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Le Défi de Philippe Sollers / ou, comment tout ceci a-t-il commencé ?

D 22 juin 2023     A par Viktor Kirtov - C 2 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


En octobre 1957, est publié Le Défi, dans le numéro 3 de la revue Ecrire, une revue des Editions du Seuil récemment fondée où Jean Cayrol ouvre ses colonnes à de jeunes talents, une courte nouvelle de 35 pages qui préfigure son premier roman : Une curieuse solitude lequel paraîtra un an plus tard. Le Défi est le premier texte publié par Philippe Sollers et sera récompensé du prix Fénéon en 1958. Tournez manège, la fusée Sollers est lancée.
Mais comment tout ceci a-t-il commencé ?

Son tout premier défi : sa naissance

Son père ne voulait absolument pas de troisième enfant. Il en parle avec Gérard de Cortanze dans « Philippe Sollers, Vérités et légendes » [1].

Père industriel, codirigeant l’usine familiale avec son frère. Deux frères ayant épousé deux s ?urs. Maisons contigües symétriques. Sauf la progéniture diffère ! D’un côté, déjà un garçon, de l’autre, deux filles, ses soeurs aînées :

« ... C’est une très mauvaise nouvelle ! [...] par rapport à la gestion du patrimoine familial. Enfin tout cela est ridicule, mais c’est comme ça. Je pense que ma mère était heureuse d’avoir un garçon. Cosi fan tutte, non ?
Confusément, enfant vous sentez cette chose-là ?
Oui, très tôt, très bien.
A la fois le père qui ne voulait pas de troisième enfant et...
Je vous arrête tout de suite ; le père ne voulait pas d’enfant du tout ! Ce n’est pas son truc ! Grosse réticence chez Monsieur...
Cela vous blesse. Enfant, vous sentez cela, et vous en souffrez ?
Au contraire ! C’est une leçon silencieuse de première importance. Qui ne se formule pas mais qui est observable, presque palpable. Si j’éprouve ce choc émotif, c’est parce que mon père, dans sa résignation anarchiste et son échec existentiel, malgré tout, apparaît comme une sorte de prisonnier ; il signale que la liberté n’a pas pu être vécue par lui. On peut essayer de voir ce qu’il veut dire par-là sans le formuler. Il y aurait peut-être lieu de savoir que la liberté peut être vécue si quelqu’un vous manifeste qu’il n’a pas su la vivre de façon assez stricte. »

*

Son autre défi : renoncer à l’entreprise familiale

...le fruit de la leçon silencieuse de son père...? Inconsciemment ou non, le jeune Joyaux, lui, entend vivre sa liberté, et ce sera dans la littérature, pas dans l’usine familiale. Pourquoi alors suivre les cours de l’ESSEC [2]  ? Il les a d’ailleurs peu suivis et il quitte l’ESSEC en 1957, ou plutôt l’ESSEC le quitte, à la fin de cette première année. Projets de vie incompatibles.

En 1957, c’est aussi la guerre d’Algérie, que l’on nomme encore le « événements d’Algérie », « lesquels, à mesurent qu’ils se radicalisent vont entraîner les troupes du contingent à participer aux opérations de « pacification » les jeunes de sa génération [...] L’objectif de Philippe Sollers est « d’être sursitaire, de ne pas être coincé la-dedans. Je ne veux ni faire mon service militaire, ni partir en Algérie...destin des gens de mon âge. » [Bien que réformé temporaire en 1956, compte tenu de ses antécédents médicaux, opérations, asthme, grande fragilité] pour plus de précautions, après avoir quitté l’ESSEC, et afin de prolonger le sursis dont il bénéficie, il s’inscrit en licences de lettres à la Sorbonne [3]

*

Son premier défi littéraire

Philippe Sollers, écrit Le Défi fin 1956, à vingt ans alors qu’il était encore étudiant.

Philippe Sollers arrive à Paris en 1955. Il a quitté sa province bordelaise pour préparer les grandes écoles commerciales chez les Jésuites de Sainte Geneviève [4] à Versailles. Il s’y fait tancer pour son goût immodéré de la lecture de la littérature non admise dans l’établissement : Sade, les surréalistes...

