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Les entretiens Francis Ponge/Philippe Sollers et la Correspondance

Mathieu Lindon, Gérard Farasse

D 13 juillet 2023     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Les entretiens essentiels. Si vous avez lu la correspondance Francis Ponge/Philippe Sollers (1957-1982) qui vient d’être publiée et qui est riche d’enseignements, vous aurez peut-être envie, en attendant une indispensable rediffusion sur France Culture, de réécouter les entretiens entre Ponge et Sollers de 1967 ainsi que l’étude qu’en fit le regretté Gérard Farasse pour le second volume des Oeuvres complètes de Ponge dans la Pléiade, reprise dans le numéro 68 de L’Infini (hivers 1999).



Francis Ponge et Philippe Sollers, le mûr et le jeune

Ils se lient en 1957 alors que Sollers a 21 ans et s’appelle encore Joyaux. L’auteur du « Parti pris des choses » a 58 ans et ne se sent pas assez reconnu. « Tel Quel » va y remédier. Parution de leur « Correspondance ».

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Francis Ponge en 1954, et Philippe Sollers en 1961.

par Mathieu Lindon

Libération, publié le 12 juillet 2023 à 16h12

« La Dauphine est bousillée. » Il y a un tel choc chronologique dans cette correspondance entre un écrivain né au XIXe siècle et un autre mort il y a dix semaines qu’un lecteur inattentif pourrait s’imaginer que Louis XIV a des malheurs avec sa bru (ou petite-bru ou arrière-petite-bru). Mais non. La Dauphine est une voiture, Philippe Sollers (né le 28 novembre 1936) a eu un grave accident avec et c’est ainsi que Francis Ponge (né le 27 mars 1899, mort le 6 août 1988) en rend compte à sa fille en 1959. Car, d’une part, la mauvaise santé de Philippe Sollers (« La maladie est pour moi […] une seconde santé », écrit-il à son aîné en 1965) est un élément récurrent de ces échanges et, d’autre part, Didier Alexandre et Pauline Flepp ont eu accès à des carnets inédits de Francis Ponge et à d’autres lettres pour éditer cette Correspondance entre les deux écrivains qui est datée de 1957 à 1982 et s’achève en fait dix ans plus tôt. Mais reprenons chronologiquement.

Philippe Sollers s’appelle Philippe Joyaux et n’a pas encore été célébré par François Mauriac et Louis Aragon quand il se rend à une conférence de Francis Ponge à l’Alliance française, à Paris. Vite, les deux hommes se lient. A l’époque, écrivent les éditeurs, « Ponge nourrit une amertume certaine vis-à-vis du milieu éditorial parisien », en l’occurrence Gallimard et la Nouvelle Revue française de Jean Paulhan. « Me permettrez-vous d’entrer dans votre art sur la pointe des pieds, avec mille questions délicates et naïves, en courbant l’esprit ? Je vous dirai que j’ai souffert de l’absurde comme du mal de dents », écrit le jeune homme dans sa première lettre, le 7 mars 1957. Il fait lire des textes à Ponge qui les admire et compte bien écrire sur l’auteur « un jour » qui ne viendra jamais, quoiqu’il ait pris des notes. Il s’emploie, sans succès, à les faire publier par Jean Paulhan. On pourra aussi compter sur lui pour se démener afin de faire réformer le jeune homme quand les sursis sauteront en pleine guerre d’Algérie, en en appelant avec plus de succès à François Mauriac et au ministre de la Culture André Malraux. Sollers, en 1962, de l’hôpital : « Il y a enfin une infirmière tout à fait militaire (Indochine etc.) qui, m’ayant vu lire, a ressenti envers moi la plus vive détestation. » C’est aussi vers Francis Ponge que madame Joyaux, qui l’a reçu chez elle avec sa femme Odette, se tourne pour donner les informations sur son fils, son asthme depuis toujours et autres.

« Le chant de la moindre carpe pour moi couvre tout »

Une admiration réciproque les rapproche, des affinités électives. Sollers, 1958 : « Vos livres, il me semble que je suis qualifié pour eux. […] Tout est familier sans que rien ait cessé d’être mystérieux. » Ponge se fait un recruteur pour Tel Quel mais finit par dire les choses en 1959, que « Robbe-Grillet n’existerait pas sans moi » et en fait « ni Robbe-Grillet ni les récents écrits de Michaux, Butor etc. ». Il trouve qu’hommage suffisant n’est pas rendu à son Parti pris des choses de 1942. Jean Paulhan dans la NRF en 1960, à la naissance de Tel Quel : « Il semble que le maître secret (pas tellement secret) des jeunes rédacteurs de Tel Quel soit Francis Ponge ; l’« aîné sympathique » [mais Sollers et lui se fâcheront vite, ndlr], Alain Robbe-Grillet ; l’organisateur, Jean Cayrol [qui fut l’éditeur au Seuil du Défi, le premier texte de Sollers, ndlr] ; l’animateur, Philippe Sollers. » Quand meurt Céline en 1962, Sollers dit timidement son admiration. Réponse de Ponge évoquant la parution de Voyage au bout de la nuit en 1933 : « J’étais d’ailleurs moi-même (déjà). Or ce livre m’a paru négligeable. Fermé. Jamais plus rouvert. » Ils n’ont pas les mêmes goûts, à part l’un pour l’autre. Réaction plus argumentée de Ponge à la mort de Céline (reproduite dans ses Œuvres complètes en Pléiade) : « Il suffit de parler un peu fort pour que je n’y entende goutte. […] C’est désespérant ! Le murmure de la moindre source, le chant de la moindre carpe pour moi couvre tout. » Sollers évoque la « sereine virulence » de Ponge. Côté talent médiatique, il n’y a pas photo entre le mûr et le jeune.
Pour Sollers dans les années 60, la littérature est aussi un sport de combat et Ponge et son œuvre des complices. Il s’exprime ainsi sur ses travaux en cours : « Ce petit essai de désintoxication littéraire – signe d’un combat commun », écrit-il sur une dédicace en 1963. Dans une lettre : « Vous verrez sans peine qu’il s’agit d’un texte curieusement disgracieux, d’une véritable hécatombe de notions et de références… » Ou : « C’est physiquement éprouvant au maximum (assassinat de l’auteur par son langage) ». Francis Ponge l’avait aidé pour être réformé et c’est maintenant Sollers qui écrit à André Malraux toujours ministre pour l’alerter fin 1964 sur « la situation matérielle dramatique d’un des plus grands écrivains vivants » (Malraux lui répond : « Il est évident qu’il faut aider Francis Ponge, et que le plus tôt sera le mieux »). Alors que Gaston Gallimard a 83 ans, Ponge écrit à son fils Claude : « Mais en quel temps pense encore vivre votre père, et à qui croit-il s’adresser ? » après les propositions financières miteuses qu’on lui a faites (les mensualités seront triplées). Sollers sait que, « en face » (chez Gallimard), c’est Henri Michaux qu’on défend, mais lui ne démord pas de Francis Ponge.


