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Pascal Quignard-Yannick Haenel. Conversation sur l’extase sexuelle

D 16 février 2024     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Pascal Quignard et Yannick Haenel.
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L’un vient de publier Compléments à la théorie sexuelle et sur l’amour, l’autre un essai sur le peintre Francis Bacon où il est beaucoup question d’érotisme. Pascal Quignard et Yannick Haenel se sont retrouvés pour tenter de cerner une dimension de la vie sexuelle peu explorée aujourd’hui : l’extase.

Le rouge est traditionnellement la couleur du désir. Et pourtant, ne serait-il pas possible de le voir bleu, comme vous le suggérez Yannick Haenel ?

Yannick Haenel : J’ai eu la chance d’être seul pendant une nuit avec quarante-deux tableaux de Francis Bacon, et plutôt que le rouge fulgurant du désir, voire de la passion, c’est un étrange bleu qui m’est apparu au fil des heures. Les toiles se sont mises à rayonner de cette couleur intérieure. Notamment Les Lutteurs, un tableau de 1953, qui représente deux hommes faisant l’amour, un sujet très audacieux pour l’époque au Royaume-Uni. J’ai été saisi par la ligne parcourant le dos de l’homme du dessus. On dirait le blanc-bleu d’un glacier ou un profil de montagne d’une délicatesse inouïe, contrastant avec la brutalité de l’empoignade. En m’approchant et en m’éclairant avec une lampe de poche, j’ai vu une tache bleue à l’endroit où leurs corps s’emboîtent. Et je me suis dit que le bleu était la couleur du sexe en peinture, c’est-à-dire un irreprésentable, parce que je ne sais pas comment il est possible de tenir cette scène-là dans un cadre.

Pascal Quignard : Autrefois, en Grèce, à la Renaissance, les nuits étaient bleues. La tumescence elle-même est une coloration progressive qui ne tend pas toujours vers le rouge et qui peut être perçue comme bleue. Il y a quelque chose de l’ordre de la coloration florale qui persiste – une teinte qui, du reste, va des fleurs au sexe, et demeure à la fois physique et vivante. Vous parliez d’irreprésentable… Je crois qu’il y a pour nous une difficulté à penser que nous ne naissons pas de nous-mêmes mais d’autres êtres qui se sont rencontrés lors d’une scène sexuelle. Que nous surgissons du sexe d’une femme. Que nous sommes le produit d’une rencontre contingente. Cela fait une belle différence avec les fleurs et les arbres, et parmi les animaux nous sommes les seuls à établir un lien entre la naissance et la copulation. Or ce lien-là nous gêne. L’effroi, c’est ce qui sort du calme, de la paix. La vision de notre naissance sort du calme et de la paix, de la correction, de la norme symbolique. Je pense que le désir naît de l’effroi mais non de l’angoisse. Il ne devient angoisse que si nous n’avons pas le courage de l’affronter et d’être débordé par lui, comme vous venez de le dire.

Pascal Quignard, vous écrivez : « Le coït est cette étrange danse brusque, chevauchante, à cru, saccadée, hétérosexuée, qui nous figura. » Cela ne laisse-t-il pas de côté l’homosexualité ? Quel statut accordez-vous au coït entre hommes que montre Les Lutteurs ?

P. Q. : La théorie psychanalytique soulève le thème, très profond mais peu moderne, de la différence sexuelle. Nous sommes là devant un mystère : comment se fait-il que la vie n’ait pas procédé par division cellulaire, par réplication toute bête, ni même comme le font les étoiles ou les planètes, par antagonisme soudain, par concrétion ? Pourquoi a-t-elle pris cette voie tellement aléatoire et compliquée que les biologistes ne comprennent toujours pas aujourd’hui, de la sexuation ? La sexuation permet de faire intervenir de l’autre et d’échapper ainsi à la réplication du même. La psychanalyse nous enseigne que dans la sexualité, il y a toujours de l’autre qui traîne. Notez que cela n’exclut pas l’homosexualité et vaut quand les deux partenaires sont de sexe semblable. Même dans la masturbation s’immisce une distance entre soi et soi-même, une espèce d’étonnement ou de répulsion ! Sigmund Freud prétendait que l’analyse est terminée le jour où l’on peut se masturber sans angoisse…


Francis Bacon, Deux figures, 1953 [1].
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Y. H. : Peut-être peut-on concevoir le moment de l’étreinte, de l’acte sexuel, puisque c’est après tout du tableau de Francis Bacon que nous sommes partis, comme une tentative pour sortir de la biologie, de l’anatomie, pour échapper à la hantise de l’appartenance. Francis Bacon a cette phrase : « Lorsque je suis entré dans la chambre des plaisirs, je ne suis pas resté dans la chambre des amours convenables au sens bourgeois, je suis allé dans des pièces secrètes et me suis abandonné sur les couches. » J’aime cette idée des pièces secrètes. Je ne sais pas s’il s’agit forcément de l’homosexualité, je ne le crois pas personnellement : c’est plutôt comme si l’étreinte se déroulait toujours dans l’autre pièce – une pièce où l’on n’est pas raccordé, selon moi, à son père ni à sa mère, mais plutôt à ce que les Grecs appelaient une « hiérogamie », c’est-à-dire un sacrifice, une mise à mort du dieu ou une offrande à un dieu. Ainsi l’étreinte, qui vise à l’orgasme, est en fait destinée à quelqu’un d’autre. Les catégories d’hétérosexualité et d’homosexualité, outre qu’elles sont politiquement problématiques, m’apparaissent ici secondaires.

