actuelle, que nous évoquions tout à l’heure, si j’en reviens à cette liste des personnes importantes dans l’édition aujourd’hui, il m’est facile de constater que je suis de loin, le plus pauvre. Je pense que je peux le prouver. Il y a là - excusez-moi de faire ce parallèle - quelque chose qui correspond, au fond, à la situation du Monde. Le Monde, ce n’est pas non plus un endroit où il semblerait qu’il y ait une grosse concentration d’argent . Donc, « est-ce qu’ils sont vraiment indépendants s’ils n’ont pas tellement d’argent ? »

J.-M.C. : J’ajouterai qu’il n’y a pas, au Monde, de gouvernement du Monde au nom d’intérêts patrimoniaux. Vous citiez L’Express. L’Express appartient à un groupe de presse qui lui-même est relié à un grand industriel, qui est, au demeurant d’ailleurs, parfaitement respectable. Simplement, ce groupe a comme caractéristique l’opacité. Qu’est-ce qui nous différencie ? La transparence, mais la vraie transparence, bardée ensuite d’une impressionnante collection de commissaires aux comptes qui nous auscultent tous les mois sous tous les angles. Nous sommes transparents, ils sont opaques et ils nous reprochent notre transparence. Et nous ne défendons, et moi, je ne défends que des intérêts qui sont les intérêts de l’entreprise et non pas des intérêts patrimoniaux, à la différence des autres groupes qui sont directement reliés à des patrimoines, donc à de l’enrichissement d’un patrimoine. Nous, nous essayons de préserver une collectivité. C’est un point important, en effet, parce que vous-même, vous êtes très en décalage par rapport à cette image sociale qu’on vous impose. Où est le fantasme....

Ph.S. : C’est invraisemblable de mettre sur le même plan Arnaud Lagardère ou Antoine Gallimard, mon très estimé président-directeur général, et moi.
Mais si l’on me soupçonne, comme on vous soupçonne, de cette façon, c’est bien qu’il existe un pouvoir que nous aurions et que d’autres n’ont pas. C’est un vrai pouvoir qui est donc amplifié dans l’imaginaire. Cela vient d’où ? « Comment peuvent-ils exister comme ça ? Comment peuvent-ils continuer comme ça alors que vraiment... ? » Cela paraît en effet incompréhensible. Au passage, je soulignerai quand même que cette espèce de fixation sur « ces messieurs dont la tête devrait tomber » est parfaitement hilarante, car il est bien évident que Le Monde, ce n’est pas des têtes qui pourraient tomber ou pas : c’est un ensemble de journalistes, pour la plupart fort talentueux qui travaillent beaucoup, qui ne sont pas surpayés dans leur métier. Ce genre de propos dénote un mépris pour la profession de journaliste et pour des existences qui sont très impliquées dans la vie, la survie et la poursuite de l’aventure de leur journal. Cela me frappe énormément, à travers les journalistes du Monde que je connais, en particulier, ceux du « Monde des livres ». Et si on les a attaqués, eux en tout premier, c’est bien la preuve que Hemingway avait raison de dire que, lorsqu’une société va mal, la littérature est en première ligne. Puisqu’il s’agit de livres et de littérature, pourquoi, en effet, y aurait-il un « Monde des livres », avec ses goûts, ses choix, ses convictions, alors qu’il serait si facile de lancer des best-sellers préfabriqués et de mettre tout ça en scène sans que cela touche le moins du monde le vrai exercice d’un art ?
Maintenant, pourquoi y a-t-il ce fantasme de pouvoir à propos du Monde ? Ce n’est pas seulement une question de transparence qui vous fait être jalousés, au fond. Beaucoup d’autres n’ont plus de conviction. Ils font leur métier, mais ils n’ont plus la conviction profonde. Je ne veux pas dire que les journalistes qui sont ailleurs sont mauvais. Il y en a certainement beaucoup qui se posent aussi des questions, qu’ils soient à Libération ou au Figaro, mais enfin une conviction, ce n’est pas des têtes seulement, c’est tout un travail. Une collectivité. Que vous dirigez. « Que les têtes tombent », cela renvoie à une direction fantasmée avec un dédain total de gens qui seraient des sortes de balayeurs de base. Cela me paraît être le point le plus totalitaire de ces attaques. Il suffirait de changer les dirigeants pour qu’une rédaction se couche...

J.-M.C. : Oui, exactement.

Ph.S. : Ce qui est très inquiétant de la part des gens qui tiennent ces propos.

J.-M.C. : Là encore, revenons aux objectifs affirmés des membres de l’opération, c’est-à-dire Claude Durand, qui a parlé le plus clairement possible : « Il ne s’agit pas d’une attaque contre Le Monde, il s’agit d’une attaque contre ses dirigeants. » Il s’agissait bien, en effet, de faire tomber les dirigeants du Monde.

Ph.S. : Mais c’est effarant d’aveuglement.

J.-M.C. : Et d’ailleurs, un certain nombre de journalistes de télévision et de radio avaient été avertis lorsque nous avons réuni un comité, de rédaction à l’intérieur de la maison pour parler de tout cela. Le lendemain de la publication du livre, il y avait quinze télévisions au Monde parce qu ’il leur avait été dit que c’était le jour où je démissionnais. Ils attendaient l’annonce de ma démission.

Ph.S. : Voici comment ils envisagent les choses : « On fait tomber les dirigeants, on les remplace, et tout le monde est couché »...

J.-M.C. : C’est cela.

Ph.S. : Ce qui manifeste, je le répète, un mépris terrifiant des journalistes de ce journal. Mais c’est finalement très cohérent, parce qu’ils sont partis de l’idée - c’est pour ça qu’ils vous attaquent tellement - que la conviction n’existe pas. D’où, par exemple, l’exemple singulier du « Monde des livres ». On ne pourrait plus défendre tel écrivain par conviction, même si on se trompe, on le défend par arrière-pensée, par manipulation.