Édition de 1963 (A.G.) Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Quand Pierre Seghers veut publier dans sa collection « Poètes d’aujourd’hui » un Francis Ponge et souhaite un jeune auteur pour le préfacer, Ponge propose évidemment Sollers. Fin 1966, France Culture envisage une série d’entretiens avec Francis Ponge. « Votre interlocuteur serait M. Sollers, si vous n’y voyez pas d’objection. » Il n’en voit certes pas et il y aura en 1967 douze entretiens de vingt minutes. Ponge parle presque continûment. Dans l’introduction à la première émission, Sollers dit cependant ce qui se joue dans la « littérature » et la « poésie » contemporaines et comment, grâce à Ponge, ne pas s’y laisser enfermer. « Tout se passe comme si le vieil individualisme, soi-disant chercheur d’absolu, y donnait la main au lyrisme mou, sordide, à la supercherie oraculaire, à toutes les formes d’une mise en scène obscurantiste. » Pour pouvoir publier ces entretiens, il faudra se battre des années contre les éditeurs, le Seuil refusant que Sollers y collabore chez Gallimard et Gallimard réciproquement avec Ponge. Le mot « censure » sera employé à propos de ce capitalisme éditorial, mais l’affaire se résoudra en 1970 par une coédition. Claude Gallimard à Francis Ponge : « La fabrication du volume sera assurée par la NRF, les Editions du Seuil s’occuperont de la distribution. » Il y a une double ironie à relire cette histoire aujourd’hui. Sollers a rejoint Gallimard avec revue et bagages dans les années 1980 et le Seuil a laissé le livre indisponible aussi bien en grand format qu’en collection Points.

Sollers lui reproche d’avoir signé pour Pompidou

Sollers, 1967 : « Cette amitié est, vous le savez, un des grands moments de ma vie. C’est à elle que je lève un “verre d’eau” imaginaire, le verre d’eau écrit, celui que vous nous avez appris à voir et à boire. » Elle va pourtant souffrir de la politique. Ponge, ancien résistant communiste qui a quitté le PC jugé trop sectaire, se rapproche des gaullistes quand Sollers vit autrement 1968 et développe son tropisme chinois. Ponge, en mai 68, évoque ironiquement les « textes sacrés » : « Les miens, vous le savez, sont plutôt Lucrèce, Malherbe, Lautréamont, plutôt que la Bible, le Tao, Marx, Lénine ou Georges Bataille. » Septembre : « Vous l’avouerai-je, cher Philippe, contestation, révolution, lutte des classes, impérialisme me font à peu près le même effet qu’amour, toujours, fleur, bonheur, cœur… » Ponge souhaite être « ardemment froid ». On ne s’entend plus aussi bien sur le « matérialisme ». 1969, Sollers lui reproche d’avoir signé pour Georges Pompidou et sa politique culturelle, sévère lettre de Ponge – pas envoyée, toutefois ! : « Vous n’êtes pas fait pour la littérature de patronage. » Et, après avoir évoqué la disparition littéraire ou littérale de ceux qui l’avaient censuré par le silence : « Je n’aimerais pas que pareille mésaventure vous arrive (et tout est lié, votre façon d’écrire actuellement, vos nouvelles amitiés et le silence ou les réticences que vous m’infligez dans le même temps). »
Encore Ponge, 1972, alors que les lettres se raréfient depuis un moment mais qu’il a accueilli, quatre mois plus tôt, Lois comme la « preuve renouvelée » de l’« incalculable supériorité » de Sollers sur « tout ce qui peut être actuellement produit en fait d’ACTE littéraire » : « On me demande, parfois, si nous sommes toujours amis. Je réponds, ce qui me semble juste : que je suis, à juste titre, le dernier de vos soucis (comme à tous ceux qui voient loin). » Puis : « Si vous avez quelque chose à me reprocher, dites-le-moi. A la vérité, je n’imagine rien de ce genre (je serais bien en peine de le faire). » Sollers : « Mon silence équivaut bien sûr (vous vous en doutez) à une certaine confusion de ma part à votre égard, confusion que j’ai le ferme espoir de réduire et d’annuler dans les jours qui viennent… » Ça ne se fait pas. Ce sont les dernières lettres, avant celle de Sollers du 1er janvier 1982. Sollers met Ponge et les éditions Seghers en difficulté en tergiversant à propos de la réédition du « Poète d’aujourd’hui ». Ponge, 20 janvier 1973, projet de lettre manifestement non envoyée : « Quoi qu’il en soit, je ne vous en voudrai pas, soyez-en sûr. (Vous n’en vaudrez, alors, plus la peine.) » Mais il ne peut s’empêcher de trouver que Sollers vaut la peine quand même, si on en croit cette note de la veille dans son agenda : « Relu avec Odette mes plus récents échanges avec Sollers, sur quoi j’ai réfléchi jusqu’à 3 h du matin. »

Francis Ponge, Philippe Sollers, Correspondance 1957-1982
Edition présentée, établie et annotée par Didier Alexandre et Pauline Flepp. Gallimard, 514 pp., 32€ (ebook : 22,99€).

Libération, 12 juillet 2023

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Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers (1967)

France Culture, Mémorables, août 1988. Cinq émissions.
Extraits d’une série en 12 épisodes diffusée sur FC du 17 avril au 5 mai 1967 (archives A.G.).

1. Conditions de travail de quelqu’un qu’on appelle encore un « poète »

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2. Vie et travail à l’époque surréaliste

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3. Pratique et théorie :
« Le Parti pris des choses », « Proêmes », etc...

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4. Pour un Malherbe. Pour une nouvelle culture.

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5. Rupture et Révolution. Un matérialisme sémantique. « Le Pré ».
L’écriture. Fonctionnement. Objoie. « Le Savon ».

