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L’étoile des amants (II), 2002

Sollers à Campus suivi d’un entretien avec Marie-Stéphane Devaud

D 21 novembre 2006     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Sollers parle de son roman lors de l’émission Campus, animée par Guillaume Durand.

Automne 2002.

Invités : Jack Lang et Jean-Jacques Aillagon, ministre de la culture.

(durée : 8’19" — Archives A.G.)
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Voici un livre lumineux, habité par tous ces explorateurs du passé dont les temps présents n’ont de cesse de nous éloigner ! Avec ce roman, Philippe Sollers revient nous dire le magnifique bonheur et l’immense liberté de la lecture !

Philippe Sollers, merci infiniment de cet entretien ! Parlons donc tout de suite de votre Étoile des amants : c’est un séjour dans une île, un séjour au « royaume des sensations », on pourrait dire aussi, de la sensation d’existence immédiate ?

Je crois que Nietzsche a anticipé ce qui est en train de nous arriver lorsqu’il a dit que « le corps était la grande raison  », et qu’il s’agirait, désormais, presque d’être l’incarnation animale de Dieu, ou bien qu’il faudrait penser enfin ses sens, ses cinq sens ! Je crois désormais effectivement vérifiable que tout est fait pour priver l’être humain de sa perception et de ses sensations, de le scotcher à l’image publicitaire, d’appauvrir son langage, de façon à ce qu’il se vive parfaitement embarrassé, désespéré et vite évacuable. Ce qui fait que le totalitarisme du XXe siècle ayant démontré, comme le dit Hannah Arendt, la « superfluité » de la vie humaine, nous entrerions dans un système planétaire qui ferait qu’une vie n’est pas seulement superflue - tout le monde est devenu remplaçable -, mais que ça ne vaut même plus la peine de s’arrêter sur la perception et la sensation ! Ce que vous démontre, au contraire, la ténacité, le courage, la sublime assurance de peintres comme Matisse et Picasso, par exemple, qui, précisément, ont agi en tant que réfractaires à leur époque et ont tenu bon en peignant des choses qui pourrait vous paraître inessentielles par rapport à la propagande du temps : c’est une magnifique leçon ! On l’accepte en peinture, pourquoi ne pas l’accepter en littérature, avec des mots ? Si vous voulez, L’Étoiles des amants, c’est exactement le roman qu’un des personnages de Matisse ou de Picasso est en train de lire : j’introduis un arrêt, une interruption, et je montre que tout le monde va dans le bavardage, la cohue, le rien. C’est ce que dit Pascal : lorsque tout le monde va dans le débordement, quelqu’un qui s’arrête, évidemment, produit un effet considérable, parce que tout à coup, vous pouvez juger du mouvement, du mouvement négatif ! Alors il se trouve que la question qui se pose, c’est de savoir comment les mots, le rythme des mots, des phrases, correspondent à une réalité extrêmement riche, qui est celle des cinq sens. Que faisons-nous, aujourd’hui, de nos cinq sens ? Voilà la question ! Donc, je mets simplement ça dans un dispositif de solitude choisie par amour, parce que c’est l’amour qui pose la question des cinq sens. Quand, dans une formule admirable, Lichtenberg écrit « il y a très peu de choses que nous pouvons goûter avec les cinq sens à la fois », que veut-il dire ? Bien sûr, l’acte amoureux ! Pas d’autre réponse... Les cinq sens à la fois !

Alors vous évoquez, dans votre livre, les « éditions Pal et Nocturnes », et leurs «  inspirateurs convertis à l’islam  », dont « le but est de désespérer au maximum l’habitant des régions tempérées » : il s’agit là de culte du ressentiment ? Kafka disait que « l’évolution humaine est une croissance de la puissance de mort ».

