« Dans la nouvelle science, chaque chose vient à son tour, telle est son excellence. » Cette citation d’Isidore Ducasse, extraite de Poésies, chacun des artistes dont les textes sont réunis dans ce numéro d’artpress2 aurait pu la faire sienne. Pour chacun d’entre eux — poète, critique d’art, cinéaste, vidéaste, peintre, auteur de bande-dessinée, architecte, dramaturge, chorégraphe, designer, paysagiste ... —, la rencontre avec l’œuvre de François Jullien est venue à son tour, et ce fut là, pour tous, son excellence. Ils s’en expliquent longuement. Devrait-on pour autant la pratique de chacun étant singulière et relevant de divers champs, parler de la naissance d’une « nouvelle science » ? Aussi nouveaux soient les Chants de Maldoror et les Poésies, « science » est un mot daté, il appartient au vocabulaire du 19e siècle. Dès lors, sous quelle catégorie ranger l’œuvre si radicalement nouvelle de François Jullien, œuvre qui, dans le champ qui est le sien, est à l’origine du dynamique « chantier » qu’il nous donne à visiter ? « Nouvelle philosophie » ? Le fait que François Jullien est étiqueté « philosophe » nous y encouragerait. Mais comment éviter une malencontreuse confusion avec la « nouvelle philosophie » des années 1970 ? « Nouvelle pensée » ? C’est plat et vague (qui, aujourd’hui, pour exprimer quelque improbable opinion, ne commence pas par : « Moi, je pense que... »). Pour définir l’esprit de cet ouvrage collectif — et plus généralement la nature des écrits de François Jullien —, n’est-il pas plus simple de s’en tenir à son sous-titre, dans sa juste sobriété Des concepts proposés à l’art —, étant entendu que ces mêmes concepts pourraient, dans le même temps et avec le même impact, être proposés à la philosophie, aux religions, à la politique.
Les lecteurs de François Jullien connaissent les concepts-clés de son œuvre (« écart », « détour », « accès », « entre », « biais », « fadeur », « négatif », « intime »...) et leur fécondité dans maints domaines de la pensée. Ils vont découvrir, et avec eux les lecteurs de ce numéro, leur puissance d’action dans d’inattendus, et pour certains jusqu’alors peu fréquentés, « chantiers » d’art.
La réception, par les artistes, des concepts élaborés de livre en livre par François Jullien, n’a pas suivi des voies identiques. Pour certains, c’est la lecture des livres de Jullien qui a influencé leur création artistique ; pour d’autres, ils ont eu la surprise de découvrir que leurs recherches consonaient étrangement avec les écrits de celui qui, très tôt (son premier livre, Lu Xun, Écriture et révolution, paraît en 1979) aida à découvrir le vaste espace de la pensée chinoise, espace si peu parcouru par la philosophie occidentale. Il est apparu à ces artistes, de toutes disciplines, que les concepts mis en œuvre par François Jullien apportaient à leurs travaux une nouvelle visibilité, leur communiquaient un nouvel élan.
CHAIR VIVE DE L’EXISTENCE
Des concepts proposés à l’art... Question : n’auraient-ils pu être, ces mêmes concepts, également proposés à la littérature ? Il est à noter que les livres de François Jullien n’ont pas eu pour seule destination le milieu des philosophes et des artistes ; des écrivains, romanciers et poètes, les ont lus et y ont trouvé un écho à leurs écrits. Le philosophe qu’est François Jullien n’a-t-il pas écrit qu’il qu’il croyait à la phrase « comme modalité de la pensée », et que, précisément, un philosophe se reconnaissait « à sa phrase plus qu’à ses concepts » ? Affirmation paradoxale, relevée en ouverture à un ensemble de textes dont le noyau radioactif est préciisément constitué de concepts. De quoi, en tout cas, conforter l’idée que se font beaucoup d’écrivains d’une non coupure entre philosophie et littérature. Que de philosophes qui ont révolutionné la pensée appartiennent à ce que Blanchot a appelé l’espace littéraire ! Pas seulement par les textes d’une pénétrante intelligence critique qu’ils ont écrits sur les romanciers ni les poètes qui ont marqué l’histoire de la littérature, mais par la beauté et la puissance de leur langue, par leur « phrase » comme « modalité » de leur pensée. Parménide, Héraclite, saint Augustin, Hegel, Montesquieu, Nietzsche, Kierkegaard, Chestov et, parmi les contemporains, Merleau-Ponty, Benjamin, Lévinas, Foucault, Starobinski et... François Jullien : seulement des forgeurs de « concepts » ? N’est-ce pas en prenant pour exemple les premières lignes de la Recherche du temps perdu que François Jullien montre que c’est à partir de la phrase d’un grand romancier, Proust, qu’on peut suivre au mieux la façon dont « la pensée se lève », s’engage, s’étend, se met « en tension » ? « La langue pense », écrit-il. Et soyons attentifs aux titres de certains de ses livres : Nourrir sa vie, ou plus récemment parus, De l’intime, Près d’elle. D’entrée, ils suggèrent, et leur contenu le confirme, que nous sommes au-delà d’un monde de purs concepts ou, plus exactement, que les concepts qu’il propose et qu’il a forgés, pas seulement à partir de la philosophie et de la peinture chinoises, mais à la lecture de grands romanciers français — Rousseau, Mme de La Fayette, Stendhal, Maupassant, Proust, Simenon, Bataille... —, renvoient à la chair vive de l’existence humaine, celle qui est la matière même de la littérature. De quoi est-il question dans De l’intime et Près d’elle ? De la rencontre amoureuse, de l’amitié, des passions, du désir, de l’érotisme, en somme, pour François Jullien, de ce qui « importe pour vivre à deux et ex-ister ».
