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Manet et Mallarmé : « la plus complète amitié »

Ce que Bataille et Sollers en disent

D 2 avril 2023     A par Albert Gauvin - C 3 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


La main devrait devenir une abstraction impersonnelle guidée seulement par la volonté, oublieuse de tout savoir-faire antérieur.

Stéphane Mallarmé,
Les Impressionnistes et Édouard Manet.

Il y a dans l’exposition Manet visible au musée d’Orsay (du 5 avril au 3 juillet 2011 [1]), une magnifique petite toile de 27,5 sur 36 cm que le peintre a réalisé en 1876 : le Portrait de Mallarmé.

Manet, Portrait de Stéphane Mallarmé, 1876 Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.
Huile sur toile, 27,5 x 36 cm. Paris, musée d’Orsay.


« Le portrait de Mallarmé par Manet est un chef-d’oeuvre de glissement subtil, de pensée saisie sur le vif », dit Sollers dans La Révolution Manet [2]. Dans le livre qu’il a consacré à Manet en 1955, Georges Bataille écrivait :

SUR LE « MANET » DE BATAILLE VOIR AUSSI

[...] Et le Portrait de Mallarmé, de la même époque que Nana, est après l’Olympia le chef-d’oeuvre de Manet.

Je m’arrête à cette toile extraordinaire qui échappe en un sens au principe de silence dont je parle. L’éloquence de cette image est discrète, mais cette image est éloquente. Ce portrait signifie : il signifie ce que signifie Mallarmé. Malraux dit justement : « Pour que Manet puisse peindre le Portrait de Clemenceau, il faut qu’il ait résolu d’oser y être tout, et Clemenceau, presque rien. » Il n’en est pas de même du Portrait de Mallarmé.

Paul Jamot fut, à l’époque où Manet peignit ce portrait, l’élève du professeur d’anglais Mallarmé ; il fut frappé, quand il le vit, de la ressemblance. Il le dit dans l’ouvrage essentiel qu’avec G. Wildenstein et M.-L. Bataille, il a consacré à Manet. La question, néanmoins, n’est pas là. Pour les plus profondes raisons, ce portrait ne peut être détaché de Mallarmé. Ce regard évasif, en un sens tournant comme une fugue dans la chambre, ce visage que l’absence de fini libère de la pesanteur, cette attention glissante, pourtant puissamment attentive, et ce calme vertige, serait-ce l’émotion de Manet, que Manet traduisit sur la toile ? Il se peut, mais auparavant, ces formes rigoureuses, dont l’essence est l’ondulation du vol et la rapidité de l’oiseau, ces sévères harmonies de bleus pâles s’associent sur la toile à Mallarmé. Le jeu n’est pas seulement celui des formes et des couleurs, qu’exalte un frémissement du peintre : ce jeu est l’expression de Mallarmé.

Cette composition irait-elle contre un principe d’indifférence inhérent aux toiles de Manet ? Nous devons dire plutôt que rien en lui ne heurte le sentiment que nous donnent les chefs-d’oeuvre du peintre — qui nous réduisent à l’honnêteté du dépouillement. Ce qui se passe ne dément pas, ce qui se passe expose cette valeur suprême, qui est la fin de la peinture. Cette valeur est l’art lui-même, en quelque sorte dépouillé, qui succède à ces ombres pathétiques, que le passé voulut mettre en puissance du monde. L’artiste, s’il est Mallarmé, est la présence de l’art, l’absence de lourdeur, rien de plus. Lorsque Manet peignit le Portrait de Mallarmé, pouvait-il détruire la signification du sujet qu’il avait choisi ? Mais le sujet lui-même était la poésie, dont la pureté est la fuite éperdue des ombres, et qui laisse transparaître l’irréel.

Ce portrait est l’un des hasards heureux de la peinture : il en expose à nos yeux la profondeur, dépouillée de vaine richesse. Ce qui transparaît dans ce tableau est cette suprême valeur, qui hante les ateliers depuis un siècle, et qui presque toujours est insaisissable. Valéry associait ce qu’il appela « le triomphe de Manet » à la rencontre de la poésie — en la personne de Baudelaire d’abord, puis de Mallarmé. Ce triomphe, semble-t-il, s’acheva dans ce tableau. De la manière la plus intime.