« Quand Philippe Sollers s’installe à Paris, non loin du parc Monceau, il est déjà plongé dans l’écriture d’un roman improbable. François, son ami, le met en garde. C’est dans Passion fixe : Ecrivain ? Tu rêves ! le milieu littéraire est une officine de police comme les autres, peut-être même pire que les autres. Tu n’y seras toléré qu’en rampant, en exhibant tes certificats d’identité ou de doute, de nostalgie ou de désespoir. N’oublies pas : tes origines doivent être modestes, ton embarras sexuel évident. Du bonheur ? Du luxe ? Des extases ? Tu rêves !’ »

(Sollers, Vérités et Légendes, Gérard de Constance [5]).

Et G. de Cortanze de poursuivre : « Philippe Sollers n’entend pas dissocier sa liberté de vivre et celle d’écrire : « Eprouver son corps et l’écrire en même temps serait donc le grand péché : vivez mais n’en dîtes rien ou pas trop mais vivez le moins possible. » [...]« D’un côté la vie, de l’autre la littérature. Mais non, vie et littérature mêlées puisque la vie est la littérature même » ».
Et Le Défi en est sa première illustration.

*

Citations

« La maladie de l’adolescence est de ne pas savoir ce que l’on veut et de le vouloir cependant à tout prix. »
« L’amour est aveugle ? Quelle plaisanterie ! Dans un domaine où tout est regard ! » Le Défi
*

La lettre à Jean Cayrol (par Philippe Forest)

Philippe Forest : Histoire de Tel Quel (Seuil , 1995)

... Parmi toutes ces lettres[en archive], il en est une qui, dans l’histoire d’ Ecrire et plus encore dans celle de Tel Quel , joue un rôle déterminant. Elle est datée du 14 décembre 1956 et signée d’un certain Philippe Joyaux, futur Philippe Sollers. Un Jeune inconnu s’y adresse ainsi au directeur d’une revue dans laquelle il aspire à publier :

« Parmi les raisons que j’ai de vous écrire, il me plaît de choisir celle-ci, la plus insignifiante : j’ai 20 ans et je suis bordelais. Bon, direz-vous, mais qu’y a-t-il là qui justifie cette indiscrétion ? Hélas, j’ai ce malheur de n’être pas froissé avec la littérature et d’avoir contre moi un informe (mais court !) manuscrit dont j’aimerais savoir les faiblesses.
J’en viens à l’important : mon envie de vous connaître. Et je vous prie bien profondément de ne voir en elle nulle habileté... Si, au risque de ce doute, je vous assure que vos poèmes — et cet admirable cri de "Nuit et Brouillard" sont pour moi d’une matière très précieuse et très intime, vous pouvez m’en croire sans sourire.
Bien entendu, il serait inélégant de feindre d’ignorer qu’" Écrire", est une tentation. Ne voyez pourtant nulle obstination, nulle mesquinerie dans cette lettre. Avant tout, il me semble que j’ai grand besoin de sympathie ou, à défaut, de conseils.
Oserai-je me recommander de M. François Mauriac qui me fait l’honneur de me connaître ? Je crains que cela ne fasse un peu trop "terroir". Mais souvenez-vous d’"Abeilles et Pensées" »

Le jeune Joyaux ne néglige d’avoir recours à aucun argument : de l’évocation des solidarités régionales jusqu’à la discrète flatterie, tout cela culminant en un appel du jeune homme à l’adulte, le premier n’invitant le second à se souvenir de ses propres débuts dans la carrière des lettres que pour mieux faciliter les siens :

tout comme Joyaux vient de rendre visite à François Mauriac dans sa demeure de Malagar, Jean Cayrol, du temps qu’il dirigeait la revue Abeilles et Pensées, avait obtenu le soutien du prestigieux romancier bordelais.

Cayrol se laissa-t-il entièrement prendre au piège préparé pour lui avec soin par un jeune inconnu ? Succomba-t-il au charme de cette "bouteille à la mer " que lui apportait — sans doute avec bien d’autres —
son courrier ? Toujours est-il qu’il répond avec une célérité inhabituelle dans le monde de l’édition. Joyaux doit passer les fêtes de fin d’année avec sa famille, à Talence, dans la banlieue bordelaise. Cayrol lui accorde un entretien pour le début du mois de janvier 1957. Il lit sans doute à cette occasion le manuscrit du Défi, un texte d’une trentaine de pages rédigé par Joyaux en septembre de l’année précédente. Aucune note, aucun témoignage ne permet de savoir ce que Cayrol pensa de ce bref récit. On peut supposer qu’il l’aima puisqu’il prit la décision de le publier assez vite : Le Défi figurerait au sommaire du numéro 3 d’ Écrire dont la parution était prévue pour octobre.

