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Céline, La préface manquante

Lettres à la NRF, Gallimard 1991, Préface de Philippe Sollers

D 1er décembre 2009     A par Viktor Kirtov - C 4 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


LOUIS-FERDINAND CELINE

LETTRES A LA NRF
(1931-1961)

Edition établie, présentée et annotée par PASCAL FOUCHE

Préface de PHILIPPE SOLLERS

Gallimard, 1991, 618 pages.

Laurent Husser s’étonnait récemment, dans les colonnes du Forum Pileface, de ne pas trouver dans le Céline de Sollers la préface de Sollers aux Lettres à la NRF, Gallimard, 1991. A juste titre, puisque ce livre est censé rassembler les écrits de Sollers sur Céline. Pileface est en mesure de combler ce manque.

On peut toutefois noter que dans l’avant-propos de son Céline, Ecriture, 2009, Philippe Sollers rappelle, l’ancienneté de son intérêt pour Céline, dès 1963, avec son premier texte dédié dans les « Cahiers de l’Herne », le choc de la découverte de D’un château l’autre, 1957, ou de Nord en 1963 , et ajoute (c’est là qu’il faut prêter l’oreille) :

« Depuis, ma fréquentation de l’oeuvre de Céline n’a pas cessé et m’en suis exprimé à plusieurs reprises, par exemple dans la préface des Lettres à la NRF, sur ce qu’elle m’apportait ».

Si l’on en doutait , il n’y a donc pas omission par oubli. Intentionnel, alors, mais pourquoi ?

Pourquoi la préface manquante dans le Céline de Sollers ?

Ouvrons les Lettres à la NRF et lisons la préface de Philippe Sollers pour tenter d’apporter une réponse. Ce livre est d’abord un gros pavé de 618 pages d’un format, plus grand que celui de la collection blanche normale et la préface de Philippe Sollers n’occupe pas moins de 15 pages denses. Chronologique, elle éclaire la biographie littéraire de Céline pendant la période 1931-1961 que couvre ces Lettres. Dimensionnée pour ce pavé elle ne l’est pas pour le Céline de Sollers, un petit livre de 108 pages. Textes souvent courts adaptés au format de la publication dans les journaux ou magazines. Son avant-propos de cette édition ne fait d’ailleurs que 8 pages et moins denses. Il y aurait eu disharmonie !
Inacceptable quand il s’agit de parler d’un écrivain qui a fait de sa « petite musique », un label.
La forme doit s’adapter au fond. Sollers a trop d’oreille pour avoir risqué un « couac »... C’est du moins notre analyse.

Cette préface de 1991 vous pouvez cependant la lire, ci-après, avec un extrait de Lettres à la NRF. Elle prend tout son sens dans le contexte du livre, elle est écrite pour le livre, nous vous invitons à le lire. Céline y est truculent. Et si vous voulez enrichir votre vocabulaire imagé, c’est un vrai festival ! Truculence, roublardise de maquignon, mauvaise foi, hargne au rendez-vous, Bardamu est dans ses lettres comme dans ses livres ! Ebouriffant ! Décoiffant ! Lisez les !

Cette année là, en 1991, Sollers publiait La Fête à Venise, Jacques Chirac faisait un discours à Orléans (le bruit et l’odeur...), on procédait aux premières inculpations dans « l’affaire du sang contaminé » tandis qu’un provocateur qui avait porté l’étoile jaune, Serge Gainsbourg, quittait la scène. Il avait débuté avec des titres comme « Douze belles sous la peau » avant de finir en Gainsbarre :

« Et ouais c’est moi Gainsbarre
On me trouve au hasard
Des night-clubs et des bars
[...]
Le coeur percé de part en part. »

*

« je m’assassine », « J’ai une balle dans la tête » fictionnalise quant à lui Céline à partir d’un blessure reçue au Front ...de Flandres. C’était lors d’une mission où il s’était porté volontaire, ...blessure à l’épaule qui lui vaudra médaille militaire et rapatriement. Et même sans trépanation, des maux de tête fréquents, toute sa vie ! De la fiction sur le corps des écrivains, un chapitre qui reste à écrire !

Préface aux Lettres à la NRF de Céline

Par Philippe Sollers

STRATÉGIE DE CÉLINE

« Il faut peser les esprits, non les hommes. »

Voltaire

Une date-clé  : 1929. La crise mondiale est alors si profonde, si pleine de conséquences, qu’il faudra des années de bouleversement et de destructions inouïes pour en mesurer l’ampleur. L’avons-nous enfin bien comprise, cette glissade globale dont la première guerre n’était que le lever de rideau  ? On peut en douter. En 1922, à la mort de Proust, et après la publication de l’Ulysse de Joyce, tout un monde semble pourtant sauvé des eaux, tiré vers le haut, lumineux, rationalisé, intact. Mais le voici qui sombre à nouveau dans une brutalité et une obscurité sans espoir. Cette nuit nouvelle trouve immédiatement son écrivain. Il a travaillé pendant cinq ans à un gros roman enregistré sous le numéro 6127 aux Éditions de la N.R.F. Voilà, dit-il, très sûr de lui « du pain pour un siècle entier de littérature et le prix Goncourt 1932 pour l’heureux éditeur ». Cet écrivain sorti de l’ombre, et qui se fera mettre sévèrement à l’ombre pour délit majeur, est encore aujourd’hui le grand spectre de notre époque : Céline.

Immédiatement, l’attaque : « Il me semble que j’arrive au plus mauvais moment pour me faire éditer, même " à compte d’Auteur ". » Le Voyage au bout de la nuit ? C’est « un récit romancé dans une forme assez singulière et dont je ne vois pas beaucoup d’exemples dans la littérature en général... Il s’agit d’une manière de symphonie littéraire émotive plutôt que d’un véritable roman. »

D’emblée, tout Céline est là  : l’émotion, la musique, Il ne cessera pas de répéter ces deux mots pour se différencier de ce qui fera encore semblant de s’écrire. Curieusement, il appelle cette forme révolutionnaire du « communisme avec une âme », et c’est bien ainsi (on se demande avec quels sous-entendus) que son manuscrit est jugé au comité de lecture de la N.R.F. le 24 juin 1932 : « Roman communiste contenant des épisodes de guerre très bien racontés, écrit en français argotique un peu exaspérant, mais en général avec beaucoup de verve. Serait à élaguer. »

Rendez-vous manqué (et non pas refus, comme on le croit communément), Céline veut bien prendre connaissance des « objections  », mais il signe avec Robert Denoël, plus rapide : « Je n’ai rien à dire de la N.R.F... J’ai bien failli "en être".,. à une demi-heure près... ».

Le Voyage n’aura pas le Goncourt. De cette publication vient, aux yeux de Céline, sa mise à l’écart définitive par les fonctionnaires de la représentation littéraire : « j’ai fait tout ce qu’il faut pour me les rendre hostiles à vie et à mort ! Dès 1932 ! Vieux compte ! »

Le roman, devenu « symphonie émotive », a un double but : instruire, amuser. Habilement, Céline le présente comme une machine de guerre contre l’amour « que je traque, abîme, et qui ressort de là pénible, dégonflé, vaincu ». L’hystérie amoureuse est un chantage social, « la femme de toujours devant un homme nouveau... elle le tue ». Autant dire que nous sommes aux antipodes de la poétisation intensive et de ce qu’on pourrait appeler le femmisme qui va déferler, à la romantique, dans l’imaginaire ambiant. Pas de romans, prononce le surréalisme ? Réalisme socialiste, dira-t-on bientôt ? Envers et endroit d’une même imposture, semble juger Céline. Il faut raconter vite le fond de l’escroquerie collective, le besoin caricatural de rôles, le mensonge des sentiments,

La N.R.F. vient donc de manquer un livre essentiel. Cet épisode va laisser dans les relations entre Céline et son futur éditeur des traces profondes. Comme si, en toute mauvaise foi (mais qu’est-ce qu’un écrivain sinon une foi inébranlable qui ne peut paraître que « mauvaise  »), l’échec au Goncourt et la dérive ultérieure dans les pamphlets étaient d’une certaine façon imputables à ce premier retard, à cette hésitation initiale dans le Temple du goût. Céline n’en finira pas d’insister  : tous ses ennuis avec la Société viennent du Voyage, si c’était à refaire il n’écrirait pas, son vrai crime est d’avoir renouvelé en direct le roman et sa langue, d’avoir bousculé en une fois des tonnes de conformisme. On l’a copié jusqu’aux fins fonds de la planète, on veut l’éliminer comme étant la preuve par l’original. Il est déjà le dernier des Mohicans français vivants en lutte contre Babel-langue morte. Paulhan a beau essayer, un peu plus tard, de rattraper l’affaire, non, Céline n’écrira pas, pas encore, et d’ailleurs jamais vraiment à l’avenir, dans la N.R,F.  : « J’écris très lentement et seulement dans d’énormes cadres et dans le cours d’années. Ces infirmités me condamnent aux monuments que vous savez. »

Une autre histoire aurait-elle eu lieu si Céline avait été « légitimé » dès son premier livre ? Ce n’est pas impossible. En 1936, moment de Mort à crédit, roman violemment attaqué par la critique (un véritable « hallali »), on voit Céline, inquiet du Front populaire (Denoël va-t-il sauter  ?), se demander s’il ne vaudrait pas mieux passer chez un éditeur plus stable. Mais non, le destin est là. Le grand voyage nocturne de Céline commence. Et nous ne le retrouvons ici qu’après la guerre, c’est-à-dire dans un autre monde, ayant traversé le feu, la prison et le déshonneur.