J’aperçois une sorte de grâce dans la rencontre de ces hommes, l’un et l’autre à la poursuite de la même chimère, l’un sur la toile, l’autre dans le jeu imprévisible des mots. La toile reflétait aisément ce qui réduisait l’homme au caprice peut-être le plus grave, mais en même temps le plus léger. La subtilité d’un jeu ne devait plus représenter que le jeu lui-même, au sommet du subtil. Inutile à cette fin d’y rien changer. Il suffisait dans le même mouvement de charger et de délier le trait du pinceau et de traduire ainsi l’insaisissable. Quelque chose demeure de cette profonde opposition à la fixité d’un sens jusque dans le portrait d’un écrivain anglais, de George Moore. Jamais peut-être la figure humaine n’est plus proche de l’innocence et de la vérité insaisissable de l’huître... Mais si le beau portrait de George Moore est subtil, la subtilité de celui de Mallarmé a certes un élément de plus, où il n’est rien qu’un léger mouvement tournant, qu’aucun glissement ne subtilise. [...]

Dans l’histoire de l’art et de la littérature, ce tableau est exceptionnel. Il rayonne l’amitié de deux grands esprits ; dans l’espace de cette toile, il n’y a nulle place pour ces nombreux affaissements qui alourdissent l’espèce humaine. La force légère du vol, la subtilité qui dissocie également les phrases et les formes marquent ici une victoire authentique, la spiritualité la plus aérée, la fusion des possibilités les plus lointaines, les ingénuités et les scrupules composent la plus parfaite image du jeu que l’homme est en définitive, ses lourdeurs une fois surmontées.

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A gauche : Portrait de Clémenceau, 1879-1880. Huile sur toile, 94,5 x 74 cm. Paris, musée d’Orsay.
A droite : Portrait de George Moore, 1879. Pastel, 61,6 x 50,48 cm. Metropolitan Museum of Art, NY. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

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Georges Bataille, Manet, Skira, 1955, p. 104 et suivantes et p. 116.

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Le portrait de Mallarmé par Manet

France Culture, Les Regardeurs, 9 novembre 2013.

Le portrait du poète Stéphane Mallarmé peint par Edouard Manet en 1876, ce « curieux tableautin » que Georges Bataille, notre regardeur, nous a décrit dans son livre consacré à Manet (Skira,1955).

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Invité(s) :
Stéphane Guégan, conservateur au département des peintures du Musée d’Orsay, grand spécialiste de Manet, qui a été, en 2011, le commissaire de l’exposition "Manet inventeur du Moderne".
Guillaume Leblon, artiste.
Jean-François Chevrier, agrégé de lettres, historien et critique d’art.

Aujourd’hui, nous allons observer ensemble le portrait du poète Stéphane Mallarmé, peint par Édouard Manet en 1876. Ce tableau que Georges Bataille a décrit dans son livre consacré à cet artiste en 1955. "Manet fait un petit portrait de moi en ce moment", écrit Stéphane Mallarmé à un ami le 19 octobre 1876. Ce "tableautin", ainsi que l’appelle Mallarmé, n’est qu’une petite huile sur toile de 27 cm par 36 qui fut longtemps accrochée à son domicile, rue de Rome, à Paris, un petit peu au dessus de la gare Saint-Lazare, où il recevait chaque mardi. Elle est le plus célèbre portrait du poète.

C’est bien sûr le signe affectueux d’un peintre déjà fameux, quoique contesté, que Mallarmé, de dix ans son cadet depuis trois ans et pendant sept ans encore, admire et visite presque chaque jour. Mallarmé, dans ce tableau, paraît vêtu d’un paletot bleu foncé, assis, presque avachi sur un sofa, appuyé sur un large coussin, le corps penché vers sa droite, la main gauche dans sa poche, l’autre posée sur un livre.

Manifeste d’une esthétique qui s’invente

Entre ses doigts négligemment tenus se consume un cigare dont la fumée s’élève, brouillant le fond du tableau qu’animent, voletant sur un papier peint ou une tenture brun clair, comme des motifs japonisant : brins d’herbe, feuilles, papillons. Or, ce tableau nous paraît être beaucoup plus que le portrait d’un ami. Il nous semble le manifeste d’une esthétique qui s’invente ; non pas le corps ou le visage qui sont là, représentés et ressemblant pourtant, mais l’air qui s’anime tout autour et la consommation odorante du tabac qui le parfume et le rythme des touches qui vont et viennent sur le fond, comme une écriture vivace et les ombres derrière la tête qui paraissent si l’on y regarde à deux fois, comme dans une demi conscience dissimulée, la silhouette ou l’ombre dans l’ombre d’un corbeau, ou encore les yeux mi clos du poète, qui est moins saisi dans la conversation qu’observer dans la rêverie que lui inspire le livre encore vierge à la tranche rouge et que sa blancheur défend.