Une formalité restait à régler : la conclusion du contrat d’édition. En 1957, Joyaux n’a pas encore atteint son vingt et unième anniversaire, date légale de la majorité à cette époque. Rien, dès lors, ne peut se faire sans l’accord de ses parents. François Wahl, ancien professeur de philosophie nouvellement employé par Le Seuil, se rappelle avoir été témoin, dans l’un des bureaux du Seuil, de l’orageuse conversation téléphonique au cours de laquelle Jean Cayrol sollicita de Mme Joyaux l’autorisation de publier le texte de son fils. Devant le refus auquel il se heurta, il fut décidé d’avoir recours à un pseudonyme. Philippe Joyaux, qui sans doute devait s’attendre à de telles complications, avait déjà choisi le sien.
Le Défi serait publié sous le nom de Sollers : de sollus et ars, en latin, " tout entier art ".

*

Pseudonyme

Dans Portrait du Joueur, Ph. Sollers nous en donne la signification :

« Tout entier art ». Du latin sollus (avec deux "l" !) et ars. Sollus est le même radical que le grec holos. Sollers, sollertis... Adjectif. Sollertai, substantif. Sollerter, adverbe. De même que l’on a dit Homo erectus, Homo Habilis ou Homo Sapiens, on pourrait très bien parler, en suivant le fil, d’Homo Sollers. Qui culmine dans l’esthétique incessante. C’est dans l’ordre évolutif, il me semble ? » (p. 211)

Ailleurs, Sollers a ajouté d’autres raisons à l’origine du choix de son pseudo, à savoir que la racine du mot est associé à Ulysse, signifiant quelqu’un de rusé, ingénieux. Les différentes significations que Sollers lui-même a identifiées pour son pseudo constituent « une claire indication de sa préoccupation esthétique susceptible de questionner l’ordre conventionnel. Le fait qu’il ait développé cette conception duale d’art et littérature si jeune, et qu’il y soit resté fidèle, vient s’inscrire en faux contre l’idée communément répandue de quelqu’un qui aurait beaucoup changé d’idées. » (The Novels of Philippe Sollers, Narrative and the Visual, Malcom Charles Pollard, 1994)

*

Nota : « ... parcourir les sommaires d’Ecrire, nous dit Philippe Forest [6], c’est également prendre la mesure du formidable talent de « découvreur » qui fut celui de Cayrol, de son « flair » sans doute inégalé de lecteur. [...] Ecrire fut le laboratoire et le tremplin de Tel Quel, [...] un grand nombre des futurs membres du comité de rédaction y ont publié grâce à Cayrol l’un de leurs premiers textes : Marcelin Pleynet, Philippe Sollers et Jean-Pierre Faye en 1957, Boisrouvray et Jacques Coudol en 1959, Michel Maxence en 1960, Denis Roche en 1962.

*

La Lettre à Jean Cayrol (par Pascal Louvrier)

Pascal Louvrier, dans « Philippe Sollers Mode d’emploi » [7], donne cet autre récit qui complète celui de Ph. Forest dans sa deuxième partie.

« Début de la lettre signée Philippe Joyaux : « ...J’ai vingt ans et je suis bordelais. Bon, direz-vous, mais qu’y a-t-il là qui justifie cette indiscrétion ? Hélas, j’ai ce malheur de n’être pas froissé avec la littérature et d’avoir contre moi un informe (mais court !) manuscrit dont j’aimerais savoir les faiblesses. » « Ah ! on est plus proche du style de la duchesse de Guermantes que de celui de Bardamu. Affèterie... Affèterie, poursuit P. Louvrier, Enfin, le but est tout de même atteint. Cayrol veut bien le recevoir. Il lit Le Défi et accepte aussitôt de le faire figurer dans le numéro 3. d’Ecrire.
Voilà. Le Bordelais a rejoint les éditions du Seuil..
[...]

