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Tulipes de Toussaint

Par Philippe Forest

D 13 novembre 2023     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


1.

Coupées, à demi plongées dans le vase où dimanche dernier je les avais placées, trempant au fond dans un tout petit peu d’eau (deux doigts), le cou très long et tout tordu de leurs tiges passant par-dessus les parois du récipient auxquelles on dirait qu’elles s’appuient ; à peine, pourtant, elles en effleurent les bords, partant toutes droites vers le haut (pour les unes) ou bien (pour les autres) se recourbant, fléchissant sur elles-mêmes comme si elles ne parvenaient plus à supporter leur propre poids, avec au bout (de la tige), tranchée, leur tête trop lourde et tombant déjà vers le bas, là où quelques pétales ont plu sur la table et, encore en-dessous, un peu plus bas, sur la surface du tapis qu’il pollue et que le pollen tache un peu.

Sylvia Plath dit d’elles, dans l’un de ses poèmes, qu’il faudrait les mettre en cage comme des animaux sauvages. Ce serait certainement plus prudent. Car, à s’en décrocher les mâchoires, elles s’ouvrent comme le font les gueules des grands félins d’Afrique. Sans muselière qu’on puisse leur mettre afin de les empêcher de mordre. Ou de bâillon à leur passer pour étouffer les rugissements qu’elles poussent. Elles se désaltèrent quand le soir tombe. Assoupies et semblables aux fauves repus dont leurs robes tigrées prennent parfois l’apparence. Tendant paresseusement leur cou vers le lointain que, de leur œil vide, elles ne perçoivent pas. Carnivores, croirait-on, comme le sont, dit-on, certaines plantes exotiques. Attendant leur prochaine proie, peut-être. Tandis qu’autour d’elles tourne lentement tout le manège du monde, bêtes attirées là par la soif, la ménagerie faisant cercle autour du plan d’eau presque sec sur lequel décline déjà la lumière du soleil et au bord duquel, dans la boue, se calcinent, abandonnés, les os de quelques carcasses auxquelles sous le ciel s’accroche encore un restant de chair.

Ce sont les premières de l’année. Inhabituellement précoces. Il a fait si doux. On les attendait pour Noël. Elles sont arrivées à la Toussaint. Si c’était l’usage, en souvenir des défunts, cette année, plutôt que les chrysanthèmes rituels, on les déposerait dans les cimetières. Sur les tombes, des tulipes. Aux morts, annonçant peut-être que l’heure de la résurrection sonne parfois plus tôt que prévu – alors que, parmi eux, personne pourtant, depuis longtemps déjà, n’y croyait plus. En principe, on les voit au printemps. Mais, cultivées sous leurs serres, pour elles, la saison dure désormais plus longtemps, depuis décembre et parfois jusqu’en mai. Plutôt que du côté de leur froide et humide Hollande, elles poussent sur le sol adoptif, pourtant pas beaucoup plus hospitalier, de la Bretagne ou bien de l’Anjou. Aux quatre coins du pays, jusqu’à ceux de Talensac, à Nantes, affluant maintenant aux étals des marchés où leurs couleurs dominicales éclatent tandis que le ciel, de plus en plus, chaque jour, derrière les nuages qui dominent, devient gris.

Des fleurs, on en peignait hier. Des roses, des tournesols ou des lys. Jacinthes et jonquilles. Hortensias énormes dont les boules, grosses comme un poing fermé dans son gant de boxe, selon l’acidité du sol dont ils sortent, se teintent de fuchsia ou de pourpre. Le glorieux glaïeul pareil à un glaive à la garde plantée dans la terre et dardant la pointe de sa lame doublement dentée vers le ciel. La gracieuse glycine dont les grappes mauves dégoulinent et dégringolent. Partout, quelle que soit l’espèce à laquelle elles appartiennent, le vert fouillis des feuilles auquel contraste le coloris des corolles. Toutes celles – pivoines, lilas ou roses encore – que Manet, quand la maladie mangeait sa main, a faites sur la fin. Et les autres aussi – Renoir, Monet, Van Gogh ou bien qui vous voudrez. Chacun sait leurs noms, connaît leurs toiles. Pareillement, depuis des siècles, ils en ont représenté de semblables. De quoi remplir sans peine, peintures splendidement pendant à leurs cimaises, tous les musées du monde.