En 1947, donc Céline est maudit, exilé, revenant fâcheux, condamné à une mort symbolique totale. Il sort de sa cellule de trois mètres sur trois mètres, à Copenhague, il vit dans des conditions misérables (voir Féerie pour une autre fois), Personne n’est plus à contretemps que lui (si l’on excepte Artaud, au même moment, rescapé de l’enfermement psychiatrique). C’est le coupable intégral, le bouc émissaire rêvé. Il a eu la vie sauve, il lui reste à sauver ses liures, Et c’est là que s’engage une formidable partie entre un homme seul et pratiquement tout le monde,

Le correspondant principal de ce moment-là est Paulhan, dont la politique constante est une sorte de « juste milieu  ». Après la catastrophe, de ce point de vue, le danger principal n’est plus le fascisme mais le communisme. Ce qui signifie, en littérature, la présence hégémonique de Sartre plutôt que celle d’Aragon. Pour les staliniens stricts (qui n’ont pas oublié le bref et terrible Mea culpa) comme pour les gaullistes, Céline est mort et enterré. L’affaire est entendue. Pour Sartre, en revanche, qui a subi son influence, le cadavre bouge encore (excellent diagnostic). Avec un flair infaillible, Céline comprend tout de suite le parti qu’il peut tirer de cette situation. La question de fond, dit-il, n’est ni politique ni morale. Le procès que l’on me fera n’aura qu’une seule cause : le style. La bataille pour son droit à l’existence même honnie va se confondre de plus en plus avec une revendication de langage.

Antisémitisme, trahison ? « Procès en sorcellerie. » La vraie raison viscérale, qu’aucune juridiction ne peut poser ni avouer, est celle de la jalousie verbale, la littérature devenant ainsi une obsession universelle de joie ou de mort. Une telle position peut paraître commode, exorbitante, mégalomaniaque (et elle l’est, bien sûr), mais elle nous intéresse au plus haut point dans la mesure où elle va projeter l’oeuvre de Céline dans une dimension renouvelée d’effervescence. Plus que jamais la Société est persuadée d’être bonne, sa tartufferie spontanée fonctionne à travers des stéréotypes autopublicitaires. Son ennemi principal ne sera donc pas, comme elle veut le faire croire, l’individu qui a de mauvaises pensées, l’extrémiste, le terroriste, mais bien celui qui s’exprime autrement, de façon plus nette, plus complexe. Céline lui-même est un virtuose parodique de la publicité, il en renverse et en détourne l’énergie, il sait, en bon stratège, qu’il faut toujours remplacer la justification par l’attaque. Repentez-vous ! Non. Il ne se défend pas, s’il s’explique à peine, et s’il se plaint, ce n’est jamais de son état psychologique mais de sa contrainte physique. Il ne sortira pas de là  : conditions concrètes d’existence, pauvreté, poids lourd. « Faute d’argent, il faut s’alarmer de tout, avec on peut se foutre de tout, là est le drame, le seul. » Ou, en raccourci : « Tout est pèse en ce monde. » Mais il va plus loin  : le bouc émissaire, au moins attend-on de lui qu’il soit grave, pénétré de sa faute, tragique, pathétique, responsable, confit en dévotion ou en repentir. Rien de tel chez Céline qui va développer (bien au-delà de l’acide du Voyage) une technique de comique bouffon, « féerique  », visant à ridiculiser le monde entier comme s’il s’agissait d’un spectacle trafiqué exprès par des charlatans, des canailles ou des débiles mentaux. Vous me voulez coupable ? Je vous irréalise aussitôt en grotesques grimaces, en parasites sournois, en « agités du bocal », Je vous montre en train de vivre à mes frais, vous êtes ma faune et ma flore intestinale, mes virus, mes microbes, les locataires de ma trouvaille rythmique, mes jaloux butés, bafouilleurs. Les juges se retrouvent exister grâce au criminel, envieux de lui jusqu’au fanatisme, et bientôt ce sera, sur un mode plus farceur encore, l’éditeur lui-même. En effet, le style, le fameux style qui va être la seule valeur métaphysique de Céline son dogme, son arme atomique est gratuit. Il ne peut pas être une valeur d’échange, il est une valeur d’usage constante, interne, inappréciable (on ne peut que la donner ou la faire payer très cher). C’est une force de travail permanente, mais aussi de jouissance, ne devant rien à personne. Céline ne s’offusque pas d’avoir été horrible (selon lui, il n’y a pas de justice neutre pour juger un écrivain, même pas une justice divine), mais il ne supporte pas qu’on dise qu’il a agit par intérêt. Affreux, si vous voulez ; stipendié, non. Et la preuve : il n’a pas d’argent, et par conséquent il peut se permettre de tout juger, lui, par ce levier explicatif. « Là, attention, je suis horriblement cher, et en francs suisses. Je suis ouvrier dans l’âme. Je donne ou je me fais payer à prix d’or. C’est tout l’un ou tout l’autre. » Gaston Gallimard n’a pas fini d’entendre ce disque  : je monte avec qui me plaît, sinon c’est moi qui fixe les prix. Le sens sexuel est ici très clair, revendiqué comme tel, style et savoir faire la chose, c’est pareil : « Dans les boxons, c’était toujours la plus tocarde qui faisait le plus de pognon. Il faut se placer tocard. »

Céline, spécialiste de l’Enfer, (« j’y suis fait à l’enfer »), se reconnaît donc idiot, mais innocent, « J’ai fait la connerie suprême, je me suis croisé pour des chacals. Vous voyez, Paulhan, je suis un folkloriste patriote effréné dans un pays de dégénérés, de laquais et de bâtards... » En effet, pourquoi avoir entamé une croisade aussi folle ? L’antisémitisme est « stupide » — voilà ce qu’on peut en dire de plus exact —, d’autant plus que « « le Juif, c’est nous ». Le thème raciste-biologique, toujours présent, est sans cesse associé à une perspective formelle, mais il va prendre une fonction de plus en plus parodique (« les Chinois à Cognac »), comme un exorcisme. Le Blanc disparaîtra, le Noir et le Jaune engloutiront tout, à moins que le champagne noie cette apocalypse dans ses « bulles pétillantes  », au point qu’on croira avoir rêvé ou déliré en plein brassage des corps. Les religions  ? Des alibis du grand métissage. Le tissage réel, lui, s’obtient noir sur blanc, sur le papier, à la plume. En réalité, toute la comédie humaine se voit récusée à la pointe du mot, comme si Céline faisait de l’écrivain qui, à l’avenir, n’existera plus (en reste-t-il un ? oui ? où ? qui ?), le dernier souffle vivant en face de l’ordure universelle. Encore une fois, c’est le fait qu’il en rie qui nous paraît énorme. La joie de Céline, son paradis infernal sont aussi inacceptables que son jugement renversé, « Je suis sauvage sur la pureté des textes. » En effet, il est bien trop tard pour l’être sur celle du sang,

« J’ai péché en croyant au pacifisme des hitlériens, mais là se borne mon crime. » Autrement dit  : Bagatelles pour un massacre avait pour but d’empêcher un massacre et non de massacrer qui que ce soit, « On joue avec grande canaillerie sur le sens de mes pamphlets. » Mais pourquoi diable avoir cru ou croire au pacifisme de qui que ce soit ? Shakespeare aurait-il commis cette faute ? Amour des Français ? de « ces abrutis cochons vendus à toutes les charcuteries du globe. » Ah, c’est vrai, « je suis effroyablement français » (souligné trois fois). Or la « croisade » n’était pas pour les individus regroupés sous ce nom, mais pour « Couperin, Gervaise, Janequin » (encore des musiciens). L’Allemagne ? « Elle me fait naturellement horreur. Je la trouve provinciale, lourde, grossière. Je m’y sens Déroulède... C’est la mort, la saucisse, le casque à pointe. » Bloy avait raison d’en comparer la langue à « un aboiement de chien et à un grognement de porc ». De plus en plus, comme s’il voulait effacer le populisme de ses débuts (vraie cause de son antisémitisme explosif), Céline appellera Louis XIV à figurer à l’improviste dans ses lettres. Pourtant, s’agissant de la haine dont il est l’objet en quoi Sartre avait raison, en parlant de Genet, de dire que la société pardonne plus aisément les mauvaises actions que les mauvaises paroles —, c’est logiquement à Voltaire qu’il a recours : « Voltaire a tout dit de la haine de cette espèce. Je serais le premier à en rire si cette espèce n’était pas maintenant le Pouvoir, la Justice, la Vertu. Sous Voltaire, il y avait encore des Intendants de Police intelligents, et mettons même indépendants. L’Europe était vivable, elle ne l’est plus. »

Il faut se représenter d’où viennent ces lettres de la fin des terribles années 40. J’ai vu les deux petites maisons à toit de chaume habitées par Céline et sa femme au Danemark. La Baltique en contrebas, falaise à Pic, brume, un cygne sur l’eau. L’hiver, la neige. Une échelle pour monter à l’étage bas. Les photos ne disent qu’à peine l’extrémité du monde, le silence d’Elseneur, la solitude, la certitude du papier et de l’encre malgré la prison et la déchéance. Longs jours, longues nuits, malveillance rôdeuse, rares amis, lumière du courrier... Ulysse a commis la « connerie suprême ». Il est encagé là-bas. Il est français. Plus tard, il imaginera Gaston Gallimard transportant des colis « toujours des Joyce, jamais des Céline ». Proust, Kafka, Joyce, Céline. D’un château l’autre. Le vrai Procès celui que font au temps tout entier ces quatre cavaliers du Temps dans ses fibres.