J.-M.C. : Oui, c’est un point central. Il y en a un autre, que nous voulions évoquer aussi ensemble, qui était : « Le journal qui déteste la France et qui a voulu changer la France. » C’est, encore une fois, une attaque récurrente contre Le Monde. Beuve­ Méry, dans les attaques de 1955, c’est « l’homme de l’anti-France », c’est l’homme qui dénigre, c’est l’homme qui toujours met le doigt là où cela fait mal et où il ne devrait pas mettre le doigt. Et nous, c’est exactement le même procès. L’anti-France, c’est la France girondine. À l’anti-France, on ajoute le regard sur le passé. « Il aime tellement peu la France qu’il dénigre jusqu’à son passé. » Et là, on retrouve les placards dont nous parlions, et notamment celui de la guerre d’Algérie et celui de Vichy. C’est une démarche radicalement contraire qui est celle du Monde. Pour nous, il vaut mieux regarder le passé en face, parce que mieux l’analyser, mieux le comprendre permet de mieux regarder l’avenir. C’est, me semble-t-il, ce qu’on apprenait sur les bancs de l’école. Mais maintenant on voudrait nous imposer une lecture totalement linéaire de l’Histoire ou totalement liftée.

Ph.S. : L’idée jacobine est très forte, en fait.

J.-M.C. : Oui. Je pense que c’est relié aussi à l’attitude d’une part des élites françaises. Quand on regarde aujourd’hui le rapport du Haut Conseil à l’intégration de Mme Kriegel et qu’on voit de quoi il est fait, il est totalement tourné non vers la proposition, mais vers la dénonciation. Pour dénoncer quoi ? La discrimination positive, parce que ce serait une idée, disons « girondine » et non jacobine ; parce que le jacobinisme, est censé tout égaliser. Ils oublient simplement au passage la réalité du pays où il y a des inégalités considérables, où le chômage atteint principalement les jeunes ; et, chez les jeunes, le chômage touche plus massivement ceux qui sont issus de l’immigration, comme on dit. Quant à l’accès aux grandes écoles et à l’élite, il est de plus en plus limité pour ceux qui sont issus des classes populaires. Cette réalité-là, on prétendrait donc la masquer par le recours incantatoire à cette toise égalitaire qui est la doctrine officielle de la République et derrière laquelle la République prétend se défendre ? Mais de quand date le déclin de l’Empire romain ? De l’édification du limes. Pour moi, la loi sur le voile ou des rapports comme celui de Mme Kriegel, c’est le limes qu’on prétend ériger ou derrière lequel on voudrait se protéger. De quoi ? Du fait de ne pas être capable de maîtriser ou d’assurer un avenir, de le concevoir donc autrement, d’une façon qui fasse toute sa part à une société civile, une société civile qui est en mouvement, qui est agitée de contradictions mais qu’il faut être capable d’accompagner, voire de guider, mais certainement pas de contraindre. Finalement, il y a une assez forte cohérence entre le procès qui nous a été fait, nos prises de position et l’air du temps, nostalgique ou défensif. Vous-même prenez votre place dans cet assaut contre Le Monde, vous l’auteur d’un« texte infâme », intitulé « La France moisie ». Dans tous les libelles contre nous, il est question de « La France moisie ».

Ph.S. : Sans arrêt. Mon ami Marcelin Pleynet disait récemment qu’il n’était même plus nécessaire d’en citer l’auteur. On dirait que je n’ai écrit que ce texte dans ma vie, un texte qui fait quatre pages dans un gros livre où j’ai réuni de nombreux textes. Dans l’index des noms cités dans ce livre Éloge de l’infini, vous verrez - alors que je suis censé être LE mauvais Français, le Français horrible qui déteste la France - Laclos, Madame de La Fayette, La Fontaine, Lamartine, Lautréamont, Hugo... Mais non ! Je suis un « très mauvais Français » qui passe son temps à essayer d’enfoncer la France. Il n’y a pourtant guère de Français plus convaincu de la vitalité séculaire de la France et qui d’ailleurs, en tant que Girondin, pense que les Girondins en effet ont toujours représenté, d’une certaine façon, la vraie Révolution française...

J.-M.C. : Et la République. Autant que les autres.

Ph.S. : Cela a été donc jusqu’à la falsification de ce texte où je rappelle par exemple que « La France moisie a bien aimé aimer le XIXe siècle, sauf 1848 et la Commune de Paris. »

J.-M.C. : C’est un texte prémonitoire.

Ph.S. : C’était en 1999.

J.-M.C. : Mais le vote moisi, lui, intervient le 21 avril 2002. Il a fallu trois ans...

Ph.S. : Dans ce texte je défendais Cohn-Bendit, contre Chevènement. Les attaques de Chevènement avaient été l’occasion de l’article et je terminais en me qualifiant d’écrivain européen d’origine française. Tout cela a été tellement falsifié que je lis encore, dans Marianne notamment, que c’était un article typiquement maurrassien, du Rebatet, etc., ce qui est, à proprement parler, stupéfiant. Alors, vous, vous avez publié dans Le Monde cet article infâme en me disant que c’était mon premier vrai éditorial...

J.-M.C. : La trace est longue de cet article-là, en effet.

Ph.S. : Je voudrais aborder un dernier point, qui n’est pas le plus facile, et que vous avez évoqué latéralement, quand vous parliez de la réflexion à faire sur soi-même. C’est comment continuer à marcher, comme vous disiez, sans ignorer un certain nombre de choses et sans intérioriser le discours de ses ennemis.

