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Du Mariage considéré comme un des Beaux Arts

Un entretien de Ph. Sollers et Julia Kristeva

D 29 avril 2015     A par Viktor Kirtov - C 5 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Cet article a été initialement publié le 20 mai 2008 sous le titre « Quand l’infidélité sauve les couples ».. Il contient la transcription de l’entretien accordé par Philippe Sollers et Julia Kristeva au Nouvel Observateur du 8 août 1996.

En avant-première de la sortie du livre d’entretiens du couple : « Du Mariage considéré comme un des Beaux Arts », à paraître aux Editions Fayard, le 18 mai prochain, Philippe Sollers publie dans l’Infini N° 131, de ce Printemps 2015, l’article du Nouvel Observateur retitré : « Du Mariage considéré comme un des Beaux Arts ». D’où notre propre retitrage.

Résumé du livre
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Quatre dialogues autour du mariage et du couple dans lesquels les deux intellectuels français partagent leur expérience sur différents aspects comme la rencontre, la fidélité ou encore les différences entre hommes et femmes.
©Electre 2015

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Date sortie : 18 mai 2015

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160 pages

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Le livre de A à Z

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C’est un article qui a fait date et que l’on trouve mentionné dans une petite synthèse de l’évolution de la sexualité mi badine, mi-sérieuse [1]

La date de 1996, symbolisée par cet article y est ainsi décrite :
GIF « 1996 : le nouvel ordre amoureux
Dans une interview réalisée par Le Nouvel Observateur, Philippe Sollers et sa femme la psychanalyste Julia Kristeva expliquent que la fidélité est parfaitement compatible avec les aventures extra-conjugales : « La véritable infidélité est de trahir la conception du couple telle qu’on l’a forgée dans l’expérience de vie commune ». C’est désormais la sincérité qui devient le garant des liens amoureux, et non plus la chasteté. »
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Bordeaux, février 2014, au fond, la Colonne des Girondins

Bordeaux, février 2014, au fond, la Colonne des Girondins
Cette photo illustre l’article de L’Infini. (Photo : Sophie Zhang)
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L’article du Nouvel Observateur du 8 août 1996


ZOOM... : Cliquez l’image.

La fidélité, nous l’avons tous rêvée. Bien peu, soyons francs, l’ont vécue. Sublimée par tant de couples célèbres - Aragon, Elsa, pour ne citer qu’eux -, elle n’en garde pas moins un goût de contrainte. Nos sociétés s’étaient toujours préoccupées d’occulter le scandale du désir et du sexe, d’abord au nom de la religion puis de la bienséance. Rêveuse bourgeoisie que Mai-68 est venu bousculer ! On affiche la fin des interdits, on exalte une sexualité fraîche et joyeuse. L’amour-prison, c’est juré, la France n’en veut plus. Sartre et Beauvoir pavoisent : on peut tout se permettre et tout se dire à l’intérieur d’un couple. On chante l’avènement du droit à l’infidélité et du devoir de transparence. On chante ? Oui, mais parfois la voix se casse : comment ignorer la souffrance qu’on éprouve et celle qu’on inflige ? Le vieux tango de la jalousie est toujours là, en fond sonore... Coincé entre deux hypocrisies — le tout-interdit et le tout-permis —, le couple des années 80 est un couple boiteux. Mais il avance. Le choc du sida — l’aile de la mort plane désormais sur les amours vagabondes —, la terreur du chômage et le repli frileux dans le cocon familial vont ajouter une dimension tragique à ce mal-être des lendemains de fête. Les théories s’effondrent devant ce qui apparaît soudain comme une évidence : chacun doit pouvoir choisir en toute liberté, en toute lucidité, sa propre manière de vivre et d’aimer. Au lendemain des obsèques de François Mitterrand, 86% des Français interrogés ont déclaré approuver la présence conjointe des deux familles du président au bord de sa tombe... Cette révolution-là porte un nom : tolérance. L’infidélité, la briseuse de ménages, serait ainsi devenue l’alliée du couple et de son « dur désir de durer ». Philippe Sollers et Julia Kristeva analysent pour vous ce phénomène nouveau et font le récit de leur expérience intime. Un dossier réalisé par François Armanet, avec François Caviglioli, Yves Simon, Sylvie Véran .