Toutes les Inquisitions se ressemblent, même si elles changent de forme.

Voici incarnée celle d’aujourd’hui : « Ce complet idiot ne doute plus de rien. II fabrique la VÉRITÉ, tout naturellement. II n’est plus question de mensonge. II est la vérité. II est la mort. Sartre aussi. C’est la maladie du jour. Le con, maintenant, universellement, fabrique comme il pisse, comme il respire, de la vérité et de la mort. »

À une vérité stéréotypée, « sans mensonge » (de mort et pour la mort), va donc s’opposer le style connaissant son mensonge, dont Céline tient qu’il est, avant tout, vérité sexuelle. En quoi il provoque automatiquement, désormais, une jalousie convulsive de la sexualité elle-même. Ce serait l’enjeu de notre époque. Au moindre effet de style, crise de nerfs, de bouderie, de bile. Cette étrange substance de la vérité vivante, contre laquelle se dresse la Vérité devenue la Mort, se dit pour Céline plutôt en français pour des raisons historiques d’accumulation et de goût : « La guerre 39 me semblait imbécile... anachronique, grotesque. Je lui reprochais son mauvais goût. Le mauvais goût conduit au crime, prétendait Stendhal. » Cette marée noire du mauvais goût est ici prophétisée comme devant être le phénomène dominant de la fin du siècle. Mauvais goût, donc crime en soi. « La déesse du monde moderne c’est la SITUÂÂÂÂTION. La bourgeoisie n’est pas morte, ni son esprit. Elle a mis la Situaaaation à la place de tous les dieux précédents. » Ou encore : « Le monstre va devenir plus vicieux encore... Jeux de Cirque... Nouvelle Religion pour en guérir la foule. » Est-il besoin de donner des exemples actualisés ? Non, n’est-ce pas ? Quant à Céline, « empoisonné, spolié, saboté  ». il se ressent comme l’ultime habitant d’une langue disparue avec sa sensibilité et ses rêves : « Un nommé Irving Howe, professeur à Princeton me prend à parti dans un journal de New York... II me trouve insensible, et par là-même nul. Ces étrangers sont des ânes présomptueux. Tout mon travail a été précisément de rendre la prose française plus sensible, raidie, voltairisée, cravacheuse et méchante, en lui injectant un langage parlé, son rythme, sa sorte de poésie et la tendresse malgré tout, du rendu émotif, le con ! » Con, peut-être, mais appliquant le programme qui est celui, planétaire, de l’information : la langue doit être morte, c’est un instrument de communication économique (le français mort est, pour Céline, celui de Romain Rolland, Jules Romains, Gide, mais vous pouvez allonger la liste. Nous voilà donc revenus, en plein « progrès  », au quatrième siècle de notre ère, quand Ausone, Rutilius, Sidoine Apollinaire ne se « pâmoisaient qu’en latin mort ». Langue mortifiée, marchande, effondrement du goût, mais aussi confiscation sexuelle généralisée, frigidité d’office  : « Cette nénéref m’agace comme les filles qui parlent toujours d’amour et n’ont jamais joui ! » « Autant de frigides qui dissertent à l’infini de stupre. » Et encore : « L’incompatibilité entre nos goûts est totale, irréductible, sans doute ce qui a existé entre les Impressionnistes et le jour d’atelier. Je trouve qu’aucun de ces bafouilleurs n’est " dans la chose ". Ils se branlent éperdument à l’extérieur. » cela donne des romans horripilants, des « plans de romans », « on regrette, en les lisant, le film ». Oui, vous avez bien lu  : le mauvais écrivain, produit forcé de l’élevage à perte-de-goût, ne sait pas se branler à l’intérieur. Le docteur Céline (au fait, un romancier fera mieux de devenir aussi, à partir de là, expert médical) n’est pas pour rien. un homme qui donnait des conseils très crus à ses amies. « Dans la pratique, on reçoit en gros deux grandes espèces de clientes, celles qui voudraient à tout prix qu’on les avorte et celles qui voudraient à tout prix avoir un enfant. » Encore une fois, question de style : les femmes, comme les Muses, « ne rient que branlées » (formidable formule à faire sauter la mélancolie des siècles). D’où, plus tard, ce propos ironique à Gaston Gallimard : « Je vous remercie bien sincèrement pour tous les beaux romans NRF que je reçois... Comme le talent court les rues ! » Ou, plus précis : « 300 millions par an à l’eau pour la publication de romans parfaitement inutiles, illisibles... » « Que d’argent dépensé dans la culture intensive, interminable, du navet ! » Et encore : « Ces romans récents... diable qu’ils semblent tous, pédérastes ou pas, avoir le sexe triste... pire, moralisateur... Vive Paul de Kock ! » Basse époque, amnésie, langue de bois, frigidité, inflation organisée, pléthore de marchandises falsifiées, tout le spectacle actuel est ainsi annoncé et radiographié par Céline (livres et lettres du même tissu), c’est-à-dire par un économiste radical, un spécialiste du taux de sensation juste dans le système nerveux. De toutes façons, la mise systématique en images de la réalité ne laisse à l’écrivain que l’intérieur direct qui est donc redevenu le grand mystère, la denrée rare, puisque l’histoire entière est manipulée comme un film.

On comprend donc que le roman doit également raconter les conditions dans lesquelles il s’écrit. N’en déplaise à ceux qui veulent croire, infantilement, aux romans, cette vérification. est exigible  : le récit véridique met en scène la malversation. de la société comme telle, à chaque instant. Ici, bien entendu, il y a Proust. Mais, justement, Céline ne craint pas la comparaison, il choisit, avec provocation, d’être « hénaurme », Proust a écrit en « francoyiddish », « hors de toute tradition française  », c’est un « Juif enculé », « hanté d’enculerie » (même procès à Racine). Cependant, « je lui reconnais un petit carat de créateur, ce qui est rarissime ». Le sarcasme à propos de l’inversion sexuelle est d’ailleurs constant, il participe de la même logique de raisonnement : « Je tiens beaucoup à Casse-Pipe, sans s à Pipe. Je ne sais pas pourquoi, par goût. Casse-Pipes : ça ferait NRF. » Dans le même esprit, pas de photographes « j’ai écrit, je crois ». ni de journalistes  : « Ils ont le don de rendre bête ce qui est intelligent, méchant ce qui est bête, grotesque ce qui est méchant. » Les critiques, enfin : « chiens borgnes, bigles, oreilles fausses, tout faux ! » Dans le monde renversé où nous sommes plongés, non seulement le vrai est un moment du faux, mais chaque prestation ressemble à celle des pseudo-écrivains de l’artificiel  : « Ils pérorent, rhétorent, moralisent, maximent, mais de musique point l’once. La musique seule est un message direct au système nerveux. Le reste blabla. » Nous avons été condamnés à un immense blabla, à une gigantesque Tour de Blabla. N’espérez pas freiner Céline avec cet enrobage dérisoire : « Pas de blabla avec moi : j’en vends ! » Céline ouvre un livre de Genet ? Aussitôt, redéfinition. de sa position  : « Le maniaque d’une sorte de façon de penser que le Temps seul compte... celui de la minute qui passe, l’instant, et c’est fini ! Instantanéiste je suis. Le rendu émotif de la seconde, rien d’autre. Déjà c’est du passé... Je n’entends pas là danser le Temps, son air, sa magie, le secret de notre âme chantant... toujours en train de filer... Le mouvement de notre rigodon de vie... Sur le rouet des Parques... » Tout est fait maintenant pour dérober au sujet vivant son temps, le Temps. Plus de droit à la gratuité du temps : time is money, circulez  ! « Français mignon, ludion d’alcool, farci gâteux, blet en discours, à basculer dans les Droits de l’Homme, au torrent d’Oubli, le coeur et l’âme tournés bourriques de dégoûtation d’obéir... » (Guignol’s Band).