J.-M.C. : Exactement. Je donnerai un exemple. En ce moment, les manchettes du Figaro sont plus offensives. Elles prennent modèle sur celles du Monde, qui, lui-même, est tenté de se comporter comme s’il avait une certaine crainte, une peur de lui-même. Alors que Le Monde libéré gagne des lecteurs. Le Monde qui se replie, Le Monde qui rentre les épaules, perd des lecteurs. C’est l’année 2003 avec un Monde un peu« sous le choc ». Nos lecteurs n’attendent pas du Monde qu’il rase les murs, nos lecteurs attendent du Monde qu’il joue son rôle. En effet, l’erreur pour nous serait de cesser de jouer notre rôle. Notre problème, c’est de redonner totalement confiance à ceux qui ont pu douter du Monde. Le Monde n’obéit pas à des groupes, n’obéit pas à des factions, à des clans. En revanche, il a été attaqué par des factions ou par des clans, qui ont pris prétexte du livre édité contre lui. Tout s’est passé comme si on avait voulu nous faire descendre dans l’arène, parce que l’arène banalise, or le journal ne peut pas être banal. Il peut remplir moins bien sa mission de recherche de l’objectivité, parfois, c’est le problème de toute rédaction au quotidien, de tout journal dont la gymnastique et la discipline sont à réinventer tous les jours parce qu’on risque de s’en écarter à tout moment. Car la tentation, permanente chez un journaliste, est de faire passer pour de l’analyse de faits quelque chose ce qui est plutôt de l’ordre du commentaire, alors qu’il faut toujours rigoureusement séparer l’interprétation, le commentaire de l’exposé des faits. Nos lecteurs ne nous demandent que d’avoir un maximum d’informations à leur disposition, d’éclairages, voire de points de vue ou de contre-points de vue, qui vont leur permettre eux-mêmes de se forger une opinion. Ils veulent avoir accès à la diversité de nos sources.
Il faut qu’ils sachent que nous sommes là en toute clarté, et dans l’humilité de notre artisanat, de notre quête incessante du mieux et non pour être récupérés. Nous ne voulons pas être récupérés. Cela dit, il faut regarder comment évoluent les journaux, il faut toujours regarder comment évoluent les journaux, se remettre en question et, dix ans après le lancement de la nouvelle formule du Monde, la période est favorable pour opérer cette remise en question. Mais, en même temps, il ne faut pas perdre de vue le cap qui est le nôtre, ni le fait que nous demeurons un objet finalement non identifié...

Ph.S. : Mais très attendu...

J.-M.C. : Oui, parce que personne ne nous « tient ». Comme on dit, nous sommes dans l’exercice d’une fonction de plus en plus difficile, dans des contextes de plus en plus complexes et rudes et avec, en effet, des valeurs qui, peut-être, ne sont pas aujourd’hui les valeurs dominantes de la société française. Il ne s’agit pas de les abandonner en chemin.
Mais, vous, comme lecteur, avez-vous l’impression que nous avons intériorisé le discours de nos ennemis ?

Ph.S. : Non. Franchement, je trouve le journal très bon. C’est la bonne réponse : faire un excellent journal. Comme toujours, la meilleure défense c’est l’attaque. L’attaque, en l’occurrence, c’est de faire un très bon journal. Point. Le jour où il n’y aura plus besoin de journaux, il n’y aura plus de démocratie. Et alors là, Big Brother aura vraiment gagné.

L’Infini 87, Été 2004, p. 20-39.

*

« LE MONDE » DU JOUR
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par Marcelin Pleynet

Comment ne pas remarquer que la littérature, l’édition, et non moins essentiellement la presse, les médias en général, sont aujourd’hui comme jamais l’objet de partages d’intérêts, de débats et de polémiques plus ou moins hargneuses. Que ces polémiques se fixent finalement sur la presse écrite n’a rien de surprenant. Elle est par fonction, et comme elle ne l’a jamais été, la plate-forme, le support, et aussi, en tant que telle, l’enjeu primordial, politique, de ces débats.

On ne peut plus désormais ignorer que lorsque la presse s’interroge c’est la société tout entière qui se dispose et se représente dans cette interrogation.

Il y a, très exactement, un an, la campagne de dénigrement contre le journal Le Monde, qui a beaucoup trop fait parler d’elle pour ne pas être symptomatiquement significative, n’avait pas d’autre réalité.

La thèse des auteurs de La face cachée du « Monde », tendait à justifier, dans un style qui n’est pas sans évoquer un certain journalisme des années trente, une suite de ragots, de très mauvais romans, et d’enquêtes parodiquement policières sur la vie privée des hommes et des femmes, dirigeant ou collaborant à ce journal, sous la rubrique : « Le quotidien fondé par Hubert Beuve-Méry a été la victime d’un détournement », Le Monde a été trahi, Le Monde de Jean-Marie Colombani et d’Edwy Plenel n’est plus Le Monde de son fondateur, Hubert Beuve-Méry. Sans bien entendu se demander si Hubert Beuve-Méry, si le journaliste professionnellement et historiquement responsable qu’il fut, ne serait pas aujourd’hui le premier acteur de ce changement ?

L’actualité française est de plus en plus occupée par ces débats, aussi anachroniques qu’éclairants. Et il fallait sans doute que le plus important quotidien de la presse française, le seul qui soit encore lisible, perçu comme une institution que ses détracteurs veulent considérer tel un État dans l’État, se trouve, à cette occasion, placé en première ligne.

Avec le recul (le livre de Péan et Cohen, a été publié en février-mars 2003) la tentative et les arguments tendant à déconsidérer le journal Le Monde, ceux qui le font et ceux qui le dirigent, ont objectivement perdu toute vraisemblance. Rien ne vieillit plus vite que la charge, la caricature et la mauvaise polémique. Et plus vite encore lorsque le style, le modèle, sont empruntés à de vieilles passions politiques. Ce qui se découvre alors, et en premier lieu, c’est l’utilisation d’une situation confuse d’insatisfaction sociale générale, et plus ou moins propice à l’exploitation d’une campagne de dénigrement.

Il ne faut pas mésestimer ce qu’il en fut des élections de 2002, de l’éviction de Lionel Jospin et, au second tour, du face-à-face Chirac/Le Pen, voulu par les Français et par les hommes politique de droite comme de gauche. Pour reprendre le titre publié alors par Denis Tillinac, « Chirac le Gaulois » sera élu avec plus de 80 % des voix. A partir de là les « Gaulois » vont s’employer à faire front et à célébrer les divinités autochtones.