Le Nouvel Observateur. - Et d’abord, quelle est votre définition de l’amour ?

Philippe Sollers. - Il y a une telle utilisation confuse de ce mot mis à toutes les sauces de la marchandise sentimentale moderne qu’on peut avoir une réaction de pudeur ou de rejet, celle de Céline par exemple : « L’amour, c’est l’infini mis à la portée des caniches. » Mais enfin la question est sérieuse et mérite qu’on y réponde. Il y a un mot que je n’aime pas, c’est le mot « couple », je n’ai jamais pu le supporter. Il évoque toute une littérature que je déteste. Nous sommes mariés, Julia et moi, c’est entendu, mais nous avons chacun notre personnalité, notre nom, nos activités, notre liberté. L’amour, c’est la pleine reconnaissance de l’autre en tant qu’autre. Si cet autre est très proche de vous, comme c’est le cas, l’enjeu, il me semble, est celui de l’harmonie dans la différence. La différence entre homme et femme est irréductible, pas de fusion possible. Il s’agit donc d’aimer une contradiction, et c’est cela qui est beau. Je pense à ces mots de Hölderlin : « Pareilles aux querelles des amoureux sont les dissonances du monde. La réconciliation est au milieu du conflit et tout ce qui est séparé se retrouve. Dans le coeur, les artères se séparent et se retrouvent et tout est vie, une, éternelle, ardente. »

Julia Kristeva. - Dans l’amour, il y a deux composantes inséparables : le besoin de complicité et de constance, et la nécessité dramatique du désir, qui peut conduire à l’infidélité. La relation amoureuse est ce mélange subtil de fidélité et d’infidélité. Dans la littérature, les figures de la relation amoureuse varient beaucoup : de la vision courtoise et romantique jusqu’aux explorations crues et intenses de la période moderne. Tout ce qui définit notre civilisation, dans ses méditations sexuelles et sentimentales, a pour base le couple fidélité-infidélité.

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1968 - Ile de Ré
Devant la maison familiale. Ph. Sollers et Julia Kristeva se sont mariés l’été précédent en 1967.

N. O. Mais comment pouvez-vous associer fidélité et infidélité ?

J. Kristeva. - Essayons de définir d’abord la fidélité. On peut dire : stabilité, protection, réassurance dans la durée. Est-ce que la fidélité est un thème ringard, hérité du passé ou des parents, une vieillerie que les temps modernes et la force des désirs devraient balayer à l’avenir ? Je ne le crois pas. Je parle ici en tant que psychanalyste : l’enfant a besoin de deux figures, de deux « imagos », sans lesquelles il ne peut affronter le monde. La mère, bien sûr, mais aussi le père dont on ne parle pas beaucoup, celui des premières identifications enfantines. Non pas le père oedipien qui interdit, mais le père aimant. Dans nos expériences amoureuses nous recherchons aussi les variantes de ces deux images. Ce sont là les besoins psychiques de fidélité. Quand on possède ces repères, ces éléments de stabilité, on peut se permettre d’ouvrir sa relation sensorielle ou sexuelle à plus de liberté et donner libre champ au désir.

Ph. Sollers. - Je trouve pénible la réduction systématique de l’infidélité à la question sexuelle. En un siècle, on est passé de la sexualité considérée comme étant le Diable à une prise en main, publicitaire et technique, du sexe considéré comme fondamental. Le sexe serait censé dire le vrai, le tout chez l’être humain, en ignorant le reste : la permanence du sentiment dans le temps, la réussite dans la pensée. La société faisait du sexe quelque chose de sulfureux, elle est en train de le rendre obligatoire et ennuyeux. Souvent, on m’a accusé d’avoir écrit des romans qui seraient allés dans le sens de cette inflation sexuelle. Mais c’est un contresens. J’ai toujours montré la sexualité de façon aussi légère que possible, détachée, ironique, comme un désir qui se connaît et qui peut très bien s’abstenir. Cela pour dire que l’infidélité sexuelle me paraît dépourvue de poids. Il y a plus grave.

