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Découvrir « La Deuxième Vie » de Philippe Sollers

Ou comment penser SA mort !

D 11 mars 2024     A par Viktor Kirtov - C 9 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



GALLIMARD (14 mars 2024)
Broché ‏ : ‎ 80 pages
le livre sur amazon.fr

Voici le dernier livre de Philippe Sollers (28 novembre 1936 - 5 mai 2023 ) qui commence par cette note :

NOTE SUR LE TEXTE

Philippe Sollers a dicté, relu et corrigé le manuscrit de son texte. Il n’a pas participé à la fabrication de ce livre, notamment à sa correction. Nous sommes restés fidèles à la dernière version qu’il a établie, même si on trouvera quelques marques d’oralité, d’hésitation, qu’il aurait peut-être corrigées.
Nous remercions Georgi Galabov et Sophie Zhang pour leur travail de saisie et de relecture du manuscrit.

L’exergue

« Le passé m ’encourage, le présent m’électrise,
je crains peu l’avenir. »
SADE

En pleine explosion révolutionnaire française du XVIIIe siècle, le marquis de Sade fait dire à Juliette, son personnage criminel préféré : « Le passé m ’encourage, le présent m’électrise, je crains peu l’avenir. » Le XXIe siècle entend une nouvelle Juliette postromantique répéter tous les jours : « Le passé me déprime, le présent m’accable, j’ai peur de l’avenir. » Si je publie un jour un roman intitulé La Deuxième Vie, j’inscrirais en exergue, contre toutes les évidences négatives de mon temps, la formule de la Juliette de Sade. Elle, au moins, fait longuement rêver, comme une provocation inouie.

Avec le temps, rien n’est plus romanesque que la philosophie des Lumières. Les acteurs et les actrices de ce grand mouvement, apportant la liberté au monde, sont tous très mystérieux. On a envie de les voir, au jour le jour, de les entendre, d’étudier leurs gestes. Voltaire vient d’écrire à une amie : « On a voulu m’enterrer, mais j’ai esquivé. Bonsoir. » Il souffle sa bougie, il va dormir.

(p 16-17)

Quatrième de couverture

« Voici le dernier livre de Philippe Sollers, écrit jusqu’au bout d’une main claire. Chaque phrase brûle : il médite sur sa mort, mais son cœur s’élance avec une ivresse calme, avec drôlerie aussi, vers ce qu’il appelle la Deuxième Vie : "Je n’ai pas été un bon saint lors de ma première vie, mais j’en suis un très convenable dans ma Deuxième."

Tout Sollers est ici concentré dans la lumière dépouillée de trois heures du matin : il parle de la médecine, de Dieu, de Venise, de ses passions fixes, et même de Houellebecq ; il note inlassablement ses pensées, et voici qu’elles glissent, apaisées, vers une dernière lueur qui brille dans la nuit : "Si le néant est là, il est là, en train de voir le monde éclairé par un soleil noir." »
Yannick Haenel

Le cahier vert


Première page du manuscrit de La Deuxième Vie
ZOOM : cliquer l’image

Sollers utilise des cahiers d’écolier à spirale. La Deuxième Vie est écrite dans un cahier vert qui accompagne Sollers jusque dans son parcours médical à l’hôtel des Invalides, Julia Kristeva nous le dit dans sa postface.

« Les premiers mots de ce roman sont écrits le 27 septembre 2021 » note Julia Kristeva dans sa postface intitulée « LE VIVACE AUJOURD’HUI » et elle poursuit : « Désormais , Sollers note la date de chaque entrée en écriture. Puisque « tout va très vite, maintenant, en plein dans la cible » (Les Voyageurs du Temps). II vient de recevoir les épreuves de Graal à paraître en février 2022, qui annoncent la Deuxième Vie de son « corps glorieux » : « La vraie vie consiste à vivre sa propre mort. Pas LA mort, mais SA mort. C’est une révélation très tardive, une révolution radicale. »

Les premiers mots

Sollers a toujours accordé un soin particulier à ses premiers mots et derniers mots d’un livre. En tant qu’éditeur, c’est aussi un de ses premiers critères pour juger d’un manuscrit qui lui est soumis.