Des tulipes, on en trouvait beaucoup dans les tableaux d’autrefois. Ambrosius Bosschaert, par exemple, en mêle une au myosotis, au muguet, à l’œillet qu’un vase chinois chez lui contient. Comme chez Johannes Godaert où, frappé d’un fabuleux phénix, un autre vase, aussi chinois que le précédent, en expose également une parmi les roses, l’anémone, l’iris, l’œillet, sans oublier l’ancolie – dont on a fait la fleur de la folie. Dominant de toute sa stature les roses qui composent le reste du bouquet, Jacob Marre la place sur le rebord d’une fenêtre dans l’encoignure de laquelle une grosse grenouille se tient et il pose sur les pâles pétales de leur peau, comme on le faisait au beau visage des dames d’antan, les mouches délicates de quelques insectes. Aux Pays-Bas, dit-on, elles agrémentaient les natures mortes auxquelles elles donnaient discrètement leur édifiante valeur de vanité, indiquant que se fanerait bientôt ce qui avait seulement fleuri et signifiant ainsi qu’il n’est rien à quoi ne s’applique, funeste et sans merci, la loi qui soumet toutes choses au devenir, vouant à son déclin chaque vie.

Comme, un peu plus tard, dans cette autre toile, plus austère, que Philippe de Champaigne a peinte, tableau très célèbre mais dont je me demande si l’image un peu macabre et burlesque que j’en conserve ne viendrait pas plutôt d’un vieux roman de Maurice Roche et de l’un des dessins humoristiques qui l’illustraient. Chez Philippe de Champaigne : sur un funèbre fond uniformément tendu de noir, posé sur un plateau de marbre, le crâne, ses orbites vides et qui vous regardent, sinistrement sphérique, nez manquant, deux dents demeurées dans un des coins de la mâchoire. Ce qui donne – chez Maurice Roche ? – si l’on regarde la scène avec un peu d’humour (nécessairement noir) : d’un jaune cireux, percé de ses cinq orifices (bouche, yeux, narines) où l’on voudrait mettre tous les doigts de la main, le crâne pareil à une boule de bowling attendant de rouler jusqu’au bout de la piste, y faisant basculer dans la fosse comme des quilles fémurs et tibias, le globe osseux situé au centre de l’image et qui symbolise le morne et continuel chamboule-tout du temps, lentement tournoyant sur lui-même, filant en avant et fuyant vers le trou. Mais, comme deux quilles placées de part et d’autre de la boule, chez l’un comme chez l’autre, verticalement disposées, semblables à deux flèches aux vecteurs opposés, solidement debout et posées sur leur base, la tulipe et le sablier s’équilibrent. D’un côté, avec sa sensuelle silhouette de femme, la taille resserrée entre les deux triangles superposés qui forment la poitrine et les hanches, le sombre sablier au fond duquel s’écoulent les secondes ; et de l’autre, la phallique fusée de la fleur orientant formidablement l’ogive de son calice vers le ciel. À tout ce qui tombe il faut que ce qui s’élève réponde. Le sable du temps, liquide, fait à la base du double vase de verre une flaque. Mais, en même temps, sortant de cet autre vase inverse où on l’a mise en face, la merveille d’une fleur, majestueuse, se dresse toute droite dans les airs.