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1971 - Au sein du groupe Tel Quel

J. Kristeva. - Je crois qu’on a compris la sexualité essentiellement comme une révolte contre la norme, et cela était sans doute nécessaire dans une société où les interdits d’origine religieuse ou puritaine pesaient sur les individus. En revanche, on parle beaucoup aujourd’hui de repli sur soi ou de retour à la norme. C’est indubitablement une régression et une forme de conservatisme. Mais c’est aussi une prise de conscience de ce qu’aura été la révolte sexuelle. Elle avait un sens : la liberté. Mais elle avait aussi un non-sens : la destruction, souvent, de soi et de l’autre. Dans les relations homme-femme, il peut y avoir « à l’extérieur » des relations sexuelles et sensuelles qui respectent le corps et la sensibilité de votre partenaire principal. C’est cela la fidélité. Et non pas ne jamais se séparer, ou ne connaître aucun autre homme ou aucune autre femme.

Ph. Sollers. - Est-ce qu’on peut ajouter le mot de « confiance » ? Il y a une formule merveilleuse de Vivant Denon qui m’a beaucoup frappé : « Aime-moi, c’est-à-dire ne me soupçonne pas. »

J. Kristeva. - Le piège dans ce « aime-moi mais ne me soupçonne pas », c’est qu’il signifie « sois ma maman ou sois mon papa ». Beaucoup de couples qui se disent fidèles et donnent en effet une image d’Epinal de la fidélité se figent dans le maternage ou le paternalisme. Pour les gens de notre génération qui vivent autrement leur relation à deux, ce jeu paraît insupportable. Cependant, il faut bien admettre que l’infidélité a aussi son petit lot d’horreurs. Elle reste une épreuve. Elle provoque parfois des blessures et des mises à mort. Mais on peut aussi en rire.

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1974 Sur la Muraille de Chine

Ph. Sollers. - J’ai envie de dire que la fidélité est une sorte d’enfance partagée, une forme d’innocence. Voilà, au fond on est des enfants. Si on cesse de l’être, on est infidèle. Le reste, les rencontres, les passions, à mes yeux n’a pas beaucoup d’importance. La véritable infidélité est dans le durcissement de la relation du couple, dans la pesanteur, l’esprit de sérieux devenu ressentiment. C’est avant tout une trahison intellectuelle. A ce propos, je tiens d’ailleurs à dire que je suis contre toute transparence. Je suis opposé, par exemple, au genre de contrat passé entre Sartre et Beauvoir. Je suis pour le secret.

J. Kristeva. - Le sentiment de fidélité remonte à l’enfance et à son désir de sécurité. Personnellement, je me considère comme quelqu’un qui a reçu des gages de fidélité dans son enfance. Cela m’a donné beaucoup d’assurance. Il m’est arrivé de souffrir de marques d’infidélités sexuelles quand j’étais plus jeune, mais je ne peux pas dire que j’ai ressenti là une trahison. En réalité, je n’ai pas l’impression que l’on puisse me trahir. Ou, si vous préférez, la trahison ne me touche pas vraiment. Même si contrairement à toi, Philippe, je ne pense pas que le secret puisse être préservé. Tout se sait ou finit par se savoir.

Ph. Sollers. - Je parlais de l’idéologie de la transparence dans certains couples.

J. Kristeva. - Il faut être clair : l’être féminin n’a pas les mêmes intérêts, sexuels et affectifs, que l’être masculin. La jouissance des hommes et celle des femmes sont différentes, comme le sont leurs rapports au pouvoir, à la société, aux enfants. Nous, nous sommes un couple formé de deux étrangers.
Notre différence nationale souligne encore mieux une évidence qu’on se dissimule souvent : l’homme et la femme sont des étrangers l’un à l’autre. Or le couple qui assume la liberté des deux étrangers peut devenir un véritable champ de bataille. D’où la nécessité d’harmoniser. La fidélité est une sorte d’harmonisation d’étrangeté. Si vous permettez que l’autre soit aussi étranger que vous-même, l’harmonie revient. Les couacs se transforment en éléments de la symphonie.