Une autre piste aurait pu déboucher sur la publication du Défi par les éditions Gallimard. Dans le même temps qu’il écrit à Cayrol, Sollers entre en contact avec Francis Ponge qui donne des conférences à l’Alliance française, boulevard Raspail, non loin de l’endroit où il loue sa chambre d’étudiant.
« Puis-je me permettre... » Le poète regarde ce jeune homme timide, au visage rond, cheveux courts, sobrement vêtu, et veut bien lire les quelques feuilles qu’il lui tend.
Agé d’une soixantaine d’années, Ponge, dans le microcosme des lettres, jouit d’une honorable notoriété, qui cependant, ne lui apporte guère de lecteurs. Son principal recueil de poésie, Le Parti pris des choses, a été remarqué par Jean-Paul Sartre et Albert Camus. Quant à Jean Paulhan, l’ami fidèle, il lui permet d’avoir des contacts privilégiés avec les éditions Gallimard. Justement, c’est ce dernier que va voir Ponge avec les textes du jeune Joyaux. Après lecture, Paulhan à son tour, signale à Marcel Arland l’écrivain en herbe. Tout va bien ? Enfin presque, car parmi les feuilles présentées à Ponge se trouve [aussi] le très scatologique « Introduction aux lieux d’aisance » qui s’ouvre sur une épigraphe de sainte Thérèse d’Avila « Faites ce qui est en vous. ». Le ton délibérément provocateur, qui rappelle celui de l’incipit du Traité du style d’Aragon, effraie Arland.

Pas question de publier ça dans la NRF. Le caractère obscène des « lieux d’aisance » risquerait d’entraîner une vague inextinguible de désabonnements. Ponge apprend le refus et s’en émeut. Il défend avec ferveur le cas Joyaux. [...]
Avant de conclure, Ponge tient à souligner le brio de ces textes : « Nous nous trouvons en présence, cher Marcel, j’en ai la conviction, d’un garçon tel qu’il n’en apparaît pas souvent dans les Lettres (il me faut souvenir d’Aragon, de Malraux jeunes pour en trouver l’équivalent). »

*

Nota : Le projet de Sollers de faire partie de l’écurie Gallimard finira par s’accomplir, mais en 1983 seulement, avec la publication de Femmes, et l’intégration de L’Infini, revue et collection au sein des éditions Gallimard, port d’attache de Sollers (après un bref passage par les éditions Denoël).

*

L’adoubement de Mauriac

Par la plume caustique, à l’égard de Sollers, de Jérôme Dupuis de l’Express.

On sait que la carrière du jeune Sollers fut lancée en 1957 par un retentissant article de François Mauriac dans L’Express. Dans ses Mémoires, Sollers revient sur cet épisode. Il a 21 ans et vient juste de publier au Seuil Le Défi, une nouvelle de son propre aveu sans grand intérêt. « Mais, là, Mauriac surgit », raconte-t-il. Et, comme par miracle, le grand écrivain catholique encense un débutant inconnu.

Inconnu ? Pas tout à fait... Deux ans auparavant, Sollers a écrit à ce même Mauriac pour lui demander audience. Les deux hommes sont liés par leur appartenance commune à la bonne société bordelaise. Et, au printemps de 1956, Sollers est reçu à Malagar, la propriété de l’auteur de Thérèse Desqueyroux. Ce dernier le rappellera au détour de son fameux Bloc-Notes de L’Express : « Philippe n’oubliera jamais, je le crois, la lumière de ce jour doré, l’année de ses 19 ans, où il vint pour la première fois à Malagar. » Et que fait Sollers ce jour-là ? Il soumet le manuscrit du Défi à son illustre aîné...

Quelque temps plus tard, le 14 décembre 1956, l’inconnu Sollers se sert — un peu cavalièrement, d’ailleurs — de cette complicité bordelaise dans la lettre qu’il envoie aux éditions du Seuil pour leur proposer sa fameuse nouvelle : « Oserai-je me recommander de M. François Mauriac, qui me fait l’honneur de me connaître ? Je crains que cela ne fasse un peu trop "terroir"... »

Et quand le Seuil publie enfin la nouvelle, le même Mauriac, donc, « surgit » dans L’Express. Comme par miracle...

Jérôme Dupuis
Les Mémoires sélectives de Sollers
L’Express, 25/10/2007

Nota : Mauriac l’a cependant écrit, et rien ne l’obligeait à utiliser ces termes

*

Le Bloc-Notes de François Mauriac

En 1957, l’écrivain du Bloc-Notes recevait, dans le Bordelais, un jeune homme, originaire de Bordeaux, descendu de Paris. Après cette visite, il publiait ceci...