Transcription : ONZIÈME ENTRETIEN

Rupture et Révolution culturelle.
Un matérialisme sémantique.
« Le Pré »

PHILIPPE SOLLERS : Francis Ponge, nous avons essayé de parcourir dans vos textes un trajet qui est en même temps une constellation d’écriture : position du texte, position du scripteur, position du lecteur, le tout se déployant dans un espace que nous avons elliptiquement appelé cosmogonique. Cet espace est celui d’une mise en relation entre le fonctionnement du monde, tel qu’il est produit dans vos textes par une fiction permanente, et ces textes eux-mêmes s’écrivant de telle façon que nous avons parlé d’une dispa­rition simultanée des choses, du champ verbal et de l’organisme qui se trouve à leur intersection.
Paradoxalement, il s’agirait ici de la formule même de l’
entrée en matière : ce triple effacement étant comme la condition du réel.
Je me rappelle une de vos expressions. Vous avez dit souvent qu’au fond, l’homme était là dans une sorte d’agonie et qu’il s’ agissait simplement de surveiller celle agonie, de façon rigoureuse.
Vous avez écrit aussi que chaque chose, chaque élément du monde dit concret , représentait une sorte d’erreur dans cette cosmogonie, mais en même temps une perfection achevée de cette erreur, et je crois que ce qui a été important, cela a été de souligner comment le langage, la parole, l’écriture se présentaient à vous, comme une pratique à la fois érotique et mortelle : vous n’avez jamais essayé de passer sous silence la fonction profondément sexuelle de l’écriture. Plus précisément, dans une machinerie qui serait celle, permanente, de la mort et de la reproduction, de même que la langue se perpétue dans l’espèce humaine et passe d’un individu à l’autre, d’une société à l’autre ; de même, vous avez essayé de placer vos textes à ce croisement effervescent de la reproduction et de la mort.
Je voudrais que nous insistions, si vous le voulez bien, sur l’aspect
matérialiste d’une telle conception, parce qu’il me paraît évident que c’est cette inscription matérialiste qui vous distingue absolument du contexte culturel de la littérature idéaliste et bourgeoise, en général. C’est là un des niveaux les plus difficiles dans l’approche que nous pouvons faire de vos textes, et je voudrais savoir si vous êtes d’accord avec l’expression de « matérialisme sémantique », qui a été employée à propos de ces textes. D’un tel matérialisme sémantique, il me semble que « le Pré » apporte la plus éclatante confirmation. Pourquoi ? parce que nous y voyons, réunies dans une imbrication absolue, à la fois cette épaisseur du monde verbal, la référence à un champ concret, à une physique, qui est celle du pré, en même temps qu’une archéologie historique et culturelle qui se trouve à l’intérieur du texte et bouclée avec lui. De telle façon que le pré, c’est non seulement la syllabe « pré » au moment où vous l’écrivez sur le papier, c’est non seulement le carré d’herbe vert qu’il faut que vous suscitiez sur la page, avec des mots, avec toute l’épaisseur colorée des mots, mais c’est aussi le pré, le « préfixe des préfixes », comme vous dites, c’est-à-dire l’origine , l’antériorité, et ce qu’ il y a de plus originel, dans notre langue et notre culture.
Ce
Pré vous amène à une signature différente de celle qui est inscrite dans Le Volet, signé « à l’inté­rieur ». Ici, vous signez sous le Pré, et votre nom propre intervient dans un texte, qui se situe par consé­quent à la convergence de tout ce dont nous avons parlé.

FRANCIS PONGE : Oui. Au sujet, si vous vou­lez, de mon matérialisme, j’ai déjà pu dire combien les mots, les formules verbales, me semblaient une réalité concrète, comportant toute l’évidence et l’épaisseur des choses du monde extérieur. C’est­ à-dire, reprenant, par exemple, la parole de Théophile Gautier, je suis quelqu’un pour qui le monde extérieur existe, ce qui est alors une sorte de réalisme, eh bien ! je m’en approche et je m’en éloigne à la fois, en considérant que le langage, les mots sont aussi un monde extérieur, et que je suis sensible, si vous voulez, à la réalité, à l’évidence, à l’épaisseur de ce monde verbal, au moins autant qu’à celui des objets du monde physique.
Maintenant, pour confirmer ce que je viens de dire et le rapprocher de ce que vous avez dit, il s’agit donc, en effet, d’un matérialisme sémantique, puisque l’histoire des mots, de leur étymologie, des variations de signification qu’ils ont connues depuis qu’ils sont apparus dans le langage humain, dans des langues antérieures à la nôtre, par exemple dans le latin avant d’entrer dans le français, c’est bien cela, n’est-ce pas, la Sémantique, l’histoire des significations variées qu’un mot a pu prendre au cours de son histoire ? Ainsi, comme les personnes ont des ancêtres, les mots ont aussi des ancêtres.
Ils ont, enfin, un arbre, oserai-je dire géné-analogique : celui des associations d’idées qu’ils déve­loppent chez le lecteur, et de tout cela, je tiens compte. Il m’est arrivé de dire que le comble, pour un texte, serait que chacun des mots qui le composent puisse être pris dans chacune des acceptions successives que le mot a eues au cours de son histoire. C’est évidemment un comble et on ne peut pas y atteindre, mais on peut, peut-être, se demander le plus pour obtenir le moins, c’est-à-dire obtenir justement une sorte d’épaisseur de chaque vocable, à l’intérieur du texte. Un texte ainsi composé est naturellement susceptible de plusieurs niveaux de signification.
En ce qui concerne l’Eros et la Mort, et ce que vous appelez l’agonie (c’est un mot, en effet, que j’ai employé) — eh bien j’ai dit aussi très souvent, je crois, au cours de ces entretiens, que la nécessité profonde, enfin ce qui amenait à franchir le silence, était évidemment le désir, et que ce désir était quelque chose de quasi physiologique, biologique, qui, par exemple, dans l’acte sexuel, oblige l’homme à remplir sa fonction, qui est une fonction de régénération, et tout le monde conçoit que les dépenses que fait le corps physique au moment de l’acte de reproduction, eh bien ! sont des pas vers la mort ; enfin, je crois que cela, c’est presque un lieu commun.
Le rapport de l’Eros et de Thanatos est donc évident, et la mort, en ce sens, fait partie de la vie, naturellement. A de très nombreuses reprises, j’ai dit cela, quasi en propres termes et j’ai insisté sur le fait qu’il fallait, en quelque façon, mourir pour donner naissance à quelque chose, ou à quelque personne, et je ne suis pas le premier à avoir conçu que la naissance du texte ne pouvait avoir lieu que par la mort de l’auteur.
L’acte sexuel, l’acte de reproduction exige aussi la présence d’un autre. Eh bien ! comme dans l’espèce, il faut que les deux meurent plus ou moins pour que la troisième personne, ici le texte, puisse naitre.
La deuxième personne, quant à moi, enfin, c’est évidemment, si vous voulez, pour aller très vite, la chose, l’objet qui provoque le désir et qui, lui aussi, meurt, si vous voulez, dans l’opération qui consiste à faire naitre le texte. Donc, il y a mort à la fois de l’auteur et mort de l’objet du désir, mettons de la chose, du pré-texte, du référent, pour que puisse naitre le texte.