C’est donc l’air qui l’entoure. Un déluge d’air, dit Mallarmé. L’air, c’est à dire non pas l’être, non pas le motif, mais un climat, une résonance, une importance donnée au vide, une façon d’habiter la périphérie des choses, de faire teinter l’atmosphère qui les entoure, comme si ce n’était qu’au plus près du néant que comme paraphrases, comme dirait Duchamp. La poésie et l’art devaient chercher leur sujet. Ce néant est aussi un sujet que frôle sans cesse Georges Bataille

Georges Bataille écrit sur ce tableau. Le deuxième chef d’œuvre absolu de Manet, à ses yeux. L’écrivain a, deux ans auparavant, édité un livre intitulé Souveraineté. Et ensuite, simultanément, il fait publier deux livres chez Skira en 1955, l’un consacré à Lascaux et l’autre à Manet. Il ne faut pas négliger le sens de cette publication, si j’ose dire la souveraineté. Ce livre est pour Bataille la part libre de tout homme dont la dignité refuse d’être aliénée par les notions de bien ou de mal. L’artiste, pour lui, dans sa subjectivité souveraine, en incarne la possibilité. Lascaux, par contre, est dans son esprit la possibilité d’un sacré indépendant du bien et du mal. Et Manet, vingt cinq mille ans plus tard, par le suprême éclat de rire, qu’Olympia déclencha, ouvre le temps de l’art moderne, le temps de cette ingénuité qui ruine l’opposition entre beauté et laideur. Et il décide que Manet est celui qui tranche dans cette danse au bord du néant, celui qui apporte le rajeunissement de la beauté et qu’ont désigné à l’évidence la colère et les quolibets du public.

Musique : durant l’émission vous avez pu entendre des musiques du pianiste, compositeur, arrangeur et directeur musical Christophe Chassol.

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Le portrait de Mallarmé par Manet

Dans Légende (Gallimard, 2021, p. 88-91), Philippe Sollers revient sur le portrait de Mallarmé peint par Manet en 1876 et se demande ce que faisait Rimbaud à la même date [3]. « Un coup de pinceau abolit le hasard. » Un coup de stylo aussi.

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TROUVER

C’est un petit tableau, peint à Paris en 1876, le portrait d’un poète français de génie, par un peintre français de génie. Le peintre a 44 ans, le poète 34. Le premier est déjà célèbre de façon scandaleuse, le second est en train de s’imposer, et ne finira pas de grandir. Édouard Manet et Stéphane Mallarmé sont amis, ils habitent le même quartier, dans le IXe arrondissement de Paris. Ils se voient pratiquement tous les jours.

Ce portrait intense montre un Mallarmé très concentré, saisi au vol, en pleine pensée rétrospective. Sa main droite tient un cigare allumé, il appuie son index gauche sur une feuille de papier déjà écrite, l’air de dire : c’est là que ça se passe, c’est là qu’il fallait trouver. Son poignet est dégagé par une manche de chemise blanche ouverte, sa veste bleu marine à quatre boutons pourrait être celle d’un militaire insurgé. Ses cheveux sont bruns, sa fine moustache blonde. Le regard est très intériorisé, et pense déjà à autre chose. La fumée bleue du cigare indique que les papiers pourraient être brûlés. Le fond jaune de la toile précise, par quelques coups de pinceau en léger noir, que nous sommes en pleine nature, et une petite forme d’oiseau, genre rossignol, nous le fait savoir. Mallarmé est-il dedans ou dehors ? Les deux, comme le peintre qui l’écoute.

