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Lettre ouverte de Jean-Michel Lou à Julia Kristeva

D 1er juillet 2020     A par Viktor Kirtov - Jean-Michel Lou - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Dans le courrier des lecteurs, des nouvelles de Jean-Michel Lou, fidèle contributeur de pileface, comme on pourra le voir dans la sélection d’articles proposée à la fin de la présente entrée. Sensibilité au monde chinois que ses origines l’ont attiré à explorer ainsi qu’à l’humain et sa vulnérabilité comme en témoigne le présent message.
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Cher Viktor,

Après la lecture de la lettre ouverte à Julia Kristeva par Samuel Dock insérée dans pileface, j’ai pensé à une ancienne lettre que j’avais naguère écrite à la même et qui fait allusion à ce que je pense être le fond de sa démarche, à savoir penser et interroger notre vulnérabilité refoulée. C’est ce qu’elle n’a cessé de dire de différentes manières, et répété ces derniers temps lors de ses interventions à propos du covid-19 que pileface a partagées.

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Je vous envoie la lettre, libre à vous d’en faire l’usage que vous jugerez bon. Kristeva ne m’a pas répondu mais elle a mentionné peu après mon livre sur Sollers et la Chine [1] dans une conférence autour de la Chine qu’elle a tenue devant la Fédération européenne de Psychanalyse : www.kristeva.fr/rencontre-occident-chine.html ).

Bien cordialement,

Jean Michel

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Chère Julia Kristeva,

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Je me permets de vous livrer une courte réflexion à propos du livre que vous avez écrit avec Jean Vanier, Leur regard perce nos ombres. J’ajoute que j’exerce (encore maintenant, partiellement, entre autres) le métier d’assistant de personnes avec un handicap depuis de longues années (est-ce à dire que je sais de quoi je parle ? Pas sûr, puisque dans ce domaine, ce sont le plus souvent les soi-disant "professionnels" qui en savent le moins, pris dans la tache aveugle de leur prétendu savoir) ; et que j’adhère à l’essentiel de votre message, à savoir que la faiblesse de l’autre renvoie à ma propre faiblesse (à ma vulnérabilité, à ma mort, à ma propre étrangeté), je ne cesse d’en faire l’expérience dans mon travail, et je crois que mes propensions "taoïstes", le fort c’est le faible etc. m’aident à pratiquer sciemment une continuelle… Entmachtung dirais-je en allemand - traduisons-le, mal, autrement, par dépossession.

Voici la question que votre livre suscite en moi : comment définir cet universel sur lequel s’inscrivent les différences du handicap, de l’étrangeté, de la singularité ? Cette question me paraît essentielle, car elle est celle du fondement de la solidarité, le fondement du "il faut", de l’action politique, sociale, individuelle en faveur des plus faibles. La réponse ne va pas de soi, à notre ère dite postmoderne, où la "vérité" s’est diffractée en une myriade de minuscules vérités, chacune liée à un "jeu de langage", comme dit Lyotard réécrivant Wittgenstein. La notion d’"universel" est-elle cantonnée dans le jeu de langage déployé par les Lumières, l’humanisme européen et français ? De quel "homme" s’agit-il ? Vous montrez bien que le handicap déplace =les limites de sa définition, et rend caduque celle d’ "être doué de raison" proposée, après Kant, par la Déclaration des Droits de l’Homme. Et pourtant, ces derniers sont le fondement moral et juridique des droits des personnes avec un handicap (cf. les différentes conventions de l’ONU à leur sujet).

Alors ? Ainsi que vous le dites avec Jean Vanier, il faudrait réécrire les Droits de l’Homme afin qu’ils soient vraiment universels, c’est-à-dire en y intégrant la faiblesse, notre propre faiblesse. Comme j’ai un peu réfléchi sur la question, je me permets d’esquisser quelques pistes menant à des réponses possibles :

– Richard Rorty oppose à une universalité "forte", liée à la conviction de détenir la vérité absolue, et par là légitimation de l’impérialisme, du colonialisme et du totalitarisme sous toutes ses formes (les ombres des Lumières, comme l’a montré Adorno), une universalité dite "faible", fondée sur ce qu’il nomme la "sympathie". Ce qui est incontestablement universel c’est la souffrance et l’expérience de la cruauté ; le rôle de la littérature dans ce contexte serait d’éveiller la conscience de la cruauté, individuelle (ex. Nabokov) et collective (ex. Orwell) et ce faisant d’accroître la sympathie pour tout être humain, si différent soit-il. La littérature, ainsi, assumerait le rôle de la philosophie.

