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« Qui imagine l’Europe ? »

Nooteboom, Sollers, deux Européens à Paris

D 14 avril 2009     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Alors que l’Europe et, en premier lieu, la Grèce (selon la mythologie, « Europe » en serait la fille et aussi, dit-on, « demokratía », la démocratie) s’enfoncent chaque jour un peu plus dans la crise sous les diktats des marchés financiers, de mystérieuses agences de notation et du « Fond de Manipulation International » [1], relisons comment, au moment de la création de l’euro, Cees Nooteboom et Philippe Sollers, deux écrivains un peu rêveurs, imaginaient l’Europe...


Le 28 septembre 2001, à Paris, Josyane Savigneau s’entretenait avec Cees Nooteboom et Philippe Sollers, « écrivain européen d’origine française » [2]. Entretien qui reste d’actualité : « Qui imagine l’Europe ? » se demande Sollers. Oui, qui ?

Nooteboom, Sollers, deux Européens à Paris


Cees Nooteboom en 2009.

Les Etonnants Voyageurs [3] se déplacent cette semaine [fin septembre 2001] à Sarajevo — un symbole — pour « réinventer ensemble une culture européenne ». Deux écrivains de la même génération, qui revendiquent cette culture, dialoguent ici, non sur une Europe abstraite, mais sur cette « démocratie de détails » et son art de vivre.

Josyane Savigneau : On pourrait s’amuser à relever vos points communs. Parmi ceux-ci, le fait d’être nés dans les années 1930, d’avoir publié à vingt ans, avec une reconnaissance immédiate, d’avoir une oeuvre, certes pas terminée mais déjà imposante, d’être européens et de vous revendiquer comme tels. En Europe, l’euro arrive. Une monnaie unique, c’est un symbole fort. Mais l’Europe de la culture n’est-elle pas, elle, en régression ?

Cees Nooteboom : Régression ? Il faut sans doute nuancer. Si on a le malheur d’écrire sur l’Europe, ce que j’ai fait avec L’Enlèvement d’Europe [4], on est invité partout : « Le carrefour européen », « l’Europe de la liberté »... il y a toujours un débat quelque part. Au bout d’un moment on en a assez. Les politiciens parlent de l’Europe qu’ils doivent construire, l’Europe de l’esprit, mais elle a toujours existé. L’Europe de Voltaire... qui était imprimée à Amsterdam...

Philippe Sollers : On peut multiplier les colloques sur l’Europe, idée abstraite. On va finir par se rendre compte qu’on a énuméré un certain nombre de lieux communs et on comprend que Nooteboom s’en soit fatigué. Qui imagine l’Europe ? D’un point de vue français, il y a un désintérêt, voire une résistance. La régression, non de la culture européenne, mais de la culture française, espagnole, italienne... est ancienne, simplement parce que ces cultures ont été dominées, non seulement par la dévastation de l’Europe, mais par le duel américano-russe. On est juste au moment où ce continent pourrait éventuellement se souvenir qu’il a été culturellement grandiose. C’est plutôt l’amnésie par rapport à la culture européenne qu’il faut interroger. L’Europe, comme le dit Nooteboom, elle est là.

C. N. : Je vis une vie européenne, je parle quatre langues européennes, je n’ai aucun sentiment de régression. Mais quand j’ai, seul de l’Ouest, participé à une rencontre avec le chancelier allemand et quelques écrivains de l’Est sur l’élargissement de l’Europe, j’ai fait valoir, moi qui, pour partie, vis en Espagne, qu’il y avait dans ce pays un certain refus à l’égard de l’élargissement parce que l’Espagne sait qu’alors elle sera à la périphérie et que le poids économique ira vers l’est à travers l’Allemagne.

J.S. : Revenons à la culture et au fait que depuis la deuxième guerre mondiale les Européens ne se regardent plus entre eux. Prenons un écrivain américain très moyen, comme John Irving : on constate que la France s’est plus intéressée à lui qu’à Nooteboom et les Pays-Bas plus à lui qu’à Sollers.

