Le monde brille par son absence
par Olivier Rachet
olrach.overblog.com
8 Janvier 2018
Au sortir d’une nuit peu agitée, un homme se réveille, en ayant oublié un mot. Un mot lui manque, il ne sait pas lequel. Cet homme vit, comme exilé, sur une île, en bord d’un océan. Ses journées se passent, non à contrer l’ennui, mais à éprouver le lent effilochement du Temps qui se perd moins dans le fleuve de l’intranquillité qu’il ne se ramifie et bifurque en des méandres insoupçonnables. Cette expérience, en apparence singulière, est aussi une aventure collective : celle d’une époque à laquelle le langage fait de plus en plus cruellement défaut. « Littéralement, je voyais sous mes yeux se défaire le langage » écrit celui dont l’exil s’apparente à une déprise de la technique et de ses avatars asservissants.
L’homme vit, le plus souvent, reclus dans une chambre donnant sur la mer. Un tableau nimbé de blanc comme unique décoration ou motif aux nuances insaisissables. On ne sait trop si le paysage maritime se reflète dans le cadre ou si le cadre même du tableau tente de représenter ce qui échappe à l’observation. Le vide est omniprésent, « le monde brille par son absence » ajoute le narrateur qui acquerra un appareil photo argentique afin de fixer le vertige qui s’offre à lui, l’énigme du réel pour qui voudrait en cerner les contours. Philippe Forest poursuit ici une réflexion amorcée avec ce génial roman de physique quantique qu’était Le Chat de Schrödinger et conduit le roman vers une exploration de l’ambiguïté ou de l’ambivalence qu’est, à tout commencement, le réel : « On en arrive vite à ne plus pouvoir dire ce qui vint en premier. La réalité ne se distingue plus de son reflet mental. Plutôt : elle semble n’être plus que le reflet de ce reflet qui passe dès lors pour la seule réalité qui soit. »
L’expérience sensible de la photographie se calque alors sur une aventure amoureuse d’autant plus inattendue que chaque silence, chaque rituel du quotidien semblaient la préparer. Comme les images photographiques se développent dans un bain révélateur, l’amour naîtra des flots. Une femme apparaîtra qui offrira au narrateur la déprise et le dessaisissement de soi, condition sine qua non de toute expérience amoureuse. C’est alors que les livres réapparaîtront dans la trame du roman ; le narrateur compulsant fiévreusement les ouvrages légendaires racontant la naissance de l’île, pour ne pas dire la création même de l’univers. Si les cosmogonies et les mythologies ont déserté notre quotidien, les énigmes liées à la naissance et à la mort restent intactes. Nous vivons dans une indécision permanente que seuls les peintres chinois ont peut-être approchée, dans leur vision cosmologique d’un univers oscillant entre le vide et le plein, l’inconsolable absence et l’impensable présence. Le néant et le chagrin.
- Philippe Forest
Avec ce dernier roman, Philippe Forest décrit admirablement ces étoffes dont nos rêves et nos cauchemars sont faits. Les spectres de l’absence et les fantômes du souvenir nous encerclent. Inutile de nommer les défunts ; enfants disparus, amours perdus, parents oubliés. L’oubli, qui donne son titre au roman, est la condition même de la mémoire : « Seul l’oubli conservait le souvenir, le mettait à l’abri des mensonges dont la mémoire le menace lorsqu’elle métamorphose le passé en toutes petites histoires. » Ce paradoxe inconsolable qu’est la littérature.
Philippe Forest, L’oubli, éditions Gallimard. (parution le 4 janvier 2018)
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Toute son œuvre romanesque, depuis L’enfant éternel, sur la disparition de sa fille il y a vingt ans, jusqu’à son dernier livre, L’oubli, paru en janvier, interroge notre rapport au souvenir, à la mémoire et à l’intime. Philippe Forest est l’invité d’Augustin Trapenard.
« Un matin, un mot m’a manqué.
C’est ainsi que tout a commencé.
Un mot.
Mais lequel, je ne sais pas. »
Un homme se réveille, convaincu d’avoir égaré un mot dans son sommeil, incapable de se le rappeler. Une idée s’insinue dans son esprit et prend bientôt l’allure d’une obsession : son langage se défait, sa vie se vide à mesure que les souvenirs se détachent de lui. Un homme – peut-être le même, peut-être un autre – observe l’océan depuis sa fenêtre. Une brume perpétuelle recouvre l’horizon, au loin il s’imagine distinguer une forme qui lui fait signe et qui l’appelle. L’histoire se dédouble – à moins qu’il ne s’agisse de deux histoires différentes dont demeure mystérieux le lien qui les unit. Tandis que les mots et la mémoire s’abîment dans un même précipice, l’univers recouvre amoureusement l’apparence splendide indispensable pour chacun au recommencement de l’existence.
Dans la veine de ses deux précédents romans, Le chat de Schrödinger et Crue, mais en restant fidèle à l’expérience qu’il a posée au principe de tous ses livres depuis L’enfant éternel et Sarinagara, Philippe Forest propose au lecteur une fable insolite, qui enseigne, comme l’a écrit un poète, que la nuit recèle en son sein le plaisir et l’oubli, qui sont les deux seuls secrets du bonheur.
Programmation musicale
Jeanne Moreau, J’ai la mémoire qui flanche / Franz Ferdinand, Lazy Boy
Carte blanche
Pour sa carte blanche, Philippe Forest a écrit un texte inédit.
France Inter, 16 février 2018