P. Q. : Ce que vous dites, Yannick, est très beau. Mais c’est de l’ordre de la sublimation de l’acte prosaïque, et j’ai un problème avec la sublimation ! Jean Piel, le beau-frère de Georges Bataille, prétendait toujours qu’« entre l’amour conjugal et l’orgie, il y avait autant de différence qu’entre une baignoire et l’océan ».

Dans vos deux essais, vous citez Bataille mais aussi les grottes de Lascaux qui le fascinaient et ont forgé sa conception de l’érotisme. « À la lumière de la différence sexuelle, écrivez-vous Pascal Quignard, s’animent le sauvage, l’archaïque. » Pourquoi cette insistance sur l’archaïque chez vous deux ? N’est-il pas dangereux de célébrer la sexualité comme un retour à l’état de nature et à la sauvagerie après Metoo ?

Y. H. : Pour commencer, je voudrais dire que l’archaïque pour moi n’a rien à voir avec la violence. L’immémorial n’est pas du tout une trace du sauvage et de l’incontrôlé. C’est au contraire quelque chose qui surgit quand, enfin, on parvient à se délivrer de la société, de l’agglutination, de l’agroupement. Dans votre œuvre, Pascal Quignard, vous ne cessez de méditer sur ces instants extatiques qui sont si rares et que la société tolère de moins en moins. Il me semble que dans des moments extatiques – comme dans la rêverie ou l’étreinte –, quelque chose remonte en nous. On n’est plus seulement un homme et une femme, ou deux hommes, ou deux femmes, ou un groupe dans une orgie, puisque le mot a été prononcé… Peu importent les personnes impliquées, on brûle quelque chose, on dépense quelque chose qui est adressé à ce qui n’est pas là.

Une saison en enfer
*****

« Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les coeurs, où tous les vins coulaient.
Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. — Et je l’ai trouvée amère. — Et je l’ai injuriée. »

Arthur Rimbaud [2].

Ce pas-là – Pascal Quignard l’appelle le « jadis » – traverse toutes les époques, de Lascaux aux Étrusques, jusqu’à nos jours. Il m’arrive de retrouver follement, de manière hallucinée, dans mes étreintes amoureuses, la scène du Sarcophage des Époux étrusques souriants, enlacés, que l’on peut admirer au Louvre. Pour le dire plus simplement, l’archaïque nous délivre de ce qui aurait tendance à nous fermer. L’étreinte sexuelle, c’est le moment où ça s’ouvre.

P. Q. : « Jadis » est un vieux mot français, formé sur ja-, « déjà », et dis, « jour ». Déjà, il y eut un jour. Le fond du ciel continue de se produire. Arkhé, le terme grec qui a donné « archaïque », désigne un principe de commencement. L’archaïque, c’est ce qui a débuté et ne cesse pas dans nos vies. Il n’y a rien de plus archaïque que la mort. L’illimité, c’est là où on va tomber dans la mort, où la fin se perd.


Lascaux. L’homme du puits.
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La première figuration humaine se trouve dans les grottes de Lascaux – pour l’instant, parce qu’il y a sans doute un merveilleux avenir pour les grottes préhistoriques, quand on songe qu’on a découvert Lascaux en 1940. Cette figuration nous montre un homme-corbeau excité, le sexe en érection, qui tombe à la renverse devant un bison mort. Qu’est-ce qu’il fait là ? Dieu sait qu’il y a des théories, mais on ignore le sens de ces représentations. Et il me plaît de penser que ce sont des énigmes. Le fait que les premières images des humains aient été interloquées par la sexualité me paraît essentiel. Je suis un disciple du psychanalyste hongrois Sándor Ferenczi, qui remarque dans Thalassa [1924] que la vie est apparue dans les océans et qu’il a fallu, quand les terres ont émergé, que les fleurs montent vers le soleil mais que les graines aillent se cacher dans la terre pour donner naissance aux plantes, de même que la semence des hommes doit aller se cacher dans le ventre des femmes pour y éclore. L’archaïque est comme un flux océanique et obscur qui se poursuit en nous. De même, le fait qu’on ait peint les images de Lascaux au flambeau, qu’on ait enfoui ces images comme des rêves dans le crâne de la montagne pour y figurer l’origine, pour faire du rêve de la montagne une origine, est complètement ahurissant et très anormal. L’origine de la peinture est très anormale.