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1976 - A Brooklyn

N. O. Vivre chacun vos aventures amoureuses a-t-il été pour vous une des conditions à votre union, ou bien est-ce les circonstances qui vous ont un jour amenés à transgresser cette promesse que se font la plupart des jeunes amants : se rester fidèles ?

J. Kristeva. - Nous ne nous sommes jamais fait cette promesse.

Ph. Sollers. - Nous n’étions pas si jeunes lorsque nous nous sommes rencontrés. Julia avait 25 ans, moi 30. Presque tout de suite ça a été Mai-1968. Une période d’intense expérimentation par l’esprit, par le corps. A l’époque il n’y avait pas de contrat. La liberté jaillissait d’elle-même.

J. Kristeva. - A la fin des années 60, qui sont celles de notre jeunesse, il y avait une telle liberté dans les relations amoureuses que ce qu’on appelle l’infidélité n’était pas interprétée comme telle. Nous vivons maintenant dans une autre époque, où le chômage, l’effondrement de la contestation, la peur du sida entraînent un recentrage sur le couple et sur la fidélité.

Ph. Sollers. - L’histoire va et vient. Epoques d’ouverture, époques de fermeture. Liberté mobile du XVIIIe siècle, puis Terreur, puis Restauration. Intense mouvement entre 1920 et 1940, et puis tout à coup Travail, Famille, Patrie. Grande mutation positive autour de 1968, puis quinze ans d’anesthésie, de dérive, et finalement de retour en arrière, puisque c’est l’inquiétude et la dépression.

J. Kristeva. - Nous sommes en effet dans une période où le besoin sécuritaire est au premier plan et où l’autonomie économique est très restreinte. On ne peut se permettre un point de vue libertaire sur l’infidélité sans un minimum de sécurité psychique. Et bien entendu d’indépendance financière. Or les femmes, malgré beaucoup d’efforts, sont encore loin de la posséder.

Ph. Sollers. - Julia et moi sommes parfaitement à égalité sur le plan économique. Ce n’est qu’à partir de cette donnée qu’on peut réellement discuter des sophistications de l’amour ou des problèmes de fidélité.

J. Kristeva. - Nous parlons du comportement d’individus économiquement autonomes. Sinon la discussion serait impossible.

N. O. - Vous avez évoqué ce fameux contrat passé entre Sartre et Beauvoir qui consistait à ce que tous deux se racontent leurs aventures extraconjugales ?

Ph. Sollers. - Je crois que cette histoire de transparence était en réalité une forme d’inhibition réciproque, comme s’ils avaient signé un contrat de frigidité parallèle. Ma conviction ? Quand on jouit vraiment, on se tait. Et puis on ne sait pas vraiment comment Sartre menait sa vie, de façon cloisonnée, étanche... Je crois que Sartre, par générosité, par indifférence, a beaucoup laissé dire. Il avait sa vie clandestine. On peut regretter qu’il ne l’ait pas notée. Je le vois se débrouiller en douce. Ce n’est pas en tout cas dans son oeuvre que je trouverai un personnage de femme vraiment intéressant. Ni chez Camus, ni chez Malraux d’ailleurs. Et non plus chez Aragon. Drôle de siècle. J’en apprends davantage sur les femmes chez Proust. (Rires.) En réalité, tout cela est assez peu convaincant.