Le Goncourt 1932 est allé à Guy Mazelzine. Mais il est intéressant de voir les résultats d’un vote de 1950 portant sur les douze meilleurs romans français du demi-siècle. Paulhan est membre du jury. Le Voyage au bout de la nuit est présent au premier tour, mais éliminé au second. On trouve parmi les élus finaux Anatole France, Larbaud, Gide, Proust, Mauriac, Malraux, Bernanos, Sartre. Mais aussi la Confession de minuit de Georges Duhamel, Silbermann de Jacques de Lacretelle et La Douceur de la vie de Jules Romains. Ô classements ! Ô sondages ! Ô prix  ! Ô jurys ! La Confession de minuit plutôt que le Voyage au bout de la nuit ! Faut-il avoir la cruauté d’insister ? Sourire de ce palmarès ? Nous aurions tort : il est probablement en train de reproduire la même erreur sous nos yeux. Céline, en protestant à l’époque contre l’ostracisme dont il est l’objet, n’hésite pas à se comparer à Courbet, exilé après la Commune : la littérature académique le trouve gênant à juste titre pour continuer sa restauration des pompiers. Bientôt, dit Céline, je ne serai plus présenté que comme le suiveur de Sartre, Miller, Genet, Dos Passos, Faulkner, « alors que je suis, moi, l’inventeur, le défonceur de la porte de cette chambre où stagnait le roman jusqu’au Voyage...  » Rien que de normal, pourtant. Vous attaquez la Société ? Elle se défend, Vous démasquez le mensonge ? Il redouble, il vous fabrique aussitôt des faux doubles. Après tout, devant une telle mauvaise foi, Céline aurait pu douter, se décourager. Mais non, il est lancé en pleine écriture, à nous deux Vingtième Siècle ! S’il le faut, il descendra jusqu’aux Enfers remuer les ombres (l’admirable début de D’un château l’autre), il traitera les vivants comme des déjà-morts qu’ils sont, pâles squelettes vicieux ambulants, passagers d’écume, ectoplasmes. Rira bien qui rira le dernier : « Je ne regarde que l’imprimé. Je me fous des individus, de leurs chichis trouducuteux... »

La vérité, c’est que les Français, depuis 1940, sont dans la honte et la haine d’eux-mêmes. « Cet accablement des vaincus, ce renchérissement sur le destin, me paraît monstrueux, invivable. » Les Français ont-ils donc été pour la plupart antisémites ? Collaborateurs ? Et leur progéniture, et la progéniture de leur progéniture ont-elles ce cadavre dans leur placard ? S’agit-il ici du massif et misérable secret des familles ? Nous savons bien que oui. Les survivants, les descendants, vont donc tout faire pour effacer cette culpabilité mal sue, souvent à peine soupçonnée, rentrée, pourrissante, non dite. Céline sera le « bouc qui pue » idéal : « Vous verrez que je finirai par être l’auteur le plus maudit du siècle. » Honte et haine de soi, la mécanique, d’un conformisme et d’une bien-pensance à toute épreuve, est en marche. « Ils me décrivent, ils me pensent, comme ils sont eux-mêmes (ce qu’ils auraient fait à ma place !). Ils s’acharnent contre un fantôme de leur fièvre de haine. Pas sur moi du tout ! » « Ils m’outragent encore par l’ignorance de mon caractère, tout granit.  » Le caractère « tout granit  » de Céline ? « Je suis aussi fantasque dans mes livres que je suis expérimental, immuable, prosaïque, dans la vie. » Rien de tel qu’une culpabilité familiale père et mère destitués de toute valeur pour engendrer la réprobation de sa propre langue et du libre jeu personnel dans cette langue. Par projection, Céline est donc l’auteur du récit à refouler sans arrêt  : pas de manifestation du secret ! pas de mots pour ces choses ! ce que nous voulons, avant tout, c’est nous faire pardonner ! Surgirait-il un autre écrivain remuant français, on peut être sûr que les Français feraient le maximum pour le cacher, l’escamoter, le sous-estimer, lui prêter a priori les pires intentions, lui préférer deux cents traductions ou n’importe quel ronron pathologique maison plutôt que d’affronter ce rappel épineux de leur plaie à demi consciente. « Je suis tout à fait de votre avis pour ce qui concerne la censure occulte, l’ordre moral, l’anathème qui m’accable en France, en Argentine, ou en Chine... Mais en examinant bien cette censure occulte, je vois qu’elle ne s’exerce que contre moi... » France veut dire péché originel. Quand on pense à « cette Europe dont les montres ne prenaient que l’heure d’ici ! honte ! »

Il faut donc se faire imprimer et réimprimer de toutes les façons possibles. La confiance de Céline est ici totale, la langue et sa mémoire ne peuvent pas être désintégrées, même s’il faut attendre quelques siècles (après tout, le grec a disparu pendant plus de mille ans et l’hébreu, lui, a tenu, c’est le moins que l’on puisse dire). C’est une question de foi, il le rappelle dans l’enregistrement de sa voix, avec une drôle d’émotion vibrante. « D’où vous me voyez en hâte d’être imprimé répandu. » Règle : échapper aux proches, aux amis, aux faux-amis, aux vrais-faux-amis, aux surveillants, aux contrôles, Obsession  : faire rééditer le Voyage et obtenir la Pléiade de son vivant, « entre Bergson et Cervantès », de même que Malraux (« Dur-de-mèche ») et Montherlant (« Buste-à-pattes »). Céline sera « Moi·qui-râle », C’est en insistant comme un sourd qu’il l’obtient, cette Pléiade, comme s’il se méfiait, avec raison, des difficultés ou de l’impossibilité de la réaliser après sa mort, On n’est jamais trop prudent sur les calculs de durée, un carré tombeau blanc est vite arrivé. Sa demande est lancinante, coriace, ses réclamations ne se comptent plus. On ne le diffuse pas, on le dissimule, on l’enterre vivant ( «  L’essentiel semble être que moi et mes livres soient bien étouffés, annulés, oubliés, inexistants »), le complot est partout, immédiat, génétique Les saboteurs n’ont pas besoin de se concerter... ils agissent selon le même instinct... au même instant... 25 ans d’expérience »). Paranoïaque, Céline ? Mais quand avez-vous vu un paranoïaque aussi gai, c’est-à-dire n’ayant pas besoin d’avoir raison pour avoir raison ? « D’où je sais tout ? Et bien plus encore ? Mais en écoutant mon petit doigt ! » Céline fait confiance aux ondes, ses liures existent dans les ondes à égalité avec l’imprimé,

Gaston Gallimard a beau lui répondre chiffres à l’appui, rien à faire, l’éditeur est fautif par définition, et cela nous vaut des échanges à la Molière, petits impromptus à mourir de rire. L’humour de « Gaston » est d’ailleurs à la hauteur de l’enjeu, ce qui n’est pas rien. « Vous n’écoutez pas vos interlocuteurs, dit-il à Céline, votre humeur n’est que de la rhétorique. » Eh, bien sûr ! Les lettres sont vraies, elles n’ont pas besoin d’être vraisemblables. Gaston, dans ce théâtre, sera tour à tour « pharaon des prix littéraires », « vieux chocolatier », « Père Déficit », « coffre·fort », « Gaston d’alibi », « merlan frit lubrique », « désastreux épicier ». C’est pourtant un homme responsable, et pour cause : « Gaston ne se vexe et n’a de chagrin que lorsqu’on lui fait verser du pognon. Le reste il s’en fout, et il a raison, » On sait comment tous ces thèmes se retrouvent dans les étourdissants Entretiens avec le Professeur Y et dans la trilogie de la fin, D’un château l’autre, Nord, Rigodon (26 127 exemplaires vendus de D’un château l’autre, ce n’est pas si mal). Le psychodrame ou la scapinade avec les Gallimard galvanise Céline, lui offre l’occasion inespérée de développer cette « écriture en direct » qui est sa grande trouvaille, épopée instantanée de l’Ulysse de Meudon et de sa fidèle Pénélope ramenée d’un voyage d’enfer. Imagine-t-on. les rapports de Céline avec un autre éditeur raidi par l’esprit administratif et la surestimation de ses comptes ? Non. Il n’y a qu’à remarquer comment réagissent des personnalités aussi différentes que Malraux ou Paulhan aux algarades céliniennes. Pour Malraux, Céline est « un pauvre type », mais un « grand écrivain » (argument classique, mais qui évite de poser la seule question intéressante : comment peut-on être réellement un pauvre type si l’on est un grand écrivain  ?). Pour Paulhan, pourtant si longtemps merveilleux avec Céline dans le contexte de l’après-guerre, la coupe sera bientôt pleine, il va se fâcher carrément. Il faut reconnaître que Céline a trouvé en lui et dans sa revue une tête de turc, un « modèle qui l’anime. » « Partez en vacances, vacant ! J’oeuvre, moi, pendant que vous pérorez ! » « Je vous embrasse, pauvre asservi ! » « Languide Anémone » « Landru proustreux » « Formidable limace » « Vous fréquentez trop l’art abstrait ! » Quant à « l’esprit NRF  », celui de la « clique Brottin », il est profondément « décourageant ». « Ô entortillées algues sur fond de vase ! » « Smala d’abrutis minus ! » « Bande de tricheurs faux fuyeurs frôleurs ! Tas de farceurs zéro ! » « Roueries inutiles, subtilités méfiantes, arrogance on ne sait d’où » « Prêts à tout ! Gibelins alcooliques fédérés fous jaloux ! » Bien entendu, ces flatteuses descriptions s’appliquent immédiatement à n’importe quel milieu social de nos jours, vérification facile. N’empêche, Paulhan se rebiffe. Le 14 janvier 1955, il écrit à Céline de ne plus lui écrire et ajoute : « Vos lettres sont amusantes comme peuvent être amusantes des lettres d’enfant ou de fou. » Ce qui revient à récuser tout ce qu’écrit Céline depuis des années, et sans doute depuis toujours. Céline n’est évidemment ni un enfant ni un fou. Paulhan, pincé, montre là qu’il s’intéressait davantage au cas politique ou moral de Céline à l’injustice dont il avait pu faire l’objet qu’à sa littérature. Or, pour Céline, sa littérature est tout. D’où ce cri du coeur à Gaston Gallimard  : « Eh, diable, vous êtes le seul homme d’esprit dans votre bazar ! Où irais je ? » Gaston Gallimard a d’ailleurs sa vision personnelle et très révélatrice de Céline  : « Vous avez toujours 18 ans, et c’est ce que j’aime en vous — et c’est ma faiblesse vis-à-vis de vous » Pour Céline, c’est clair : une lettre de lui, ou un paragraphe de ses livres, c’est la même affaire : « Je tiens Musée, vous le savez, de toutes les injures possibles. » Ni pauvre type, ni enfant, ni adolescent, ni fou, Céline est un homme qui n’écrit rien au hasard, et c’est le moment de rappeler que Féerie pour une autre fois, II (Normance) est dédiée simultanément à Pline l’Ancien et à Gaston Gallimard. Un cadeau fondamental enveloppé d’injures, quoi de plus sincère, de plus tendre, de plus précieux  ? Violent, Céline ? Le mot est faible. Ce qui ne signifie pas impoli : « J’ai longtemps, en médecin, fréquenté les Asiles, il y a là de quoi vous écoeurer à vie de toutes les discourtoisies  »