Y. H. : Je pense que, lorsqu’elle est possible, la rencontre extatique entre deux êtres vise à rompre les rapports, et en particulier les rapports de force. Il n’y a pas trente-six solutions pour rompre les rapports de force dans la société, puisque celle-ci est fondée – d’après Freud – sur un crime qu’on a commis en commun. Comment sortir du crime, comment devenir un orphique ? Il existe bien un moyen : le rapt à deux, le rapt amoureux. Pour moi, ce qui a été inventé sous le nom d’amour physique, c’est cette tentative pour s’excepter du crime. Et donc, l’essence du sexuel n’est pas la prédation ni le viol, c’est cette chance inouïe, stupéfiante et qui relève de l’immémorial, d’échapper à la société. Désolé, je vais être dans la sublimation encore une fois…

P. Q. : Mais allez-y !

Y. H. : Le dernier narrateur de Vladimir Nabokov le dit dans Ada ou l’ardeur [1969] : « Je rêve de caresser le temps. » Faire l’amour, c’est l’unique chance qui est donnée à deux êtres de cesser de se battre pour enfin caresser le temps. «  L’homme doux pénètre les obstacles », lit-on dans l’un des Livres de sagesse des Pharaons. La douceur est décisive.

Dans votre essai, Pascal Quignard, vous nous apprenez que la plus ancienne définition de l’amour a été retrouvée en Mésopotamie sur la jarre d’Isin, qui date de 3000 av. J.-C. : « L’amour tient l’aimé comme la déesse de la bière tient l’alcoolique. »

P. Q. : Oui, et cela veut dire, très franchement, que l’amour s’éprouve par le manque. Quand on est en état de manque total de quelqu’un, cela veut dire qu’on est amoureux. C’est une très bonne définition, mis à part que je préfère le vin à la bière.

Y. H. : J’ajouterai que ce manque est porteur de joie. Aimer, ce n’est pas simplement chercher à assouvir un manque, c’est faire de ce manque une aventure.

Georges Bataille a cette phrase que vous citez aussi, Yannick : « Dans l’expérience, il n’est plus d’existence limitée. » Quelles expériences procurent cette sensation d’illimitation ?

Y. H. : Cette phrase se trouve dans L’Expérience intérieure [1943]. Ce sont des expériences extatiques qui sont ici nommées et que, pour ma part, je trouve dans l’écriture, dans l’ivresse alcoolisée – que je pratique beaucoup – ou encore dans l’étreinte amoureuse. L’extase est liée à un sacré qui relève de la case vide, comme le suggèrent les logiciens chinois. À la place de Dieu, je mets sur l’échiquier de ma vie une case vide, qui est celle qui rend libre toutes les autres. Elle donne du jeu, au sens mécanique du terme. Nous parlions tout à l’heure de la chambre des plaisirs, de l’autre pièce. L’extase, c’est ce qui a lieu quand on parvient à se vivre comme étant dans l’autre pièce en même temps. Il s’agit donc de libérer en soi, dans son cœur, dans son corps, dans son sexe même une disponibilité pour ce qui n’est pas là. L’extase, c’est cela, et c’est pourquoi la société n’en est pas capable. L’organisation du monde social est fondée sur la mobilisation générale. On est plus que jamais mobilisé par l’ordre médiatique généralisé. L’extase, c’est exactement le contraire. Georges Bataille recherchait une forme de politique qu’il appelait la « communauté des amants ». Pour ma part, je rêve d’une politique presque anarchiste de l’extase. Qui consiste non pas à ne pas être là, mais à avoir une place en soi pour ce qui n’est pas là. On oublie trop souvent la manière dont la sexualité peut nous prodiguer de la joie.

P. Q. : Il existe deux façons de faire l’amour : il y a ceux qui gardent les yeux ouverts, qui regardent, et puis il y a ceux, dont je suis, dont les yeux se ferment inévitablement, pour que la sensation devienne dominante. Au deuxième ou au troisième mois fœtal, l’émotivité et l’audition s’assemblent, bien avant les autres sens. Et c’est vrai que la musique de Mozart, de Fauré, la musique pure, permet de revivre une union fusionnelle, une liquidité aussi, qui pour des gens comme moi sont des expériences de l’illimité. On n’était peut-être pas faits pour l’atmosphère, ni pour la parole ! On était faits pour un unisson très différent. Pour un bord de rivière et le silence, selon le vœu des ermites taoïstes. Quand on ouvre les yeux dans la lumière, la peinture arrive, et la philosophie. Mais je vous parle d’autre chose, d’une extase plus originelle, ce que j’appellerais l’extase en amont.

philomag.

VOIR SUR PILEFACE :

Pascal Quignard, Compléments à la théorie sexuelle et sur l’amour

Yannick Haenel, Bleu Bacon
Yannick Haenel, Le bonheur secret du temps


[1Ce tableau, titré « La chambre », est reproduit, dans Georges Bataille, Les larmes d’éros (Pauvert, 1961, p. 213).

[2C’est moi qui souligne « Jadis » dans cette citation de Rimbaud qui ouvre Une saison en enfer et à laquelle j’ai spontanément pensée et qui ne se trouve pas dans l’entretien. A.G.

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