J. Kristeva. - Sartre et Beauvoir étaient des terroristes libertaires. Leurs livres restent d’une audace intellectuelle et morale loin d’être encore comprise ou dépassée. Pour accomplir leur travail de terrorisme libertaire, Sartre et Beauvoir ont créé un commando de choc. Ce commando s’est appuyé sur leur histoire commune, celle d’individus blessés. D’un côté, la blessure oedipienne de Sartre, avec ce père absent et sa souffrance d’être très brillant et laid. Et, de l’autre, Beauvoir, avec ses ambitions viriles, son intelligence froide, et probablement aussi ses inhibitions sexuelles dépressives. Avec tout cela, ils ont fait une chose merveilleuse : montrer au monde entier, ébloui et toujours envieux, qu’un homme et une femme peuvent vivre ensemble, parler ensemble, écrire ensemble. Essayez, vous verrez si c’est facile ! Leur acte terroriste cependant a consisté à incendier tous ceux qui s’approchaient de cette histoire à deux, et à les transformer en victimes. Leur fameuse « transparence » a été une sorte de constitution de parti des puissants contre la troupe des aspirants. Mais cette relation, impossible à répéter, est à interroger, sûrement pas à stigmatiser.

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1990 - Ile de Ré
Photo prise par leur fils David ;
" la fidélité est une sorte d’enfance partagée, une forme d’innocence. Voilà, au fond, on est des enfants. Si on cesse de l’être, on est infidèle."

N. O. - Et celle d’Aragon et d’Elsa ?

J. Kristeva. - Le mythe de leur couple a été une protection, au même titre que leur appartenance au Parti communiste. L’adhésion à un parti peut avoir d’autres motivations, mais dans le cas d’Aragon il est clair qu’elle a été une manière de s’assurer contre les risques sexuels. Contre le mal-être qu’inflige l’infidélité, justement. C’est l’histoire de sa relation déchirante avec Nancy Cunard qui l’a conduit au bord du suicide et qu’il a replâtrée dans le culte d’Elsa. On a là l’exemple ambigu et douloureux du couple faux, avec surenchère poétique. Cela a pris d’autres formes après la mort d’Elsa Triolet, puisque Aragon a exhibé son homosexualité à ce moment-là. Mais avant il ne faut pas oublier les pages magnifiques qu’il a écrites sur le corps et la jouissance féminine dans « le Con d’Irène ». En vampirisant en quelque sorte le féminin, en le dévorant de l’intérieur. Dans ces histoires d’infidélité, il faut prendre en compte la bisexualité de chacun des partenaires, ce qui rend encore plus difficile la fidélité classique. Ce sont, là encore, des vérités difficiles à admettre.

Ph. Sollers. - La bisexualité, un sujet d’avenir... (Rires.)

J. Kristeva. - Evidemment. Bien que la plupart des gens essaient de dissimuler leur bisexualité sous un masque, tout le monde y pense.

Ph. Sollers. - Je voyais quelquefois Aragon chez lui. Elsa Triolet n’arrêtait pas d’entrer à l’improviste dans le bureau où on bavardait ensemble. C’était curieux. Un jour, elle m’a dédicacé un de ses livres : « Ph. S., maternellement. » On ne s’est pas revu.

N. O. - Autre couple qui marquera son époque : Danielle et François Mitterrand.

J. Kristeva. - La représentation mythique du couple correspond à un besoin social. L’unité du groupe, notamment national, se nourrit du fantasme de l’union primordiale, celle des parents. C’est ce mythe originaire de cohésion ? avec les fissures dont il frémit ? que les appareils politiques jettent aux masses populaires comme de la poudre aux yeux . On le constate sur le mode vaudevillesque aux Etats-Unis avec les soupçons d’infidélité qui entachent la carrière de Clinton, ou en Grande-Bretagne avec la saga Charles et Diana. Il n’y a qu’en France que l’on peut voir l’épouse et la concubine se tenir côte à côte devant le cercueil d’un président de la République.

Ph. Sollers. - Ce qui aurait vraiment été révolutionnaire, c’est qu’il y ait eu au moins trois femmes, et pourquoi pas cinq ou dix, lors de la mise en scène des obsèques. Je trouve que deux femmes, cela fait un peu mesquin, petit-bourgeois. La France a une grande tradition de ce point de vue. Elle méritait mieux. Franchement, j’ai été déçu. Mitterrand m’avait parlé un jour de sa lecture de Casanova. Il semblait être en bonne voie... Enfin, si les Américains ont été choqués, n’en demandons pas trop.