Édition originale, 1971. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Vous avez évoqué un de mes derniers écrits, paru sous le titre « Le Pré ». Peut-être y puis-je prendre l’exemple, un peu, de ce que nous venons de dire, en effet.
J’ai d’abord eu, une fois — et je pourrais situer cela exactement dans le temps et dans l’espace —, une émotion me venant d’un pré, au sens de prairie. J’ai commencé à vouloir rendre compte, éterniser si vous voulez, en quelque façon, par un texte, cette émotion, la garder devant et pour moi, écrire cela de peur de ne pas le retrouver. J’ai donc commencé à écrire, sans me préoccuper d’autre chose que de rendre compte de cette émotion. C’était une besogne d’expression, comme un paysagiste, mais évidemment en me servant des mots.
Très vite, je me suis aperçu que ce mot, ce mot lui-même, pré, qui revenait dans mes notes, ce mot devenait par lui-même non seulement intéressant, mais enfin devenait pour moi comme une espèce d’obsession. Ce mot. Et ce mot, je ne pouvais plus faire autrement que de le retrouver, à chaque instant, dans les paroles que je disais ou qu’on me disait. Pourquoi ? parce que cette syllabe, ce monosyllabe, pré, se trouve constamment dans la bouche des Français qui parlent. Il s’agit d’un préfixe qui est à chaque instant dans la bouche des gens. Il ne s’agit pas seulement du mot qui désigne le petit carré d’herbe, qu’on peut voir, mais il s’agit d’un phonème qui est à chaque instant dans la bouche des gens.
Alors, je suis allé au dictionnaire, pour voir un peu ce que c’était que cela, ce pré , et je me suis rendu compte rapidement que c’était, en effet, une des racines les plus importantes existant en français. Pourquoi ? eh bien ! parce que pré, le pré, la prairie, vient du latin pratum, dont les étymologistes latins disent que c’est une crase, comme on dit, pour paratum, c’est-à-dire ce qui a été préparé.
Poussant plus loin encore et regardant ce que c’était que près — p-r-è-s — ou que prêt, p-r-ê-t, etc., je me suis aperçu que tout cela venait d’une même racine védique, et que, finalement, pré était un monosyllabe qui signifiait à la fois paratum, c’est­ à-dire ce qui a été préparé (et voyez que, dans le mot « préparé », il y a encore « pré ») c’est-à-dire donc le participe passé par excellence, ce qui a été préparé pour l’homme, suppose-t-il, par la nature, pour qu’il connaisse mettons un certain repos, une certaine nourriture aussi, puisque le pré, c’est le lieu de l’herbe, et que l’herbe, c’est le végétal à l’état élémentaire, et que nous mangeons de l’herbe, du fait même que nous mangeons du bœuf ou du mouton, et que, par conséquent, c’est antérieur à l’origine, c’est vraiment le participe passé par excellence.
Mais en même temps, il se trouve que ce préfixe signifie aussi tout ce qui va venir. C’est l’avenir, ce qui précède, etc., enfin ce qui est au futur. Donc, là, je me trouve, à la racine de ce mot, dans un contradictoire admirable, qui signifie à la fois le passé, le présent et l’avenir.
A partir de là, j’ai continué à écrire mon texte, et je suis arrivé à une certaine forme, je suis arrivé à boucler mon texte, de telle façon que s’y confirment à la fois le désir, c’est-à-dire l’émotion que m’a causée ce pré, et la mort, parce qu’aussi le pré, comme je le dis dans mon texte, est à la fois le lieu de la palabre (mon texte est assez long), la palabre, vous savez ce que c’est ? c’est la parole, enfin la discussion ; les paroles ; là, évidemment, est évoqué le pré-aux-clercs, l’endroit, par exemple, où les étudiants, au Moyen Age, venaient discuter, recevaient aussi les leçons de leurs professeurs : la palabre. Mais en même temps, le pré est encore autre chose : c’est le pré du duel ; c’est le pré de l’action ; on dit appeler quelqu’un sur le pré ; c’est le pré de la décision. A ce moment-là, il arrive sur le pré deux personnages, debout, qui croisent ensuite en oblique leurs épées, et finalement, au moins l’un des deux tombe à l’horizontale. Nous avons donc d’abord deux verticales ; ensuite, un duel oblique ; et ensuite, vous avez au moins l’un et parfois les deux qui tombent horizontalement sur le pré ; et il s’agit tout simplement ensuite que l’un des deux, ou les deux, s’ils se sont enferrés mutuellement, eh bien ! soient enterrés, et alors ils sont enterrés sous le pré. Et nous avons encore le pré comme surface de la terre sous laquelle se trouvent enterrées les deux verticales, qui peuvent représenter aussi, comme je le disais tout à l’heure, à la fois l’auteur et la chose, parce qu’il est évident que le duel est un acte d’amour aussi, et que le résultat est la mort des deux ; seul, et seulement, le pré reste, le pré est là, le pré est constitué.
Je ne sais pas si j’ai le temps de lire quelques passages de ce texte. En voici un, par exemple, au début :
« Parfois, ou mettons aussi bien par endroits, parfois notre nature (j’entends dire d’un mot la nature sur notre planète (comme on l’entend d’habi­tude) et ce que chaque jour à notre réveil nous sommes (comme on dit : il a une belle nature , c’est un beau tempérament)) enfin notre nature nous a préparé un pré. »
Et plus loin, je signifie que « ce fragment limité d’espace, guère plus grand qu’un mouchoir, etc. » nous semble très précieux. Pourquoi ? Pourquoi ce pré nous émeut-il ? nous tient-il en quelque façon « interdits » ? « Serions-nous donc déjà parvenus au Naos ? » (vous savez, le Naos, c’est le lieu le plus sacré du Temple, où, seuls, les prêtres ont accès).
« Enfin, au lieu sacré d’un petit déjeuné de raisons » (c’est-à-dire que, là, il ne s’agit plus des raisons, elles sont avalées, à proprement parler. Là est évoqué également le déjeuner sur l’herbe). « Nous voici, en tout cas, au cœur des pléonasmes et au seul niveau logique qui nous convient. »
« Crase de paratum, selon les étymologistes latins, près de la roche et du ru (du ruisseau), prêt à faucher ou à paître, préparé pour nous par la nature, pré (accent aigu) (virgule) paré (virgule), pré (encore accent aigu, et là, c’est le préfixe) (virgule) près (p-r-è-s) (virgule) prêt (p-r-ê-t), le pré gisant comme le participe passé par excellence, s’y révère aussi bien comme notre préfixe des préfixes. » (Voyez, il est toujours là.) « Préfixe déjà dans préfixe, présent déjà dans présent. Pas moyen de sortir de nos onomatopées originelles. Il faut donc y rentrer. Nul besoin d’ailleurs d’en sortir, leurs variations suffisant bien à rendre compte de la merveilleusement fastidieuse monotonie et variété du monde enfin de sa perpétuité. »
Et à la fin, j’en viens au tombeau, si vous voulez.
« Transportés tout à coup par une, sorte d’enthousiasme paisible, en faveur d’une vérité aujourd’hui qui soit verte, nous nous trouvons bientôt alités de tout notre long sur ce pré, dès longtemps préparé pour nous, par la nature, où n’avoir plus égard qu’au ciel bleu. »
(Il s’agit de l’homme qui est allonge sur le pré, mais là encore bien vivant.)
« L’oiseau qui le survole en sens inverse de l’écriture » (l’oiseau, c’est-à-dire l’accent aigu, n’est­-ce pas ? Nous écrivons de gauche à droite, et ensuite, nous revenons « contradictoirement » en sens inverse, pour poser l’accent aigu) . « L’oiseau qui le survole en sens inverse de l’écriture nous rappelle au concret, et sa « contradiction » (comme je viens de le dire), « accentuant du pré la note différentielle, quant à tels près, ou prêt, ou au prai (— p-r-a-i —), de prairie » (c’est bien l’accent, accentuant du pré la note différentielle) « sonne, brève et aiguë, comme une déchirure dans le ciel trop serein des significations ».
« C’est qu’aussi bien le lieu de la longue palabre put devenir celui de la décision. Des deux pareils (si vous voulez, ce sont les deux pairs, p-a-i-r-s enfin les deux gentilshommes, les deux pairs, pareils) arrivés debout, l’un au moins, après un assaut croisé d’armes obliques, demeurera couché, d’abord dessus, puis dessous. »
« Voici donc sur ce pré l’occasion, comme il faut prématurément, d’en finir.
« Messieurs les typographes, placez donc ici, je vous prie, le trait final. Puis dessous, sans le moindre interligne, couchez mon nom, pris dans le bas de case, naturellement, sauf les initiales, bien sûr, puisque ce sont aussi celles du fenouil et de la presle qui, demain, croîtront dessus. »
Ici, un trait horizontal, et ma signature immé­diatement là-dessous, c’est-à-dire que la signature, c’est l’auteur mort, mort et enterré, dont seulement les initiales percent la terre, comme (comme, c’est­ à-dire ni plus ni moins), comme donc percent la terre les herbes qui composent le pré.