Prélude à l’après-midi d’un faune date justement de 1876. C’est à partir de cette date que Mallarmé commence à être un mythe. Un coup de pinceau abolit le hasard, et Manet, ici, est un témoin capital. Le geste de Mallarmé et son expression de retrait pourraient être l’attitude d’un faune qui vient de poursuivre des nymphes (« Ces nymphes, je les veux perpétuer »). Ce faune est très réveillé, mais il rêve. Apollon le conseille, il admire Daphné. Son doigt sur le papier pointe aussi la signature, en bas, à gauche, de son ami peintre, Manet 76. En bas du tableau, à droite, un genou droit, en bleu clair, pourrait être celui d’un coureur qui vient de s’asseoir, en croisant sa jambe droite sur sa jambe gauche. Ce genou pourrait d’ailleurs être un sexe énorme en érection, mais, pour la chasse aux nymphes, il faut ce qu’il faut. Après tout, Manet, sur les boulevards, drague des jeunes femmes qu’il entraîne dans son atelier pour qu’elles lui servent de modèles. Pas une plainte à ce sujet, Manet plaît. À la fin de sa vie, il a été amputé d’une jambe. Mallarmé, lui, si étrangement vivant dans le tableau de son ami, est mort dans une crise d’étouffement. Méry Laurent adorait Manet, et, après sa mort, déposait, tous les ans, un grand bouquet de lilas sur sa tombe. En revanche, Mallarmé, pourtant fou d’elle, ne lui plaisait pas physiquement. Elle trouvait qu’il fréquentait trop le Néant.

On a deux tableaux très étranges de Manet, tous les deux datés de 1864, année où il est attaqué de partout. L’un s’appelle Le Christ aux outrages, l’autre Le Christ mort. Ils sont évidemment autobiographiques, mais le second, surtout, défie toute l’iconographie chrétienne, et les dizaines de Descentes de Croix. Là, le corps mort du Christ est confortablement assis sur un linge, avec de chaque côté de lui deux anges aux ailes gris-bleu. Il est très détendu, on a l’impression qu’il va se lever et marcher. C’est le Dieu de Manet, inexposable dans une église, et, s’il faut en croire la réaction furieuse de Courbet (donc de Proudhon), une régression réactionnaire. Une fois de plus, Manet est seul, et il n’est ni chrétien, ni bien-pensant, ni socialiste. Ce n’est pas une raison pour le priver d’un magnifique enterrement catholique à Saint-Honoré-d’Eylau. Cet enterrement à tout casser de l’auteur du Bar aux Folies-Bergère est rarement commenté par les historiens d’art. Même étrange censure du biographe officiel de Proust sur son enterrement à Saint-Pierre-de-Chaillot.

En 1876, pendant que Manet peint l’apparition de Mallarmé, Rimbaud, à 22 ans, porte l’uniforme de l’armée néerlandaise, dans laquelle il s’est engagé à Bruxelles. Il arrive à Jakarta, débarque pour rétablir l’ordre, touche sa première paye de soldat, et déserte immédiatement. On ne sait rien de ce voyage d’un jeune marin français avec des troupes hollandaises, et rien sur sa déambulation à haut risque dans la jungle indonésienne. Son argent en poche, Rimbaud par­ vient à embarquer, toujours comme marin, voyage en passant par le cap de Bonne-Espérance, fait escale à Sainte-Hélène où il salue l’âme de Napoléon, et finit par arriver au Havre. Là-dessus, pas un mot, c’est son style. On parle trop du Harrar, pas assez de Java. Et, d’ailleurs, que faisait Rimbaud en Italie, à Milan, chez cette veuve charmante (« vedova ») qui a eu la gentillesse de l’accueillir, et à qui il enverra un exemplaire d’Une saison en enfer ? À quoi pensait-il, dans un hôpital de Livourne ? Personne n’a jamais enquêté sérieusement sur cet hôpital ni sur cette vedova.

Baudelaire nous a prévenus. Le poète apparaît par un décret des Puissances Suprêmes donc Archangéliques, naissance qui épouvante sa mère, et, bientôt, le monde entier. Seule l’éternité peut le changer en lui-même, puisque, dans son siècle, il parlait au nom de la mort. La grande poésie est un signal de mort pour les mères, et il ne faut donc pas s’étonner qu’elle ait disparu.

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Edouard Manet et Stéphane Mallarmé

Edouard Manet et Stéphane Mallarmé se rencontrent en 1873. Manet est connu mais insulté, ses tableaux font scandale ; Mallarmé n’a encore rien publié.

Le premier article de Mallarmé sur Manet — Le jury de peinture pour 1874 et M. Manet — date de 1874. Mallarmé y défend le peintre contre « la triste politique » du jury du Salon qui n’a accepté qu’un tableau sur trois et empêche le public « de voir tout ce qu’il y a ». Dans une lettre du 12 avril 1874, Manet le remercie : « Mon cher ami, si j’avais quelques défenseurs comme vous je me f... absolument du jury. »

En 1875, le poète publie Le Corbeau, un "livre-objet" de dix pages (35 x 54,5 cm) où le texte original de Poe, la traduction de Mallarmé et les illustrations de Manet sont, sur le même plan, également mis en valeur, inaugurant « une conception nouvelle entre poésie et peinture » (Isabella Checcaglini).