Ph. S. : Vous parlez du marché, pas de culture.

C. N. : Il faut voir de quel niveau il est question. Ici, oui, c’est affaire de marché.

Ph. S. : Tous les deux nous sommes écrivains, nos références sont autres. Il faut revenir à l’expérience très concrète de la vie courante, de la langue. Comment on passe d’une cuisine à l’autre...

C. N. : Moi, je fais la cuisine.

Ph. S. : ... d’une nourriture à l’autre. Il faut parler de la musique, de la peinture. Dans ces débats ce qu’on oublie toujours, c’est la vie. La vie faite de ces choses concrètes.

C. N. : Exactement. Et moi, je ne suis pas défaitiste. Mais je comprends le problème singulier de la France. Quand on est place de la Concorde, on a du mal à ne pas se sentir au centre du monde, et d’une certaine manière c’est le centre du monde, cela l’a été.

Ph. S. : En effet, les Français ont un problème, ils ont désappris leur propre histoire, ne savent plus comment se débrouiller avec cette idée qu’ils ont été le centre européen du monde, qu’ils ne le sont plus et qu’ils en ont perdu la mémoire. Moi, quand je suis place de la Concorde, je suis obligé, pour jouir de ce lieu, de me considérer comme un étranger, tant les Français sont par rapport à eux mêmes déprimés, dévorés d’inquiétude identitaire.


François Boucher, L’enlèvement d’Europe, 1747. Louvre.

C.N. : Les Français devraient réaliser qui ils sont vraiment. Ce n’est pas le cas et ce sont les francophiles du dehors, comme moi, qui se demandent ce qui se passe...

J.S. : Cees Nooteboom, vous dites « je ne suis pas défaitiste », mais dans L’Enlèvement d’Europe vous écriviez « on devrait nous rendre notre Europe avant qu’il ne soit trop tard »...

C.N. : Oui, mais ayant écrit cela, j’ai été happé par l’Europe institutionnelle et j’en ai eu assez...

Ph. S. : ... d’être traité comme une call-girl.

C. N. : Tout à fait. On ne peut pas passer sa vie à être européen, ce serait comme un faux double de soi-même et les efforts d’imagination des gens pour trouver des combines avec l’Europe sont infinis...

J.S. : C’est justement pour cela qu’à l’occasion du festival Etonnants Voyageurs à Sarajevo, ce qui est un beau symbole, mais encore une manière de demander aux écrivains de faire social et collectif, nous avons souhaité un dialogue, non institutionnel, entre deux écrivains européens, ce qui, malgré ce que vous dites, est désormais peu fréquent. Plus rare que dans la première moitié du XX e siècle.

Ph. S. : Nous nous sommes vus un soir à Amsterdam. Nous nous revoyons aujourd’hui et immédiatement, pendant que le photographe travaillait, nous avons commencé la conversation. Je voulais parler avec Nooteboom de sa formation chez les Augustins, de sa passion pour la peinture de Zurbaran, de sa vie aux Baléares. Voilà ce qui serait à développer. Ce qui est intéressant, c’est la manière dont on vit. Dont il va d’un endroit à un autre, d’Amsterdam à son île, dans la solitude la plus complète. C’est cela être européen, pouvoir passer d’une scène à l’autre non pas comme touriste, mais comme habitant l’étrangeté en permanence.

C. N. : Et de plus en plus.

Ph. S. : Ensuite, nous avons évoqué un personnage de son dernier livre, Le Jour des morts [5], Arno, qui n’est pas sans rapport avec le philosophe Rüdiger Safranski [6].

C. N. : J’étais dans une abbaye bénédictine... Je parle avec un philosophe allemand, Safranski, qui me parle d’un autre philosophe allemand, Heidegger, et je raconte ça à un écrivain français... alors qu’est ce qu’on veut de plus comme Europe ? Ça, c’est le genre de dialogue qui ne peut pas avoir lieu dans un colloque. Entre écrivains, il faut se rencontrer individuellement. On ne le fait peut-être pas très fréquemment, mais on se rencontre aussi dans les livres.

