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« Cœur de Venise » par Jean-Hugues Larché

Rencontre amoureuse autour de la peinture vénitienne

D 6 novembre 2023     A par Viktor Kirtov - Jean-Hugues Larché - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Jean Hugues Larché est un amoureux de Venise comme Philippe Sollers. Entre autres, nous avons déjà partagé sur pileface, deux de ses textes dédiés à la sérénissime :
Quintet pour Venise
Navigation vénitienne

Il prépare actuellement un nouveau livre ayant pour thème général une rencontre amoureuse autour de la peinture vénitienne, à paraître au printemps prochain, et nous en adresse un chapitre intitulé « Cœur de Venise ».

C’est aussi une rencontre amoureuse qui avait initié les nombreux séjours à Venise de Sollers. Philippe Sollers et Dominique Rolin, son amour clandestin, la deuxième femme de sa vie, s’y sont retrouvés pendant plus de trente ans, deux semaines, deux fois par an (à la mi-mai et la mi-septembre), dans « la chambre aux trois fenêtres de La Calcina » - une plaque commémorative en témoigne aujourd’hui.

Sollers avait découvert Venise en novembre 1963 : « La Cité absolue : Venise, le lieu et la formule »., et aussi : Venise, le pôle magnétique de son existence.
Venise, célébrée dans l’oeuvre de Sollers La Fête à Venise , Le Coeur absolu , et dans son Dictionnaire amoureux de Venise , notamment, mais aussi dans Femmes, L’Année du Tigre ( Journal de l’année 1998)...


Crédit illustration : benoit.monneret@gmail.com
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« Cœur de Venise » par Jean-Hugues Larché

Illustrations, sous-titrages et soulignements de pileface (V.K.)

Depuis le lit, nous entendons les gondoliers chanter dans le virage du rio en dessous. Les gondoles au nombre d’environ quatre-cents ont une longueur de dix mètres soixante-quinze, une largeur d’un mètre trente-huit. Leur fer de proue synthétise une carte géographique symbolique de la ville. Preuve de sa construction cohérente, ce large et plat sommet du fer, représente la coiffe des doges - qui administrèrent la ville jusqu’en 1797 -, l’arrondi en dessous prend la forme arquée du pont du Rialto et surplombe le bassin de San Marco. La première languette représente le quartier de San Marco ; en dessous, cinq autres languettes ; San Polo, Santa Croce, Castello, Dorsoduro, Cannaregio. Trois stylets pointus insérés entre les languettes de chaque quartier, représentent les îles de Murano, Burano et Torcello.

A l’opposé de la première languette, il y a celle de la Guidecca. La distance depuis le haut de la coiffe du doge jusqu’à la pointe inférieure passant sous la coque symbolise l’étendue qu’on ne peut circonscrire à l’œil, du Canal Grande.


-Autrefois, me dit Clara, les gondoles étaient surmontées d’un felze, petite cabine amovible très confortable en forme de demi-tonneau, à l’extérieur recouvert d’un tissu noir, munie d’une ouverture sur le côté.

La Giudecca, Cannaregio et les Juifs

Venise et le premier ghetto juif

La Sérénissime attribuait une zone d’habitation bien définie à chaque communauté étrangère.

Au XIIe siècle, on attribua à la communauté juive (la plus importante, après les grecs) l’île de la Spinalunga, qui prit le nom de Giudecca quand Les juifs s’y installèrent.

En 1527, un décret ordonna aux Juifs de déménager dans la zone du Cannaregio, où se trouvaient les anciennes fonderies à canons. Ceci devint le ghetto de Venise une zone close de la ville où les Juifs furent forcés de résider séparés du reste de la population de jusqu’à l’occupation de la ville par Bonaparte en 1797. Situé dans le quartier (sestiere) de Cannaregio, ce ghetto est le premier de l’histoire et va donner son nom à toutes les zones similaires créées par la suite en Europe1.

Là, se rassemblèrent tous les Juifs de la diaspora : Sépharades réfugiés d’Espagne et du Portugal, Ashkénazes venus d’Allemagne et d’Europe centrale, Levantins réfugiés de Constantinople...