N’est-ce pas dans ce contexte que s’écrit et que se décide la publication du livre de Péan et Cohen, par un département de la Librairie Arthème Fayard ?

Suivant le procédé communément utilisé par ces auteurs, ont pourrait faire remarquer, que le directeur de la Librairie Arthème Fayard s’est trouvé à plusieurs reprises dans l’obligation de justifier certaines de ses éditions dans les pages du Monde. Entre autres, à propos de la traduction et de la publication d’une Bible anti­sémite et, à plusieurs reprises encore, à propos d’un livre non moins suspect de Renaud Camus.

On pourrait également développer les rapports difficiles, conflictuels et de ressentiments que les auteurs de La face cachée du « Monde » entretiennent avec la direction du journal. Ils en font eux-mêmes état, en note, dès les premières pages, On pourrait recenser parmi ceux qui se sont empressés de prendre ce mauvais bateau, les noms, ils sont légion, de tous ceux, échotiers, artistes, intellectuels, écrivains ou hommes politique qui, pour une raison où pour une autre, se sont estimés maltraités par telle ou telle critique. Imaginez à l’année le nombre de mécontents que peut produire chaque numéro d’une publication périodique, et plus encore la parution quotidienne et les exigences de la rédaction d’un journal comme Le Monde !

De ce point de vue, l’importance somme toute politique accordée au « Monde des livres », dans un chapitre (« La police littéraire au Monde des livres »), qui n’a pas
moins de 25 pages, est on ne peut plus symptomatique. Où trouverait-on plus d’ego frustrés, d’amertume et de ressentiments immédiatement exploitables que dans le milieu dit littéraire ? Mais ce qui fait plus essentiellement symptôme n’est-ce pas cette très inhabituelle importance accordée aux pages littéraires d’un quotidien ?

Je dois d’ailleurs reconnaître que c’est aussi là un point où Le Monde d’aujourd’hui diffère du Monde de Beuve-Méry. Je me souviens d’un propos de Paul Flamand, alors directeur des éditions du Seuil, et qui, dans les années 70, après avoir rencontré le directeur du Monde, en regrettant que les pages littéraires ne soient pas plus accueillantes et plus ouvertes aux éléments dynamiques de la société contemporaine, rapportait qu’Hubert Beuve-Méry lui avait déclaré avoir déjà suffisamment d’ennuis avec les pages politiques sans en rajouter encore avec « le littéraire ». Le Monde a changé, le monde change. C’est un fait.

La littérature, la pensée qui mérite ce nom n’est plus seulement une actualité saisonnière (prix littéraires), elle est d’abord la forme vivante, actuelle, et par voie de conséquence polémique de !’Histoire. On ne peut pas vraiment comprendre ce qu’un collaborateur du Monde, Philippe Sollers, entend par « France moisie », si l’on ne tient pas compte de l’ampleur de la crise et du débat historique tels qu’ils sont mis en scène et exposés, par exemple, dans le livre que !’écrivain Sollers a consacré à la réactualisation de la Divine Comédie de Dante. Dans quelle « Comédie » !’Histoire se trouve-telle aujourd’hui emportée ?

Je ne suis pas journaliste. Je ne m’en vante pas. Pas plus qu’un journaliste ne se vanterait de ne pas être écrivain. Mais si l’on tient compte de ce qui sous-tend historiquement les forces qui se sont investies dans la participation de Le Pen à l’élection de Jacques Chirac, il est clair que le journaliste comme !’écrivain se trouvent plus que jamais devoir retenir que la pensée, comme la politique, est aussi, et peut-être même essentiellement, une question de style. Il suffit de lire l’ouvrage, à quatre mains, de Péan et Cohen pour s’en convaincre.

Et si l’enjeu était précisément !’Histoire telle qu’elle se fait et telle qu’elle est vécue. Et si dans l’actuel contexte désormais incontournable de la mondialisation, l’enjeu était l’histoire des Français telle qu’ils la font et telle qu’ils la vivent ? Sur ce sujet et, pour reprendre une expression que Louis de Saussure publie dans un récent numéro, se refusant à la « paresse cognitive » encouragée par la société de consommation, Le Monde, objectivement le plus important quotidien d’information et de réflexion, aurait-il été l’objet d’une telle tentative de déstabilisation, s’il ne s’employait pas, avec une insistante lucidité, à éclairer ce qui historiquement détermine les crises, les aléas et la « comédie » de la plus en plus grande misère des pratiques sociales dans ce pays ?

À le relire, alors que l’actualité s’en est écarté, et au-delà des effets de manche de la spéculation marchande, on constate que le livre de Péan et Cohen participe de ces pratiques expéditives de la misère ambiante et des malaises, des crises psychologiques (goût de la violence, insécurité, faut-il le dire, d’abord intellectuelle), que les archaïsmes politiques exploitent pour mieux établir le règne de la servitude volontaire.

De ce point de vue rien d’étonnant à ce que les auteurs de La face cachée du « Monde » s’attardent sur le passé trotskiste d’Edwy Plenel et de Lionel Jospin. En se gardant de retenir que le trotskisme français, notamment, où l’on retrouve ce qui détermine les pages les plus libres d’André Breton, est d’abord et déclarativement un anti-stalinisme. Ce n’est bien entendu pas là ce qui motive nos auteurs pour qui la Literatournia Gazeta semble une référence vraisemblable. Les pages consacrées aux activités trotskistes de tel et tel, qui au demeurant ne s’en sont jamais vraiment cachés, n’ont d’autre fonction que d’agiter le fantôme de Mai 68 : Soulèvement étudiant qui, faut-il le rappeler, inaugure le déclin du parti communiste stalinien. Événement historique particulièrement traumatisant pour la société française, qui ne se l’est jamais expliqué. Il est vrai que Péan et Cohen semblent ne pas vouloir vraiment distinguer les staliniens du parti communiste français, des anti-staliniens, à savoir des trotskistes de la Ligue Communiste. La confusion servant à oblitérer ce qui sera ponctuellement et efficacement en jeu à l’époque.

