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Yannick Haenel : Autobiographie de prof

Charlie Hebdo

D 31 août 2023     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Les vacances s’éloignent, la rentrée scolaire approche. En août 2021, Yannick Haenel nous avait livré son Autobiographie politique. Cette fois, il nous parle de son expérience contrastée de professeur. Ceux qui (c’est mon cas), dans les années 80-90 du siècle précédent, ont travaillé dans un établissement scolaire "normal" — avec des CSP (Catégories Socio-Professionnelles selon le jargon alors en vogue) favorisées (comprendre : avec des élèves issus majoritairement des classes moyennes), entré quelques années plus tard, après une redéfinition du "périmètre scolaire", en ZEP (Zone d’Education Prioritaire) et devenu encore plus rapidement "établissement sensible" (sic) [1]— les conditions sociales (chômage) et environnementales (urbanisme) se dégradant en fonction des politiques néolibérales dévastatrices mises en place par les gouvernements successifs (de gauche comme de droite) — ceux-là comprendront. Et ceux qui ne comprendraient pas, pourront toujours revoir le film implacable Guy Debord, son art et son temps. Regardez cette séquence, nous étions en 1994. Aujourd’hui, c’est pire, un ministre chasse l’autre et les enseignants sont toujours aussi seuls.

 

Autobiographie de prof

Yannick Haenel

Mis en ligne le 9 août 2023
Paru dans l’édition 1620 du 9 août

Comme chaque été, je vous raconte ma vie (dans ma tête, une voix sarcastique note que je ne fais que ça toute l’année). Cet été, je vous propose des instantanés sur mon ancienne vie, celle de prof de français.

J’ai passé les concours très jeune, à une époque où il n’y avait pas encore d’institut universitaire de formation des maîtres (IUFM) ni d’école supérieure du professorat et de l’éducation (Espe), voire d’institut national supérieur du professorat et de l’éducation (Inspe). Il n’y avait rien du tout : on se retrouvait du jour au lendemain face à des élèves, et en quelques secondes, on compre­nait si on avait le fluide ou pas.

J’avais un peu plus de 20 ans, je venais d’obtenir le Capes et l’agrégation en même temps. L’agrégation, c’était un coup de chance, car à l’époque j’adorais René Char et je suis tombé à l’oral sur Feuillets d’Hypnos, son merveilleux carnet de Résistance.

Bref, j’étais bon sur René Char, mais quant à savoir faire cours, vous imaginez mon angoisse. Je me suis retrouvé à 21–22 ans face à des lycéens de 17 ans : c’était au lycée polyvalent Nicolas-Appert d’Orvault, en Loire-Atlantique, connu pour sa filière hôtellerie-restauration, et je n’en menais pas large.

Je revois le premier jour, la première heure. Je n’avais qu’une classe « en responsabilité », puisque j’étais stagiaire : le reste du temps, j’assistais aux cours de ma tutrice, c’est comme ça qu’on se transmettait la pédagogie à l’époque.

« Ils vont vous bouffer »

La lumière des petites villes autour de Nantes est argentée : elle porte en elle ces gouttes de pluie obstinées qui, de toute façon, même s’il fait beau, vous tomberont dessus. Quand je suis entré dans la salle, les élèves étaient déjà là  ; la lumière aussi. Un peu de brouhaha, 30 regards braqués sur moi, puis le silence.

J’ai dit « bonjour  » en tremblant de trac, et je ne suis pas arrivé à contrôler ma voix, elle est montée trop haut dans les aigus. C’était affreux, c’était gênant, il aurait fallu tout refaire, mais c’était impossible, alors j’ai souri.

