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Chroniques d’un printemps confiné

Bernard-Henri Lévy, Yannick Haenel et Philippe Lançon

D 15 avril 2020     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Cerisiers en fleurs.
Photo A.G., Reims, avril 2020. ZOOM : cliquer sur l’image.
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L’état de sidération puis le confinement dans lequel on veut nous contraindre doit-il nous empêcher de penser ? Bien au contraire. BHL, après avoir rappelé dans une chronique précédente Les dangers du « pouvoir médical » (Chronique du coronavirus, 2 [1]) s’interroge sur notre capacité à oublier. Il évoque la grippe de Hong Kong des années 1968-1969 qui, en France, fit plus de 30000 morts et il a raison : j’avais 22 ans à l’époque et je n’en ai aucun souvenir. Nous étions dans l’immédiat après mai et une atmosphère de liberté et d’insouciance nous aveuglait sur certains malheurs du monde. Les médias, la télé surtout, n’avaient pas la même importance. Les réseaux sociaux n’existaient pas. On n’était pas contraints d’assister chaque jour, à chaque heure, à la litanie des chiffres de malades et de morts, litanie littéralement obscène qui nous évite de penser que ces morts ont un nom, un prénom, un visage. La société du spectacle en était encore à son stade diffus, nous n’en étions pas encore au spectaculaire intégré. BHL s’interroge à juste titre sur les dégâts collatéraux des mesures prises par les différents gouvernements. Ils sont d’ores et déjà économiques et politiques, ils seront bientôt psychiques. Un pongiste d’une trentaine d’années m’a téléphoné hier pour me dire qu’il avait pété les plombs, rompu avec sa compagne et était allé à l’HP. Le valium suffira-il ? Il faudra sans doute écrire une suite aux Nouvelles maladies de l’âme de Julia Kristeva.
Yannick Haenel n’est pas très optimiste. Sa chronique de Charlie, Servilité, pointe les risques du moment et de l’après : que les gouvernements aggravent l’asservissement programmé (au nom de la santé) et prolongent, malgré les dénégations, l’état des choses existant, avec ces mesures d’urgence. Mais en sont-ils eux-mêmes conscients, nos gouvernants et leurs experts, pris comme ils le sont dans les rets d’un Dispositif planétaire dont le livre Tout est accompli a tenté de décrire la généalogie et les mécanismes dans une indifférence quasi générale de la critique [2]. Haenel pense qu’il « faudra un véritable tournant anthropologique ». Soit. Heidegger aurait sans doute trouvé cela insuffisant et dit qu’il faudrait plus encore un tournant dans « la pensée de l’Être » ouvrant vers « un autre commencement ». Je renvoie ici, une fois de plus, à ce grand livre, écrit en 1937-1938, qui s’appelle Méditation dont Alain de Libera aurait pu dire, avec son ironie cinglante, que, comme « la traduction française des Überlegungen II-VI et VII-XI [Réflexions II-VI et Réflexions VII-XI], publiée en novembre 2018 [...], par François Fédier et Pascal David, [la traduction] est passée inaperçue, soulevant moins de protestations indignées et aussi peu d’intérêt sur le fond que n’eût causé une rediffusion sur France 3 d’un des 281 épisodes de l’Inspecteur Derrick après les révélations de 2013 sur le passé nazi d’Horst Tappert [3]. » Je cite Heidegger (p. 118 : l’urgence est là) : « L’éclaircie, en tant que première ouverture qui embrase, est une éclaircie de l’Être qui, abyssalement, garde le silence sur l’urgence du fondement et approprie la fondativité du dire à cette nécessité qui fait surgir la liberté en tant qu’histoire entendue comme cette lutte mettant aux prises les décisions essentielles. » Je me souviens avoir lu un roman qui s’appelle L’Éclaircie. Je vais le relire. Haenel, avec Straub et après Godard, rêve de révolution. Il a raison : dans révolution, il y a rêve.
Pour faire un premier pas dans cette direction, je rappellerai ce mot de La Boétie : « soyez résolus de ne servir plus, et vous voilà libres. » Ou ceci, de son camarade bordelais (il a lu Parménide ; il n’y va pas par quatre chemins) : « La confiance est le chemin sûr. Elle ouvre la voie, elle fleurit, elle parle. L’être humain a le choix entre trois chemins. Le premier est vide, obscur et impraticable. Il conduit vers le troisième, celui de la foule qui vit dans le va-et-vient de l’erreur. Seul le deuxième, pour celui qui maintient un violent désir de liberté, conduit à la vérité. Combien d’aventuriers inspirés sont passés par là ? On l’ignore. Ils ont mis toute leur confiance dans cette direction qui les appelait. Elle n’est répertoriée sur aucune carte. Seul un désir très spécial la crée [4]. » Il faut tenir bon sur son désir.
Philippe Lançon, quant à lui, poursuit son ouverture de la bibliothèque (que faire sinon lire quand, comme lui et moi, on en a le temps et le privilège ?). Après Xavier de Maistre, c’est au tour de Daniel De Foe et son roman, Journal de l’Année de la Peste, « un texte sans précédent, qui mélange et dépasse les genres, pour développer une forme qui donne accès à la réalité ». Nous sommes à Londres, en 1865 : « Très vite, on enferme chez elles les familles dont un seul membre est touché. Des gardes sont postés aux portes, chargés de surveiller, mais aussi de faire les courses pour ceux qui y vivent. » Peu de choses nouvelles sous le soleil, qui, lui, persiste, impassible, à illuminer mon jardin, les cerisiers, les lilas et les tulipes en fleurs. Si j’en crois un médecin marseillais imperturbable et très contesté, c’est bon signe : la pandémie pourrait disparaître avec le printemps. Je ne demande qu’à le croire. S’il a raison, mieux vaut le prix Nobel que le sort du docteur Semmelweis [5] !
J’en profite pour remercier une jeune voisine que je connais à peine pour ne l’avoir vue qu’une seule fois et qui n’a sans doute pas lu l’appel de ma dernière chronique, d’avoir mis un masque de sa confection dans ma boîte aux lettres. Si je connaissais avec précision son adresse, j’irais bien l’embrasser, mais il faudra sans doute attendre un peu pour braver cet interdit majeur. Enfin, il n’y a pas que des délateurs dans ce foutu pays, il y a aussi des signes anonymes de civilisation. Cela mérite d’être souligné.


