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Relire Céline

D 14 juillet 2009     A par Viktor Kirtov - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Dans un petit cahier de vacances (de 9 pages) le Magazine des livres de l’été présente les "sept vies de Louis-Ferdinand Céline", dont un article de Philippe Sollers ci-après.
... Le reste dans tous les kiosques à journaux.

Pileface a couvert, à plusieurs reprises, la haute estime en laquelle Sollers tient l’écrivain Céline. Vous trouverez en note, la liste des liens et en fin d’article, en contrepoint, nous avons ajouté un extrait de Un vrai roman, Mémoires où Philippe Sollers évoque aussi Céline.

Où placez-vous Céline dans votre Panthéon littéraire ?

Le Panthéon, ce sont les dieux... Je place Céline très haut. La campagne d’oblitération de Céline a échoué, et il est désormais d’autant plus au Panthéon qu’on voulait l’empêcher d’y entrer. Lorsque j’ai préfacé, en 1991, les Lettres à la NRF de Louis-Ferdinand Céline, que n’ai-je pas entendu ! Aujourd’hui, cela paraîtrait absolument normal. Le premier texte que j’ai écrit sur lui date de 1963, dans le Cahier de l’Herne qui lui était consacré à l’époque.

On « bloque » surtout Céline dans la période d’avant- guerre et de guerre, et il est très rare de rencontrer quelqu’un qui ait lu les livres à proprement parler admirables qu’il a écrits par la suite. Je pense à Féerie pour une autre fois, D’un château l’autre, Nord ou Rigodon [1]. Il y a très peu d’écrivains, d’intellectuels qui aient lu ces grands chefs-d’ ?uvre dans lesquels il a complètement renouvelé, et en profondeur, non seulement sa vision des choses mais son art littéraire. Ce sont de grands livres. Et l’un des plus grands, que je ne peux pas relire sans mourir de rire toutes les trente secondes, car il relève d’un génie comique considérable, est Entretiens avec le professeur Y.

Un jour, Nimier a écrit à Céline : « Gaston ne reçoit plus de lettres d’insultes de vous. Ça lui manque. » C’est tout à fait l’esprit de la maison Gallimard, hanté par des fantômes considérables, beaucoup plus vivants que la plupart des vivants d’aujourd’hui. C’est le grand jeu.
Je le place donc très haut, avec Proust pour le XXe siècle. Je crois que là-dessus, il n’y a pratiquement plus personne pour vraiment dire le contraire ou s’acharner encore dans une polémique vaine.


Reste encore la question de l’antisémitisme...

Maintenant, on peut se pencher sur la polémique idéologique et sur la question de l’antisémitisme. Il n’est pas question de l’écarter, mais je me demande les intérêts que cela sert si l’on ne parle que de cela. Je me méfie toujours des campagnes, plus ou moins intéressées, pour empêcher de lire quelqu’un. J’ai été habitué à ce genre de choses...
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Aujourd’hui, en regardant exactement ce que Céline a pu faire en « voltairisant » - pour reprendre sa propre expression - sa prose, dès les carnets de prison, on voit à quel point il se tourne de plus en plus, lui qui est extraordinairement novateur, vers des classiques français comme des garanties. Il cite Sévigné, Voltaire, La Bruyère, Saint-Simon, Chateaubriand... Voilà quelqu’un en plein registre dramatique, en même temps extraordinairement comique, et qui se repose sur les classiques qu’il sait, d’une façon évidemment non académique, respirer en profondeur. C’est une grande nouveauté, car c’est le contraire du nouveau, c’est le comble du nouveau. Ce n’est pas le nouveau roman, ce n’est pas le temps chronologique qui voudrait qu’automatiquement, ce qui vient d’arriver est supérieur à ce qu’il y avait avant. C’est tout le contraire. Et que dit-il de ces écrivains ? Qu’ils ont « un goût qui reste ». Une très belle expression. Le temps passe, le mauvais goût triomphe à chaque instant, mais ces écrivains ont un goût qui reste. Il va même beaucoup plus loin puisqu’il dit qu’ils ont « une couleur absolue », C’est ce qu’il recherche. Cela aide à le comprendre mieux, sans oblitérer la question du totalitarisme du XXe siècle - qui s’est exprimée de façon effarante dans le mauvais goût criminel et dans l’absence de couleur, c’est-à-dire dans le goulag et Auschwitz. Comme l’a dit Stendhal : « Le mauvais goût conduit au crime. »