Voici ma contribution personnelle à la « Nouvelle Vague ». Ce garçon de 21 ans, qui est bordelais, et qui s’appelle Philippe, m’apporte son premier livre (1).
Ce Philippe retrouve dans mes livres l’odeur de la banlieue où, en 1936, il est né, des adolescents qui lui ressemblent et qui souffrent et s’irritent au contact de la même faune. Il tient à moi par les racines et, si vieux qu’il vive, il n’oubliera jamais, je le crois, la lumière de ce jour doré, l’année de ses 19 ans, où il vint pour la première fois à Malagar.
Il n’empêche que l’épigraphe du Défi est d’André Breton, et le livre que Philippe a lu dans le train entre Bordeaux et Paris, c’est La Modification, qu’il admire avec désespoir parce qu’il lui semble que Michel Butor lui coupe l’herbe sous les pieds. Je ne suis pas jaloux des auteurs qu’il préfère. Une oeuvre digne de ce nom naît toujours à un confluent de lectures, et un jeune être y prend conscience de ce qu’il désire devenir.
Philippe offre ce caractère singulier, chez un débutant des lettres, de ne pas y songer comme à une carrière. Francis Ponge est l’un de ses grands hommes. Philippe n’est pas pressé d’écrire dans les journaux, ni de s’agiter à la surface. L’oeuvre à écrire s’impose seule à lui. Il ne croit pas aux recettes et s’il a tout lu de ce qui compte parmi ses aînés immédiats, on ne saurait être moins docile à la mode. A l’avant-garde, oui, mais pas à tout prix.
Quelques cris atroces éclatent dans Le Défi, histoire d’un amour-illusion chez un garçon trop lucide et qui, après avoir soumis la jeune fille « à l’heure de vérité du plaisir », demeure de glace quand elle se tue : « A consulter les regards, je m’aperçus qu’on prenait mon silence pour un abîme de douleur. Cela me paraît bien touchant. »
Ne crions pas au monstre. Philippe nous rassure d’ailleurs dans une postface : Claire, la jeune fille du Défi, n’a aucune réalité charnelle et incarne, paraît-il, l’adolescence de l’auteur [8].
C’est de cette part de lui-même qu’il se débarrasse en l’immolant... Qu’il me pardonne si je ne me sens rassuré qu’à demi. Claire, je la crois plus vivante qu’il ne voudrait. Le plaisir est homicide, nous le savons tous. Et lequel de ses aînés le rappellerait à Philippe sinon celui qui, il y a un demi-siècle, commençait le même voyage que lui, avec la même espérance au coeur ?
Il était parti de la même banlieue que Philippe habite. Le train avait grondé sur le pont de la Garonne. Bordeaux apparut un instant dans cette brume orageuse où l’enfant-poète avait cru mourir étouffé... Cette goutte d’eau de la plus ancienne vague et celle-ci de la plus nouvelle, qu’elles sont pareilles et pourtant différentes ! Mettons à part le garçon trop singulier que j’étais et qui ne représentait que lui-même. Mais ceux qui montaient à Paris avec moi, dans ces premières années du siècle, Alexis Léger, Jacques Rivière, Jean de la Ville, tant d’autres lisaient des maîtres qui s’appelaient Barrès, Maurras, Péguy, Claudel, Romain Rolland... La pensée, l’art étaient engagés. Non que certains d’entre nous ne fussent déjà fascinés vaguement, comme l’est Philippe, par cette recherche de l’absolu dans le langage : Mallarmé, Rimbaud surtout les y entraînaient. Non que Les Nourritures terrestres et L’Immoraliste ne fussent déjà des livres-clefs pour moi. Mais l’intelligence était mobilisée. Il existait des impératifs que nous ne discutions pas. L’énorme mécanisme était déjà monté qui allait broyer avec méthode, durant quatre années, un million et demi de jeunes Français dociles. A quoi Philippe répondrait sans doute que toute génération reste exposée à être broyée, que le Minotaure est éternel, que sa ration de chair fraîche lui a toujours été servie : l’Histoire est faite de ces repas, et qu’en attendant, il n’y a rien d’autre au monde, quand on est Philippe, que de s’exprimer. Il en restera quelques-uns (toujours assez) pour prier, aimer, se donner. Philippe, lui, n’est pas un agneau.
Voilà donc un garçon d’aujourd’hui, né en 1936. L’auteur du Défi s’appelle Philippe Sollers. J’aurai été le premier à écrire ce nom. Trente-cinq pages pour le porter, c’est peu — c’est assez. Cette écorce de pin dont, enfant, je faisais un frêle bateau, et que je confiais à la Hure qui coulait au bas de notre prairie, je croyais qu’elle atteindrait la mer. Je le crois toujours.

(1) Trente-cinq pages aux Editions du Seuil.