Ph. S. : Si on avait du temps, il faudrait insister sur cette « Europe polychrome » qu’évoque Nooteboom. L’Europe dont on nous parle abstraitement, c’est une Europe monochrome, celle des échanges organisés. Nous, nous nous intéressons aux détails, à une certaine forme de goût, de langue, de poésie, en un mot à l’art de vivre. C’est tout cela qui demande non pas à revivre, à renaître, mais à être connu. Il faut se détacher du vague concept d’une grande Europe unifiée, et voir que tout se passe dans les détails. C’est la destinée de l’Europe d’être une démocratie de détails, de cultures, de religions...

C. N. : Je viens de visiter une exposition à Berlin sur la Mitteleuropa. Cela aide à prendre conscience des trésors de l’Europe, trésors qui ressurgissent de pays comme la Tchécoslovaquie... C’est un héritage qu’on peut se réapproprier. Après cinquante ans de... barbarie, on voit ce qui peut, non pas recommencer, mais continuer.

Ph. S. : L’idée de cette Europe, c’est la possibilité qu’un individu rencontre un autre individu. En dehors de la prescription sociale. Si on a une vision du monde où tout est social, on n’est pas en Europe, au fond.

J.S. : Pour finir, une devinette : à propos duquel de vous deux a-t-on écrit ceci : « A le lire, ses arpèges de virtuoses, ses emboîtements, ses fausses confidences (...) la manière inimitable qui est la sienne de capter le lecteur... »

Ph. S. : Nooteboom.

J.S. : « ... on a parfois l’impression que le brillant de la forme, la richesse de l’invention l’emportent sur la solidité du discours. »

Ph. S. : Là, ce doit être moi.

C. N. : Non, c’est un Néerlandais qui écrit sur ce que je fais.

J.S. : C’est dans le feuilleton du Monde, le 9 décembre 1994, sur L’Enlèvement d’Europe.

Ph. S et C. N., hilares : la démonstration n’est-elle pas parfaite ?

Propos recueillis par Josyane Savigneau, Le Monde du 28.09.01.

*


Dans toutes les langues...

Dixième étage

Ulysse, jamais venu ici.
Ici, ils sont plus malins, rusés
sans la déclinaison du mythe.
Ici, nul n’a de nom glorieux
à jamais, les voyants se sont tournés
vers l’intérieur, un voyage sans carte.
Où sont-ils passés ?
Sans leur lumière pas de compagnie,
pas d’ombre sur l’autel.
A nous de manger les offrandes,
repas désenchanté.
Le sphinx connaît nos secrets
comme nous les siens, non,
nous payons, nous, le passeur
longtemps avant notre trépas,
nous disparaissons pour de bon

et à l’heure.

Cees Nooteboom, extrait de Xénophane et autres poèmes.

*


Entretien avec Cees Nooteboom, 1998

(en espagnol)

*


Nooteboom lit A la recherche du temps perdu de Proust, 2008

(en anglais)

*


Nooteboom, entretien avec Francesca Isidori, 2009

(en français)

« C’était loin et pourtant c’était hier. Il n’existe pas de forme verbale qui corresponde à ce genre d’indication dans le temps. Le souvenir est ballotté sans cesse entre le parfait et l’imparfait, de même que la mémoire, pour peu qu’on lui laisse libre cours, préfère le plus souvent le chaos au tableau chronologique. »

Cees Nooteboom, Mokusei !, trad. Philippe Noble, p.37, Folio.

Fin mars 2009, l’écrivain néerlandais Cees Nooteboom était de passage à Paris, invité de l’Institut Néerlandais, pour y présenter notamment son livre Rode regen, dont la version française vient de paraître chez Actes Sud sous le titre Pluie rouge, et dans lequel il évoque largement l’île de Minorque, une des îles Baléares qui est sa résidence d’été depuis trente ans.
Le 9 avril 2009 il s’entretenait — en français — avec Francesca Isidori lors de l’émission Affinités électives.