Trente bonjours ont résonné dans la salle de classe, 30 visages m’ont souri en retour. La veille, lors de la réunion de prérentrée, le proviseur avait justement prévenu les nouveaux professeurs que s’il y avait une erreur à ne pas commettre, c’était de sourire : « Ne souriez pas, soyez distants, sinon ils vont vous bouffer.  »

Ça y est, j’avais déjà tout foutu en l’air, ils allaient me dévorer. J’ai sorti mes affaires en attendant mon exécution. Mais les élèves attendaient, eux aussi, ils avaient l’air très sérieux  ; et la lumière argentée souriait elle aussi, je vous jure qu’elle souriait. C’était pour moi, je le sentais bien. J’ai pensé : après tout, je m’en fous. Et en commençant à parler de Rimbaud, en leur parlant des illuminations qui changent la vie et de la poésie qui est une aventure, j’ai souri.

Autobiographie de prof (2)

Mis en ligne le 16 août 2023
Paru dans l’édition 1621 du 16 août

Et puis, après la tranquille année de stage en Loire-Atlantique, j’ai été muté en banlieue parisienne. Tous les profs le savent : on attri­bue les académies « déficitaires » aux débutants  ; ainsi les jeunes profs n’obtiennent-ils que les postes dont personne ne veut, les collèges les plus « sensibles » situés dans les « zones d’éducation prioritaire » (comme on disait à l’époque dans le jargon euphémisé de l’Éducation nationale) – autrement dit, les classes les plus difficiles et les élèves les plus turbulents.

Je fus servi : neuf années de collège en ZEP, d’abord à Villiers-le-Bel, puis à Argenteuil, et surtout à Mantes-la-Jolie, trois années houleuses dans le quartier du Val-Fourré.

Ces jolis noms de l’Île-de-France m’évoquaient a priori la peinture impressionniste, les bords de rivière, les promenades en canot et l’ombrelle de douces demoiselles  ; au lieu de quoi je fis connaissance avec la détresse sociale, la défaillance de l’autorité parentale, la dérive des enfants absorbés dans la débrouille et le trafic, la violence des rapports de « quartiers » entre les jeunes Asiatiques et les jeunes Maghrébins, l’influence grandissante des islamistes, qui commençaient d’interférer avec le contenu de l’enseignement, la déprime des salles de profs (ces profs de collège encroûtés, heureusement minoritaires, qui se cuitent au vin rouge à la cantine le midi et font du tricot en râlant contre le « niveau qui baisse »), l’absentéisme enfin, celui des élèves, celui des professeurs et celui du ministère qui les abandonne.

Quarante minutes de grâce

Terrible absentéisme qui en annonçait un autre, plus sournois, qui allait dévorer la société française : absentéisme, démission, mort du politique, qui aura lamentablement vidé la République de l’intérieur (on sait que ce qui a lieu à l’école n’est que le reflet de ce qui agite la société elle-même).

Mais figurez-vous que j’avais la vocation : les élèves, j’avais envie de leur transmettre le feu. Je me souviens d’un vendredi après-midi d’octobre avec les 4e B au collège Saint-Exupéry de Villiers-le-Bel. Les fins de semaine étaient remuantes, mais est-ce la première page d’Un cœur simple, de Flaubert, que nous lisions en détail, est-ce les couleurs du ciel rose, mauve et doré qui scintillait par les fenêtres comme un Rothko, est-ce une chose plus mystérieuse, ce désir, par exemple, qui nous livre, par-delà la ­défiance, la fatigue, les différences culturelles et les rapports de force, à un amour commun pour ce qui nous fait rêver, nous touche, nous comble  ? Il y eut quarante minutes de grâce, le sourire du monde venant éclairer les visages des enfants et moi, une heure plus tard, rentrant seul dans mon RER de banlieue, illuminé de bonheur : j’ai pensé que l’enseignement était la plus belle chose du monde.

Autobiographie de prof (3)

Mis en ligne le 23 août 2023
Paru dans l’édition 1622 du 23 août

Être prof en banlieue, ça veut dire prendre des trains. J’ai passé une partie de ma vie dans le RER ou sur les quais de gare, à attendre et surtout à redouter d’être en retard : quand on est prof, on n’a pas le droit au retard.