On y parlait diverses langues et dialectes, on comparait les divers contes et récits secrets rapportés en héritage.

Il y avait des thalmudistes, mais aussi des kabbalistes, des gnostiques, des alchimistes. Tout cela stimulait la réflexion et la dispute.

Un signe Distinctif

Les Juifs du ghetto devaient se signaler en portant une rouelle (petite roue) jaune sur la poitrine, puis par un béret ou un chapeau jaune (Au Moyen-Âge, le jaune était la couleur infâmante de la folie et du crime).

Celui qui ne portait pas son chapeau jaune devait payer une amende de 50 ducas et faire un mois de prison.
Note pileface, d’après www.e-venise.com/

Elle désigne depuis la fenêtre cette proue de gondole dont on parle et me fait remarquer que si la languette de la Giudecca est à l’opposé des autres quartiers, ce n’est peut-être pas par hasard. Canareggio, le quartier du Ghetto est aussi le dernier en bas du fer.


- En Europe, les juifs ont d’abord été parqués à Venise, dans le Ghetto. Ensuite on connaît l’histoire de ce peuple […] qui de tout temps a été suspecté, accusé, chassé sans jamais pouvoir se défendre… L’état d’Israël leur a été octroyé par les Nations Unies en 1948 car aucun gouvernement ne leur a jamais garanti leur sécurité face à l’opprobre populiste.

Le Marchand de Venise,
pièce de Shakespeare

Ses pupilles rétrécissent comme devant un projecteur, ses joues rosissent, ses bras ont un peu la chair de poule. Elle semble très concernée. Je reste discret. Je ne pensais pas qu’elle se livrerait à ce sujet. Ensuite, Clara m’expose sa vision du Marchand de Venise, pièce de Shakespeare, qui met en scène le Juif Shylock, sa fille Jessica et les marchand vénitiens.

Sans savoir si elle est juive, elle s’est très tôt identifiée à Jessica. Personnage féminin amoureuse du chrétien Lorenzo, enfuie de chez son père pour le rejoindre en emportant un part de ses richesses. Elle me raconte que c’est une pièce sur la loi des hommes entre eux, leurs rivalités, leur cruauté instinctive. Une diatribe entre un chrétien et un juif qui dégénère et qui s’arrange. Antonio (le marchand de Venise) a tout d’abord pris à partie et insulté Shylock, à propos de son usure. Plus tard, il lui demande de lui prêter 3000 ducats… Comme son affaire de transport en navires fait ensuite faillite, Antonio ne peut le rembourser. Malgré la proposition de Bassanio de lui en donner le double, Shylock veut la livre de chair contre ce que lui doit Antonio. Le Doge s’y oppose, et l’on l’exhorte Shylock à la pitié. Ce dernier avance que l’endroit du corps où la livre de chair doit être extraite n’est pas précisé dans le contrat, alors, plutôt que la fesse, il préfère prélever le cœur. Mais aucune goutte de sang ne doit couler lors de l’opération. Shylock est contraint d’accepter la somme en échange. Et comme il a déjà renoncé à l’argent et pour sa tentative d’assassinat d’Antonio, sa vie est remise entre les mains du Doge. Sous les conseils de Portia, maitresse de Bassanio, travestie en juge, un compromis est trouvé. Le Doge fini par gracier Shylock. Les protagonistes se réconcilient. Tout finit bien à Venise.

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Shylock et Jessica, par Maurycy Gottlieb (1876)

Carla précise que l’ambiguïté de la pièce l’a toujours préoccupée et qu’elle penche en définitive pour une dénonciation de l’antisémitisme et de ses rouages. Elle pense que Shakespeare par son art de la nuance et de la complexité expose les tenants et les aboutissants de la condition du Juif dans son époque. Puis elle me récite la tirade (bien naïve, mais à rappeler) de Shylock de l’Acte III, scène I :


- « Un Juif n’a-t-il pas des yeux ? Un Juif n’a-t-il pas des mains, des organes, des dimensions, des sens, de l’affection, de la passion ; nourri avec la même nourriture, blessé par les mêmes armes, exposé aux mêmes maladies, soigné de la même façon, dans la chaleur et le froid du même hiver et du même été que les Chrétien ? Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas ? Si vous nous chatouillez, ne rions-nous pas ? Si vous nous empoisonnez, ne mourrons-nous pas ? Et si vous nous bafouez, ne nous vengerons-nous pas ? »