*



Cees Nooteboom au festival de lttérature de Cologne le 12 mars 2016.
Crédits : Rolf Vennenbernd / dpa / picture-alliance - Maxppp.
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Cees Nooteboom :
"Nous ne sommes pas condamnés à une guerre des civilisations"

Marianne, 28 mai 2016.

A 82 ans, il appartient au petit cercle des nobélisables. A l’occasion de la parution de trois nouveaux livres, nous avons rencontré le plus grand écrivain néerlandais, qui est aussi un spectateur engagé du siècle.

Marianne : Ce recueil de textes intitulé J’avais bien mille vies et je n’en ai pris qu’une dresse une sorte de portrait de vous. Vous y reconnaissez-vous ?

Cees Nooteboom : C’est une question compliquée, car ces textes, je ne les ai pas choisis. Ils ont été à l’origine réunis par un écrivain et philosophe allemand, Rüdiger Safranski, puis adaptés et complétés par mon traducteur français, Philippe Noble — dont je salue ici le travail extraordinaire —, de sorte que c’est à la fois un livre de moi et pas tout à fait de moi. J’ai même été quelquefois surpris de lire certains passages écrits il y a longtemps, mais sans jamais aller jusqu’à me dire : « Comment as-tu pu écrire de telles bêtises ? » Alors, oui, je me reconnais dans ce portrait.

Vous parlez parfaitement français...

Parfaitement, non, pas tout à fait, mais j’y arrive. Je n’ai jamais vraiment vécu en France, mais j’ai appris le français en faisant de l’auto-stop. C’est, après l’enseignement des moines, la meilleure école. La décision d’apprendre le français, je l’ai prise tout au début de mon séjour en France. J’étais à Paris et l’on m’avait recommandé d’acheter les tickets de métro par carnet de 10 parce que c’était moins cher. Il y avait encore des poinçonneurs à l’époque, et lorsque j’ai tendu mon carnet au préposé, il a tout poinçonné, tout le carnet en même temps. J’ai essayé de protester avec mon français du lycée franciscain et j’ai dit : « Mais monsieur... » Il m’a envoyé paître en me disant : « Fous le camp, petit con. » C’est là que je me suis juré d’apprendre votre langue.

Trente ans plus tard, j’étais à Berlin et je reçois un appel de l’ambassadeur de France à La Haye. Il m’annonce que j’ai obtenu la Légion d’honneur, et j’entends cette voix, disons particulièrement distinguée, qui me dit : « Vous pouvez en faire état, mais vous ne pouvez pas vous en prévaloir. » J’avais l’impression d’entendre du Saint-Simon et j’ai repensé au « Fous le camp, petit con » et au chemin parcouru depuis...

Pourquoi avez-vous recours à des genres aussi différents dans votre œuvre, le roman ne vous suffit-il pas pour vous exprimer ?

Il y a peut-être une raison économique. Pour moi, au centre de tout, il y a la poésie, mais inutile de vous dire que l’on n’en vit pas, et qu’en plus l’inspiration vient quand elle le veut alors que le roman, c’est le fruit de l’imagination et de l’expérience. J’ai commencé avec un recueil de poèmes et un roman qui racontait mon voyage en France, en Provence, avec la découverte de la lumière. J’avais, et j’ai toujours, une grande envie de voyager. Alors j’ai voyagé, et ces voyages sont devenus des romans, des poèmes, et les visites de musées, des articles pour des magazines. Et puis il y avait ce besoin d’écrire et comme on ne peut pas, je ne peux pas en tout cas, écrire tout le temps des romans, j’ai écrit dans des genres différents, notamment des récits de voyage dans des revues, qui sont maintenant devenus des livres. Ce n’étaient pas des essais, pas des reportages, j’espère que c’est de la littérature.

Le fait d’être d’abord poète a-t-il influé sur votre écriture romanesque ?

Je crois que oui. Mais je crois que, comme le disait le poète japonais Basho au XVIIe siècle, il faut refuser les fioritures, la prose poétique. J’espère que je ne m’y suis jamais adonné. Je crois d’ailleurs que la poésie élargit considérablement les possibilités de l’écriture, même dans un roman, même dans un essai. La poésie s’aventure dans la langue comme elle seule peut le faire, et cela vous donne un petit plus, une possibilité de s’exprimer différemment.