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Comme je disais à Ph. S., hier soir


La fabrique du pré, Skira, 1971, p. 46.
ZOOM : cliquer sur l’image.

La fabrique du pré, Gallimard, 2021, p. 37.
ZOOM : cliquer sur l’image.

LIRE : Francis Ponge, La fabrique du pré.

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Ponge, posant pour Fenosa, 1961. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Sur les Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers

Ces entretiens ont été diffusés sur France-Culture en avril 1967, puis en 1988 après la mort de l’écrivain. C’est Gérard Farasse qui rédigea la notice des Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers, pour le second volume des oeuvres complètes de Ponge éditées par Bernard Beugnot dans la Bibliothèque de la Pléiade [1]. Cette étude, publiée dans le numéro 68 de L’Infini (hivers 1999), a le mérite de retracer avec précision et sans rien masquer des dissensions ce que furent les relations entre Tel Quel et Ponge pendant une quinzaine d’années.

Gérard Farasse

Une rencontre

Lorsque Philippe Sollers interroge Francis Ponge [2], il a trente et un ans. Ponge vient d’avoir soixante-huit ans. L’un est un jeune écrivain brillant et turbulent, l’autre un poète reconnu, malgré toutes les résistances que rencontre encore son oeuvre. Ils se connaissent depuis une décennie. Philippe Joyaux, qui, adolescent, avait été frappé par la nouveauté des textes de Ponge découverts dans le Panorama de la nouvelle littérature française de Gaëtan Picon [3] l’a rencontré à l’automne 1956, à la mite d’une de ses conférences à l’Alliance française [4]. Depuis lors des liens d’amitié se sont noués à partir d’une admiration réciproque. Ponge n’a pas de mot assez fort pour exprimer celle-ci tandis que Sollers reconnaît en lui un maître [5]. L’aîné, avec la générosité active qui est la sienne, entreprend d’aider son cadet dans ses premiers pas d’écrivain et recommande à Jean Paulhan deux de ses textes, dont l’« Introduction aux lieux d’aisance ». Mais Marcel Arland s’oppose à leur publication dans la N.R.F [6]. En 1962, pour obtenir que Philippe Sollers soit réformé, il intervient également auprès de Gaëran Picon, alors chef de cabinet d’André Malraux [7]. Promu au rôle de mentor, Francis Ponge suit de très près la naissance de la revue Tel Quel, pour laquelle il apparaît comme une sorte de figure tutélaire. La « Déclaration » qui ouvre le premier numéro (mars 1960) est parfois si proche de sa conception de la littérature qu’il est bien malaisé de démêler ce qui appartient en propre à chacun. Refus de la littérature « engagée » des idéologues, privilège accordé au langage et à ses lois, attention accordée à l’objet : autant de motifs que tour lecteur de Ponge reconnaîtra aisément, jusque dans leur formulation [8]. Ce dernier est même désigné comme arbitre, avec Jean Cayrol, pour le cas où le comité de rédaction ne parviendrait pas à décider s’il convient ou non de publier tel texte [9]. De 1960 à 1968, date à laquelle s’interrompt sa collaboration à la revue, il lui confie une dizaine de textes. Il occupe la place d’honneur dans la première livraison du printemps 1960, puisqu’il l’ouvre — avec « La Figue (sèche) » — et la ferme — avec un ancien « Proême ».


17 juin 1960 : Ponge a 61 ans, Sollers... 23. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Et, en 1964, lorsque Tel Quel décide d’organiser, au 44 de la rue de Rennes, un cycle de conférences destiné à élargir son audience, c’est Francis Ponge qui l’inaugure [10]. On le voit, Philippe Sollers n’est pas en reste. Dès 1960, il a participé à l’exposition « Francis Ponge, une oeuvre en cours », organisée par l’Université de Paris à la Bibliothèque Jacques Doucet [11], en prononçant à la Sorbonne une conférence, « Francis Ponge ou la raison à plus haut prix », qui fournira l’essentiel de sa monographie, le Francis Ponge de la collection « Poètes d’aujourd’hui », premier livre à lui être entièrement consacré [12].