Mais n’est-ce pas la même politique qui les entraîne à servir François Mitterrand qui « tient beaucoup à maintenir une relation originale avec l’URSS ». et qui « ayant fait la connaissance » à Moscou de Mikhaïl Gorbatchev, a décelé chez le nouveau secrétaire général du PCUS, une personnalité intéressante avec qui il lui semble possible de nouer des rapports d’un type nouveau ? En conséquence de quoi et parce qu’au« Kremlin comme à Paris » on pense la même chose, nos auteurs se demandent si François Mitterrand n’était pas justifié d’avoir fait mettre Edwy Plenel sur écoutes. Fort de « la nouvelle relation qu’il vient de nouer avec Mikhaïl Gorbatchev », François Mitterrand ne croit-il pas devoir confier« à son ami Roland Dumas : J’ai la preuve... que Le Monde est devenu un organisme de déstabilisation de notre République et de notre société » (sic). Le propos est rapporté par Roland Dumas, à qui il faut bien entendu accorder la confiance que l’on accorderait à François Mitterrand.

Cette nouvelle intelligence entre François Mitterrand et l’URSS que nos auteurs célèbrent courageusement pour dénoncer Le Monde comme un organisme de déstabilisation de la République et de la société française a la particularité de laisser suspendue la question de l’héritage du stalinisme soviétique et de ses incidences historiques dans la société française.

Comme on a déjà remarqué que Péan et Cohen ne semblaient pas se préoccuper de cette question en évoquant les groupes trotskistes des années 1970, on remarquera que ce livre, publié en 2003, s’il s’attarde sur ce qui lie Mitterrand et Gorbatchev, ne fait pas grand cas de la chute du mur de Berlin, ni de la dissolution de l’URSS.

Comme si la France et la République ne pouvaient avoir d’autre passé que la « jeunesse française » de Mitterrand fédérant l’Union de la gauche telle qu’elle s’emploiera très efficacement à se diviser, forme de « Parrainage » mitterrandien, pour porter Le Pen et faire réélire Jacques Chirac.

On comprendra que, sur cette base de basse politique, ce n’est pas le journal Le Monde qui s’est détourné de sa voie et de son histoire, mais nos auteurs, ce qui les commande, et cerne qui les encouragent et les éditent, qui jettent de l’encre pour masquer la réalité d’un monde tout autre avant et après l’effondrement de l’Union soviétique, et pour s’employer à perpétuer une société délibérément faussée et maintenue dans ses archaïsmes et ses replis communautaires frileux, dont on sait ce qu’ils ont déjà établi politiquement d’aliénations et de ressentiments racistes dans le passé.

Deux grands traumatismes marquent obscurément la société française de la seconde moitié du XXe siècle : Mai 68 et la dissolution de l’Union soviétique.

Mai 68 en France est aujourd’hui expéditivement diabolisé et essentiellement présenté comme une période de troubles et de désordres qui ne peut qu’inquiéter et engager l’actuelle insécurité sociale à se replier craintivement sur des valeurs conventionnelles et désincarnées. Reste à savoir quelle idéologie et quelles forces politiques sous-tendent une semblable exploitation, qui servira implicitement l’élection de François Mitterrand, puis celle de Jacques Chirac ?

Le traumatisme propre à l’effondrement de l’Union soviétique et du stalinisme est plus sourdement et efficacement actif. Le chapitre du livre de Péan et Cohen intitulé « Une pige pour la CIA ? » est de ce point de vue tout à fait significatif. Le point d’interrogation étant une précaution susceptible de justifier une fiction mettant en scène la politique soviétique de Mitterrand et les informations qui permettent au Monde du 28 mars 1985 [9] de publier, à la « une » du journal, un article « Comment les espions soviétiques travaillent à l’Ouest ». À suivre ce qu’écrivent Péan et Cohen, qui semblent totalement partager le point de vue de Mitterrand, cette publication n’aurait pu avoir lieu sans l’aide de la CIA — la lutte contre le communisme stalinien ne peut-être qu’a priori douteuse (c’est-à-dire, dans le langage du PCF de l’époque, pro-américaine) et dangereuse pour la France.


Le Monde du 30 mars 1985.
L’Infini 87, p. 44. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Dans un pays où, ne l’oublions pas, le Parti communiste stalinien représenta près d’un tiers de l’électorat, une propagande populiste et une pénétration effective dans la mentalité d’importantes couches de la population (à la fin de sa vie, dans un entretien avec Franz-Olivier Giesbert, François Mitterrand s’étonne encore qu’en 1985, le patron de la DST ait pu lui parler« de la lutte contre le communisme »), l’effondrement de l’Union soviétique fut et reste sourdement vécu comme un effondrement. Et sans doute moins comme l’effondrement d’une idéologie spécifique, que comme l’effondrement intime d’un culte, d’une sourde croyance à l’asservissement volontaire à la nécessité du tyran et de la terreur.

Rendant compte du livre de Péan et Cohen, sous le titre « Le 9 Thermidor du Monde », le directeur d’un hebdomadaire français coiffé du bonnet phrygien, expose, aussi clairement que possible, ce qu’il en est de ce très ancien culte de la terreur : « J’ai toujours rêvé, écrit-il que le 9 Thermidor, Maximilien Robespierre, flanqué de l’archange Saint-Just, l’emporte (surtout sur les Fouché, Barras et Tallien crapules et compagnie) mais au prix d’une radicale autocritique... » On ne saurait être plus explicatif, et plus proche des regrets, des convictions et des nostalgies politiques qui ont déterminé la publication précipitée du livre de Péan et Cohen dès la réélection de Jacques Chirac.