Le correspondant de la confiance sans réserve sera, à partir de 1956, Roger Nimier. Encore le style. Pour Nimier, Céline sera Ferdinand et même Louis. Il sait le prendre à la légère et du tac au tac. Ne vous plaignez pas, dit-il à Céline, « les prosateurs ne sont plus lus que par les vicieux » À Nimier, Céline envoie des « baisers évanescents », « goulus  ». et signe même un jour, plus logique que l’on ne croit, « bibliquernent ». C’est la jeunesse, la fête. Céline peut trouver, en Nimier, l’acteur désabusé du monde technique et abruti qu’il vomit, chaos d’alcool et d’autos, « plus de sens, angines, enfants, vacances, et publicité sur le tout ». C’est Nimier, surtout, qui organise avec ténacité la mise en valeur de l’oeuvre de Céline : « Que ce Nimier est admirable !... Les Temps sont venus ! »), Il y a du « chevalier » chez Nimier, et Céline l’a déjà noté : « Chevalerie d’abord ! Cela est français ! La Chevalerie était la grande création française chrétienne, à mon avis la seule !... » Lorsque Nimier lui annonce la naissance de sa fille Marie, il est étonnant de trouver en réponse, sous la plume du définitif incroyant Céline, une phrase du genre : « Oui ! oui ! oui ! Parfaitement ! "Marie pleine de grâce", Qui trouve à dire ? » Ou encore, une autre fois : « Vous avez reçu, Dieu merci ! assez d’instruction chrétienne pour ne point méconnaître le plus subtil et perfide des péchés : par omission.  »

Qu’au commencement Dieu ait créé le ciel et la terre n’a rien d’évident. Que le Verbe y ait participé reste à démontrer par le talent et la verve. Au commencement était l’action, dit Goethe. Au commencement, répond Céline, était l’émotion et le galop (encore une histoire de cheval). C’est cette allure d’avant la domestication qu’il faut retrouver, ce mouvement raffiné en tous sens, bonds, saut, vitesse, encolure, frisson, bride abattue contre le trot, le bafouillage et la dialectique. On nous fait avoir le trot ou la marche, dressage des familles, de l’école, de l’armée, de l’argent. Paradoxalement, le « galop » ne se retrouve pas dans le naturel automatique mais dans une mise au point minutieuse, une vie de forçat, Il faut mille précisions pour raconter l’immédiat. Le roman et l’histoire, en accéléré par concentration, deviennent alors comiques, opéra-bouffe du déluge, vaudeville grave par-delà le bien et le mal. L’esprit de sérieux, ce crime des crimes, se décompose, la chronique de la vie et des opinions est non seulement relativisée mais explosée dans l’instant. Les livres de Céline sont-ils de vrais romans ? demandent les militants de l’imaginaire compassé et lent. Et la poésie, soupirent les confus précieux du sentiment. Réponse : « Le jazz a renversé la valse, l’Impressionnisme a tué le faux-jour, vous écrirez "télégraphique" ou vous écrirez plus du tout. » L’émotivité directe, le rendu émotif, les trois points qui font voltiger la page (la comparaison qu’en fait Céline lui-même avec le mesuré Seurat paraît artificielle, les rails profilés du métro, le bâton cassé avant d’être introduit dans l’eau, bref l’étude et l’utilisation de la réfraction, autant d’images pour indiquer un art qui rafle la surface au lieu de s’y traîner, qui traverse la réalité au lieu de la subir. L’illusion règne, le roman rétablit la vérité. Dans Guignol’s Band :

« L’Émoi c’est tout dans la Vie !
Faut savoir en profiter !
L’Émoi c’est tout dans la Vie !
Quand on est mort c’est fini ! »

Ou encore, plus focal : « Trouvez la palpite, nom de foutre !... Transposez ou c’est la mort ! » Il faut bien reconnaître que le don de « la palpite » ne court pas les rues. Bouffonnerie, horreur gaie, mobilité, excitabilité de chaque moment, c’est un autre récit du voyage humain qui s’ouvre ici et qui peut commencer n’importe où. Le Destin est romanesque et il s’agit bien d’être le Destin. Je suis un type dans le genre de Ben Gourion, finit par dire Céline, j’irai me faire éditer en Israël rien que pour emmerder Gaston, je ne lâcherai mon Sinaï (le manuscrit auquel il travaille) que contre un territoire sûr (la Pléiade). Les derniers noms qu’il évoque sont Balzac et Poquelin, présents en scène jusqu’au bout. Rien de plus émouvant que sa dernière lettre à Gaston Gallimard pour lui annoncer qu’il a terminé Rigodon (longtemps intitulé Colin-Maillard), et qu’il va lui réclamer un nouveau contrat. Nous sommes le 30 juin 1961 : « Je n’ai pas une minute à perdre, je veux passer la 70ème borne en plein effort, en trombe, au diable le public ! » Le lendemain, il est mort, Il a pris ses risques, Il a vu et dit, Il a payé. Cartes sur table, Les dévots ne l’aimeront jamais. Lecteur de bonne foi, lis-le.

PHILIPPE SOLLERS, Le Magazine littéraire, octobre 1991.
La Guerre du goût, 1994.

Lettres à la NRF (extraits)


1952 - LUCETTE

Quand Bardamu se fait délicat pour sa Lucette

Lettre 117. - À CLAUDE GALLIMARD [1]

[Peu après le 6 février 1952]

Mon cher Ami

Je serais particulièrement heureux que ma femme soit honorée dans votre maison. La malheureuse a souffert par ma faute de telles humiliations depuis 10 ans ! passé par de telles transes que j’aimerais la voir accueillie le mieux du monde. Surtout que c’est une nature exquise artistique et extrêmement riche de toutes ressources. Elle choisira chez vous à mon compte ce qui lui conviendra.

À propos de fisc attention je n’ai reçu encore de vous que des provisions, ce qui est strictement exact, des prêts sur l’avenir ! Hâtez-vous diable de me tirer tout ! Je n’ai pas reçu de vous un centime de revenus.

Je vous écris ahuri par le boulot, forçat que je suis. En toute sympathie

LF Céline

Vous n’avez pas respecté notre contrat ! Retard ! Retard !

*

Lettre 118. - À CLAUDE GALLIMARD [2]

Le 16-2 [1952]

Dr Destouches
Villa Maïtou [3]
25 Route des Gardes
Meudon
S-O [4]

Cher Monsieur et Ami

1. Ma femme est revenue enchantée du très aimable accueil de la NRF  ! et plus enchantée encore de Madame Claude Gallimard ! Elle se rendra à votre prochain cocktail mais alors à l’heure convenable c’est-à-dire je crois vers 19 heures. Je voudrais bien si vous aviez cette amabilité que vous invitiez pour votre prochain cocktail un ami, très bon ami, Jean BONVILLIERS [5] 3 Rue Montcalm 18e Paris, ainsi que Marcel Aymé tous deux m’ont promis leur présence. Ma femme est depuis 10 ans hors du monde, et dans quelles conditions ! et je ne la trouve jamais assez entourée. Elle ne sait plus trouver ni autobus, ni taxi, ni métro ! Bien que parisienne, née en l’Île St Louis [6] !

J’accepte certainement que vous fassiez relier un certain nombre d’exemplaires du Voyage et de Mort à Crédit [7]. Ces livres tous mes livres m’ont causé tant de misère que vous ne les vendrez jamais assez cher à mon Sens ! d’ailleurs le public, l’homme est un mufle absolu, matérialiste total, qui n’estime que ce qu’il paye (en médecine comme en tout !) Il ne paie jamais assez cher. Quand il paye cher il aime. Pas avant.
Votre bien amical

LF Céline Destouches

*
1956 - PLEIADE

La Pléiade ! la Pléiade ! Bradamu la veut et n’a de cesse de la réclamer sur tous les tons.