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Le corbeau (1875)

Texte d’Edgar Poe
Traduit par Stéphane Mallarmé

Cliquer sur la 1ère image


Edgar Allan Poe, Le Corbeau, traduction de Stéphane Mallarmé et illustrations par Edouard Manet, Paris, 1875.
Texte imprimé et eau-forte. Paris, Bibliothèque nationale de France, département Réserve des livres rares.
Crédits : © BnF. Zoom : cliquez l’image.
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Ex-libris lithographié par Edouard Manet.
L’ex-libris porte un envoi autographe de Mallarmé, signé par Mallarmé et Manet "A Monsieur Gaston de Saint-Valry. Exemplaire offert par M.M. S. Mallarmé et E. Manet" [4].

Zoom : cliquez l’image.
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Dans une lettre à la poétesse Sarah Helen Whitman [5] du 31 mars 1877, Mallarmé écrit :

Le Corbeau vous a plu : j’en suis heureux : ce que vous dites de ma prose où j’ai tenté de conserver quelque chose du chant original, me charme ; quant aux illustrations si intenses et si modernes à la fois, je pensais bien que vous les aimeriez, dans leur réalité toute [sic] imaginative. L’ombre de l’oiseau dans la dernière ne me déplaît pas, comme mobile et juste ; mais j’aime moins la présence de la chaise, et comprend que vous avez trouvé le tout trop sommaire. Manet appartient complètement au mouvement artistique contemporain ; et (quant à la peinture) il en est le chef.

Le Corbeau sur wikisource

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Un an plus tard, en 1876, Mallarmé publie un second texte sur Manet — Les impressionnistes et Edouard Manet. L’article paraît dans The Art Monthly Review, traduit par M. Rodinson. Comme l’original de Mallarmé est perdu, on ne dispose que des traductions de la traduction. La première date de... 1959 (NRF), la dernière est celle d’Isabella Checcaglini dans Stéphane Mallarmé, Édouard Manet (éd. L’Atelier des Brisants, 2006).
La même année, Mallarmé publie son deuxième livre : L’Après-midi d’un faune. Le frontispice, les fleurons et cul-de-lampe sont à nouveau d’Edouard Manet. Il s’agit cette fois d’une plaquette de seize pages éditée chez Derenne.

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L’après-midi d’un faune (1876)

Texte de Stéphane Mallarmé
avec frontispice, fleurons et cul-de-lampe de Manet

Cliquer sur la 1ère image




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En septembre 1881, Manet envoie à Mallarmé des illustrations pour les Poèmes d’Edgar Poe traduits par l’écrivain (Portrait d’Edgar Poe, Annabel Lee, La Cité en mer, La dormeuse) et publiés en 1888 cinq après la mort de Manet. Il accompagne son envoi d’un billet :

Mon cher ami, je joins à mes affreux dessins un autographe pour Mlle Mallarmé, il est de circonstance et fera bien en sa collection.

Il les lui avait d’abord refusées, le 30 juillet 1881 en lui écrivant :

Mon cher capitaine, vous savez si j’aime m’embarquer avec vous pour un travail quelconque, mais aujourd’hui c’est au-dessus de mes forces.

puis il s’était ravisé :

J’ai des remords et crains que vous ne m’en veuillez un peu, car j’y songe, c’est de l’égoïsme de n’avoir pas quand même accepté le travail que vous me proposiez, mais aussi certaines choses, que vous m’indiquiez me semblent impossibles à faire, entre autres, la femme qu’on voyait dans son lit par une fenêtre. / Vous autres poètes, vous êtes terribles et il est souvent impossible de figurer vos fantaisies, [...] S’il est possible de renouer l’affaire au retour de Paris, je tâcherais d’être à la hauteur du poète et du traducteur, et puis je vous aurais là pour me donner l’élan (Lettres citées par Wilson-Bareau, Manet par lui-même, Atlas, 1991. [6])
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Poèmes d’Edgar Poe
Les dessins de Manet (1881)

Cliquer sur la 1ère image

A gauche : Portrait d’Edgar Poe, 1881. 28 x 21,4 cm. BnF, département des Estampes.
A droite : Annabel Lee, 1881. BnF, département des Estampes. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

A gauche : La dormeuse, 1881. BnF, département des Estampes.
A droite : La Cité dans la mer, illustration pour Poe, 1881. BnF, département des Estampes. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