Il faut peut-être mettre maintenant l’accent sur la façon dont on parlait en Russie en 1947 de Céline : « Une nullité littéraire et un criminel fasciste. » Cela fait beaucoup pour un seul homme. Aujourd’hui, « criminel fasciste » pourrait peut-être encore passer dans les esprits plus ou moins arriérés qui n’auraient jamais lus de livres. Mais « nullité littéraire », ça ne passe plus. Donc c’est raté. Mais pour le coup, « criminel fasciste » devient un concept classiquement distribué, y compris sous la forme du mot « terroriste ». Il faut se méfier de cela, et aller aux textes pour voir comment ils résonnent, s’il y a un goût qui reste et s’il y a une couleur absolue. Tout simplement.


Les cahiers de la NRF proposent une nouvelle édition des Lettres à Albert Paraz. On y trouve un autre Céline que celui des romans ou des pamphlets.

Il faut souligner à quel point Céline était un épistolier de génie. C’est immédiat. Comme les lettres de Voltaire ou les mémoires de Saint-Simon que l’on peut ouvrir à peu près au hasard. Dans une de ses lettres, Céline dit ceci : « Il nous appartenait de connaître le sérieux des choses... l’horreur pas en carton... Lucifer et ses vraies tenailles. » Le diable est ce qui s’opposerait au rythme, à la musique, à la langue vivante ; c’est ce qui empêcherait de transposer en chant intime. La transposition en chant intime, c’est ce qu’il appelle le « rendu émotif intime ». Cela donne l’impression de quelque chose entre l’écrit et le parlé, entre la lecture et l’audition, une façon de parler à voix basse.

On voit très bien dans les lettres à Paraz ce qui tombe dans le vocabulaire emprunté de l’époque. Il y est toujours question des juifs dont il pense qu’au fond, ils sont comme lui : messianiques, mystiques et curieux. Alors que chez les aryens, il n’y a que des « abrutis de souche ». Brusque revirement. Ce terme d’« abrutis de souche » me plaît beaucoup, et je reconnais avoir affaire, sans arrêt, à des abrutis de souche... notamment de cette région maléfique qu’il faut appeler le centre de l’Hexagone. Le terme « aryen » me fait rire car il est tiré d’une conception très dix-neuvièmiste. Que cela ait été popularisé comme étant un terme pouvant être mis en balance avec le mot « juif », c’est vraiment une très grosse erreur d’oreille, de vocabulaire et même de connaissance. De toute façon, l’antisémitisme est une connerie.


Diriez-vous de Céline qu’il est visionnaire ?

Céline, avec ses derniers livres, prend de plus en plus conscience de l’ampleur de la catastrophe générale ... Les Chinois vont nous envahir, mais s’arrêteront en Champagne. Tout cela est risible. Céline dit que la seule vraie catastrophe est le temps perdu. On perd du temps en polémiques, en bavardages, en papotages... C’est effrayant mais on ne peut pas l’éviter. Selon lui, ce serait « tenter de remonter le Niagara ». La vision s’élargit.

Il y a le diable, Lucifer, Satan. « Moi, dit-il, et le Prince des Ténèbres, on s’évite ! » Autour de lui, qui se considère comme le « Père Sperme » il n’y a en quelque sorte que des ratés. Par exemple : « Ils en crèvent tous dans la clique NRF d’avoir raté le Voyage. » Chaque fois qu’il en arrive là, c’est de la faute à Gide.
Et le seul écrivain correct, finalement, serait Gide. En réalité, le problème est la fréquence sur laquelle on capte le langage. La surdité générale l’a rendu furieux. Cela ne veut pas dire que Céline aurait pu aller vers une dimension orchestrale non furieuse. Il y a des choses qui l’ont rendu fou. D’abord le voyage en URSS. Et le texte Mea culpa reste un texte essentiel.