On a l’impression à la lecture de ces textes qu’au fil des années le voyage est devenu pour vous une sorte de nécessité spirituelle, une manière de vous régénérer intellectuellement et affectivement...

On peut dire cela. Si l’on voyage seul ; et moi, je voyage seul. Enfin avec ma femme, mais comme elle fait des photos de son côté, c’est comme si j’étais seul. Je vois les choses que je raconte, elle voit les choses qu’elle photographie, ce qui fait que nous voyons les mêmes choses de manière différente. Et d’ailleurs, je ne pourrais pas faire ce qu’elle fait, je ne veux pas avoir quelque chose entre moi et ce que je vois. Cela peut paraître contradictoire pour quelqu’un qui a écrit plusieurs textes sur la photo et dont les romans sont pleins d’images, mais, s’il y a quelque chose entre un paysage et moi, je ne le vois plus.

Vous vous dites amnésique de votre jeunesse et vous semblez considérer que c’est une chance. En quoi est-ce une chance d’avoir tout oublié de son enfance ?

En réalité, je suis jaloux d’écrivains comme Nabokov ou Proust qui avaient toute leur jeunesse comme trésor. Chez moi, tout a apparemment disparu pendant la guerre. Je me souviens seulement du 10 mai 1940. Nous vivions près d’un aéroport militaire et les avions allemands, des Junker et des Heinkel, sont arrivés avec un bruit énorme et ont largué des parachutistes. Mon père — qui fut tué plus tard dans un bombardement — avait installé un fauteuil sur le balcon pour regarder les avions et moi, je tremblais tellement que l’on a dû m’asperger d’eau froide pour que je me calme. A part cela, je n’ai aucun souvenir de mon enfance. Je ne me souviens plus par exemple de mes camarades de classe, de mes instituteurs. C’est au point que, lorsque l’on a fait une exposition sur ma vie et mon œuvre au musée littéraire d’Amsterdam, j’ai découvert, vraiment découvert, que nous avions déménagé sept ou huit fois. Cela dit, ma mère ne s’en souvenait pas non plus.

Mais en quoi est-ce une chance ?

Peut-être pour ne pas avoir de ballast, de poids pesant sur les épaules. Et puis cela m’a donné la possibilité de m’inventer une vie. C’est peut-être aussi la cause de ce nomadisme que l’on me reproche souvent.

Vous évoquez sans tendresse ces écrivains qui se flattent, je vous cite, « en vertu d’une recette aristotélicienne mal comprise » de « tendre un miroir à la société »...

Je vois maintenant énormément de livres que je qualifierais de fabriqués. Les copies de la réalité en littérature ne m’intéressent pas. Pour cela, on a les séries télé, les films réalistes. Il y a des gens qui aiment ça, mais moi, je préfère Bunuel, Fellini ou Bergman.

On a le sentiment en vous lisant que, comme François Mitterrand, vous croyez aux forces de l’esprit. Je fais allusion au passage où vous affirmez que les morts sont capables de nous obliger à penser à eux...

Ce n’est pas une idée très originale. On la trouve développée par exemple dans la nouvelle de Nabokov les Sœurs Vane. Dans mon cas, quand j’ai fait le discours d’adieu à mon ami Hugo Claus, l’auteur du Chagrin des Belges, au bord de sa tombe, j’ai conclu par : « Reviens me hanter. » Eh bien, depuis, je ne cesse de le recroiser à travers des personnes qui l’évoquent. Alors, oui, je crois que les morts peuvent, s’ils en ont envie, nous forcer à penser à eux.

Changement d’univers : vous racontez dans votre livre une visite en 1975 à Qom, la ville sainte d’Iran, au cours de laquelle un mollah vous a craché au visage. Ce souvenir vous attriste-il encore ?