« Libertin comme une tulipe ! à la fois infidèle et croyant ! »
Omar Khayam. Cité dans Philippe Sollers, Fleurs et Conversation infinie.
Photo A.G., Reims, avril 2020. ZOOM : cliquer sur l’image.

« Omar Khayam (1040-1125) vit à l’ombre de tulipes en fleurs, comme d’autres au soleil de femmes épanouies. Il les célèbre sans cesse à travers le vin. Si je n’ai pas bu de vin, dit-il, ma jolie est comme de l’herbe. Si j’en ai bu un peu, c’est une rose. Mais si j’en ai bu beaucoup, alors c’est une tulipe. »
«  Boire du vin, chatouiller des jolies comme des tulipes,
C’est mieux que des cafarderies, des hypocrisies,
S’ils sont damnés, ceux qui font l’amour et qui boivent du vin,
Qui donc voudra voir le Paradis ? Qui ?
 »
« Inutile de dire que, sauf prudence momentanée, on ne trouve Khayam ni à la mosquée, ni à la synagogue, ni à l’église, ni au couvent, ni au temple :
"Libertin comme une tulipe ! à la fois infidèle et croyant."
Il le dit explicitement : nous sommes comme des pièces jouées par le Ciel sur un échiquier, et qui sont rebasculées, une par une, dans le Néant. Il parle carrément à partir du néant des mathématiques, des galaxies, du vin, des fleurs et des filles. »

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Servilité

Yannick Haenel, le 15 avril 2020

Le monde qui vient est déjà là : il ne changera pas après le virus puisque celui-ci n’est jamais que l’un de ses noms, l’une des formes que s’est inventée le dispositif qui a pris la place du monde pour propager son règne. Dans sa perversité, celui-ci a fait mine d’être mis à mal pour resserrer encore nos entraves. Nous étions déjà des esclaves du Dispositif, il a inventé le moyen de nous contraindre encore en faisant de nous des confinés  ; si bien que nous n’avons rien à espérer de lui qu’une aggravation de nos conditions de vie, et de notre servilité.

Bien sûr, rien ne nous interdit de vouloir notre émancipation, de clamer qu’il faudra absolument changer ce monde, et qu’ayant fait l’expérience tragique d’une impasse technique, il est impératif d’imposer à celui-ci une sortie humaine. Il faudra un véritable tournant anthropologique, une révolution non seulement écologique, mais de toutes nos manières de penser : nous allons l’exiger.

Et puis  ? On a vu, deux hivers de suite, en France, comment ont été traitées les contestations. Si la police a été la réponse à des désirs légitimes, l’économie sera la réponse, plus inflexible encore, à l’impuissance de chacun. On va renflouer les entreprises, sauver les banques, redonner de l’optimisme aux marchés financiers. Et chacun de nous va continuer de crever.