Prendre un RER pour aller enseigner dans un collège de banlieue, ça signifie se lever à 6 heures du matin, parfois même avant. Quand j’avais cours à 8 heures, à Mantes-la-Jolie, je prenais l’omnibus de 6 h 40 à Saint-Lazare  ; il s’arrêtait à une quinzaine de gares, je corrigeais des copies, préparais mes cours, parfois même écrivais un peu, pour moi. Puis j’enchaînais avec six heures de cours (tension x 6, vigilance x 6, affrontements verbaux x 6, lassitude de « faire la police » x 6, mais aussi réussites soudaines, poésie des instants et joie collective x 6) – puis je reprenais le train du retour : de nouveau une heure et demie.

En 1998, en novembre, une immense grève des cheminots paralysa le réseau  ; on ne pouvait plus aller en banlieue faire cours, on s’organisa : les profs qui avaient une voiture donnaient rendez-vous à leurs collègues aux portes de Paris. Je traversais ainsi chaque matin la moitié de Paris à pied jusqu’à la porte de Clignancourt, pour filer vers le collège François-Mauriac de Louvres, dans le Val-d’Oise. Il faisait encore nuit, il neigeait, j’avais la foi.

Au bout de deux semaines, je n’en pouvais plus, j’ai pris une chambre dans un Formule 1 pas loin du collège. À 16 heures, sortant de cours, je regagnais ma chambre pour y corriger mes copies. Je contemplais la neige par la fenêtre en préparant des exercices sur l’accord du participe passé et des « questionnaires de compré­hension » sur les Contes de ma mère l’Oye, de Perrault (je jouais l’avocat du diable : «  Selon vous, Barbe-Bleue est-il défendable  ? »).

Les soirées me renvoyaient à mon néant : j’étais un personnage de Simenon, rabougri, sans gloire, esclave dérisoire d’un métier ingrat. Quand le principal du collège apprit mes efforts pour être présent malgré la grève, il me remercia d’un « vous n’imaginez quand même pas qu’on va vous rembourser votre chambre  ».

Je ne demandais rien, mais j’ai vite compris ce que savent tous les professeurs : lorsqu’on enseigne, on n’est pas reconnu. Ni les parents ni personne à l’Éducation nationale ne se rend compte de ce que ça coûte d’être chaque jour dans une classe avec des enfants. Ils ne veulent pas savoir car ils sont bien contents qu’on se dévoue à leur place. Les professeurs de collège font des efforts dont personne ne daigne s’apercevoir car en exerçant le plus beau métier du monde ils font quand même le sale boulot de la société. Ils sont abandonnés par une administration qui les méprise en les considérant comme des surveillants interchangeables, et par une opinion publique ignare qui s’en lave les mains. Leur solitude est la vraie politique.

Autobiographie de prof (fin)

Mis en ligne le 30 août 2023
Paru dans l’édition 1623 du 30 août

Un lecteur de Charlie Hebdo m’écrit que mes souvenirs de prof sont, je le cite, « gnangnan » : selon lui, j’idéaliserais par nostalgie un métier devenu invivable. Mes trois chroniques témoignaient pourtant du contraire, c’est-à-dire principalement de mes difficultés, de l’angoisse et d’un sentiment de relégation sociale qui est le vrai scandale attaché à l’enseignement : les professeurs sont sacrifiés, voilà ma croyance.

Mais sans doute y a-t-il une distorsion, qui m’étonnera toujours, entre ce qu’on croit écrire et ce qui est perçu par les lecteurs  ; et si j’ai raconté quelques moments lumineux dans mon parcours de prof, c’est parce que j’aimais lutter.

Comme l’a dit Rimbaud : « Je me crois en enfer, donc j’y suis. » Moi, je ne me crois pas en enfer – je ne veux pas : l’enfer ne me fait pas jouir. Je cherche à chaque instant, amoureusement, poétiquement, politiquement, à sortir de l’enfer que la société nous construit.