Oui, mais c’était surtout un excité, ce qui explique en partie cette attitude. Je n’en tire en tout cas aucune conclusion, et surtout pas que nous serions condamnés à une sorte de guerre des civilisations. Je crois plutôt le contraire. Quand je vais me promener à Amsterdam, je traverse en bus des quartiers populaires. Eh bien, les seuls jeunes gens qui se lèvent à la vue de mes cheveux blancs pour me céder leurs sièges sont toujours des musulmans. Je crois, en fait, que tout ce qui se passe d’horrible aujourd’hui, ces attentats sanglants, provient d’un défaut de synchronisation entre nos civilisations. Il faut toujours se souvenir du syncrétisme qui régnait à Cordoue aux XIIe, XIIIe et XIVe siècles où musulmans, chrétiens et juifs vivaient en bonne intelligence, travaillaient ensemble. Il ne faut pas oublier que la Renaissance, par exemple, n’aurait pas eu lieu si les musulmans n’avaient pas traduit les Grecs anciens. Le problème aujourd’hui, c’est que certains, islamistes, ont décidé de revenir à une religion moyenâgeuse, mais avec les armes modernes que nous avons inventées. Des armes du XXIe siècle au service d’une croyance archaïque, de gens qui croient qu’ils iront directement au paradis s’ils tuent d’autres êtres humains. C’est désespérant, mais je crois qu’à la fin ils perdront leur guerre.

Vous avez affirmé à plusieurs reprises que le mélange des cultures entraînait la perte d’une partie de leur substance pour ces cultures. Est-ce à dire que vous êtes plutôt favorable à une cohabitation des cultures, bref au multiculturalisme à l’anglo-saxonne ?

Je ne suis pas un homme politique, je suis un poète, un écrivain, un essayiste, je n’ai pas d’idée définitive sur tous les problèmes. Je vois qu’aux Pays-Bas, pays réputé multiculturaliste, les immigrés s’intègrent peu à peu. D’ailleurs, les seules femmes entièrement voilées que je vois, c’est dans les quartiers huppés, des touristes venues faire des emplettes dans des boutiques de luxe. Je sais aussi que le leader de l’extrême droite néerlandaise Geert Wilders, un ami de Mme Le Pen, est hostile au multiculturalisme, qu’il qualifie de « jeu de l’élite ». Ce sont des gens qui instillent, je crois, un certain poison parce qu’ils savent, comme on le voit avec Trump aux Etats-Unis, instrumentaliser les doutes qui traversent la société. Ils jouent sur l’angoisse des gens, mais ils n’ont pas de solutions à proposer. Qu’est-ce qu’ils peuvent faire ? Appliquer la politique de l’Allemagne des années 30, c’est inimaginable. Expulser tous les immigrés ? Impossible aussi. Alors ?

En 1994, vous demandiez : « Où est l’Europe dont nous avons rêvé pendant tant d’années ? » Que pensez-vous de l’Europe, vingt-deux ans plus tard ?

Je viens de publier un livre sur Jérôme Bosch (Un sombre pressentiment. A la rencontre de Hieronymus Bosch [7]) à l’occasion du cinq-centième anniversaire de sa mort, et pendant que j’étais en train de l’écrire est parue cette image d’un soldat turc portant un petit enfant dans ses bras. En même temps, on restaurait à Rotterdam, au musée Boijmans, le tableau représentant saint Christophe portant le Christ dans ses bras. A des siècles de distance, l’attitude des deux hommes est exactement la même. Le saint fait traverser le fleuve à l’enfant alors que le soldat turc n’arrive plus à le porter tellement il pèse lourd. Le poids de la mort est trop grand. L’Europe ne peut pas porter cet enfant jusqu’à l’autre rive parce que l’Europe n’existe pas. Je suis pro-européen, mais je constate aussi que cela ne fonctionne pas, malgré toutes les grandes idées des Pères fondateurs. Cela ne fonctionne pas car, dès le début, on a fait des erreurs. C’est comme cela que l’on a le problème de la Grèce, le problème de l’euro et de 28 pays incapables de se mettre d’accord avec les pays de l’Est qui ont absolument voulu adhérer et qui, au moment où on leur demande quelque chose, ne sont pas là. Je ne suis pas Jésus prêchant dans le temple, je n’ai pas de solution à proposer, mais on ne peut que constater qu’il n’y a aucune volonté commune, ni organisme qui puissent prendre une décision, dire « on va aider les migrants » et être obéis. Résultat, on voit des gens, des enfants, se noyer sur nos côtes. C’est honteux.