Lettre 349 - A GASTON GALLIMARD
 [8]

Le 24110/ [1956]

Cher Ami

Les vieillards, vous le savez, ont leurs manies. Les miennes sont d’être publié dans la Pléiade (Collection Schiffrin) et édité dans votre collection de poche (M à Crédit). Je n’aurai de cesse, vingt fois que je vous le demande. Ne me réfutez pas que votre Conseil, etc. etc... tout alibis, comparses, employés de votre ministère ... M.M. Soupe qui se lavent les pieds et jouent de la trompette, entre deux vacances et treize maladies. C’est vous la Décision. Vous avez donc la bonté de me faire part de votre décision. Ministre et homme d’affaire... celle que je vous propose est excellente.

Ami

Destouches

La Pléiade et l’édition de poche pas dans vingt ans, quand je serai mort ! non ! tout de suite ! cash ! vous n’êtes ni un « rêveur » homme à « histoires » ! vous me comprenez !

LD

*

Lettre 350 - À LOUIS-FERDINAND CÉLINE [9]

Paris, le 25 Octobre 1956

Docteur Destouches
25ter, Route des Gardes
Meudon (S. et O.)

Cher Ami,

Ne devons-nous pas nous voir la semaine prochaine ?
Nous parlerons de tout ce qui vous intéresse et de tout ce qui m’intéresse moi-même -
Vous devriez savoir que je n’ai jamais pensé qu’à vous satisfaire
Voulez-vous que le jour où vous viendrez à Paris, je vous fasse chercher en voiture - Mercredi prochain 31 Octobre, vers 16 h. par exemple.

Votre,

Gaston Gallimard

*

Lettre 351. - À GASTON GALLIMARD [10]

26/10/56

Cher Ami

Les contributions de Versailles me harcèlent. Ils ne peuvent admettre que je gagne si peu avec mes livres ils demandent à voir nos contrats. Je les ai perdu ces contrats ! Bonheur d’avoir des secrétaires ! Vous aurez peut-être l’amabilité de me communiquer les vôtres et lors de ma prochaine visite j’en prendrai copie.

À vous

Destouches

*

Lettre 352. - À GASTON GALLIMARD [11]

Le 27/10 [1956]

Certainement cher ami j’attendrai votre auto mercredi prochain vers 16 heures, ici. Vous m’écrivez dans votre lettre certaines choses assez vraies d’autres tout à fait inexactes. Pour que vous n’ayez point le souci de répéter pour la mille et unième fois (avec jeunes spectateurs) votre cher numéro (sourires et tremblements) que vous sachiez tout de suite ce que je vous demande voici :

1° deux millions sur la table à la remise du manuscrit.

2° et par la suite 100000 francs par mois à titre « d’avance » sur le suivant ou les suivants.

3° bien entendu, la Pléiade et M à C [12] de poche.

Ce que vous me racontez, que je vous dois ceci... cela !... on me raconte à moi que vous avez 175 millions dehors !... « avances » aux auteurs !... et que vous gagnez bénéfices net tous impôts payés rien qu’avec la NRF 80 millions par an... sans en foutre un coup !... que par ailleurs vous êtes milliardaire ! sans en foutre un coup !... cela est loin de m’indigner... ce qui m’agace ce sont vos chichis ! je sais ce que c’est d’avoir le monde entier contre soi, pas simili, menottes aux poignets... je ne vous demande que du sous-salaire de sous-femme de ménage... je vais pas implorer !... on est conscient ! on est Poznan [13] ! milliardaire !

À vous bandit ! À mercredi !

LD

PS. une consolation ! ma veuve est très malléable, vous pourrez lui racheter tout pour un boniment et une botte de roses.

*

Lettre 353. - À GASTON GALLIMARD [14]

Le 2/11/56

Cher Ami

J’ai beau faire, les Contributions me harcèlent toujours. Aurez-vous l’extrême bonté de me faire envoyer les copies de nos contrats ?

Votre bien obligé

Destouches

PS. De notre aimable entretien j’espère que vous avez bien voulu retenir que j’étais extrêmement intéressé par la Pléiade et l’édition de Poche. Vous avez pu oublier ! tant de bruits dans vos couloirs ! tous ces cloportes qui s’écrabouillent à l’envie ! d’aller finir dans vos caves !... et d’autres soucis ! plus immédiats !... le Suez. [15] ? la vente ou pas vente du dur ? des Pehineys et Consorts voilà soucis de milliardaires !... foin des cloportes !... Pléiade et Poche... ! P.P.!...

Destouches

Mettez, poussant les choses à l’absurde, qu’il s’agisse pour vous d’un cancer de la langue (ou si vous voulez du rectum !) si vous me consentez ou non une Pléiade ?... Diable ! qe ce serait fait dans l’heure !

CQFD

*

Lettre 358 - À GASTON GALLIMARD [16]

Mon cher Ami,

Je vais vous étonner encore plus ! Je suis un type dans le genre de Ben Gourion... Ben ne veut pas lâcher son Sinaï avant qu’on lui ait donné deux petits îlots [17]... moi je ne lâcherai pas mon Sinaï avant qu’on m’ait donné 1° la Pléiade 2° l’édition de poche.
Pour l’édition de poche, vous me répondez très nuageusement... vous ne me dites ni la date, ni la somme, ni quel livre ?
Pour la Pléiade vous ne me répondez rien du tout. Rien du tout c’est non.

À vous bien amicalement

Destouches

*

Lettre 359 - À LOUIS-FERDINAND CÉLINE [18]

Paris, le 22 Novembre 1956

Docteur Destouches
25ter, Route des Gardes
Meudon

Cher Ami,

Rien de vous ne m’étonne - même que vous jouiez le jeu de faire semblant de ne rien comprendre.

Si cela vous amuse de faire l’entêté, continuez - Si vous n’avez pas confiance en moi tant pis pour vous : Votre « Sinaï » restera dans le désert - C’est « MORT À CRÉDIT » qui paraîtrait dans le livre de Poche, quand vous vous déciderez à me donner votre nouveau manuscrit, et cette édition, qui pourrait sortir dans le courant de 1957, vous rapportera environ 750.000 francs.

Votre,

Gaston Gallimard

*

Lettre 360 - À GASTON GALLIMARD [19]

28/11/56

Cher Ami,

Évidemment, vos lettres m’arrivent en retard avec de telles adresses [20] ! Comme je vous l’ai dit, et comme vous ne le voulez pas entendre, je ne lâcherai mon Sinaï que contre 1° une avance de deux millions (2) comptant. 2° et la garantie d’un versement de cent mille francs par mois à titre de droit d’option et d’avance sur le manuscrit suivant (pendant 5 ans) 3° un contrat pour la parution de mes chefs- d’oeuvre dans votre Pléiade 4° je retiens votre offre et le montant (750000) (que vous toucherez aussi, et sans rien foutre, satané parasite) pour le courant de 57.

Retenez bien mon adresse s’il vous plaît, à Meudon près de Paris.
Votre

Destouches

*
1955 - PAULHAN

Quand Bardamu fait déborder la coupe...

Lettre 270 - À JEAN PAULHAN [21]

11/11/55

Mon cher Anémone Languide [22]

Il est entendu, je pense, que la suite du Pr[ofesseur] Y passe dans le numéro de Fév. 55 en très bonne place et non relégué aux « sous-crottes » des petites lettres presque anonymes de vos ultimes pages ? et la fin, enfin ! En Mars ou Avril !
À ce propos la critique de « Norrnance » si favorablement annoncée, fut un bel exemple de sous-chiasse à la sauvette, torchée en un 1/3 de page [23] !
Soyez rassuré ! Votre beau « Déficitaire » (500 sacs par mois) n’est pas prêt de me ravoir ! vos demi-dieux collaborateurs (horreur que ce nom !) peuvent dormir tranquilles !

Bien votre ami, Languide Anémon

Destouches

*

Où Paulhan se fâche, fatigué d’être devenu la tête de Turc favorite de Bardamu...

Lettre 271 - À LOUIS-FERDINAND CÉLINE [24]

le 14 Janvier [1955]

Mon cher L.-F,

Naturellement, j’ai connu pas mal de gens, et dans le nombre quelques muffles. Mais il n’était jamais arrivé encore qu’un écrivain exigeât d’obtenir de Gaston Gallimard, pour me donner la suite d’un article dont la nrf avait publié le début, une avance de cinq cent mille francs - en me menaçant, faute de cette avance, de porter à quelque autre revue le second chapitre. Ce sont là de drôles de façons, c’est un drôle de chantage. Il a réussi, voilà peut-être une excuse. L’effet, en tout cas, a été que Marcel Arland et moi nous sommes trouvés très embarrassés, d’abord pour combler, pendant les mois d’attente, un vide imprévu ; ensuite pour ménager dans la revue la place nécessaire à la suite de cet Entretien ; d’ail¬leurs beaucoup plus longue que vous ne nous l’aviez laissé prévoir.

Une revue - vous vous en doutez peut-être - se prépare quelque six mois à l’avance. Il ne faut vous en prendre qu’à vous-même des quelques retards dont vous vous plaignez. Laissons cela.