J’ai arrêté de « faire le prof », comme on disait, parce que j’étais au bout du rouleau, parce que les conditions d’enseignement s’étaient dégradées, parce que j’avais le sentiment de me punir et parce que, même si j’avais obtenu finalement un poste dans un bon lycée, il était trop tard : toutes ces années à trimer dans des collèges de ZEP sans la moindre reconnaissance, toutes ces petites humiliations bureaucratiques, ces altercations avec des élèves violents, ces piles de copies à corriger m’avaient usé et je sentais que j’allais y laisser ma peau.

Hémorragie sanguine

Le lecteur sarcastique de Charlie s’imagine peut-être que je surfais sur un océan de délices, ainsi m’oppose-t-il, comme on inflige une remontrance à quelqu’un de trop léger, ce jeu de mots : « enseignant/en-saignant  ». Et c’est drôle, parce que si j’ai arrêté d’être prof, c’est précisément parce que je m’étais mis à saigner. Je saignais à flots, chaque jour, jusqu’à ne plus pouvoir me déplacer. Alors, un jour, je ne suis plus venu du tout.

Le même lecteur, dont décidément l’amertume rageuse m’inspire, insinue qu’en racontant quelques moments heureux d’enseignement, je bêlerais avec les imbéciles et oublierais la mort de Samuel Paty. C’est un comble : le jour de l’assassinat de Samuel Paty, j’assistais pour Charlie au procès des attentats de janvier 2015, et j’en ai interrompu la chronique pour écrire un hommage immédiat à tous les professeurs qui luttent pour maintenir dans leurs cours la liberté d’expression et la laïcité. Lorsque, avec Boucq, nous avons publié dans un livre l’intégralité des chroniques et des dessins produits pendant ce procès, nous l’avons dédié à Samuel Paty.

Il ne se passe pas une journée sans que je pense à lui qui, j’en suis sûr, avait des « moments heureux » avec ses élèves, lui qui était heureux d’être prof, lui qui était un prof génial que le système a laissé mourir.

Toutes les chroniques de Yannick Haenel dans Charlie.

Toutes les chroniques de Yannick Haenel dans Pileface


[1Syndicaliste à mes heures, j’avais alors écrit directement au Ministre de l’éducation nationale François Bayrou pour qu’on accorde enfin la prime méritée aux enseignants et aux ATOSS après avoir découvert que le personnel de direction, discrètement, la touchait déjà !

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1 Messages

  • Marie Pétillot | 2 septembre 2023 - 19:48 1

    Non, vos articles ne sont pas « gnangnan ». (Mais quel étrange qualificatif !) Probablement, ce lecteur n’a pas lu tous vos ouvrages. On est bien loin de la niaiserie.
    Certains professeurs ont cependant la fâcheuse habitude de se plaindre, presque systématiquement et avant toute chose. L’herbe semble toujours plus verte ailleurs, et en particulier l’herbe privée, alors que les pâturages de l’enseignement public deviennent une vaste jachère qui ne rendra aucun sol fertile. Quiconque ne s’indigne pas en permanence court le risque de passer pour une gourde ou un vendu.
    J’enseigne depuis 17 ans dans les quartiers dits prioritaires et je suis bien souvent accablée par la tâche. D’autre part, quand on est prof, on ne l’est pas seulement six heures par jour, mais 24 heures sur 24, et chaque jour de l’année. On pense à nos élèves, on rêve d’eux, on cherche à toute force comment les intéresser et faire en sorte qu’ils ne décrochent pas. C’est incessant et ça peut devenir usant.
    Il subsiste néanmoins quelques instants de grâce, comme vous dites. Au milieu de l’effondrement, il existe encore un lieu, rare et précieux, où le rire est convoqué. Si un matin les élèves comprennent les insultes d’Harpagon, qu’ils deviennent enragés avec lui, que les autres élèves s’esclaffent, eh bien leur enthousiasme est réjouissant. Certes, ce genre de séances ne reflète pas la majorité des heures de cours. Mais elles existent.