N. O. - Au début du siècle, le philosophe Jacques Maritain et son épouse Raïssa se jurèrent l’abstinence. N’était-ce pas un beau moyen de garder le désir intact ?

Ph. Sollers. - Le désir, quel désir ? Vous oubliez qu’il y a un troisième partenaire dans cette affaire, et c’est Dieu !

J. Kristeva. - La croyance en Dieu semble équilibrer beaucoup de couples. Toute la question est de savoir qui prend la place de Dieu, aujourd’hui, quand on ne croit pas. J’entends sur le divan des personnes qui remplacent Dieu par le culte des arts et des lettres. D’autres, qui travaillent ensemble, par leur entreprise.

Ph. Sollers. - Et qui se disent : nous allons nous abstenir pour le bien de l’entreprise ! (Rires.)

N. O. - A la fidélité dans l’abstinence de Maritain préférez-vous la passion dévorante, exaltée par Denis de Rougemont dans « l’Amour et l’Occident » ?

Ph. Sollers. - La passion est sans pourquoi. La fidélité répond à la question du pourquoi, mais la passion est injustifiable. La passion fait ce qu’elle veut, bonheur ou malheur. La thèse de Rougemont, si je me souviens bien, reste très romantique, wagnérienne. La passion d’amour conduirait automatiquement au sacrifice, à la mort. C’est une idéologie très structurée, très puissante, encore aujourd’hui. Comme si la passion devait être forcément punie, comme si l’amour ouvrait forcément sur la catastrophe. J’ai à ce sujet une position très polémique, violente. Ce n’est pas ma conception de l’amour. Je suis plutôt « Mozart for ever », comme dit Godard, que Wagner. Surtout pas de tristesse. La fidélité, l’infidélité, voilà des questions concrètes, sociales. Pourquoi pas ? Mais la passion relève d’un autre temps.

J. Kristeva. - La passion aspire à l’absolu et en même temps elle met en cause l’absolu. On ne peut rien contre la violence de ses excès. Ils sont aussi bien de l’ordre du plaisir que de l’ordre de la destruction. La passion est enthousiasme et proximité de la mort. Elle est joie et elle est mort. Elle est destructrice et fascinante. Elle est shakespearienne. C’est un éclatement, une fragmentation hors temps. La fidélité, elle, est dans le temps. Je pense que Rougemont renvoie à une expérience amoureuse préfreudienne, prémoderne. Avant Picasso, avant Artaud, ou, si vous préférez, avant les sex-shops ou les drag-queens. Il est impossible d’ignorer aujourd’hui que la sexualité est perverse et polymorphe, fondamentalement.

N. O. - La passion, avez-vous imaginé que l’un de vous puisse y succomber et, dans ce cas, prévu une parade à l’injustifiable ?

Ph. Sollers. - Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, je vous signale que nous vivons une grande passion ! (Rires.)

J. Kristeva. - Nous sommes tellement imbus de nous-mêmes, de chacun de soi et de nous deux à la fois qu’il nous est difficile d’imaginer ce genre de situation. (Rires.) Du moins une passion qui mettrait en cause notre entente. Des difficultés peuvent survenir lorsque surgit un lien parallèle plus important que les autres, mais il existe une connivence philosophique fondamentale qui fait que l’autre relation se dissout ou bien persiste mais en étant minorée. J’entends souvent des patientes dire : « Il m’a trahie » (les hommes, par fierté, se plaignent moins). Je les comprends en tant qu’analyste, mais pas en tant que personne. Se sentir trahi suppose une confiance nulle en soi, un narcissisme tellement meurtri que le moindre signe d’affirmation de l’individualité de l’autre est vécu de manière ravageante. La moindre piqûre de moustique est ressentie comme une bombe atomique.

Ph. Sollers. - L’idée qu’une passion en contredit une autre me paraît affreusement mal pensée. J’y vois toujours un retour à la religiosité qui empoisonne ce genre d’affaires. Il faut mettre le mot « passion » au pluriel. Affirmer le pluriel.