Elle rajoute que Shakespeare établit le personnage de Shylock sans le caricaturer. La faute venant au départ d’Antonio qui a moqué, insulté et molesté le prêteur sur gage. Le grand Will fait ici l’éloge du pardon chrétien, se place hors de la loi du talion, comme souvent dans la résolution de ses intrigues de comédies. Shylock insiste même un moment sur la vengeance spécifique des chrétiens. Le pardon est ici la seule issue pour oublier les rivalités entre les hommes et la dérive de chacun vers la violence ou la punition par le droit. Shakespeare croit à l’universalité des consciences par-delà les communautés. En cela, le personnage de Jessica qui souhaite épouser Lorenzo est significatif du rapprochement des deux cultures. Shakespeare lui paraît très moderne dans son approche de l’amour qui surplombe les clans, les cultures ou les pays. Il y a l’amour fatal de Roméo et Juliette venant de familles rivales de Vérone ; celui tout aussi tragique d’Antoine et Cléopâtre entre les deux puissances romaine et égyptienne ou les séductions en quadrille de Peines d’amour perdues entre Anglais et Françaises. Pour Clara, Shakespeare est le grand humaniste renaissant qui situe Othello et le Marchand, dans le cadre vénitien.

Aux Frari avec Titien et Monteverdi

Les Frari

La basilique Santa Maria Gloriosa dei Frari, appelée communément Frari (en français : Sainte-Marie-Glorieuse-des-Frères), est une des principales églises de Venise. Elle est située sur le Campo dei Frari, dans le sestiere de San Polo. Dédiée à l’Assomption.
note pileface

Le pont du Rialto, où, Shylock et Antonio commercent et rivalisent dans la pièce, n’est pas loin de l’appartement de Clara. Nous décidons ce jour d’un programme pictural entre Marie et Christ. Nous traversons le pont et filons quelques rues vers les Frari au campanile de quatre-vingt mètres de haut qui est le deuxième clocher après celui de Saint-Marc. En entrant à gauche, la forme triangulaire du mausolée de Canova avec sa glaçante porte funèbre entrouverte nous accueille… Nous nous tournons vers la droite. Le monument funéraire de Titien à quatre colonnes comporte un bas-relief sculpté de L’Assomption surplombé du lion ailé et la statue de Titien portraituré aux lauriers et à l’expression sévère. L’entourent quatre figures en pied d’allégories universelles et un ange. Dans la perspective du chœur de Frari, nous avançons, pour voir de plus près, La peinture ; celle de L’Assomption, tableau de Titien de 1518, le plus célèbre de Venise.


Titien, Assomption
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Titien, Assomption (détail)
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Clara, décidément en verve, après son interprétation du Marchand se lance allégrement dans une interprétation du décollement de Marie :
- Marie, robe couleur carmin, semble s’élever en s’échappant du commun des mortels. Le pas élégant, la paume des mains tournées vers le ciel. Elle est portée par une guirlande nuageuse d’angelots qui chantent sa gloire, puisque nous sommes à Santa Maria Gloria dei Frari. Elle n’a pas eu le temps d’être morte à la vue des humains qu’elle prend l’ascenseur en direct vers les sommets, cela, le plus naturellement du monde. Sous le regard avionnant et penché sur elle de Dieu le Père, elle a l’air plus humaine que sainte, elle est embarrassée, étonnée, voire confuse de ce qui lui arrive. Est-elle bien morte ? Juste temporairement, alors. Même pas le temps de s’en apercevoir et déjà en partance pour les cieux ! Tu excuseras ma grande liberté avec la théologie, Ugo…
- Sans faute. Continue.
- Elle est en communication avec le Père depuis un petit moment, puisqu’elle a cru à l’opération du Saint-Esprit, et qu’elle a donné la vie au Christ, et donc au verbe, si, bien sûr, l’on en croit les textes.
- Je te suis.
- Elle semble avoir le souffle coupé par son décollement. Ceux d’en bas se demandent ce qui se passe et sont bien forcés à croire à l’incroyable… De croire à cette résurrection directe, versant féminin, sans passage par les limbes.

