19 mars 2022
Preview : édito “L’histoire, aller-retour”
Par Catherine Millet.
Article en avant-première, édito artpress n°498, avril 2022, p. 5.
Notre numéro d’avril paraîtra dans une semaine. En avant-première, nous en publions ici l’édito, écrit en réaction à la guerre en Ukraine. Article disponible gratuitement jusqu’à sa sortie en kiosques le 22 mars prochain.
En avril 1989, grâce à trois audacieuses collaboratrices, Iana Claverie, Anka Ptaszkowska, Wioletta Miskiewicz, pour lesquelles l’obtention de visas pour Moscou n’avait pas été une mince affaire, nous avions réalisé un important dossier sur une scène artistique soviétique qui s’ébrouait après une longue hibernation. C’était l’heure du “dégel”, de la “glasnost” voulue par Mikhaïl Gorbatchev. Je me souviens de notre émotion lorsque nous avons accueilli à Paris, au moment de la sortie du numéro, Leonid Bajanov qui avait participé à ce dossier. Historien et critique d’art, il était un acteur important dans la mise en place des nouvelles associations d’artistes indépendantes. Il n’est pas inutile ici de rappeler le rôle joué par le monde de l’art contemporain, ce que les artistes soviétiques, mieux informés, pouvaient y puiser, et l’intérêt que ce monde de l’art, et son marché, en retour, leur portaient. Une des finalités de notre dossier de 1989 était d’interroger les artistes sur cette situation paradoxale. Je crois bien que ce séjour de Bajanov à Paris était sa première incursion en Occident. Peu de temps après, il fut nommé vice-ministre de la culture. Entre-temps, cinq mois après notre numéro, le mur de Berlin était “tombé”.
Aurions-nous pu alors imaginer qu’un jour nous assisterions à l’invasion d’un pays indépendant par l’armée de ce qui serait redevenu la Russie et que dirige en dictateur un surgeon du KGB, nostalgique de l’Union soviétique ? Nous n’avions qu’une pensée : un espoir était en train de se réaliser qui avait été porté depuis longtemps, notamment par les voix de ceux qu’on appelait les dissidents et dont nous nous étions souvent fait l’écho. Qui aurait cru que 31 ans après la dissolution de l’Union soviétique (mais pour le centenaire de sa création), un peuple en Europe, le peuple ukrainien, devrait affronter les bombes et les exactions, dormir dans les abris ou fuir, ou, pour ceux qui le peuvent, prendre les armes pour défendre leur liberté ?
En 30 ans, en Occident, le monde de l’art a connu un formidable essor et garanti la très grande liberté des artistes. artpress y participe, mais en ayant à cœur de rester attentif aux artistes et aux intellectuels dont les conditions de travail ne sont pas aussi favorables que dans nos contrées. Ainsi, en 1994, avons-nous publié un dossier sur les artistes qui venaient de traverser la guerre dans l’ex-Yougoslavie, ou, dans un tout autre contexte, consacré un numéro spécial, en 2009, aux artistes iraniens.
Très récemment, en janvier dernier, à la suite du mouvement de protestation réprimé de manière si disproportionnée en Biélorussie, nous présentions le travail d’artistes dont certains avaient dû quitter leur pays pour éviter la prison ou tout simplement continuer à travailler. C’est une jeune historienne de l’art ukrainienne, Halya Vroublevska, qui nous faisait découvrir les expositions et les actions de jeunes artistes biélorusses qui avaient trouvé refuge à Kyiv où les accueillaient des amis, artistes et intellectuels, leur permettant de continuer à s’exprimer. À l’heure où j’écris ces lignes, quel est le sort de ces Biélorusses qui fuyaient et de ces Ukrainiens qui devront peut-être fuir ? Et qu’est-ce que cette sorte d’organisation supranationale qu’est le monde de l’art contemporain pourra faire pour leur venir en aide ?
Catherine Millet
Couv. : Jana Chostak, A Minute of Shouting for Belarus, 2020-21, performance, vidéo, 10 min.