On nous a obligés à rester passifs, on nous a demandé de la boucler au nom de la solidarité, et c’est aujourd’hui consternant de voir à quel point nous avons été piégés  ; ainsi est-il à parier que notre servilité collective dans cette période de confinement ne sera pas récompensée, mais punie.

Les gouvernements n’ont qu’une chose en tête : non pas l’intérêt de tous, mais la volonté de maintenir coûte que coûte, fût-ce en ayant l’air de faire des compromis, le système à l’intérieur duquel ils ont acquis richesse et puissance.

Je viens de décalquer une phrase de Bernanos. Je l’ai entendue dans le nouveau film de Jean-Marie Straub, La France contre les robots, qu’on peut voir sur YouTube, et que je vous conseille. Il dure à peine cinq minutes, il y a deux versions, qui se suivent, la première filmée au crépuscule, la seconde en plein jour. Par un effet de montage historial très juste, le texte commente notre confinement politique.

Pour Jean-Luc

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Cet homme aux cheveux blancs qui marche aujourd’hui le long d’un lac en disant de dos le texte anarchiste de Bernanos écrit en 1945, c’est-à-dire au lendemain du plus grand confinement de notre histoire, articule une critique radicale de la « reconstruction » qu’appelaient alors les gouvernements, en lesquels il ne voit que formes démocratiques de la dictature, renvoyant dos à dos Anglais, Américains et Soviétiques. Ces régimes, a priori opposés par l’idéologie, sont unis, dit-il, par ce dispositif du capitalisme qu’il appelle la technique : « Un monde gagné par la technique est perdu pour la liberté.  » On y est.

La France contre les robots
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Le mot de Révolution n’est pas pour nous, Français, un mot vague. Nous savons que la Révolution est une rupture, la Révolution est un absolu. Il n’y a pas de révolution modérée, il n’y a pas de révolution dirigée — comme on dit l’Économie dirigée. Celle que nous annonçons se fera contre le système actuel tout entier, ou elle ne se fera pas. Si nous pensions que ce système est capable de se réformer, qu’il peut rompre de lui-même le cours de sa fatale évolution vers la Dictature — la Dictature de l’argent, de la race, de la classe ou de la Nation — nous nous refuserions certainement à courir le risque d’une explosion capable de détruire des choses précieuses qui ne se reconstruiront qu’avec beaucoup de temps, de persévérance, de désintéressement et d’amour. Mais le système ne changera pas le cours de son évolution, pour la bonne raison qu’il n’évolue déjà plus ; il s’organise seulement en vue de durer encore un moment, de survivre. Loin de prétendre résoudre ses propres contradictions, d’ailleurs probablement insolubles, il paraît de plus en plus disposé à les imposer par la force, grâce à une réglementation chaque jour plus minutieuse et plus stricte des activités particulières, faite au nom d’une espèce de socialisme d’État, forme démocratique de la dictature. Chaque jour, en effet, nous apporte la preuve que la période idéologique est depuis longtemps dépassée, à New-York comme à Moscou ou à Londres. Nous voyons la Démocratie impériale anglaise, la Démocratie ploutocratique américaine et l’Empire marxiste des Dominions Soviétiques sinon marcher la main dans la main — il s’en faut ! — du moins poursuivre le même but, c’est-à-dire maintenir coûte que coûte, fût-ce en ayant l’air de le combattre, le système à l’intérieur duquel ils ont tous acquis richesse et puissance. Car, à la fin du compte, la Russie n’a pas moins tiré profit du système capitaliste que l’Amérique ou l’Angleterre ; elle y a joué le rôle classique du parlementaire qui fait fortune dans l’opposition. Bref, les régimes jadis opposés par l’idéologie sont maintenant étroitement unis par la technique. Le dernier des imbéciles, en effet, peut comprendre que les techniques des gouvernements en guerre ne diffèrent que par de négligeables particularités, justifiées par les habitudes, les mœurs. Il s’agit toujours d’assurer la mobilisation totale pour la guerre totale, en attendant la mobilisation totale pour la paix totale. Un monde gagné pour la Technique est perdu pour la Liberté.

Georges Bernanos, La France contre les robots.