Nous gardons un moment le silence dans notre conscience respiratoire du volume
des Frari.
- Une femme sacrément musicale serait restée vierge, reprend Clara, et pourtant elle serait mère du genre humain à travers son culte. Les protestants protestent, les orthodoxes perdent leur doxa, les athées zézaient, l’islam espère en retrouver au ciel, soixante-douze aussi vierges qu’elle. Les catholiques y croient sans comprendre. Et grâce à Mozart, Maria devient concrète dans son aspect musical. Dans l’Et incarnatus est de la Grande Messe en ut K. 427 de 1782, Mozart fait chanter à la Vierge sa propre incarnation. Je pense aussi à l’Assomption de la Vierge du Corrège dans la coupole de la cathédrale de Parme où Marie est aspirée vers le haut du ciel, In exclesis deo. En Italie, les chefs d’œuvres à son effigie sont innombrables. Souriant sous cape chez Vinci, humaine et inquiète chez Carpaccio, magistrale chez Bellini, elle est madone pulpeuse chez Tiepolo et réinterprétée chez bien d’autres en Annonciation, Nativité, etcetera. Les Vêpres à la Vierge de Monteverdi composées en 1610 sont une des plus grandes pièces polyphoniques du répertoire. Et tu sais que juste à côté de nous, dans la deuxième chapelle à gauche du chœur, repose ce grand musicien. Viens voir avec moi… Derrière la lourde grille noire, tu distingues sur le lutrin sombre la partition ouverte des Vêpres et une belle rose blanche qui a été lancée sur la dalle grise…
- Ave Monteverdi !

Monteverdi : Les Vêpres de la Vierge (Leonardo Garcia Alarcon, Mariana Flores...)

CHŒUR DE CHAMBRE DE NAMUR
CAPPELLA MEDITERRANEA
MAÎTRISE DE RADIO FRANCE
SOFI JEANNIN chef de chœur
LEONARDO GARCÍA ALARCÓN orgue et direction

radiofrance.fr/

- Aujourd’hui, Maria est française, latine, grecque, juive, arabe, africaine, perse ou chinoise. Maria est l’intelligence faite corps musical. Maria est universel violoncelle. J’ai toujours préféré les Ave Maria aux Ave César. Maria en femme d’art et d’oraison qui s’élève ; César en virile cessation des arts et soumission des hommes à la vile hiérarchie. Femme pacifique ou homme belliqueux, l’orientation est vite prise ; le camp choisi. Saluer l’amour plutôt que la guerre. Tout n’est que musique des sphères chez Maria. Voilà pour aujourd’hui.

Le chef d’œuvre de Tintoret à la Scuola San Rocco

J’applaudis en approuvant de la tête et Clara me fait un révérencieux salut ironique à mouvement de bras exagéré.
En sortant des Frari, la très claire lumière de ce beau jour d’avril nous éblouit depuis le ciel. Nous entrons dans la Scuola San Rocco toute proche. Après Marie qui décolle on va voir le Christ pointé sur la croix. Tintoret, à partir de 1574, décline la vie du Christ en grands tableaux sur les deux niveaux de l’école. Nous montons au premier étage, tout droit à la Crucifixion. La description point par point de ce panorama de douze mètres sur cinq s’avérerait interminable à décrire.


Tintoret. Crucifixion
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C’est le chef d’œuvre du Tintoret à la Scuola. Il traite la scène comme une reconstitution en étapes successives de la mise en croix. La croix du larron de droite est en train d’être érigée. Le larron de gauche, croix au sol, n’est pas encore crucifié. Le Christ, lui, est dressé sur la sienne. Sa tête au bord supérieur du tableau est auréolée d’un halo, correspondant à la circonférence de ses bras écartés. Comme si l’aura de cette lumière irrationnelle surplombait la scène. Perché au-dessus des autres ; coupé du monde des hommes, le Christ regarde au pied de la croix. La Vierge s’est évanouie au sein de sept personnages, dont Saint Jean et Marie-Madeleine qui sont tournés vers lui en communication secrète. Autour de l’événement la société s’affaire. La sentence du droit romain s’effectue ici, sur le Golgotha. Deux groupes d’une dizaine de cavaliers sont placés en symétrie à droite et à gauche de cette mise en scène tragique, perspective et dynamique. La Crucifixion représentée par Titien dure le temps d’une installation de type artisanal. Son réalisme est frappant par rapport à l’histoire du Christ qui, ici, est un crucifié immédiatement devenu céleste. Nous restons un long moment assis, face à cette étonnante séquence quasi filmique. Concentrés, côte à côte, sur le banc de bois verni.