Bien sûr, esprit de vengeance ! Quand je dis « convertis à l’islam  », évidemment je plaisante ! Mais je pense profondément qu’une tyrannie qui s’annonce pourra en effet déprimer tout le monde : d’abord empêcher de lire au maximum, ce qu’on peut vérifier, car lire, ça veut dire esprit critique, et ensuite, vous désespérer au maximum pour que vous soyez résignés ! Il faut vous montrer que vous n’avez pas d’issue, que la vie ne mène nulle part, que vous avez peu de plaisir pour beaucoup de souffrance, que le deuil vous habite, que l’horizon est tout à fait funeste, que la vie ne vaut peut-être même pas la peine d’être vécue... Tout pousse à la propagandisation d’une telle vision du monde, et moi, je vous dis le contraire : je vous dis que ce moment est tout à fait magique, que l’herbe est d’une beauté extraordinaire, et ces fleurs aussi, que nous devrions goûter cet instant comme s’il n’y en avait pas d’autre, que peu importe ce soir ou demain, nous sommes pleinement dans l’éternité dès maintenant ! Et pour cela j’apporte comme preuves le fait que des êtres très différents au cours du temps - qui sont indiens, chinois, anglais comme Shakespeare, allemands comme Hölderlin, français comme Rimbaud, etc... - d’une certaine façon, avec des mots différents, vont tous dans la même direction ultrapositive et extatique. Et à ce moment-là, comme je pense que ça va choquer beaucoup le système et ses représentants, j’invente une salle de spectacle où le puritanisme ambiant est violemment choqué par cette épreuve de beauté aussi formidable.

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Épicure

En réalité, il est possible que dans l’histoire de l’humanité toute entière, au cours des siècles, il y ait un seul problème : c’est « puritain » ou « non puritain », ou, comme dirait Épicure, le plaisir ou la douleur. C’est très simple : ça peut être résumé vraiment le matin, vous vous levez du pied droit ou du pied gauche, ou bien vous avez passé une journée très déprimée ou très résignée avec très peu de plaisir, et avec peut-être un désir de souffrance... Parce qu’à ce moment-là, ça s’appellera la servitude volontaire, comme l’a dit mon compatriote La Boétie — puisque je suis né à Bordeaux —, donc vous verrez le monde comme ça ! Ou alors de l’autre pied : vous allez le voir admirablement intéressant, avec, encore une fois, des couleurs, de la peinture, de la musique, de l’amour, des corps, etc...Voilà. Alors si vous êtes dans un état dépressif, peut-être voulu, parce que vous allez vous cacher ça, mais en réalité, c’est vous qui provoquez votre propre intoxication dépressive, et d’ailleurs, le programme est fait pour la solliciter de votre part, et vous allez obtempérer, il faut oser le reconnaître, pourquoi pas ? Et de l’autre, au contraire, vous allez devenir réfractaire, et si vous l’êtes depuis le début, depuis pratiquement votre naissance, vous n’allez pas céder et trouver la vie merveilleuse, la vie qui pourrait durer éternellement, se reproduire éternellement, vous n’en auriez jamais assez de regarder l’océan, les mouettes, les fleurs, et d’embrasser la personne que vous aimez !

Votre livre est parsemé de citations, mais vous dites que ce sont des « preuves » qu’il n’y a qu’une « seule expérience fondamentale à travers le temps ». Est-ce que l’on peut parler d’une « expérience de rassemblement du temps  », et établir un rapprochement avec la position de Spinoza qui nous dit de voir le monde sous « l’angle de l’éternité » ?

Bien sûr. De toute façon, qu’est-ce qui produit le maximum de joie pour rester dans Spinoza ? C’est la perfection. Ne pensons même pas en terme d’éternité. Qu’est-ce qui donne le plus de joie ? C’est ça la question, c’est à dire le plus de perfection, donc de beauté, donc de vérité. Alors contrairement au catéchisme doloriste, au sacrificiel, contrairement à l’esprit de vengeance, « l’esprit de vengeance, dit Nietzsche, est le ressentiment de la volonté contre le temps et son « il était »  »... C’est donc un embarras avec le Temps : la vengeance, c’est une valorisation insensée d’un passé vécu comme douleur ! Qu’est-ce qui apporte le plus de joie, là tout de suite ? Alors c’est très étrange, parce qu’à partir du moment où vous vous posez cette question, de toute part vous parviennent des témoignages, certaines expériences vécues, extatives, positives, de libération, de floraison, d’immortalité si vous voulez, ça vous vient de partout : tous ces morts se mettent à vous parler, à vous, personnellement ! Ils ne forment pas ensemble un parti politique, ils ne forment pas la moindre communauté, cela est impossible ! Ce qui est intéressant, c’est non pas de faire des citations, des citations, ça n’a aucun intérêt, et d’autre part, il faudrait savoir qui sait les faire ? Est-ce qu’un ordinateur arriverait à les faire de façon aussi pertinente, aussi percutante ? C’est peu probable. Donc, ça suppose un énorme travail qui ne doit pas se voir, parce que comprimer en quelques pages les Upanishad, ou les Cantos de Pound, ou les poèmes de Wang Wei, ou bien une digression très électrique sur Antoine et Cléopâtre de Shakespeare, ou bien encore... vous voyez, des choses qui ont l’air très éloignées... Et non ! Au contraire ! Elles sont très proches et disent la même chose ! Par rapport à quoi ? Au refoulement et au puritanisme, et à ce qui veut empêcher que l’être humain atteigne à la joie !