Elle est la plus belle de toutes celles, dit-on parfois, qui poussent sur la planète. Sans aucune femme dont le visage, pour aussi parfait qu’il passe, quelles que soient la perfection de son ovale ou l’appétissante plénitude de ses joues, puisse prétendre rivaliser avec elle ou, simplement, lui être comparable. Je dis le visage pour ne pas dire le sexe : superposées, se chevauchant, les petites et les grandes lèvres des pétales formant la fente à l’intérieur de laquelle les étamines saillent et se signalent, les trois sommets du triangle s’inscrivant entre les six pointes qui marquent les angles de l’hexagone. Mais avec, emphatiquement, quelque chose de très violemment viril aussi. La tige tendue, tumescente, telle une verge, exhausse la grosseur du gland tout gorgé de sève ou de sang et dont l’énergie lui vient du bulbe, testicule unique tapi dans la tendre chaleur de la chair (de la terre). Belle pour la raison que j’ai dite. Et parce qu’elle exprime, tout simplement, le recommencement de la vie, le pur et simple triomphe d’une forme sortant du sol et qui, s’arrachant à lui, s’affirme ainsi.

Avec, cependant, cet air assez désolé qu’elle arbore maintenant tandis qu’elle se fane parmi toutes les autres qui, semblablement, subissent le même sort. Bouche bée. Au bord de l’asphyxie, s’essayant (la fleur qui fane) à aspirer une dernière gorgée d’air indispensable à l’insignifiant et très provisoire répit qu’elle négocie encore avec la vie. Fripées, les feuilles se recroquevillent. Leur bord jaunit comme si un feu lent les brûlait doucement de l’intérieur. Navrés, les pétales s’écartent, découvrant le dedans dont ils se détachent et ils révèlent parmi la poche qu’ils forment l’intimité charnue que des doigts déplient et dont le pistil pointe. Le bouquet se délite, vieux de quelques jours à peine. Déjà, il a fait son temps. On s’en débarrasserait volontiers si l’on ne craignait ainsi, stupidement, de commettre un sacrilège pareil à la profanation d’une dépouille. Elles sont mortes et pourtant elles n’en ont pas tout à fait fini avec la vie. Poussant encore, leur tige s’étirant toujours, comme poussent toujours, dit-on, les cheveux, la barbe, les ongles de ceux dont les corps se décomposent au sein de leur cercueil. Des cadavres, au fond. Sauf qu’on les enterre en plein air. Comme ces macabres momies, objets de dévotion offerts à la méditation des fidèles, que l’on suspend, sinistres, dans les cryptes de certaines églises afin d’épouvanter les esprits et d’élever les âmes. Mais sans rien de morbide. Enfin pas tout à fait. Et même quand vient pour elles le moment de flétrir, elles resplendissent encore. Fleurs au cou coupé. Têtes plantées au bout de leur tige qui pointe comme une pique. Des dépouilles. D’où, j’imagine, l’odeur si forte et enivrante que certaines dégagent dans leur vase et qui embaume tout l’espace. Le mimosa, le muflier, la giroflée. La rose, naturellement. Pas la tulipe qui, elle, n’a pas de parfum. Ou presque pas. Mais qui ne s’en décompose pas moins. Donnant en spectacle, plus que toutes les autres, la manière dont elle meurt.

Hier encore, toutes, elles se tenaient au garde-à-vous, serrées les unes contre les autres, verticalement tendues avec leurs tiges parfaitement parallèles et viridement (virilement) vivantes aux parois de leur vase – « viridement » : adverbe que j’invente, « vibrements divins des mer virides » écrit Rimbaud. Mais c’est la débandade maintenant. Certaines, aujourd’hui, en un dernier effort, croissent encore comme si, s’étirant en direction du ciel, drôles et dégingandées, se haussant littéralement du col afin d’attirer l’attention, soucieuses de saluer le monde auquel elles adressent leur dernier adieu, elles espéraient en se tortillant ainsi toucher de la tête le plafond. D’autres, ayant renoncé à défier les lois de la pesanteur, prennent le parti de plonger sur le côté ou bien de piquer vers le bas. Toutes, elles procurent l’impression de vouloir s’évader de leur vase, s’écartant les unes des autres afin d’échapper au récipient qui les contient. Comme si leur vie – qu’elles ont pourtant déjà perdue – en dépendait. Fuyant le foyer du faisceau régulier qu’elles formaient. Arrêtées au milieu même du mouvement qu’elles miment.