J. Kristeva. - Oui, mais alors cela suppose un individu qui n’est pas « un », un individu pluriel. Est-ce que tout le monde peut vivre plusieurs passions à la fois ? Ce n’est pas évident. C’est un point de vue d’artiste ou d’écrivain. L’individu classique vise à l’unité de son moi. Il vit des passions différentes comme s’annulant l’une l’autre.

Ph. Sollers. - Eh bien, je pense que c’est une erreur. Toujours le romantisme, toujours le XIXe siècle... Ça ne tient plus pour aujourd’hui, je crois.

J. Kristeva. - Certaines personnes refoulent une passion et choisissent l’autre : elles ont un inconscient. D’autres séparent et cumulent : elles sont polymorphes. Je me sens plus proche des premières. Je dois être plus conservatrice que toi.

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1990 - 28 novembre
Pour l’anniversaire de Philippe. Avec leur fils David, né en 1975, très présent dans l’oeuvre de Sollers, comme aussi sa femme. Dans Le lys d’or. David s’appelle Paul. « 
C’est curieux une naissance, excusez-moi si je dis des choses banales (mais elles ne le sont pas pour vous). J’ai eu l’impression de mourir sur le coup. De me volatiliser, de me recomposer, d’un bloc, trois pas en arrière. On est éjecté... Après quoi, il y a beaucoup d’agitation, d’émotion plus ou moins simulée (et d’ailleurs authentique), mais l’essentiel est ailleurs. dans cette dématérialisation verticale, cette ponctuation brève, en éclair. Je ne sais pas si Dieu existe, mais il fonctionne à ce moment là. C’est sa région, en tout cas. [...] J’ai été dans une extase continue pendant une semaine.
 »

N. O. - Mais avez vous été jaloux ?

J. Kristeva. - Je n’aime pas assez les autres femmes pour ça. C’est peut-être mon problème, mais quel soulagement !

Ph. Sollers. - Je ferais la même réponse : les hommes ne m’attirent pas suffisamment.

N. O. - L’homme infidèle fait sourire alors que la femme adultère encourt toujours le jugement. La révolution des moeurs depuis trente ans a-t-elle bouleversé la sentence ?

J. Kristeva. - Cela change en surface. Le féminisme, le développement des idéologies libertaires et les progrès de la technique, comme la contraception, ont apporté une libération de la sexualité féminine. Mais je crois que les pesanteurs restent très fortes. On admet qu’une femme ait une sexualité libre si par ailleurs elle n’a pas d’autres atouts. Mais si elle a ce qu’on appelle des responsabilités, si elle a des capacités de pensée ou son mot à dire dans le champ social et si elle se laisse alors aller à ses désirs, elle est ressentie comme une menace par la société. Elle devient pire qu’infidèle : infâme. La plupart des femmes qui ont été barrées dans la vie politique ou médiatique française l’ont été essentiellement à cause de médisances concernant leur vie sexuelle. L’idée qu’une femme a obtenu ce qu’elle a eu en couchant ici et là reste très forte.

Ph. Sollers. - La puissance de ce préjugé est en effet accablante, c’est la manie religieuse laïcisée. Je pense pourtant que la possibilité pour les femmes de choisir leurs partenaires a augmenté de façon considérable. Et plus leur indépendance économique augmentera, plus elles pourront signifier ce qui leur plaît ou ce qui ne leur plaît pas.

N. O. - Choisir leurs partenaires, oui. Mais leur accorde-t-on réellement, comme aux hommes, le droit d’en avoir plusieurs à la fois ?

Ph. Sollers. - Une certaine clandestinité reste à l’ordre du jour.

J. Kristeva. - Les femmes persistent à se cacher, pour se protéger sans doute. Elles se gardent bien de raconter leurs infidélités sur la place publique, ce que les hommes font assez volontiers. Cette peur de la sexualité des femmes, ce rejet correspond à un besoin d’être abrité. La société a besoin d’une représentation maternelle de la femme qui reste à la maison pour s’occuper de nous. Voilà pourquoi, dès qu’une femme dont l’image sociale est forte se permet une sexualité libre, nous nous sentons mis en danger. Le besoin d’être sécurisé par une femme fidèle est ancré dans l’Homo sapiens, dans l’archaïsme de l’être humain. Nous commençons à nous défaire de cette image, mais on est loin du compte.