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« La plus complète amitié »

Manet meurt le 30 avril 1883. Du 5 au 29 janvier 1884, ses oeuvres sont exposées à l’École des Beaux-Arts. Le public lui fait un triomphe. Le 13 janvier, Mallarmé écrit à Verlaine qu’enfin on peut prendre « le temps de parcourir les salles de l’Exposition Manet ; et de considérer un des plus magnifiques efforts d’art qui ait paru. » En 1885, il écrira au même Verlaine :

J’ai, dix ans, vu tous les jours mon cher ami Manet, dont l’absence aujourd’hui me paraît invraisemblable. (Lettre du 16 novembre 1885)

La « complète amitié » ?

[le] talent si beau et la rare dignité littéraire, c’est là ce qui noue, entre hommes même se rencontrant de loin en loin seulement, des liens que je regarde comme la plus complète amitié. (Lettre à Mme Valande du 20 juin 1884)

En 1888, Mallarmé dédie à Manet la première édition des Poèmes d’Edgar Poe : « A la mémoire d’Édouard Manet, ces feuillets que nous lûmes ensemble » [7].

Bataille, en 1955 :

J’aperçois une sorte de grâce dans la rencontre de ces hommes, l’un et l’autre à la poursuite de la même chimère, l’un sur la toile, l’autre dans le jeu imprévisible des mots.

Mallarmé possédait trois oeuvres de Manet : Polichinelle, Lola de Valence et Hamlet et le spectre. Cette dernière lui fut offerte par la famille de Manet à la mort du peintre.

Manet, Hamlet et le spectre, 1877 Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.
Pastel, 46 x 50 cm. Burton Agnes Hall, Yorkshire.

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Le troisième texte de Mallarmé sur Manet ne sera publié qu’en 1897 dans Divagations.

Edouard Manet

par Stéphane Mallarmé

Stéphane Mallarmé, Divagations,
Paris Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle éditeur, 1897 [8]. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Qu’un destin tragique, omise la Mort filoutant, complice de tous, à l’homme la gloire, dur, hostile, marquât quelqu’un enjouement et grâce, me trouble — pas la huée contre qui a, dorénavant, rajeuni la grande tradition picturale selon son instinct, ni la gratitude posthume : mais, parmi le déboire, une ingénuité virile de chèvre-pied au pardessus mastic, barbe et blond cheveu rare, grisonnant avec esprit. Bref, railleur à Tortoni, élégant ; en l’atelier, la furie qui le ruait sur la toile vide, confusément, comme si jamais il n’avait peint — un don précoce à jadis inquiéter ici résumé avec la trouvaille et l’acquit subit : enseignement au témoin quotidien inoublieux, moi, qu’on se joue tout entier, de nouveau, chaque fois, n’étant autre que tout sans rester différent, à volonté. Souvenir, il disait, alors, si bien : « L’oeil, une main... » que je resonge.
Cet oeil — Manet — d’une enfance de lignée vieille citadine, neuf, sur un objet, les personnes posé, vierge et abstrait, gardait naguères l’immédiate fraîcheur de la rencontre, aux griffes d’un rire du regard, à narguer dans la pose, ensuite, les fatigues de vingtième séance. Sa main — la pression sentie claire et prête énonçait dans quel mystère la limpidité de la vue y descendait, pour ordonner, vivace, lavé, profond, aigu ou hanté de certain noir, le chef-d’oeuvre nouveau et français.

Stéphane Mallarmé, Divagations, 1897.

***

LIRE :
Ainsi donc Mallarmé
Au bar des Folies Françaises
Marcelin Pleynet, qui est, selon vous, Manet ?
Manet et l’Olympia à Venise : une grande première
Aux origines de l’art moderne. Le Manet de Bataille
Stéphane Mallarmé, Edouard Manet
Manet / Degas : Amitié et rivalité entre deux géants de l’art

***

[4Gaston de Saint-Valry (1828-1881) fut critique de théâtre de la revue Pays. Après la guerre de 1870, il part pour Bruxelles où il devient correspondant du journal Le Nord. Plutôt attiré par l’histoire que par le journalisme, il prend une part active à la publication de la correspondance de Napoléon Ier et publie, en 1886, ses Souvenirs et réflexions politiques en deux volumes.

[7La deuxième édition (1889) sera dédiée à Baudelaire, le premier traducteur de Poe.

[8Cf. wikisource.

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