2.

Mais parler de fleurs n’a jamais fait un roman. C’est plutôt une affaire de poète. Ou bien de philosophe. Ce qui revient souvent au même. La tulipe, l’un d’entre eux lui consacre quelques pages. Elles se trouvent dans La vérité en peinture. « On peut tout savoir de la tulipe, exhaustivement, écrit Jacques Derrida, sauf pour quoi elle est belle. » Superbe ainsi sans qu’on sache, s’il y en a un, quel secret elle exprime peut-être et dont elle tire, si c’est bien de là qu’elle lui vient, l’évidence surnaturelle de sa beauté.

Mais de quoi les philosophes et les poètes parlent-il quand c’est d’une fleur qu’ils parlent ? Elle est « l’absente de tout bouquet ». Une pure fleur de papier qui n’éclot jamais ailleurs que sur la page. Si on lui avait accordé un autre nom, la rose n’en posséderait pas moins le même parfum. De la fleur au nom qu’on lui donne, il n’y a pas de lien. Aucun rapport. Le second (le mot) ne constitue jamais que la transposition de la première (la chose). Autant dire : sa négation – sa « quasi disparition vibratoire » dit Mallarmé. La tulipe sauvage dont parle Derrida, il l’a cueillie à l’intérieur d’un livre de Kant qui, lui-même, sans l’avoir jamais vue de ses propres yeux, l’avait prise dans un autre livre dont on se demande forcément de quel livre encore antérieur elle venait peut-être. Elle sert ici, cérébrale, à illustrer une idée : cette « finalité sans fin » d’où vient ce « plaisir désintéressé » que l’on tire de la Beauté. Si j’ai bien compris, n’étant, je l’avoue, pas très fort en philosophie – et particulièrement quand il s’agit de Kant. La perfection formelle de la fleur donne à penser que tout, en elle, répond à un plan et se trouve tourné vers le but auquel elle tend. Mais, précisément, il manque. La fleur est belle ainsi d’être dépourvue de but tout en donnant l’illusion qu’elle en possède un. Elle ne sert à rien, ne représente rien, ne signifie rien. Sa gratuité lui donne une valeur qui ne veut rien dire et de laquelle il n’est nul savoir qui puisse se déduire. C’est pourquoi, comme la rose dont parlent les mystiques, la tulipe est sans pourquoi.

En tête du chapitre où il explique tout cela, Jacques Derrida place une longue citation de Francis Ponge dont, pourtant, il ne propose aucun commentaire – et sans doute parce que toute glose serait aussitôt superflue et surtout, en disant toujours trop à son propos, elle entrerait en contradiction immédiate avec le texte sur lequel il lui faudrait porter. Elle vient de « L’Opinion changée quant aux fleurs » et plus précisément du poème qui porte pour titre : « La façon de faner des tulipes ». Ce sont des notes dont certaines, au moment où Ponge les reprend, sont vieilles de plus de trente ans mais où s’exprime déjà le projet qui s’énonce ainsi : « Pour nous libérer, libérons la fleur. » Ce qui signifie : « Rendons-la, sauve de toute définition, à ce qu’elle est. » C’est-à-dire si je paraphrase : délivrons-la de toute explication qui prétendrait en exprimer le sens, l’enfermant forcément dans la formule d’un discours appris, et restituons lui l’évidence nue, la présence pure que, par-elle-même, elle possède peut-être. À condition, naturellement, que la chose soit possible et si, toutefois, je ne me méprends pas sur les intentions du poète.