Propos recueillis par Alexis Liebaert, Marianne, 28 Mai 2016.


Jérôme Bosch, Saint Christophe portant l’Enfant Jésus, 1496-1505.
113 × 72.5 cm.Musée Boijmans Van Beuningen de Rotterdam. Zoom : cliquez l’image.
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Cees Nooteboom, bientôt Nobel ?

France Culture, 6 juin 2016.

A l’occasion de la traduction en français de deux recueils de textes de Cees Nooteboom, "Le Visage de l’œil" et "J’avais bien mille vies et je n’en ai pris qu’une", entretien avec cet immense écrivain régulièrement cité pour le Nobel de littérature et spécialiste du récit de voyage.

Ce sont deux recueils majeurs de l’œuvre de Cees Nooteboom que publient les éditions Actes Sud. Le premier, Le Visage de l’œil, réunit pour la première fois en français des poèmes écrits entre les années 1960 et aujourd’hui - une grande traversée au sein de l’œuvre de ce poète d’aujourd’hui 83 ans. Le second, J’avais bien mille vies et je n’en ai pris qu’une, est une grande anthologie thématique constituée d’extraits de nouvelles et de romans de Cees Nooteboom, réunis et présentés par le philosophe allemand Rüdiger Safranski en 2008. Tous deux ont été traduits en français par Philippe Noble.

« Avec une certaine forme de poésie on peut s’aventurer dans la langue, et on en revient avec une connaissance qui vous aide à écrire des romans. »

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Sons diffusés :
Hugo Claus, Archive INA 1994
Philippe Noble, Archive INA 1984
Borges, Archive INA 1965
"Transcriptions from Machaut to J. S. Bach Corrent" Gyorgy Kurtag

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[1Le FMI, selon la définition de Sollers.

[2C’est sur cette affirmation que Sollers termine son fameux article de 1999, La France moisie.

[3La XXe édition se tiendra du 30 mai au 1er juin 2009 à Saint-Malo, voir Etonnants voyageurs.

[4L’Enlèvement d’Europe (De ontvoering van Europa, 1993), essais, traduit du néerlandais par Isabelle Rosselin et Philippe Noble. [Paris], Éditions Maren Sell, « Petite bibliothèque européenne du XXe siècle », Éditions Calmann-Lévy, 1994.

[6Sur wikipedia Rüdiger Safranski.

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1 Messages

  • V ; Kirtov | 26 août 2016 - 19:20 1

    Dans le cadre du cycle Les Grandes conférences Del Duca – Institut de France, des causeries en toute liberté

    Cees Nooteboom, s’entretient avec Margot Dijkgraaf, critique littéraire, à l’occasion de la sortie du recueil de poèmes Le visage de l’œil et de l’anthologie J’avais bien mille vies et je n’en ai pris qu’une.

    Ce livre est une promenade intellectuelle et esthétique au fil de l’oeuvre de Cees Nooteboom, un précipité de ses textes les plus remarquables, qui se livre comme autant d’invitations à découvrir les voyages, romans et essais de cet amoureux des horizons lointains. On y retrouve tous les grands thèmes de l’écrivain : le temps, l’Histoire, le voyage, l’art et l’espace du regard, et la lecture pénétrante d’un philosophe qui discerne au-delà des mots de l’auteur une authentique interrogation métaphysique sur le réel, l’imaginaire, l’être et le non-être.

    De renommée internationale, son œuvre a été traduite dans plus de vingt pays et a obtenu de nombreux prix littéraires, dont le Prix Aristeion ou le Prix des Lettres néerlandaises en 2009.
    Cees Nooteboom vit entre Minorque et Amsterdam, quand il n’est pas en voyage.

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