12 décembre 1957 (extraits)

Nota : Le jugement de Mauriac qui me frappe le plus : «  Philippe [Sollers] offre ce caractère singulier, chez un débutant des lettres, de ne pas y songer comme à une carrière. [...] L’oeuvre à écrire s’impose seule à lui. ».
L’écriture dans le sang, pas d’autre choix, ne pas craindre de mettre sa vie en danger dans l’écriture, un engagement vital... la marque de la vocation de l’écrivain et de l’artiste... Mauriac l’a décelée.
Les vaches seront longtemps maigres avant que Sollers ne cueille les fruits matériels, les dividendes de son investissement intellectuel et humain.
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ÉCRIRE

Écrire, c’est ébranler le sens du monde, y disposer une interrogation indirecte, à laquelle l’écrivain, par un dernier suspens, s’abstient de répondre. La réponse, c’est chacun de nous qui la donne, y apportant son histoire, son langage, sa liberté ; mais comme histoire, langage et liberté changent infiniment, la réponse du monde à l’écrivain est infinie : on ne cesse jamais de répondre à ce qui a été écrit hors de toute réponse : affirmés, puis mis en rivalité, puis remplacés, les sens passent, la question demeure.
Roland Barthes, Sur Racine, Seuil, 1963, p11

*

Texte de plaisir, texte de jouissance

Katherine C. Kurk
South Atlantic Review, Vol. 47, No. 4 (Nov., 1982), pp. 27-36
(l’article est constitué de 10 pages).
Publié par South Atlantic Modern Language Association

Nota : Le Défi ...basé sur le « plaisir comme thème », et « le plaisir de travailler sur le langage... ».... And more...

... Le plaisir et la langue comme thèmes, déjà !

*

TEXTE DE PLAISIR
Texte de plaisir : celui qui contente, emplit, donne de l’euphorie ; celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est lié à une pratique confortable de la lecture.
Roland Barthes, Plaisir du Texte, (1973), p25, éd. de 1982

*

TEXTE DE JOUISSANCE
Texte de jouissance : celui qui met en état de perte, celui qui déconforte (peut-être jusqu’à un certain ennui), fait vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques, du lecteur, la consistance de ses goûts, de ses valeurs, et de sessouvenirs, met en crise son rapport au langage. Or c’est un sujet anachronique, celui qui tient les deux textes dans son champ et dans sa main les rênes du plaisir et de la jouissance, car il participe en même temps et contradictoirement à l’hédonisme profond de toute culture (qui entre en lui paisiblement sous le couvert d’un art de vivre dont font partie les livres anciens) et à la destruction de cette culture : il jouit de la consistance de son moi (c’est son plaisir) et recherche sa perte (c’est sa jouissance) . C’est un sujet deux fois clivé, deux fois pervers.

Roland Barthes, Plaisir du Texte, (1973), p25-26, éd de 1982.

*

SEUL

(...) l’écrivain est seul, abandonné des anciennes classes et des nouvelles. Sa chute est d’autant plus grave qu’il vit aujourd’hui dans une société où la solitude elle-même, en soi, est considérée comme une faute. Nous acceptons ( c’est là notre coup de maître) les particularismes, mais non les singularités ; les types, mais non les individus. Nous créons (ruse géniale) des ch ?urs de particuliers, dotés d’une voix revendicatrice, criarde et inoffensive. Mais l’isolé absolu ? Celui qui n’est ni breton, ni corse, ni femme, ni homosexuel, ni fou, ni arabe, etc. ? La littérature est sa voix, qui, par un renversement "paradisiaque", reprend superbement toutes les voix du monde, et les mêle dans une sorte de chant qui ne peut être entendu que si l’on se porte, pour l’écouter (comme dans ces dispositifs acoustiques d’une grande perversité), très haut au loin, en avant, par-delà les écoles, avant-gardes, les journaux et les conversations.
Roland Barthes, Sollers écrivain, Seuil, 1979, p. 8.

Crédit : Littératures & Compagnies


[1Editions du Chêne, 2001

[2Ecole Supérieure des Sciences Economiques Commerciales

[3Sollers, Vérités Légendes, Gérard de Cortanze, Editions du Chêne, p. 115.

[4communément appelée Ginette

[5Editions du Chêne, 2001, p.170

[6Histoire de Tel Quel 1960-1982, Seuil, 1995).

[7Editions du Rocher, 1996

[8Nota : Le Défi (1957), dont le thème se retrouve dans son premier roman Une curieuse solitude (1958) peut en être considéré comme une esquisse. Une courte nouvelle comme galop d’essai avant un vrai roman. (note pileface)

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