Je relis le livre de Derrida dont j’avais tout oublié, duquel autrefois je n’avais saisi que des bribes, que je ne suis pas certain de mieux comprendre aujourd’hui. J’y découvre celui de Ponge dont j’ignorais jusqu’à l’existence et qui, à sa manière, maintenant que je le lis, malgré les apparences, n’est pas moins énigmatique pour moi que le précédent. Les tulipes qui se fanent, le poète en fait l’objet de sa fable. À qui les regarde, elles dispensent une morale. Ponge va jusqu’à suggérer que, si nous l’entendions, elle pourrait modifier jusqu’à l’idée même que nous nous faisons de la morale. Le bouquet, tel qu’il le décrit, donne l’impression de s’affadir, de s’affaisser. Dans le moment où elle meurt, la fleur enseigne sa leçon. Se fanant, elle livre son fruit. Elle se défait et sa beauté finit. Ponge parle ici de la beauté classique et victorieuse qui caractérisait la fleur triomphante lorsqu’elle donnait glorieusement en spectacle l’instant de son éclosion, le mouvement de son ascension. Le poème est pareil, promis à une autre perfection que celle qu’il tire de son apparente réussite. Il se délite et il s’accomplit pourtant en renonçant à sa propre splendeur. Les mots se flétrissent et les phrases se tordent afin que, courbée sous le poids de sa propre lassitude, la fleur cède sa place au fruit. D’où la forme – « incongrue, baroque : ouverte enfin » déclare Ponge – qu’il revêt. Le poème est pareil, ajoute-t-il, à une parenthèse qui, elle-même, semblable à celles que forment les pétales de la fleur, ne se referme jamais.

Je ne suis pas bien sûr de ce que Ponge, écrivant ce texte, avait en tête. Je l’ignore même tout à fait. Autant que de celles qu’il a vues, chez lui aussi, les tulipes viennent certainement des livres qu’il a lus. Il est douteux qu’il n’ait pas pensé à Rimbaud qui, dans « Ce qu’on dit au poète à propos des fleurs », moque et flatte en même temps les vieux Parnassiens, auteurs installés, auprès desquels il aspire à prendre petitement sa place. Mais avec son audace d’adolescent rétif, il leur montre qu’il peut faire mieux qu’eux. Il le dit et il le prouve. Car, en remplacement de celles qui remplissent délicatement les vers de leurs vases, les Lys et les Roses dont les professionnels de la poésie autour de lui s’entichent et qui ne valent pas mieux qu’« un excrément d’oiseau marin », d’autres fleurs existent qui, pareilles à des « poteaux télégraphiques » illustrent davantage, déclare Rimbaud, ce « Siècle d’enfer » qui est le sien.

Le bouquet qu’elles composent, si je regarde à nouveau celui que forment les fleurs qui se fanent devant moi, ressemble assez, aussi absurde que la comparaison puisse paraître, au très fameux groupe de marbre antique que décrit un autre écrivain d’autrefois. Laocoon d’après Lessing. Un père et ses fils littéralement ligotés les uns aux autres par une sorte de serpent sorti des eaux et qui les enserre, qui les étouffe – sans que rien sur leurs traits ne trahisse ni la souffrance, ni la terreur ; ou même : l’étonnement. L’agonie s’éternise et ainsi elle repousse perpétuellement l’instant où, produisant ses effets, elle parviendra à son terme. La vie s’affirme au milieu même de ce qui la nie. Comme pour le jeune chinois ignoblement torturé dont parle aussi Georges Bataille : visage en extase, chevelure hirsute, torse dépouillé de sa chair et exposant son cœur ignoblement épanoui à l’intérieur du thorax. Leurs têtes, leurs corps fleurissent. Un bouquet de chairs stoïquement suppliciées et qui ignorent tout, semble-t-il, de la torture qui leur est infligée. Sans bouger, ils se débattent. La posture qu’ils ont prise exprime l’agitation désordonnée à laquelle la sculpture a pourtant conféré le calme impavide de sa composition.