Langue morte. Le temps du « traduit du... » est venu. L’américain est pour lui comme une langue morte. C’est une polémique incessante : les Américains et leurs imitateurs français sont des arriérés naturalistes, etc. On est alors aux antipodes de la chanson de geste et donc du rendu émotif intime. C’est comme si en somme il n’y avait plus d’histoire intérieure, que des films à faire, Et s’il y a une vie intérieure, elle est dans un tel embarras, notamment sexuel ... Céline, médecin, est très cru sur ce plan il faut lire ses lettres à ses amies - et aborde la chose avec un cynisme particulier. C’est le diagnostic. Si le « traduit du ... » l’emporte, cela veut dire qu’il n’y a jamais eu Voltaire, Chateaubriand et les autres,


Donc, relire Céline, différemment...

La question Céline doit être à mon avis abordée comme le contraire de l’académisme réactionnaire. Il dit qu’une lettre de Madame de Sévigné pourrait « faire bander un débardeur » - c’est-à-dire qu’elle a dans son rythme même une force érotique considérable. Parlant de Voltaire, Céline souligne le nombre d’écrivains français persécutés par les leurs parce que les Français n’aiment pas leurs écrivains, justement par ce qu’ils ne sont pas des leurs. Cela fait des exilés de l’intérieur au centre d’un pouvoir qui ne peut être reconnu ni par les esclaves dudit pouvoir ni par le pouvoir lui-même. Céline n’est pas absolument dans ce cas.
Le moment est donc venu de relire Céline de fond en comble .

Philippe Sollers

Propos recueillis par Joseph Vebret

Le Magazine des Livres, N°18, juillet/août 2009

Découvrez "L’Espace Céline" du Magazine des Livres.

LIENS :

http://louisferdinandceline.free.fr/


Céline

Le Sollers critique littéraire a eu l’occasion d’aborder les grands de la littérature, à travers ses chroniques de journaux, ses essais. Dans ses Mémoires, Un vrai roman, seulement quelques uns donnent lieu à un chapitre, une forme de super hommage, Céline est de ces rares élus

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Les 7 vies de Ferdinand-Louis-Céline (détail)
Illustration Magazine des Livres

« J’ai passé ma vie dans les danseuses », dit Céline, lui-même porté au vertige, et pas pervers pour un sou. li a quand même un vice, celui des « formes féminines parfaites ». « A côté de ce vice, dit-il drôlement, la cocaïne n’est qu’un passe-temps de chef de gare. »
On comprend mieux, ainsi, sa stupeur, en 1936, à Leningrad :
« Une prison de larves. Tout police, bureaucratie et infect chaos. Tout bluff et tyrannie. »
Ce choc l’amènera à sa violente crise antisémite, sur fond de diagnostic radical :
« L’âge moderne est le plus con de tous les âges. li ne retient que les choses toutes cuites et bien frappantes. » Autrement dit, le chromo.

Céline dans l’opinion, à part quelques amateurs tenaces ? Trois mots méprisants, et on passe, trop heureux de se débarrasser de lui, alors qu’il encombre l’horizon pour une raison très simple : sa supériorité formelle indiscutable, contraire à tous les aplatissements du « traduit-du », comme à la lourdeur réaliste ou naturaliste du français devenu sourd.
La nervure, l’oreille, la main, les mots :
« Je suis bien l’émotion avec les mots, je ne lui laisse pas le temps de s’habiller en phrases... Je la saisis toute crue ou plutôt toute poétique, car le fond de l’Homme malgré tout est poésie. »

Céline va jusqu’à dire : « C’est l’impressionnisme en somme. » il s’agit là d’une de ses rares références à la peinture, qu’il se reconnaît inapte à juger, son appel d’identification à Seurat (les « trois points ») restant peu convaincant. Même ignorance, du reste, par rapport à la musique. Mais on comprend ce qu’il veut : que ça sorte, que ça tourbillonne, qu’on soit à pic sur le vif.
Et en effet, l’impulsion, l’emboîtement, le dynamisme verbal sont partout présents, de même que l’action de « maintenir un délire en élan ».
Ça s’appelle « construire la langue à partir d’une fréquence fondamentale », un « monologue d’intimité parlé transposé », un « petit tour de force harmonique » (je souligne), qui imprime à la pensée « un certain tour mélodieux, mélodique ».
Bref : « L’opéra est le naturel. »