Tiepolo au musée de l’Academia

A la sortie de San Rocco, le temps s’est un peu couvert.

Nous passons le long des Gesuati, nous rejoignons le musée de l’Academia. Décidément, c’est la journée du décollage virginal ! Après l’Assomption, je veux montrer à Clara La Translation de la Maison de sainte Lorette de Giambattista Tiepolo, peint en 1743.


Tiepolo. La Translation de la Maison de sainte Lorette (1743)
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Détail, https://gallerieaccademia.it/il-trasporto-della-santa-casa-di-loreto
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- As-tu déjà vu une maison décoller comme ça ? Les tapis pilotés par des djinns des Mille et Une nuits, certes ! Mais là, c’est Marie en navigatrice des cieux qui est à la barre d’une maison. Une demi-douzaine d’anges lui servent de coussin d’air. Une maison qui vole, c’est l’apesanteur absolue ! La première femme de l’histoire à conduire un avion.
- Une super woman mariale qui ne serait pas martiale !
- Oui, le diable, lui, est toujours d’essence martiale et belliqueuse. Là, il est posté en bord du tableau et se tient la tête. Il n’en croit pas ses petits yeux perçants.
- Diablement vrai Ugo, tu as percé sa nuit !
- C’est une tentation sur la montagne à l’envers et l’insupportable preuve de l’incroyable puissance du mystère catholique !
- La suppression de la lourdeur du monde et la preuve par l’envol.
- C’est l’acte le plus incroyable montré aux impies… D’après la légende, en 1291, la maison de la Vierge aurait été transportée par les airs pour échapper à l’avancée des armées musulmanes. Après une escale à Terzatz sur la côte adriatique, elle serait parvenue en Italie, à Loreto.
- « C’était bien, c’était chouette on y retournera… chez Lorette » chante Clara.
- Ah, ah, ah ! Vive la variété française ! Vive la merveilleuse désinvolture des cieux et enchanteresse absurdité des miracles ! Le diable ne peut qu’en devenir fou.
- Le diable est déjà fou d’être ce qu’il est... Non ?
- Il est hors de lui… dans ses propres rivets.
- Fondamentalement jaloux, rival, duplice, revanchard, méchant, mauvais. Il mérite quelques jolis qualificatifs en chapelets !
- Cette scène le rend encore plus dingue. Enragé qu’il est devant la trompette, la mandoline et le violon qui accompagnent cette souveraine traversée en harmonie sonore des anges musiciens.
- Le diable c’est la surdité même, l’anti-musique, la dissonance.
- Oui, le diable grince des dents et grince en dedans. Cette scène de Tiepolo lui est insupportable à la vue comme à l’oreille. Bien que comme je te l’ai dit, je sois matérialiste à la façon de Démocrite ou de Lucrèce, ce magnifique tableau m’apaise. Mais le diable est un halluciné qui ne peut que croire ce qu’il voit ici… Il n’a aucune distance et ça le met hors de lui.
- Pourtant ce tableau peut guérir n’importe qui le veut bien. Comme la musique, le chant, la danse et l’amour le font. Alléger le monde dans une simple métaphore picturale... Tout comme ta compagnie m’allège.
- Tu es très bonne avec moi Clara, très patiente et bien réactive. Ce qui est rare.
- Et toi, malgré ta trop grand spontanéité de langage, tu es un très homme doux.
- Qu’on se le dise ! Merci, je prends.
- Ah ! si je te le dis.
- Tiens, regarde à gauche, ce tableau de Piazzetta, La devineresse… C’est une femme libre totalement déliée dans sa pose. Comme toi, elle devine en divine intuition. Elle est pieds nus, comme toi au C’a d’Oro par aqua alta, et elle prend une pose élégante un peu vrillée. La devineresse, qui la devinera à elle ?
- Va savoir…