J’ai été le premier, dès la Libération, à vous défendre et à vous publier - à vous faire publier (et c’est grâce à moi que vous avez pu ajouter une nouvelle maison à celles que vous possédiez déjà). Ce qui m’a valu pas mal d’ennuis purement matériels, mais aussi de brouilles et d’injures. J’ai supporté le tout assez allégrement : le bon droit, de toute évidence, était de mon côté. Mais enfin j’avais le droit d’attendre de votre part, je ne dis pas une reconnaissance éternelle, disons du moins une neutralité bienveillante. Je n’ai rencontré dans vos lettres - et même dans vos articles - qu’une malveillance aigre, continuelle, sournoise et d’ailleurs fausse [25]

Je ne puis dire que je vous en veuille. Vos lettres sont amusantes, comme peuvent être amusantes des lettres d’enfant ou de fou. Puis, de qui dirait-on du ma l- quand on vit comme vous dans une maison de campagne, un peu à l’écart - sinon des rares personnes que l’on a sous la main : des personnes qui, en vous rendant service, se sont mises en quelque sorte sous votre main ?
Qu’y faire ? Je m’aperçois que vos lettres en tout cas ont cessé de m’amuser. Veuillez adresser les prochaines, par exemple, à Marcel Arland. Pour moi, je vous salue bien.
Jean Paulhan.
Tout ça est pénible, et somme toute je vous aimais bien. Pourquoi diable avoir un aussi sale caractère ?

*

Où Bardamu se rebiffe auprès de Dieu le père, Gaston Gallimard. Pas de quartier pour Paulhan. Décapitage à la tronçonneuse....

Lettre 272. - À GASTON GALLIMARD [26]

19/1/55

Mon cher Ami.

Fin dîneur mondain comme je le connais, Paulhan notre ami, qui a pris grand soin de taper son cafouillage [27] (qu’il veut époustouflant) n’a pas manqué d’en emporter les « doubles » pour les faire admirer par tous les fins dîneurs !

« ah, je lui règle son compte moi à Céline ! »
Tout ceci est véniel et sénile. De quoi se plaint ce vieux baveux ? Il trouve la mariée trop belle, qu’elle a trop de tempérament... Il lui faut du salsifi court. Il lui faut perdre en légumes bien cuits, bien insipides, 500 000 frs par mois dans son « Illustribus ». Il ne veut pas de surprises... Tout ceci est de son âge, inévitable, dirais je. Je ne tiquerais pas mais je tique quand il m’accuse de chantage. Je bredouille pour m’accuser de l’avoir mis dans l’embarras... Quid ? Quod ? pataquès idiot ! mais chantage quoi ? A-t-on jamais accusé de chantage un ouvrier qui défend son travail ? et quel travail ! tel que cet imbécile n’en a jamais vu !... Je tiens Musée, vous le savez, de toutes les injures possibles, celle de « chanteur » me fait défaut ! Pour une fois, pour la première fois sans doute de sa vie J.P. se montre original.
Il me trouve aussi propriétaire de nombreuses maisons [28] ? Il est là en plein délire. On interne pour moins grave. Je ne possède pas un sou vaillant, je ne possède que des dettes. Je suis insaisissable et insolvable, pour la bonne raison qu’on m’a dépouillé de tout et davantage ! (les amis de J.P) Il doit le savoir, et je vous dois : 7 161 846 fr en fait de fortune. Vous le savez.

Vais je vous accuser vous, M. Gaston, de sabotage, de complicité, duplicité, complot contre mes ouvrages, par étouffement systématique, parce que je trouve (après tant d’autres !) une publicité de votre maison dans le Monde où vous célébrez les mérites éclatants du livre de M. Roger Vailland [29] ? Vous qui niez (à en hurler) l’action de cette publicité ! qui ne vous fiez, m’avez-vous dit et écrit, qu’au « bouche à oreille » ? Vais je vous traiter de fourbe et de menteur ? ah non alors ! J’ai dix ans de moins que JP [30] ! J’attendrai encore 10 ans pour plus ne savoir du tout ce que je dis. Il y a d’ailleurs où rire (comme l’on dit à Rennes) dans cette affaire Vailland... Il me semble bien, à moins que ma mémoire me trahisse (ô mauvais signe !) que ce même Vailland écrivit dans la « Tribune des nations » [31] (il n’y a pas très longtemps) qu’il m’avait attendu dans mon escalier Rue Girardon pour m’abattre comme un chien, et qu’il regrettait de ne pas l’avoir fait. Mon Dieu ! mon Dieu ! il est encore temps ! Je ne vais pas souvent chez vous, mais il peut venir chez moi !

Je n’insiste pas, ce n’est peut-être pas le même Vailland ?... Je suis peut-être aussi ramolli que JP ? son ancienneté est indéniable... son privilège... mais fait-il sous lui ? tout est là ! moi, pas encore... un tout petit peu, pipi... un rien... me rattrape-t-il ? le rattrapais-je ?

À vous bien amicalement

Louis Ferdinand

*
1954 - GASTON GALLIMARD

Bardamu reprend du service...

À GASTON GALLIMARD [32]

Le 11/12/54

« Ô sacré vieux coffre fort qui fait bla-bla ! » vous qui avez des satanés juristes dans votre manche ! Demandez-leur donc, faites-moi cette amitié, si je n’ai pas le droit de publier, n’importe où, en feuilleton, un roman avant de vous en confier l’impression selon les termes du contrat ? auquel vous vous raccrochez « mordicus » ! Et qu’ils vous renseignent un peu mieux ces satanés juristes que ceux qui vous ont fait perdre votre procès Véry [33] ! ou ceux qui ne savaient pas que l’action en « pénal » pour diffamation n’est possible que dans les 3 mois ! L’ABC d’un éditeur ! on l’ignorait chez vous ! l’impéritie !

Vous avez beau blablater : une avance n’est pas un revenu c’est exactement le contraire. En payant des impôts sur des avances je paye un impôt sur votre capital. C’est une belle astuce de vos services comptables, mais c’est tout.

Vous me contez à propos de la mévente de mes ouvrages de bonnes troufignololeries... je préférerais que ces mêmes troufignololeries vous les fassiez conter de « bouches à oreilles » par vos zélés collaborateurs à la vente... pas spécialement youtrons, cocos, académiques, figarotteux etc... mais s’en trouve-t-il dans votre bazar ? non ! m’affirme-t-on, hostiles à qui mieux- mieux, la bande ! Jaloux en sus, à en crever ! la preuve : le mal inouï que j’éprouve à faire passer le- Professeur Y. INTÉGRAL dans votre NNNRF ! qui vous pompe 500 sacs par mois ! tellement elle bat tous les records de l’emmerdement !

À propos de revenus, celle qui s’est sucrée, vous la connaissez [34] ! une belle sous-tasse ! Vous lui avez allongé 14 briques avec une allégresse ! Pardi ! elle était maquerote ! elle ne foutait rien ! putain ! j’aurais dû vous en demander autant ! Vous m’en estimeriez encore ! les gens qui travaillent vous écoeurent ! et surtout ceux qui vous font vivre ! ceux-là pire que tout !...

Robert l’Assassiné [35] était bien maquereau aussi mais lui au moins défendait ses travailleurs, il jouait pas les « hauts nababs excédés inapprochables », il se tapait ses 8 heures de « blabla » par jour à défendre ses livres... et il recommençait la nuit... à entretenir les connes polémiques précisément ! celles qui font vendre. Vous vous en foutez sans doute vous me l’avez écrit... Ah, si vous pouviez vous torcher avec mes « contrats » ! dans un joli mouvement de mépris !... me libérer de votre sale bouge !... Mais vous n’en ferez rien !.... Votre sclérose est fixée à l’article : Contrats. Tout Paris sait qu’un auteur vous est si cher que pour le rattraper vous sauteriez des murs, de nuit ! telle est votre passion !... Il m’a été conté des exemples ! des fractures ! romantiques !

Sérieusement parlant, vous ne voulez plus rien m’avancer... bon ! je vais me renseigner de mon côté au sujet du « feuilleton »... nous confronterons... et j’aviserai ! ou de ne plus rien foutre... ou de trouver un autre moyen pour vous être de plus en plus agréable.

Bien amicalement à vous et votre abrutie clique de cancres prétentieux !

Destouches

*

La réponse de Gaston Gallimard...

À LOUIS-FERDINAND CÉLINE [36]

Paris, le 14 Décembre 1954

Docteur Destouches
25ter, Route des Gardes
Meudon (S. et O.)

Cher Ami,

Votre humour n’est que de la rhétorique. Vous n’arrivez pas à me faire croire à votre violence. Vous mêlez tout - Exprès - Et nous faisons joujou.

Vous m’avez demandé des avances - À vous à vous débrouiller avec le fisc et à lui faire admettre qu’une avance n’est pas un revenu. Je pense d’ailleurs qu’il en est ainsi. Voulez-vous que j’essaie en votre nom d’obtenir que les sommes ainsi versées soient étalées sur plusieurs années.

En tous cas cela n’a rien à voir avec « mon capital » comme vous l’écrivez par boutade. Détrompez-vous je n’aime pas tant l’argent sinon je ne publierais que des « delly » ce qui est facile !