C’est là le secret de l’art, dit Claudel – auquel, sans davantage le dire, c’est très possible, Ponge peut-être pense aussi. Le « plaisir aigu » que la peinture procure à l’âme consiste, écrit-il, à « jouir à la fois de la permanence et du mouvement » : « Tout bouge sans bouger… Tout est présent à la fois. » Mais ce n’est pas à propos de fleurs que Claudel le dit. Il a plutôt à l’esprit, il me semble, les chairs que Rubens a peintes ou les paysages qu’a faits Rembrandt. Ce qui, certainement, revient au même. Des femmes comme des fleurs. Des fleurs comme des femmes. Des fleurs ou des femmes dont les formes miment celles du monde. Le bouquet que composent les unes ressemble à la ronde que dansent les autres et qui elle-même est pareille au cercle formé par les nuages que l’orage fait tourner au-dessus des forêts et des champs. Le même manège, toujours, auquel la peinture du Nord consacre la mécanique mobile de ses compositions arrêtées. On croit qu’elles exaltent la réalité, solide et tangible, dont se délectent les hommes, qu’elles donnent à voir les richesses qu’ils possèdent et dont ils jouissent, la terre ferme qui les produit et la société qui en vit. Mais c’est tout le contraire, explique Claudel. La réalité, elles la liquident, elles la rendent liquide. Elles ne la peignent qu’afin de mieux montrer de quelle manière elle se dissout et se disperse, s’éparpillant en reflets dans le double miroir de l’eau et du ciel entre lesquels passe une route vide qu’escortent deux rangées d’arbres nus, route sur laquelle personne ne passe, qui ne va vers rien mais dont l’image demeure – qui nous préserve du néant en direction duquel elle mène et sur le chemin duquel elle nous retient.

Une nature morte, explique encore Claudel, est « un arrangement qui est en train de se désagréger, c’est quelque chose en proie à la durée ». D’où sa valeur de vanité. La table que représente l’artiste regorge des richesses, humbles ou fastueuses, qui façonnent plus ou moins le quotidien de nos vies : vaisselles précieuses, assiettes sur lesquelles le pain repose, flacons où le vin violet luit, des fruits et des fleurs, aux saveurs, aux parfums ou aux couleurs que leur a donnés le Créateur afin de prouver que, quoi que celles-ci en pensent parfois, le monde qu’il avait voulu pour ses créatures était à la fois beau et bon. Cet ordre, affirme Claudel, l’art le célèbre. Mais, en même temps, ajoute-t-il, il montre qu’il ne va pas sans le désordre qui lui est aussi nécessaire. L’artiste fixe et fait tenir en équilibre instable dans le cadre de son image toutes les choses qu’il peint, qui changent et qui fuient. La table déborde. Sur le devant, comme si une main facétieuse et maligne avait tiré la nappe, on dirait que tout va tomber de ces objets que seul le regard réserve et dont la chute s’éternise.

Dans les tableaux de Pieter Claesz – un autre peintre hollandais de la même période que Claudel prend pour modèle –, je ne trouve pas de tulipe. Une bougie brûle. Ou bien : elle vient juste de s’éteindre et elle fait encore un peu de fumée, panache s’épanouissant dans l’air. Des carafes ont été renversées. Souvent, auprès d’un crâne sinistre, une montre est posée qui, pour personne, marque l’heure. Un citron coupé, dit Claudel, avec sa section circulaire, en imite le cadran et la spirale qu’autour de lui déroule à demi l’écorce qu’un couteau a commencé à ciseler évoque « le ressort détendu du temps ». Le crâne, le sablier, la tulipe que peint Philippe de Champaigne, le crâne encore, la montre et le citron que représente Pieter Claesz, le bouquet de fleurs se fanant sous mes yeux, forment un dispositif. Il manifeste le passage du temps. Il le met à l’arrêt mais afin de mieux laisser voir comment rien ne l’arrête.

Philippe Forest

Écrivain, Romancier, essayiste

AOC, 12 novembre 2023


Philippe de Champaigne, Vanitas, ou Allégorie de la vie humaine, 1646.
Musée de Tessé, Le Mans. ZOOM : cliquer sur l’image.

Philippe Forest sur Pileface

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