A l’avant-garde

On pourrait continuer ainsi longtemps à énumérer les différents signes qui manifestent qu’il y a une véritable rencontre entre les deux hommes. Philippe Sollers souligne ces affinités lorsqu’il écrit que Ponge «  est singulièrement proche d’une nouvelle génération d’écrivains, sans illusions eux non plus, peu enclins à se contenter d’idées ou à se mettre à leur service, peu susceptibles d’attitudes métaphysiques [...]. Écrivains qui tiennent à savoir ce qu’ils font. Qui souhaitent pour eux-mêmes, à l’intérieur d’une expérience formelle, se tenir à une même résolution. Qui ne veulent pas faire comme si rien ne s’était passé et qu’on pût écrire tranquillement son histoire. À ceux-là, Ponge donne le plus admirable exemple [13] ». Ce dernier a sans doute le sentiment qu’une postérité est donnée à son oeuvre et que le voeu qu’il exprimait dans Pour un Malherbe (« Nous sollicitons quelques jeunes gens et l’avenir [14] ») est enfin exaucé : une filiation se constitue. Ponge se liera avec les jeunes poètes de la revue : Marcelin Pleynet, qui lui dédie son Lautréamont [15] en 1967 ; Denis Roche, qui « sait parfaitement (car il est savant, érudit) tout ce qui été tenté, depuis la nuit des temps, pour — parlons vite — iconoclastiquer la poésie [16] », et Jean Thibaudeau, qui lui consacre une très riche monographie [17]. De cette génération poétique, Ponge dira avec enthousiasme, dans un entretien qu’il accorde en 1965 à la radio romaine : « Elle suscite chez moi la plus vive admiration. Quelle joie d’être ainsi sûr que l’esprit au plus haut niveau continue ! Quelle joie de voir le témoin, comme on dit dans les courses de relais, repris par des mains fermes, et de le voir s’éloigner si vite, vers l’avant, vers le jour, vers notre avenir ! » Et, poursuivant sa tâche de propagandiste auprès des intellectuels italiens, pour faire bonne mesure, il ajoute, catégorique : « [...) la meilleure revue, il n’y en a qu’une, c’est celle qui publient aux éditions du Seuil Sollers, Pleynet et leurs amis, et dont le nom est Tel Quel [18]. » Comme l’écrit Jean Thibaudeau, « Tel Quel longtemps devra beaucoup à Ponge et réciproquement [19] ». Il se trouve que Philippe Sollers acquiert, très vite, une certaine notoriété. Le défi (1957) reçoit le prix Fénéon ; Le parc (1961), le prix Médicis.

La revue Tel Quel rassemble les signatures les plus prestigieuses, et, dès 1964, devient un lieu privilégié de réflexion sur la théorie littéraire. La collection qui s’y adjoint alors publie, pour ne citer que quelques exemples, les Essais critiques (1964) et Critique et vérité (1966) de Roland Barthes, Théorie de la littérature, Textes des formalistes russes (1965), traduits et présentés par Tzveran Todorov, avec une préface de Roman Jakobson, L’écriture et la différence (1967) de Jacques Derrida. Les étudiants de cette décennie ont le sentiment que c’est là que quelque chose se passe. Un combat sévère a lieu entre les tenants de la tradition et cette avant-garde qui fait souiller un esprit nouveau. La revue Tel Quel, d’autre part, s’inscrit dans un mouvement de pensée plus vaste, que par commodité on appellera structuralisme, et se garde de rester à l’étroit dans le seul champ littéraire ; elle s’ouvre non seulement à la linguistique et aux principales sciences humaines qui la prennent pour modèle mais aussi à la psychanalyse et à la philosophie. Dans les deux années qui précèdent les Entretiens, des livres aussi incisifs que les Écrits de Jacques Lacan, Pour Marx de Louis Althusser ou encore Les mots et les choses de Michel Foucault voient le jour. C’est dans cette atmosphère d’effervescence intellectuelle, à laquelle contribue largement Tel Quel, que ceux-ci ont lieu.
En février 1967 Le parti pris des choses suivi de Proêmes entre dans une collection de poche, la toute récente collection « Poésie/Gallimard », et France-Culture, fin 1966, propose à Ponge de réaliser une grande série d’entretiens : signes, à l’évidence, d’un intérêt accru pour une oeuvre qui, en l’espace de sept ans, après tant d’années souterraines, s’est déployée au grand jour : les trois volumes du Grand Recueil (1961), Pour un Malherbe (1965), Le Savon (1967), sans compter Tome premier (1965) qui rassemble tous les livres publiés depuis Douze petits écrits jusqu’à La rage de l’expression. C’est tout naturellement que Ponge se tourne alors vers Philippe Sollers pour lui demander d’être son interlocuteur : qui connaît mieux son oeuvre et avec qui se sent-il davantage en accord ? Ce dernier jouit d’une telle autorité auprès de la jeunesse que son audience s’en trouvera amplifiée. Nul doute que ce ne soit à travers lui (comme à travers la monographie de Jean Thibaudeau) que toute une génération découvre alors Francis Ponge.

Un livre paradoxal


Entretiens, 1ère édition, 1970.

Les douze entretiens se divisent nettement en deux volets dont le premier (entretiens 1 à 6) a pour fonction d’inscrire Ponge dans un contexte historique (la Première Guerre mondiale, la révolution bolchevique, le Front populaire, la Résistance), mais aussi dans un paysage littéraire dominé par la N.R.F et le surréalisme. L’importance de l’« imprégnation enfantine », évoquée déjà dans Pour un Malherbe, est confirmée comme aussi celle des années de formation intellectuelle dans ce climat du symbolisme finissant et du positivisme. Avant d’entamer cette évaluation du passé, Francis Ponge, dans les deux premiers entretiens, met l’accent sur les diverses formes de résistance auxquelles se heurte encore son travail et salue celui de la revue Tel Quel parce qu’il lui permet d’espérer un changement dans la façon dont on appréhende la littérature. Le second volet (entretiens 7 à 12), quant à lui, s’ouvre sur l’expression du malaise qu’il a ressenti lors des émissions précédentes, moins en raison du caractère biographique des quelques anecdotes qu’il a pu évoquer (il y en a, somme toute, fort peu) qu’à cause des approximations à quoi conduit l’improvisation orale : « Je suis content, affirme-t-il, que nous en venions aux textes. » Le « je » va pouvoir s’effacer derrière « L’Huître », « L’Oeillet », « La Seine », « Le Soleil », « Le Volet », Pour un Malherbe, qui sont autant de points forts d’une oeuvre dont Ponge dessine la courbe, qui s’épanouit avec « Le Pré » et Le Savon, textes les plus récemment publiés. Il compose ainsi une anthologie. Les entretiens sont peu à peu envahis par la simple lecture des textes au point que le dixième est tout entier consacré à celle d’extraits de Pour un Malherbe (il est vrai que Ponge a le sentiment, à raison, que cette oeuvre importante n’a pas été lue). Aux questions de Philippe Sollers il répond par des citations : « Quelle idée de demander à un poète ce qu’il a voulu dire ? écrivait-il déjà dans « My creative method ». Et n’est-il pas évident que s’il est seul à ne pouvoir l’expliquer, c’est parce qu’il ne peut le dire autrement qu’il ne l’a dit (sinon sans doute l’aurait-il dit d’une autre façon) [20] ? » En somme, sa répugnance à l’égard du bavardage biographique qui met en avant l’homme privé se double d’une forte réticence à l’égard d’une parole interprétative qui perdrait de vue le texte lui-même dans sa matérialité langagière et prétendrait en saisir le sens sans étudier les figures qui le produisent. Ce sont ces dernières qu’il montre du doigt dans son explication de « L’Huître », explication magistrale surtout par ce dont elle s’abstient : elle n’interprète pas, mais décrit, avec une précision d’artisan, les différents rouages du texte. Philippe Bonnefis, à propos de « "L’Abricot" bien tempéré [21] », l’a bien remarqué : « Je suis extrêmement frappé par la façon dont il procède. Il en arrive presque toujours à la conclusion que c’est écrit comme c’est écrit, parce que cela devait s’écrire comme cela. Sa lecture n’est pas interprétative. Lire un texte, pour lui, c’est faire l’épreuve de ses coutures, s’assurer qu’elles tiennent, qu’elles résistent toujours à la parole [22]. » Si les larges citations de Ponge viennent conforter, en l’illustrant, le discours explicatif de Philippe Sollers, elles semblent également, dans le retour au texte à quoi elles s’obstinent, lui faire objection [23], en faisant remonter à la surface la lettre qu’il risque d’oblitérer ou d’ensevelir. Les Entretiens sont donc un livre paradoxal, parce que Ponge y est soumis à deux contraintes : parler de soi et parler autour des textes. Or ni la « confession » ni 1’« interprétation » ne trouvent grâce à ses yeux. Il lui faut bien, pourtant, satisfaire aux lois du genre, mais, comme à son habitude, en les aménageant à sa façon et sans se priver de quelques mises au point énergiques à l’égard de la critique sur la question de l’anthropomorphisme ou encore de l’illustration de ses textes.