« Tout ce qui ne chante pas, pour moi c’est de la merde. Qui ne danse pas fait l’aveu tout bas de quelque disgrâce. » Voilà le docteur Céline :
« Le rythme, la cadence, l’audace des corps et des gestes, dans la danse aussi, dans la médecine aussi, dans l’anatomie » (je souligne).
« Chant, danse, rythme, cadence, poésie...
Le truc, le truc, le truc, le truc
Encore, encore, encore, encore
Va-t-on finir par l’entendre ? ...
Et moi par la même occasion ? ... »

Peine perdue, mais il faut le faire quand même. Nous retrouvons d’ailleurs ici les exigences de Nietzsche pour la pensée : philologie, médecine, plus un « Dieu qui sache danser », Quelque chose est détraqué dès l’origine, il s’agit d’en guérir.
Le langage est la pomme du paradis. Il n’était pas prescrit de jouer avec (pourquoi pas ?), mais il était strictement interdit de l’avaler, sinon chute, péché. Et ça dure.

Philippe Sollers
Un vrai Roman, Mémoires
Plon, 2007, p. 273-275


[1Rigodon, ultime roman de Céline, que certains nomment encore son « testament littéraire » . C’est le 30 juin 1961 que Céline en achève la rédaction , sans avoir eu toutefois le temps de le recopier au net . Le lendemain 1er juillet, à 18 heures, Louis-Ferdinand Céline meurt d’une rupture d’anévrisme.

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1 Messages

  • V.K. | 19 juillet 2009 - 10:33 1

    Je ne me rappelle plus la date de naissance de Céline. Je consulte le Larousse illustré. Je lis la notice : « Son oeuvre, marquée par la dénonciation d’une société bien-pensante (y en aurait-il une autre ?) et son engagement ambigu dans la collaboration du régime de Vichy (ambigu, Céline ? A Vichy ?), recompose les tics du parler quotidien et populaire dans un flux quasi épique qui transcrit la coulée de la vie dans sa discontinuité et sa trivialité. »
    Ce quasi est charmant. Transcrit n’est pas mal non plus.
    La page comporte cinq illustrations en couleurs. Portraits de Nicolas Ceaucescu, d’Enrico Ceccheti (photo en noir e blanc, 1850-1928, maître de ballet italien né à Rome, « il réforma l’enseignement de la danse en Russie »), Camilo Jose Cela, Blaise Cendrars. Le mot Celtes permet de voir un bouclier en bronze provenantde Battersea (Surrey, Angleterrre).
    L’absence du visage de Céline et la présence de celui de Caucescu est une de ces merveilles qu’on n’osait pas espérer.
    Moravia :« Le dernier écrivain français a été Céline. Depuis, plus rien. » (Il n’aurait jamais dit cela il y a dix ans.)

    Philippe Sollers
    Carnet de nuit, Plon, 1989, Gallimard/Folio, 2006 p.12-13.

    C’était donc il y a vingt ans ! Quid d’une édition plus récente du Petit Larousse ?
    Dans l’édition 2002, les portraits de Cauchescu, Ceccheti ont disparu, remplacés par celui de l’italien Cavour et celui de Céline ci-contre. Le bouclier celte a été remplacé par un plus pacifique chaudron de Gundestrup, Danemark. Et la notice sur Céline est devenue : « Courbevoie 1894 - Meudon 1961, écrivain français. Ses romans (Voyage au bout de la nuit, 1932 ; Mort à crédit, 1936 ; D’un château l’autre, 1957) et ses pamphlets emportés vers la dénonciation de la société bien-pensante, puis vers la vitupération antisémite sous le régime de Vichy, recréent dans un flux épique, un parler trivial et quotidien parfois nauséeux.
     »

    Bien que dans cette version perce encore l’ancienne, Sollers aurait-il été entendu ?