Vous convoquez également l’alchimie, dans votre texte, à travers la présence de Nicolas Flamel. Est-ce que l’on pourait dire que l’alchimie consiste, au fond, à « toucher les mots dans les choses  », être selon ?

Qui vole selon, c’est dans le poème de Rimbaud :

" Elle est retrouvée ! / Quoi ? l’éternité. / C’est la mer mêlée / Au soleil. / Mon âme éternelle,/ Observe ton voeu / Malgré la nuit seule / Et le jour en feu. / Donc tu te dégages / Des humains suffrages / Des communs élans ! / Tu voles selon..."

Qu’est ce que ça veut dire quelqu’un qui en arrive à tutoyer son âme, son âme éternelle ? « Mon âme éternelle, dit le poème, observe ton voeu malgré la nuit seule et le jour en feu ». Donc il lui donne, il lui assigne une position. Tu voles selon : ça c’est magnifique ! Ça veut dire qu’une fois entré dans ce temps-là, l’éternité est retrouvée : on ne va pas vers l’éternité, on la retrouve, mais d’une toute autre façon qu’on l’aura imaginée autrefois, parce que c’était Dieu. L’homme n’a même pas besoin de Dieu, c’est tout à fait une autre expérience, vous entrez dans une dimension où tout devient une situation libre. Vous êtes devenu une sorte d’oiseau libre, l’alchimie vous savez, c’est aussi la possibilité de parler la langue des oiseaux !

À l’encontre de la version officielle, vous nous démontrez donc que le paradis existe sur terre ?

C’est une vieille histoire ! Vous savez qu’au cours des âges, appelez ça utopie ou hérésie, mais enfin, il y a toujours eu des tas de gens qui ont pensé que l’âge d’or existait, qu’on pouvait le retrouver, que le paradis existait ! Que le fait de présenter la chute en dehors de cet état là, était une falsification, en quelque sorte ; que le paradis existait là, maintenant tout de suite, ce qui est une très bonne nouvelle ! Bien sûr, à ce moment-là tollé ! Horreur ! Kafka a lui-même des intuitions magnifiques là-dessus ! Rien ne prouve que nous ne sommes pas restés au Paradis : si Adam et Eve avaient pu se tenir tranquilles, nous ne serions pas là, n’est-ce pas ? Il faut bien expliquer cette chute, cette reproduction. Alors voilà : est-ce que l’âge d’or est possible, le Paradis, le jardin des délices, les îles des bienheureux... vous allez me dire tout ça, c’est de la poésie... Mais bien sûr ! La poésie divine des « intervalles », comme dit encore Epicure !

Alors pour clore notre entretien, puis-je vous demander quel livre avez-vous, aujourd’hui, dans votre poche ?

Ainsi parlait Zarathoustra, et je peux vous en citer tout de suite de mémoire une phrase absolument merveilleuse : «  J’appelle « Etat » le lieu où le lent suicide de tous est appelé la vie » : nous disons non à l’Etat !

Philippe Sollers,
L’Étoile des amants.
Ed.Gallimard, 2002, 175 p.

VOIR AUSSI :

L’Etoile des amants (I)
L’Etoile des amants (III)
L’Etoile des amants (IV)
L’Etoile des amants en vidéo
L’Etoile des amants, La vérité en un sens est violette
L’Etoile des amants, Réfractaire

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