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RISS, Charlie 14 avril 2020.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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La peste à Londres

Philippe Lançon, le 15 avril 2020

Daniel Defoe, l’auteur de ­Robinson Crusoé, a 5 ans lorsque la peste de 1665, à Londres, tue 70 000 personnes. C’est un peu jeune pour tenir son journal du confinement (ou du survivant). Le journal d’un enfant serait pourtant plus intéressant que celui d’un écrivain. L’enfant aime le secret. N’imaginant pas qu’il puisse être lu par quiconque, il ne ferait sans doute pas le numéro de cirque intime auquel les mains à plume, quel que soit leur talent, sont condamnées, dès lors qu’elles le publient. Le confinement renvoie à un monde de détails, de difficultés, de médiocrités aussi, qu’un souci de vérité incite à consigner, mais que la belle image et la pudeur empêchent de publier. Peut-on la publier, en effet, cette pauvre et modeste vérité  ? Peut-on écrire qu’on est constipé, quand d’autres sont en train de mourir ou de faner d’épuisement  ? Peut-on rappeler aux circonstances, avec Jules Laforgue : « Ah  ! Que la Vie est quotidienne… / Et, du plus vrai qu’on se souvienne, / Comme on fut piètre et sans génie…   » Il y faut un génie particulier, justement, celui d’unir le peu qu’on vit au trop qui nous enveloppe. Beaucoup croient l’avoir. Peu l’ont.

Defoe prend prétexte de la peste qui sévit à Marseille et panique l’Europe, en 1720, pour publier Journal de l’Année de la Peste, où il raconte, comme en léger différé, le développement de celle de Londres. Il se met dans la peau d’un commerçant qui en fut témoin : le métier de ce narrateur lui permet d’aller d’un bout à l’autre de la ville, pour ses affaires, depuis les premiers signes de l’épidémie jusqu’à son pic et sa décrue. Bref, d’être crédible. Si on ignorait la date de naissance de l’écrivain, le fait qu’il espère se remettre d’une faillite commerciale grâce à un best-seller, on pourrait croire que ce commerçant, c’est lui, et que le livre a été publié peu après la fin de cette peste, et non cinquante-cinq ans plus tard. La précision des chiffres et des faits, les rapports cités, les situations observées, les maladresses de style et les répétitions volontaires, tout fait ressentir au lecteur la vie de l’épidémie, la terreur qu’elle provoque, l’enfer circulaire qu’elle répand. Tout contribue à faire croire que ce roman est un véritable journal, autrement dit, un document. Defoe s’était, de fait, énormément documenté  ; et il s’est probablement inspiré de tout ce qu’il a pu entendre, enfant et adolescent, de ceux qui, adultes, avaient subi l’épidémie.

Les corrompus sont fouettés en place publique
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Le résultat est un texte sans précédent, qui mélange et dépasse les genres, pour développer une forme qui donne accès à la réalité. La préface limpide de la vieille édition Folio, datant de 1982, a été écrite par un professeur à la faculté de médecine, Henri Mollaret : la science y rend hommage à la littérature. Ce qu’on vit aujourd’hui, les premiers signes, le déni initial, les mesures d’interdiction, les décisions de confinement, la notion alors naissante de porteur sain, la floraison des prophètes et des charlatans, la fuite de ceux qui peuvent et savent où aller, on le lit dans Journal de l’Année de la Peste, avec cet effet grossissant particulier : la peste tue un nombre incalculable de gens, et nul ne sait alors ce qui la provoque, ni comment se préserver d’un sort presque toujours fatal, sinon en s’éloignant ou en se barricadant.

Très vite, on enferme chez elles les familles dont un seul membre est touché. Des gardes sont postés aux portes, chargés de surveiller, mais aussi de faire les courses pour ceux qui y vivent. De ces maisons jaillissent des plaintes, des pleurs, des lamentations : c’est alors le grand murmure de Londres. Certains parviennent à tromper la vigilance des gardes, à les corrompre. Surpris, les corrompus sont fouettés en place publique. Defoe raconte, et, dans ce désastre, il comprend plus qu’il ne juge. Sa morale est celle de la Providence, comme on le voit lorsqu’il parle des «  soignants  », comme on dit aujourd’hui : « Ce n’est pas non plus porter atteinte au labeur et à l’assiduité de ces médecins que de dire qu’ils succombèrent à la calamité commune, ni ne le voudrais-je d’ailleurs : il est tout à leur honneur d’avoir risqué leur vie, au point même de la perdre, au service de l’humanité. Ils s’efforcèrent de faire du bien et de sauver la vie des autres. Mais l’on ne pouvait s’attendre que les médecins eussent le pouvoir d’arrêter les jugements de Dieu ou d’empêcher une épidémie éminemment armée par le ciel d’accomplir la mission qui lui était dévolue. » Par chance, on n’en est plus là.

Charlie Hebdo

LIRE AUSSI : Chronique d’une autre épidémie


COCO, Charlie 14 avril 2020.
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