Vous voulez vendre, et bien donnez une marchandise facile ! Et puis faites le polichinelle comme les bons vendeurs : radio - photos, interviews, etc... Ainsi vous attirerez l’attention sur vos livres. Vos diatribes contre votre éditeur sont inefficaces. Ceci dit, voulez-vous publier librement « L’OMBRETTE » en feuilleton dans un journal. Je le souhaite pour vous et tâcherai de vous y aider.

Je n’ai jamais dit qu’au moment de la publication de ce tome III de « FÉERIE », je ne vous verserai rien.

En attendant votre prochaine engueulade, croyez-moi tout de même votre,

Gaston Gallimard

*
1932 - VOYAGE AU BOUT DE LA NUIT

Le manuscrit de la lette de soumission à la NRF

Lien : Le texte intégral de la lettre

D’AUTRES LETTRES :

Un nouvel article de Sollers sur Céline dans le Nouvel Observateur du 3 décembre 2009,
« >Je ne suis pas un homme de devoir » à l’occasion de la publication chez Gallimard de nouvelles lettres inédites « Devenir Céline »

Devenir Céline
Lettres inédites de Louis Destouches et de quelques autres (1912-1919)
Edition et postface de Véronique Robert-Chovin
Gallimard, 2009, 216 p., 16,50 euros.
sur le site Gallimard


Vient également de paraître dans la Pléiade un volume de « Lettres » (édition établie par Henri Godard et Jean-Paul Louis, 2 080 p., 59 euros).
PDF - 90.7 ko

Voir : Céline, guerre et lettres par Philippe Lançon


Lettres à Joseph Garcin (1929-1938)
sur pileface


Lettres à Albert Paraz (1947-1957)
Voir : Céline, tempo d’enfer par Cécile Guilbert


Sollers, Celine
Les textes de Sollers sur Céline
Gallimard, 2009
le livre sur pileface

Voir aussi Relire Céline
Enfin Céline vint



Document d’archive


[1Archives Gallimard

[2Archives Gallimard

[3Nom de la maison de Céline achetée à un ancien Gouverneur du Cameroun dont la filleule, Mme Pinson, est surnommée Maïtou.

[4Seine et Oise.

[5Jean Dauvilliers, dit Bonvilliers fut l’un des plus proches amis de Céline à Montmartre qu’il connut par Gen Paul. Il tint de nombreux seconds rôles en particulier à l’Atelier avec Charles Dulin. Sous le nom de Loiret, il se fit également un nom dans la peinture.

[6Lucette Destouches est en fait née dans le Ve arrondissement.

[7À cette époque, la N.R.F. a l’habitude de faire relier une partie du tirage de tête de ses ouvrages avec des maquettes de Paul Bonet ou de Mario Prassinos. Voyage et Mort à crédit seront confiés à Paul Bonet.

[8Archives Gallimard

[9Archives Gallimard. Double de lettre dactylographiée.

[10Archives Gallimard.

[11Archives Gallimard.

[12Mort à Crédit

[13. Cette ville de l’Ouest de la Pologne a connu en juin 1956 une grève massive des ouvriers, afin d’affranchir la Pologne de la tutelle soviétique, qui fut sévèrement réprimée par l’armée.

[14Archives Gallimard.

[15À la suite de la nationalisation du canal de Suez par Nasser le 26juillet 1956, les actions de Suez ont été éliminées des portefeuilles normalement gérés.

[16Archives Gallimard.

[17David Ben Gourion, Premier ministre d’Israël, a dirigé l’invasion de Gaza et du Sinaï par Israël en octobre 1956 ; l’Organisation des Nations Unies exigea son évacuation qui n’interviendra partiellement que le 3 décembre ; Israël a deux priorités : garder Gaza et avoir accès au port d’Eilat sur le golfe d’Akaba.

[18Archives Gallimard. Double de lettre dactylographiée

[19Archives Gallimard.

[20Gaston Gallimard n’a pas indiqué le département dans sa lettre du 22

[21Archives Paulhan

[22Paulhan se rend régulièrement à Hyères dans une villa nommée « Les Anémones ». Languide : Languissant, langoureux selon le Robert.

[23Dans La N.N.R.F. d’octobre 1954, l’article de Georges Perros sur Normance fait plus exactement un peu plus d’une page.

[24Archives Gallimard. Lettre dactylographiée, toutefois la note et l’ajout après la signature sont manuscrits.

[25fausse : je n’ai pas de femme de ménage, je prends très peu de vacances, etc.

[26Archives Gallimard

[27C’est effectivement la première fois qu’une lettre de Paulhan est dactylographiée.

[28Paulhan écrit en fait qu’il vit dans une « maison de campagne » !

[29Céline joint la publicité N.R.F. découpée dans Le Monde du 19 janvier pour Beau masque de Roger Vailland sur laquelle sont repris cinq extraits de presse louangeurs.

[30Paulhan est né en 1884, Céline en 1894.

[31Du 13 janvier 1950.

[32Archives Gallimard.

[33Pierre Véry, auteur de romans policiers, avait assigné Gallimard le 13 mai 1946 pour non-réimpression de ses titres : par jugement du 31 mai 1947, il reprit la libre disposition de ses oeuvres et obtint quarante mille francs de dommages.

[34Jeanne Loviton qui a vendu Denoël à Gallimard.

[35Robert Denoël, assassiné le 2 décembre 1945 à Paris dans des circonstances restées mystérieuses.

[36Archives Gallimard. Double de lettre dactylographiée.

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4 Messages

  • Edmond | 3 décembre 2009 - 00:39 1

    La "mort du Blanc" c’est le snobisme absolu pour un écrivain français (blanc).

    Sollers a un côté démagogique insoutenable.

    C’est son côté "merdeux de gauche".

    Mais il a bien d’autres qualités..


  • D. | 2 décembre 2009 - 12:14 2

    Merci pour votre réponse sur ce détail sans vraie importance. La mémoire textuelle de Sollers est assez immense pour qu’on ne lui cherche pas des poux ; c’était pour le plaisir de citer ce finale extraordinaire. Merci surtout de rendre ce texte lisible.


  • V.K. | 2 décembre 2009 - 00:33 3

    Réponse à D.

    Le contexte invoqué par Sollers : Les Chinois à Cognac, le champagne... plaide largement en faveur de votre hypothèse.
    _
    _ Sollers :

    « Le thème raciste-biologique, toujours présent, est sans cesse associé à une perspective formelle, mais il va prendre une fonction de plus en plus parodique (« les Chinois à Cognac »), comme un exorcisme, Le Blanc disparaîtra, le Noir et le Jaune engloutiront tout, à moins que le champagne noie cette apocalypse dans ses « bulles pétillantes  », au point qu’on croira avoir rêvé ou déliré en plein brassage des corps.
     »

    *

    Céline : les derniers mots de Rigodon (1er juillet 1961)

    « Je lui fais remarquer qu’à Byzance ils s’occupaient du sexe des anges au moment où déjà les Turcs secouaient les remparts... foutaient le feu aux bas quartiers, comme chez nous maintenant l’Algérie... nos Grands-Transitaires vont pas s’en occuper du sexe des anges !... ni de péril jaune ! manger qui les intéresse... toujours mieux !... et vins assortis... de ces cartes ! de ces menus ! ils sont ou sont pas les maîtres du peuple le plus gourmand du monde ? et le mieux imbibé ?... qu’ils viennent, qu’ils osent les Chinois, ils iront pas plus loin que Cognac ! il finira tout saoul heureux, dans les caves, le fameux péril jaune ! encore Cognac est bien loin... milliards par milliards ils auront déjà eu leur compte en passant par où vous savez... Reims... Épernay... de ces profondeurs pétillantes que plus rien existe... »

    *

    Notons que Sollers parle de champagne, et Céline de Reims et Epernay. Les profondeurs en évoquent les caves de champagne. Vous avez tout bon, c’est Sollers qui a un peu brodé. Cité de mémoire ?...

    C’est aussi dans les caves troglodytes de Chinon, creusées dans le tuffeau, que Rabelais célébrait la Dive Bouteille. Même invitation dionysiaque et parodique à boire dans un gai délire.
    _
    _ Ce sera le mot de la fin. Levons nos verres pour un toast ( le toast des avocats) et répétez après moi, le doigt pointé sur le verre plein (on se lève ) :

    « Ô toi poison /
    _ Ô toi poison
    _ Toi qui trouble la raison /
    _ Toi qui trouble...
    _ Tu ne dis rien misérable ! /
    _ Tu ne dis rien...
    _ C’est donc que tu es coupable ! /
    _ C’est donc...
    _ Et hop, en prison ! » /
    (accompagnant la montée du verre jusqu’à la bouche pour le déguster divinement)
    _ Et hop...

    *


  • D. | 1er décembre 2009 - 22:51 4

    " Bulles pétillantes" ? Qu’est-ce que c’est que ces " bulles pétillantes" ?

    "Profondeurs pétillantes" ! - C’est la fin inoubliable, irrésistible, de Rigodon :

    « qu’ils viennent, qu’ils osent les Chinois, ils iront pas plus loin que Cognac ! il finira tout saoul heureux, dans les caves, le fameux péril jaune ! encore Cognac est bien loin... milliards par milliards ils auront déjà eu leur compte en passant par où vous savez... Reims... Epernay... de ces profondeurs pétillantes que plus rien existe... »