N’est-ce pas là la République qui voudrait se restaurer sur la Terreur et l’autocritique ? Une très efficace invention de Staline : la terreur dans l’autocritique, l’autocritique dans la terreur. Si Robespierre peut l’emporter au prix d’une autocritique, on pourrait en espérer autant pour l’Union soviétique stalinienne (Mitterrand apparemment croyait à « une nouvelle relation » avec l’URSS). Et pourquoi Pétain ne croirait-il pas, lui aussi, à sa réélection au prix d’une radicale autocritique ? Le stalinisme conserve sourdement ses zones d’influences internationales dans les têtes, dans les reins et dans les cœurs d’un masochisme triomphant. Et l’on peut se demander si le pétainisme ne reste pas la meilleure forme de gouvernement pour ceux qui vivent, misérablement, cela va de soi, dans l’entretien et l’autocritique complaisante de leur propre conduite que déterminent les intérêts les plus immédiats, et peu préoccupés du fait que de semblables rêves se terminent toujours en cauchemars ?

Tout est prêt ou presque... Péan et Cohen ont fait un gros effort pour entretenir le culte... M’en informent l’ouïe et l’odorat, dès la réélection de Jacques Chirac : Elle est venue pour eux, l’heure de la chasse et de la procession, non certes chasse sauvage, mais domestique, percluse, renifleuse, furtive et de prières chuchotées. Que ce ne soit pas là ce qui motive l’actualité d’un journal comme Le Monde, qui ne s’en féliciterait ?

Marcelin Pleynet, L’Infini 87, p. 40-46.

*

Pierre Péan & Edwy Plenel, les chevaliers du journalisme français

Réalisation : Jarmila Buzkova. Duel, la Cinq, avril 2015.

Le duel entre Pierre Péan et Edwy Plenel revisite en filigrane quelques grands moments de la vie politique française et raconte plus de 30 ans d’histoire du journalisme en France.

De méfiance en attaque, de revanche en caricature les deux icônes du journalisme français Pierre Péan et Edwy Plenel se sont toujours fait la guerre. Tout les oppose : leur méthode de travail, leur vision du métier et même leur manière d’être.

Pierre Péan a toujours travaillé seul, en secret alors qu’Edwy Plenel cherchait sa place dans le collectif, se dirigeant vers les plus hautes sphères médiatiques… Au cours des années 1980, les deux hommes deviennent des stars du journalisme d’investigation. Dans les années 1990 avec ses enquêtes bestsellers, Péan invente son modèle économique indépendant alors que Plenel accède à la direction de la rédaction du Monde. Après sa chute suite à la publication du brûlot de Péan sur Le Monde, les années 2000 creusent encore plus leurs divergences face à l’accélération de l’information et à la consécration de la presse en ligne.

Depuis trente ans leurs duels jalonnent l’évolution du journalisme d’investigation. Leurs parcours exceptionnels ont changé la façon d’informer en France.

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LIRE AUSSI : Raphaëlle Bacqué, Le jour où… Péan et Cohen accusent « Le Monde » pdf (Le Monde, 1er août 2014).


[1Beaucoup, aujourd’hui encore, parle de « révélation ». Pourtant, le jeune gauchiste que j’étais se souvient avoir distribué des tracts très informés sur « Mitterrand la Francisque » lors de l’élection présidentielle de... 1974, initiative aussitôt dénoncée par le PCF. Nous étions, il est vrai, aux beaux jours de « l’Union de la gauche »... Ce qu’on peut remarquer aujourd’hui, c’est que la photo de couverture du livre de Péan fut changée entre la première édition et la réédition en poche. Disparue la rencontre entre Pétain et Mitterrand d’octobre 1942 !

[2Fin de collaboration avec le JDD également en juin 2012. Sollers sera remercié (par un simple SMS) par le patron de la branche médias du groupe Lagardère, Denis Olivennes. « Une fin de collaboration pour cause de renouvellement naturel des chroniqueurs » (sic).

[3Quant à L’OBS, on y cherche désormais en vain, noyée dans la « culture », une rubrique « critique littéraire » digne de ce nom. La rubrique « Bibliobs » a disparu peu après la sinistre « affaire Kristeva ».

[4Fayard, 2003.

[5Cf. par exemple, Plenel et la police. A.G.

[6La seconde photo montre Mitterrand avec des moustaches et les cheveux tirés en arrière : le visage du résistant qui s’appelle alors Morland.

[7Cf. Michel Legris. A.G.

[8Cf. Philippe Sollers, Les nouveaux bien-pensants (Le Monde du 18-06-2000.)

[9Comme un grand nombre « d’informations » publiées dans le livre de Péan et Cohen, cette date est fausse, c’est à la « une » du samedi 30 mars 1985 que paraît le « Document — Comment les espions soviétiques travaillent à l’Ouest », voir ci-dessous.

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5 Messages

  • Albert Gauvin | 2 août 2019 - 13:52 1

    Pierre Péan, Edwy Plenel, journalisme d’enquête contre journalisme d’investigation ?

    par Patrick Eveno, professeur émérite en histoire des médias (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne)

    « En cette fin juillet 2019, les nécrologies et les hommages à Pierre Péan, décédé le 25 juillet, se sont succédé dans de nombreux médias. Dans plusieurs d’entre eux, encenser Pierre Péan a permis d’attaquer Mediapart, jugé coupable de révélations qui mettraient en péril la démocratie ou l’exercice du pouvoir.

    « Ça fait des années que je m’évertue à répéter que je ne me reconnais pas sous le vocable de « journaliste d’investigation. » « Investigation », c’est la traduction d’une expression américaine policière. Je préfère le mot ‘enquête’. » Je me définirai plutôt comme un « enquêteur d’initiative sur sujets sensibles. »

    Il y opposait sa pratique à celle d’Edwy Plenel et de Mediapart :

    « Attendre sur son bureau les PV des juges, ce n’est pas ce que j’appelle de l’enquête, mais de la simple gestion de fuites. Le journaliste devient un pion, rentrant dans les objectifs des uns et des autres, devenant l’outil de vengeances ou de stratégies judiciaires. Je revendique de prendre l’initiative, je ne suis pas un auxiliaire de justice, je n’ai pas besoin de la justice pour déterminer le sujet de mes enquêtes. »

    En 2015, dans l’émission de la série « Duels », il était opposé à Edwy Plenel. L’un et l’autre développaient leur conception du journalisme.