N. O. - Avouer son infidélité ou la dissimuler, cela reste le grand problème des couples...

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2003 Julia Kristeva anime le Comité Handicap soutenu par Jacques Chirac
Le couple Sollers-Kristeva et Chirac sont tous deux personnellement concernés par la question du handicap. David, en blanc comme sa mère.

J. Kristeva. - Je crois qu’il n’y a pas de secret, du moins pas de secret absolu. Notre art de déchiffrer les sensations et les comportements est très subtil, et il est facile de comprendre sans mettre les points sur les i. Par ailleurs, l’information, la médisance, les ragots se propagent. Donc on sait, indubitablement. Maintenant : dire ou ne pas dire ? Avouer ou non, si vous préférez ? On peut dire les choses de façon blessante, comme on peut les dire de manière à respecter l’autre. Nous avons tous connu des couples hyperlibérés qui se racontaient leurs aventures avec une telle complaisance sadomasochiste que leur relation a fini par se détruire. Dans le « tout dire », il peut y avoir le désir d’anéantir à la fois le partenaire marginal et celui du couple. Mieux vaut d’abord s’interroger personnellement sur le fait de dire. Pourquoi dire ? Dans quel but ? Cacher est parfois impossible, mais la sincérité dans ce domaine est aussi une illusion. Un certain rapport analytique avec la passion est donc nécessaire.


Ph. Sollers. - Je suis pour le secret (comme par hasard, c’est le titre d’un de mes livres), ou du moins pour la plus grande discrétion. Je crois que l’être humain n’a jamais à se justifier de sa sexualité. Il en est entièrement responsable. Il n’a pas à en parler, sauf si cela le rend malade, et alors là il peut aller sur ton divan. On peut avoir des comptes à rendre dans l’existence sociale, matérielle, intellectuelle, affective, mais sexuellement jamais. L’idée du contrôle sexuel est irrecevable. Je crois aussi que la surveillance sociale a toujours tendance à vouloir limiter sur ce plan la liberté des individus. Il y a eu un cauchemar totalitaire dans ce sens, mais la démocratie radieuse qu’on nous promet a sans cesse des tentations répressives. Nous sommes à un moment de l’Histoire où on sent venir de partout une volonté de reprise en main par différents moyens, dont celui du fanatisme religieux. Le secret est donc nécessaire. C’est l’étoffe de la liberté. Maintenant, pour vous amuser, voici une phrase de Kierkegaard tirée du « Journal du séducteur » : « Femme, elle me hait ; femme intelligente, elle me craint ; femme supérieure, elle m’aime. » C’est beau, non ?

J. Kristeva. - Il récupère tout, Kierkegaard ! (Rires.) Pour revenir au secret : il préserve sans doute, mais il peut aussi rendre victime celui ou celle qui est écartée. Parlons alors de lucidité. J’ai l’impression que les individus analysés, et même ceux qui n’ont qu’un rapport livresque à l’analyse, savent mieux harmoniser l’aspect assassin de nos désirs et la part violente de nos passions. Il ne faut pas idéaliser la liberté. La liberté est aussi mortelle.

Ph. Sollers. - C’est même pour cela qu’elle fait si peur et qu’on tue parfois en son nom.

N. O. - Votre complicité a-t-elle valeur de modèle ?

Ph. Sollers. - Modèle ? Non. C’est juste une aventure personnelle.

J. Kristeva. - Un modèle d’harmonies bien discordantes ! Rien à voir, en tout cas, avec l’image d’un couple parfait dont l’entente serait idyllique !

François Armanet, Sylvie Véran
Le Nouvel Observateur

Nota : Legendes pileface

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Crédit : Nouvel Observateur et fonds d’archives d’Eric (a fait don de sa collection de coupures de presse pour alimenter le "fonds Sollers" de ce site). Il s’intéresse aussi aux parfums. Sur son site, une riche bibliographie illustrée de tout ce qui touche aux parfums :


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