De Kooning à la fondation Peggy Gungenheim

Nous retrouvons le quai des Zattere. Le temps s’est levé. Une glace à la vanille pour la fille, une au citron pour le garçon. On sort nos langues, on lape, on se fait gouter le mélange. Ensuite direction Palazzo Nonfinito (palais blanc et sans étage) qui abrite la fondation Peggy Guggenheim. Nous allons direct au Sans titre de 1958, pastel et fusain de Willem de Kooning.


Willem de Kooning. Sans titre, 1958, Musée Peggy Guggenheim, Venise
Pastel et Fusain sur Papier (57 x 77,5 cm)
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Je parle à Clara du petit livre que j’ai écrit autour des Women, qui a fait un peu de bruit dans mon proche milieu et a été mis en avant à la librairie du Musée de l’Orangerie. Tout de suite, je distingue un sein pointé, Clara le voit. Un cul, une chatte noire et un autre cul au premier plan, Clara me suit. Elle confirme mes vues. Ici, une silhouette à la Matisse en bassin de femme à l’envers, elle applaudit. C’est grâce à elle que je perçois ça. Des triangles en bleu, ocre, crème, pourpre, vert structurent la composition du tableau non intitulé. « Picasso n’a qu’à bien se tenir ! » lâche Clara. Nous rions de bon cœur. De Kooning est son suiveur et le seul à mon avis aussi habité par la forme et la monstration de l’intériorité des femmes. On passe devant la sculpture épurée de Brancusi « Maiastra » de 1912 - qui signifie « Maître ». C’est un oiseau bienveillant du folklore roumain au plumage superbe, représenté en bronze doré poli. Le sculpteur, roi de l’épure, a choisi de le faire chanter gorge gonflée, cou en arrière et bec ouvert. La noblesse de l’oiseau exceptionnel émane au milieu de la galerie en épi d’or merveilleux pris entre ciel et terre.

Il y a aussi deux Picasso

Il y a aussi deux Picasso qui sont, Le poète de 1911, peinture de la période du cubiste analytique aux formes très fractionnées et La baignade de 1937 où deux femmes nues en pierres angulaires dans une eau bleue d’aquarium, jouent avec un petit bateau sous le regard enfantin d’un visage bloc en forme d’amande à l’horizon. Picasso aimait à répondre ironiquement quand on lui disait qu’on ne comprenait pas ses tableaux : « Mais ça n’a absolument aucune importance !!! »

Derrière nos masques, dédoublés

Nous repassons devant l’Academia et prenons une rue serpentine qui nous ramène vers les Frari. « Tiens, une série de masques dans une belle vitrine de magasin spécialisé ». On entre et on choisit rapidement. Un masque Jolly de couleur rouge à cinq pointes étoilée pour elle. Un Nasone symphonia à long nez doré pour moi. Le soir, on va se refaire le Carnaval en variations personnelles. Elle en Angélina Jolie, en Jolly Jumper(e) ou en Jolie poupée de cire. Et en très, très Jolly Clara ! Moi, je suis Nez-ophyte, Sympho-Nez fantastique ou pied-de-Nez. Ugo-élan à nez comme un bec d’oiseau.

Tête de gondole
Sollers en tête de gondole
Crédit illustration : benoit.monneret@gmail.com

Autour de minuit, plus aucun touriste. Nous trouvons un gondolier que Clara connaît et nous allons faire un tour. Passons dans les rues sombres aux faibles halos lumineux. On se chante tour à tour les chansons qu’on connaît par cœur. On passe en dessous de chez Clara, ses fenêtres éteintes reflètent le clair de Lune et les nuages flottants. Derrière nos masques, dédoublés, serions-nous déjà là-haut en train de faire coulisser le nez dans l’étoile ? Le Nazone pénétrant joliment la zone de la Jolly ? Partageant le silence de notre conducteur, nous glissons dans ce mystérieux labyrinthe en proie à toutes les joies nocturnes.

Jean-Hugues Larché sur pileface

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