– Ces idées sont apparentées selon moi à ce que Gianni Vattimo nomme "la pensée faible", il pensiero debole, liée justement à l’abandon de la prétention à la vérité. La réécriture par Vattimo de la caritas chrétienne rejoint également la "sympathie" de Rorty. Il y a en outre, me semble-t-il, dans son approche de la culture et de la tradition (en particulier toute la métaphysique), qu’il ne s’agirait pas de surmonter, überwinden, mais de verwinden (il reprend l’expression heideggerienne, que je ne saurais traduire autrement que par "chantourner"), comme un écho de votre propre pratique.

– On peut facilement établir des ponts entre cette philosophie postmoderne, dans laquelle expire toute la métaphysique occidentale, et un certain Extrême-Orient (la "compassion" bouddhique, la "faiblesse" taoïste, la "douceur" japonaise etc.). Peut-être avez-vous lu mon article intitulé Corps chinois corps d’enfance, Sollers et le "dao" dans le n° 115 de L’Infini (je me suis senti extrêmement honoré de voir au sommaire votre illustre nom à côté du mien) : j’ai essayé, en traversant les textes de Philippe Sollers, de suggérer ce que pourrait être ce lieu, commun à chacun et chacune d’entre nous, au-delà des différences, et en deçà des distinctions [–-] du langage, de la pensée – en somme, ce que vous avez naguère nommé la chôra sémiotique.

Alors, réécrire les Droits de l’Homme à partir de ce lieu ? Tâche impossible, inutile, futile ?

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J’aimerais beaucoup savoir ce que vous en pensez (si j’ose m’adresser à vous, c’est que je n’ai, littéralement, personne d’autre pour parler de ces choses-là. L’Université de Vienne, où je me partage entre études romanes, philosophie et sinologie, reste très compartimentée : la recherche interdiscipinaire y reste un voeu pieux – pas ou très peu de pensée transversale comme la vôtre !)

Avec toute mon admiration de lecteur (Étrangers à nous-mêmes est un de mes livres de chevet),

Jean-Michel Lou

Vienne, le 7 septembre 2011


Sélection complémentaire sur pileface

Dostoïesvski : Portes dans le multivers de Julia Kristeva

Julia Kristeva : Dostoïevski, l’écrivain de sa vie

Autour de Julia Kristeva, André Markowicz - traducteur de Dostoïevski, et plus -

Je me voyage - Les Mémoires de Julia Kristeva (Entretiens avec Samuel Dock)

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JEAN-MICHEL LOU : Corps d’enfance corps chinois - Sollers et la Chine

Le papillon de Zhuangzi . (extrait de Corps d’enfance, corps chinois)

Le coeur du vide (1) par Jean-Michel Lou

Le coeur du vide (2) / Mélanges philosophiques autour du zen et du dao

Un jour Tombouctou par Jean-Michel Lou (Les manuscrits de Tombouctou. Oui, souvenez-vous, on en a parlé en 2013 quand des islamistes fanatiques en ont fait un autodafé.)

L’emprise des signes (à propos du livre de Sollers, Nombres et des caractères chinois qui le composent)


[1« Je vous recommande aussi la lecture des romans de Philippe Sollers, mélange d’infantile et d’incestuel, et le livre de Jean-Michel Lou, Corps d’enfance, Corps chinois. Sollers et la Chine (Coll.Infini, Gallimard, 2012). » y dit-elle

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1 Messages

  • Viktor Kirtov | 1er juillet 2020 - 20:08 1

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    A paraître, retardé pour raison de Covid-19

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    A propos

    « Je n’ai pas de langue maternelle. Ç’aurait dû être le chinois, mais ma mère chinoise a cru bon de me parler en français quand j’étais petit, dans une langue qu’elle n’a jamais réussi à apprendre correctement. Elle avait pourtant pris des cours à l’Alliance française, à Paris, où elle a probablement croisé dans les couloirs Francis Ponge, qui y donnait des conférences peu fréquentées, et peut-être aussi certain étudiant peu assidu de l’ESSEC installée alors dans le même bâtiment, qui nouera précisément avec Ponge une amitié en ces lieux. De toute façon, elle ne savait pas qui était Ponge. C’est à l’Alliance française, en tous cas, qu’elle n’a pas appris le français. [...] Mais il ne s’agit pas de la Chine dans ce livre. Il s’agit d’un fantasme qui porte le nom de « Chine », et qui change de forme, selon les époques et les individus. La mienne est un Autre très proche, le centre vide au coeur du moi auquel j’aspire à « retourner » comme disent les taoïstes, elle est ce qui fait dire à Franz Kafka : « Je suis Chinois et je rentre chez moi. » Elle ne se confond pas avec la Chine géographique, historique, politique, ni même artistique ou littéraire car, comme disait Roland Barthes, « il n’est de pays que l’enfance ». »
    J.-M. Lou.