Dès lors, comment des romanciers ou des poètes auraient-ils pu ne pas se sentir en immédiate complicité avec l’œuvre de François Jullien ? Que certains d’entre eux aient appartenu à des mouvements littéraires d’avant-garde n’est pas surprenant. Leur volonté de rupture avec un milieu attaché à la défense de valeurs traditionnelles dans le domaine du roman et de la poésie ne pouvait qu’entrer en résonance avec la coupure qu’opérait François Jullien dans la philosophie occidentale en s’appuyant sur son autre le plus radicalement étranger : la Chine, sa pensée, sa littérature, son art. Sade, Rimbaud, Lautréamont, Proust, Céline, Joyce, Kafka, Artaud, Bataille..., toutes ces « singularités insoumises et irréductibles », comme les a qualifiées Philippe Sollers, ont été en quelque sorte leur Chine .
Jacques Henric, artpress2 46, août/septembre/octobre 2017, p. 5-6.
SOMMAIRE
6 Dé-coïncidence. Concept d’art et d’existence
François Jullien
11 Les justes pièges du sens
Huang Yong ping
16 La pensée du trait
Renaud Chabrier
26 Le champ tensionnel comme espace à vivre
Florence Mercier
34 Le philosophe et l’architecte. Un chantier commun
Emmanuelle Roberties
41 Pratiquer la transformation
Marie Glon et Angela Loureiro
47 Des concepts à l’œuvre dans le théâtre de Koltès
Cyril Desclés
53 Théâtre e(s)t paysage
Gislaine Drahy
58 Le vertige comme méthode
Karoline Feyertag
63 Le vide tient en éveil
Anton Himstedt
66 Croisements effectifs
Pascale Riou
73 Du bon usage de l’« impensé ». Littérature populaire et bande dessinée de genre
Fabien Vehlmann
82 Le cinéma sous le signe de l’écart
Jean-Michel Frodon
91 « Images-phénomènes ». Barberousse d’akira Kurosawa
Sylvie Lopez-Jacob
97 Hou Hsiao-Hsien. Milieu, fadeur et ellipse
Gao Fengfeng
104 Cette étrange idée de l’art
Joseph Tanke
François Jullien sur Pileface (sélection) :
Pour François Jullien
De la Chine
Le Beau en chinois
Comment devenir chinois
En lisant François Jullien, la foi biblique au miroir de la Chine
François Jullien : Il n’y a pas d’identité culturelle
De l’intime : loin du bruyant amour
De l’Être au Vivre. Lexique euro-chinois de la pensée
François Jullien : Vivre en existant, pour une nouvelle éthique
1 Messages
artpress2 n°46 « Philosophie de François Jullien », A.G. | 16 octobre 2017 - 17:29 1
Maurice Olender, historien (EHESS) et éditeur (Seuil),
Catherine Millet, directrice de la rédaction d’artpress
ont le plaisir de vous inviter à la présentation du artpress2
Philosophie de François Jullien. Des concepts proposés à l’art
avec la participation de François Jullien, Renaud Chabrier, Jean-Michel Frodon et Florence Mercier.
Présentation et modération Jacques Henric et Catherine Millet.
mardi 24 octobre à 19h
à la Maison de l’Amérique Latine
217 boulevard Saint-Germain, 75007 Paris
01 49 54 75 00
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