La fêlure

Si l’on prend la peine de lire en continu les questions de Philippe Sollers, de suivre seulement sa partition en négligeant pour un temps celle de Ponge, on est frappé par leur progression et leur cohérence. Elles touchent juste et mettent l’accent sur des points essentiels. Plus que des questions, au demeurant, ce sont de véritables analyses qui poursuivent et approfondissent celles qui étaient déjà présentes dans sa monographie, et qui se proposent, comme elle [24], de fournir « des éléments d’étude, de travail », qui rendraient possible la lecture de Ponge. Telle phrase de La raison à plus haut prix pourrait ainsi, sans faire tache, venir s’insérer dans les Entretiens, comme celle-ci, qui fait conclusion : «  La vigilance, l’exigence de Ponge font partie pour nous de la véritable avant-garde, la plus révolutionnaire, la plus réaliste, la plus matérialiste (en tant que la matière est "la providence de l’esprit" et peut seule le faire progresser, l’arracher, le révéler à lui-même) et enfin, pour tout dire, le plus propre à nous construire en nous ravissant [25] » Les Entretiens, comme la monographie, déplacent la lecture de Ponge des choses vers le langage mais le font à la lumière des questions que se pose l’avant-garde comme celle de la mort de l’auteur (Roland Barthes), de la mise en abîme (Jean Ricardou) ou celle des paragrammes (Julia Kristeva) et en utilisant désormais la terminologie linguistique du structuralisme. Si Ponge ne se prive pas de reprendre parfois ces termes, ce n’est pourtant pas sans réticence parce que la « re-scolastique » nous menace [26] et que son oeuvre a sécrété, au fur et à mesure de son évolution, le vocabulaire métalogique dont elle a besoin. Cependant le changement le plus remarquable est l’apparition massive de la phraséologie marxiste : Sollers cite la onzième thèse de Marx sur Feuerbach, évoque les «  superstructures idéologiques », dénonce la «  littérature idéaliste et bourgeoise ».
Fasciné depuis longtemps par la Chine et attentif, dès l’été 1966, au développement de la Révolution culturelle, il a acquis la conviction que l’avant-garde peut jouer un rôle dans la subversion sociale [27] : Tel Quel se politise et se rapproche du Parti communiste. Ponge, quant à lui, s’en est éloigné, on le sait, dès 1947. Aussi le mot de matérialisme utilisé par l’un et l’autre désigne-t-il deux réalités différentes. Pour Ponge il renvoie à celui d’Épicure et de Lucrèce alors que pour Sollers il se rapporte au matérialisme dialectique. Grâce à cette ambiguïté, l’illusion d’un accord quasi parfait entre les deux hommes peut se maintenir alors que s’amorce un éloignement qui se manifestera d’abord, avant la rupture retentissante avec Tel Quel en 1974, par le fait que Philippe Sollers n’écrira pas une nouvelle version de sa monographie alors que Francis Ponge le souhaitait [28]. Les premiers lecteurs des Entretiens n’ont guère perçu ce désaccord car, dans l’ignorance où ils étaient de l’évolution politique de Ponge, ils pouvaient le croire encore un homme de gauche, d’autant plus que rien, que ce soit dans le livre de Sollers ou dans celui de Thibaudeau, ne peut laisser supposer son orientation vers le gaullisme. Les Entretiens maintiennent ce silence : les informations biographiques que livre Ponge se raréfient après qu’il a évoqué sa nomination en tant que professeur à l’Alliance française (1952). Les deux hommes, de façon tacite, s’accordent pour laisser cette question sous le boisseau. Outre que le genre de l’entretien n’est pas celui du débat, ils préfèrent souligner une convergence qui est en effet éclatante, si l’on excepte celle-ci. On serait victime d’une illusion rétrospective (expliquer l’avant par l’après) en plaçant ces entretiens sous le signe du malentendu, comme le souligne Jean-Marie Gleize [29]. Philippe Sollers ne se présente-t-il pas encore en héritier de Ponge lorsqu’il intitule Logiques son recueil d’essais qui paraît en 1968 ? Reconnaissance qu’une coupure historique a lieu dans les années 1870, importance de Lautréamont et de ses Poésies, rôle des sciences du langage, caractère révolutionnaire de la forme, volonté de mise à jour du corps du langage : autant de thèses qui, dans ces Entretiens, leur sont communes sans qu’on puisse dire que Sollers tente d’annexer Ponge puisque aussi bien ce dernier aura contribué pour une grande part à l’émergence de celles-ci. La littérature est leur combat et ils le mènent alors conjointement.

Gérard Farasse, L’Infini 68, hiver 1999.

LIRE/ÉCOUTER SUR PILEFACE : Francis Ponge tel quel


[1Grand connaisseur de l’oeuvre de Ponge, Gérard Farasse soutiendra sa thèse en 1977 après avoir fait une première intervention remarquée sur Francis Ponge lors du séminaire de Roland Barthes en 1971. J’y étais. Ce qui me vaudra cette dédicace amicale dont, 50 ans après, je mesure encore, non sans amusement, toute la... portée.

Sur un fac-similé d’un texte publié dans Communications 19, 1972. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

[2Ces entretiens, enregistrés rue Lhomond en février et mars 1967 et diffusés sur France-Culture entre le 18 avril et le 12 mai 1967, seront publiés en 1970 sous le titre Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers, conjointement par les Éditions Gallimard et les Éditions du Seuil.