    Les méthodes de l’investigation

    En dépit des efforts de Pierre Péan, l’expression « journalisme d’investigation » a pris le pas sur celle de journalisme d’enquête ou d’initiative personnelle. Les méthodes du genre journalistique « investigation » sont fréquemment remises en cause par ceux que les révélations dérangent, mais aussi par une partie de l’opinion publique. La pratique du feuilleton journalistique ou les interventions jugées intempestives d’Elise Lucet dans certaines enquêtes de Cash investigation sont parfois considérées comme du marketing de la révélation, qui privilégierait la forme au détriment du fond. Pourtant, elles constituent des moyens utiles à cette révélation.

    Ainsi, le feuilleton, outre qu’il fidélise la clientèle et fait vendre du papier, permet d’attendre les réactions, y compris de dénégation, de laisser la personne ou l’institution mise en cause s’enferrer et d’obtenir des confirmations par de nouvelles sources. Mediapart en a usé dans les affaires Bettencourt, Cahuzac ou De Rugy, mais Le Canard enchaîné ou Le Monde pratiquent aussi le feuilletonage depuis longtemps, par exemple pour les diamants de Giscard, le Rainbow Warrior, François Fillon ou Alexandre Benalla.

    Le marketing de l’investigation en télévision doit obligatoirement passer par l’image. Il faut que le téléspectateur puisse voir ce qui se manigance ou se dissimule. Cela explique les interventions dans des cénacles généralement fermés pour y faire entrer les caméras et montrer les réactions aux téléspectateurs. L’investigation ne peut exister sans une « mise en scène » qui capte l’attention du public.

    Tout est affaires de sources

    Le grand public, et certains hommes et femmes de pouvoir ou certaines institutions, croient fréquemment que les journalistes d’investigation visent une cible, qu’ils voudraient abattre. Rien de plus faux : dans l’immense majorité des enquêtes, les journalistes partent d’une source (témoignage, document ou autre), la vérifient, la recoupent, la croisent avec d’autres sources, la valident en conférence de rédaction, afin de pouvoir tirer un fil puis un autre et de dérouler l’ensemble de la pelote…

    C’est pourquoi la protection de la confidentialité des sources des journalistes est essentielle au bon fonctionnement de la société démocratique. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) s’est prononcée à de multiples reprises sur cette question. Elle considère en effet la protection de la confidentialité des sources comme une « pierre angulaire » du journalisme (Arrêt Goodwin contre Royaume-Uni, 27 mars 1996) puisque « l’absence de cette protection dissuaderait le plus grand nombre de sources valables possédant des informations d’intérêt général de se confier à des journalistes ».

    En 2007, la CEDH souligne que « le droit des journalistes de taire leurs sources ne saurait être considéré comme un simple privilège qui leur serait accordé ou retiré en fonction de la licéité ou de l’illicéité de leurs sources, mais comme un véritable attribut du droit à l’information ». Elle ajoute qu’il incombe à la presse d’être « le chien de garde de la démocratie », expression que l’on retrouve dans plusieurs arrêts (Handyside, Lingens, Goodwin, etc.).


    Sources journalistiques : ce que dit la Cour européenne des droits de l’homme. CEDH, CC BY.
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    C’est pourquoi les puissants ou les institutions qui souhaitent cacher des choses ou les dissimuler sous le manteau d’une communication contrôlée cherchent toujours à connaître les sources des journalistes. C’est aussi pourquoi certains confrères ou consœurs, journalistes eux-mêmes, demandent qu’on leur révèle les sources ou des preuves quand les révélations ne leur siéent pas : voir les affaires Cahuzac, Fillon, De Rugy et les réactions de quelques éditorialistes.

    Toutefois, tous les journalistes d’investigation savent que les sources sont intéressées à la révélation, pour des raisons diverses : intérêt personnel, vengeance, recherche de notoriété ou autres. C’est alors à eux, et à leur rédaction, de maintenir la distance, de refuser l’instrumentalisation, de ne pas être prisonnier de leurs sources. Le fondateur du Monde, Hubert Beuve-Méry, disait que « le journalisme c’est l’art de la distance et de la proximité ».

    L’apport de Pierre Péan

    Pierre Péan revendiquait le « journalisme d’initiative individuelle », l’enquête contre l’investigation. Les enquêtes qu’il a menées dans les années 1970 et 1980 montrent qu’il a su révéler de nombreux secrets d’État. La plus célèbre est sans doute l’affaire des diamants offerts par Bokassa à Valéry Giscard d’Estaing, révélée en octobre 1979 dans Le Canard Enchaîné.


    L’une des Unes du Canard sur l’affaire des diamants de Bokassa. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

    Ensuite viennent une série de livres publiés chez Fayard, dont les titres parlent d’eux-mêmes : Les Deux Bombes, comment la France a donné la bombe à Israël et à l’Irak (1982), Affaires africaines (1983) sur les réseaux mis en place par Jacques Foccart en Afrique, V : enquête sur l’affaire des avions renifleurs et ses ramifications (1984), L’Argent noir : corruption et sous-développement (1988), L’Homme de l’ombre : éléments d’enquête autour de Jacques Foccart, l’homme le plus mystérieux et le plus puissant de la Ve République (1990), Le Mystérieux Docteur Martin, 1895-1969 (1993), ou, publié avec Christophe Nick, TF1, un pouvoir, (1997).