[3Coll. « Le point du jour », éd. Gallimard, 1949.

[4Philippe Sollers relate leur rencontre dans Vision à New York, Entretiens avec David Hayman, éd. Gallimard, coll. « Folio », 1998, p. 79-80 (éd. Grasset et Fasquelle, 1981).

[5« Cet homme est un maître » : c’est ainsi que s’achève, on s’en souvient, son étude, « Francis Ponge ou la raison à plus haut prix », qui ouvre la monographie qu’il lui consacre, Francis Ponge, éd. Seghers, « Poètes d’aujourd’hui », n° 95, 1963, p. 80.

[6Francis Ponge écrit alors à Marcel Arland pour tenter de le persuader : « Nous nous trouvons en présence, cher Marcel, j’en ai la conviction, d’un garçon tel qu’il n’en apparaît pas souvent dans les Lettres (il me faut me souvenir d’Aragon, de Malraux jeunes, pour en trouver l’équivalent). » Cette lettre à Marcel Arland est reproduite dans J. Paulhan, F. Ponge, Correspondance (1923-1968), Gallimard, coll. « Blanche », 1986, t. II, lettre 569, n°2. Ces deux textes, « Bras de Seine près de Giverny » et « Introduction aux lieux d’aisance » sont recueillis dans Philippe Sollers, L’Intermédiaire, éd. du Seuil, coll. « Tel Quel », 1963, respectivement p. 21 et 31.

[7Philippe Forest, Histoire de Tel Quel (1960-1982, Éd. du Seuil, coll. Fiction & Co., 1995, p.118.

[8« La "Déclaration" qui ouvre le premier numéro de Tel Quel peut être légitimement lue comme un véritable "art poétique" pongien. Sollers en fut le rédacteur mais, dans les jardins du Luxembourg où il avait alors l’habitude de le retrouver, il en discuta longuement le contenu avec Sollers. » (ibid., p, 58). Voici, à titres d’exemples, quelques phrases issues de cette déclaration :
— « Les idéologues ont suffisamment régné sur l’expression pour que celle-ci se permette enfin de leur fausser compagnie, de ne plus s’occuper que d’elle-même, de sa fatalité et de ses règles particulières. » ;
— « Ce qu’il faut dire aujourd’hui, c’est que l’écriture n’est plus concevable sans une claire prévision de ses pouvoirs, un sang-froid à la mesure du chaos où elle s’éveille, une détermination qui mettra la poésie à la plus haute place » ;
— « Il serait peut-être temps, poussés par le sentiment que les choses les plus simples ne sont jamais dites, qu’elles attendent sans fin d’être prises en considération, éprouvées par un regard nouveau, sans préjugés et sans autre intention que de mieux nous accorder avec elles, de mieux définir nos limites, d’être enfin la résultante de toutes les forces que nous pouvons reconnaître et mesurer. » (Le texte de la « Déclaration » est reproduit dans le livre de Jean Thibaudeau, Mes années Tel Quel, éd. Écriture, 1994, p.229-231.)

[9Voir Jean Thibaudeau, op, cit. p. 63.

[10« Remarquable conférence de Ponge » écrit Jean Follain, qui la résume dans son agenda à la date du vendredi 13 mars. Jean Follain, Agendas (1926-1971), éd. Seghers, coll. « Pour mémoire », 1993, p. 387-388.

[12Philippe Sollers, Francis Ponge, op. cit. La mention de cet ouvrage disparaît de la liste des oeuvres "du même auteur", après la publication de Nombres et de Logiques, en 1968.

[13Ibid., p. 58.

[14Francis Ponge, Pour un Malherbe, Éd. Gallimard, coll. "Blanche", p. 24.

[15Marcelin Pleynet, Lautréamont par lui-même, Éd. du Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1967. Cette dédicace, "A Francis Ponge", disparaîtra des rééditions, après la rupture de 1974.

[16Francis Ponge, « Voici déjà quelques hâtifs croquis pour un "portrait complet" de Denis Roche », Nouveau nouveau recueil, Éd. Gallimard, coll. "Blanche", t. III, p. 48. Le texte s’ouvre par ce paragraphe : « Quand Sollers, vers 1962, m’apportant des textes de Denis Roche (et de M. Pleynet), me demanda ce que j’en pensais, j’admirai une fois de plus le génie tactique de mon jeune ami d’alors. L’opportunité de ce sang frais, infusé à l’improviste dans son groupe, m’apparut à l’évidence et je l’en approuvai aussitôt » (p. 45).

[17Jean Thibaudeau, Ponge, éd. Gallimard, coll. « La Bibliothèque idéale », 1967.

[18« Entretien de Francis Ponge avec Carla Marzi. Réponses à la radio romaine », (1965), in Francis Ponge, Cahiers de l’Herne, 1986, p. 518-519.

[19Jean Thibaudeau, Mes années Tel Quel, op. cit., p. 61.

[20Francis Ponge, " My crearive method ", Méthodes, Le Grand Recueil, éd. Gallimard, Bibl. de la Pléiade, t. I, p. 528-529.

[21Initiation à la littérature contemporaine, film pour la télévision scolaire (durée : 30 minutes), réalisé par Sylvain Roumette. Première diffusion : a) 29 mars 1968 (Francis Ponge ou un nouveau matin — entretien sur la poétique) ; b) 19 avril 1968 (« L’Abricot » bien tempéré — explication du texte par l’auteur).

[22Ponge inventeur et classique, colloque de Cerisy-la-Salle, U.G.E., coll. « 10/18 », p. 35.

[23Telle est l’interprétation de Cécile Hayez-Melckenbeeck dans sa thèse Effets de signature dans l’oeuvre de Francis Ponge, Université de Louvain-la-Neuve, 1999, t. I, p. 38-47.

[24L’étude est précédée de cet avertissement : « Ce petit livre est un instrument de travail. Son but n’est que de proposer aux amateurs la curiosité d’une oeuvre toujours ouverte, l’une des seules justifiées de notre temps » (p. 9).

[25Ibid. p. 60.

[26Francis Ponge, « Pour Marcel Spada », Nouveau nouveau recueil, op. cit., t. III, p. 19.

[27Voir Philippe Forest, chap. 8, « Engagements », Histoire de Tel Quel (1960-1982, op. cit., p. 270-276 notamment.

[28Il confiera ce soin à Marcel Spada. Son étude, « Francis Ponge au corps des lettres », paraît en 1974 (Francis Ponge, éd. Seghers, coll. « Poètes d’aujourd’hui », n° 220).

[29Jean-Marie Gleize, Francis Ponge, éd. du Seuil, coll. « Les contemporains », 1988, p. 222-226.

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