    Mais Pierre Péan était, comme les autres, tributaire de ses sources notamment de ses relations avec des proches de François Mitterrand et de Jacques Chirac et de certaines de ses relations africaines. Ainsi en 1982, lors de l’affaire des Irlandais de Vincennes, Pierre Péan adopte une attitude différente de celle d’Edwy Plenel : « Je me pose toujours la question : quel va être l’impact de ce que je vais dire ? Exemple : l’affaire des Irlandais de Vincennes. J’avais le scoop, bien avant Le Monde. Je ne l’ai pas sorti car je pensais que cela pouvait avoir un risque sur la vie même de Bernard Jégat, un des acteurs de l’affaire. » (Entretien à Figarovox. Bernard Jégat avait dénoncé les supposés terroristes au capitaine Barril.). Zineb Dryef et David Servenay, journalistes à Rue89 posent ainsi une question : « Pierre Péan, un enquêteur au service du pouvoir ? »

    Pierre Péan n’avait plus de carte de presse depuis 1987, car il ne publiait plus guère dans la presse et parce qu’il avait entamé un chemin solitaire. Or le journalisme est un artisanat qui se pratique en collectivité, au sein d’une rédaction et d’une entreprise. Ainsi, Bob Woodward et Carl Bernstein, les journalistes du Washington Post qui ont révélé l’affaire du Watergate, informaient régulièrement leur rédacteur en chef, Ben Bradlee, qui lui-même rendait compte des évolutions de l’enquête à la propriétaire du journal, Katharine Graham.

    Au mitan des années 1990, Pierre Péan glisse graduellement vers des enquêtes orientées par des motifs personnels ou par des relations surprenantes, qui lui valent plusieurs polémiques. Ainsi, dans Vol UT 772 : contre-enquête sur un attentat attribué à Kadhafi (Stock, 1992), repris dans Manipulations africaines : l’attentat contre le DC 10 d’UTA, 170 morts, qui sont les vrais coupables de l’attentat du vol UTA 772 ? (Plon, 2001), il cherche à dédouaner la Libye de Kadhafi. Avec Une jeunesse française, François Mitterrand (1934-1947) (Fayard, 1994), il revient avec tendresse et avec l’assentiment de Mitterrand sur le parcours sinueux du Président en fin de vie. De même, avec Chirac, l’Inconnu de l’Élysée (Fayard, 2007).

    Inversement, il attaque frontalement ceux qu’il considère comme ses ennemis, les thuriféraires du mondialisme ou les contempteurs de François Mitterrand. Le Monde selon K., une biographie critique de Bernard Kouchner, (Fayard, 2009), La Face cachée du Monde, du contre-pouvoir aux abus de pouvoir, écrit avec Philippe Cohen (Mille et une nuits, 2003), et Noires fureurs, blancs menteurs : Rwanda, 1990-1994, (Mille et une nuits, 2005), reflètent des partis-pris et des combats individuels. Son « enquête » sur le génocide des Tutsis lui vaut même d’être taxé de révisionnisme.

    Danton contre Robespierre

    C’est au cours de cette période que la séparation des deux branches du journalisme d’investigation devient patente. Sur l’autre versant, Edwy Plenel et Mediapart sont accusés de jouer les procureurs, d’être des auxiliaires de police, d’attaquer des hommes plus que des systèmes, de livrer des noms et des réputations « aux chiens » (« Toutes les explications du monde [sous-entendu du journal Le Monde] ne justifieront pas qu’on ait pu livrer aux chiens l’honneur d’un homme, et finalement sa vie, au prix d’un double manquement de ses accusateurs aux lois fondamentales de notre République, celles qui protègent la dignité et la liberté de chacun d’entre nous. » Discours de François Mitterrand lors des obsèques de Pierre Bérégovoy le 4 mai 1993.) (LIRE : Philippe Sollers, L’envers du pouvoir. A.G.).

    Leurs méthodes sont dénoncées comme étant celles d’inquisiteurs et de moralisateurs. Et parce que Pierre Péan était bon vivant et jovial, quoique taiseux, alors qu’Edwy Plenel est prolixe et plus sec, les commentateurs rejouent Danton contre Robespierre, celui qui connaît la vie contre l’idéologue. Pourtant, l’un n’existerait pas sans l’autre et la Révolution française n’aurait pas eu le même cours sans l’un ou l’autre.

    Pour l’observateur des médias, ces deux branches du journalisme d’enquête et d’investigation sont également nécessaires : elles se complètent et se nourrissent l’une l’autre. Surtout, elles alimentent le pluralisme et le débat démocratique. Car l’important dans une société démocratique, c’est la révélation des scandales, des affaires, des manipulations, des tricheries et des conflits d’intérêts.

    Qu’elle soit le résultat d’un journalisme d’enquête ou d’un journalisme d’investigation, qu’elle vienne d’une initiative personnelle ou d’une collectivité rédactionnelle, qu’elle provienne d’un témoin ou d’un document, la révélation est essentielle au bon fonctionnement de la démocratie qui repose sur le droit du public à être informé. Et Pierre Péan, comme Edwy Plenel, ont tous deux participé à la révélation de « faces cachées ». Pour le public, pour la démocratie, c’est là l’essentiel.

    The conversation


  • Albert Gauvin | 2 août 2019 - 09:36 2

    L’hommage du Canard enchaîné (31 juillet). Encadré de la dernière page.


    Le Canard enchaîné, p 8.
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  • Albert Gauvin | 30 juillet 2019 - 01:10 4

    Après l’éditorial de Franz-Olivier Giesbert, journaliste passé du Nouvel Observateur de Jean Daniel au Point de François Pinault et à La Provence de Bernard Tapie, via Le Figaro de Robert Hersant, ce FOG que brocardait déjà, en 1994, Guy Debord dans son dernier film Guy Debord, son art et son temps, on peut donner la parole, en toute objectivité, aux journalistes de Mediapart. Qu’on juge sur pièces, l’esprit critique, donc la démocratie, ne peut qu’y gagner. C’était déjà ce qui était en jeu dans l’entretien Sollers/Colombani en 2004.


  • Viktor Kirtov | 29 juillet 2019 - 19:40 5

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    L’éditorial de Franz-Olivier Giesbert dans Le Point 2447 du 25 juillet 2019

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