Comment commence La Deuxième vie ?


J’aime les insomnies de trois heures du matin, les plus dures, les plus inquiétantes, les plus éclairantes. C’est tout de suite, en sursaut, le choix entre la vie et la mort. Il faut vite saisir la vie, malgré ses brûlures, car la mort est trop longue et désespérément ennuyeuse. La mort est une condamnation éternelle à l’ennui.

La dernière phrase du cahier vert

« Si le néant est là, il est là, en train de voir le monde éclairé par un soleil noir »

Le néant oui, mais éclairé par un soleil noir, comme une ultime dédicace à celle qui a partagé sa vie et va lui survivre, Julia Kristeva :

Ce livre traite des dépressions que nourrit un deuil impossible de l’objet aimé et perdu. En déniant le lien universel qu’est le langage, le déprimé nie le sens qui, pour l’être parlant, est le sens de la vie. Athée radical, le dépressif reste cependant un mystique : rivé à l’affect, la douleur et les larmes sont pour lui le pays secret d’une beauté aussi inaccessible qu’entière


Notons aussi que le seul personnage du livre se nomme Eva, comme la finale de Krist-eva, même si Eva est une synthèse de femmes : soeur, amante, épouse.

Kristeva-Sollers : « La liberté sexuelle et textuelle pratiquée « comme un des beaux-arts » (Du mariage considéré comme un des beaux-arts, 2015). J.K. p. 68)

« Tu devrais écrire tout ça... », m’avait-il glissé, mine de rien, un jour à l’hôpital. Je réponds à son vœu avec ces quelques pages, où la douleur du « jamais plus » s’éclaire et revit en lectures et relectures de La Deuxième Vie, retrouvant aussi l’œuvre qui précède. Inépuisable communion charnelle, d’amour et de rire, qui partage la possibilité de mourir. Avec Sollers pour la personnalité publique, l’impersonnel il pour protéger l’intime, Philippe dans l’incroyable union de nos étrangetés. (J.K. p.69)

Pudiquement dit pour une femme qui se livre peu !

L’héritage

En ouvrant le livre, je pensais à Jean de La Fontaine et sa fable « Le Laboureur et ses Enfants » que l’on pourrait transposer en « L’écrivain et ses lecteurs », où lui aussi sentant sa mort prochaine, qu’à t-il à nous dire ?


Camille Pissarro, La moisson, 1882

Jean de La Fontaine :

Un riche Laboureur, sentant sa mort prochaine,
Fit venir ses enfants, leur parla sans témoins.
Gardez-vous, leur dit-il, de vendre l’héritage
Que nous ont laissé nos parents.
Un trésor est caché dedans.
Je ne sais pas l’endroit ; mais un peu de courage
Vous le fera trouver, vous en viendrez à bout.
Remuez votre champ dès qu’on aura fait l’Oût [1].
Creusez, fouiller, bêchez ; ne laissez nulle place
Où la main ne passe et repasse.

J’ouvre le livre avec fébrilité

Comme on ouvre un testament ! La leçon de vie d’un homme à l’approche de la mort, on ne l’aborde pas comme on entre dans un moulin, surtout quand l’homme est écrivain et se nomme Sollers/Ulysse. « L’homme aux mille tours ». Quel dernier tour nous réserve-t-il ? Quelles leçons de vie à l’approche de la Deuxième Vie ou déjà dans la Deuxième Vie, en pensée ?

Dans les premiers mots cités plus haut, déjà deux enseignements pour les lecteurs du Laboureur Sollers :

Il faut vite saisir la vie, malgré ses brûlures

La mort est une condamnation éternelle à l’ennui.

Et un peu plus loin :

Le vieux Dieu est mort

Après Nietzsche, il constate aussi que « le vieux Dieu est mort »,

On oublie que le vieux Dieu est mort d’ennui, à force de gérer l’incroyable bêtise de ses créatures humaines. Le nouveau Dieu n’a rien d’humain, et choisit ses croyants par révélation personnelle, en leur offrant, par là même, une Deuxième Vie. Ces révélations se font soit par illuminations soudaines, soit à travers des expériences multiples, dont la maladie. Le nouveau Dieu guérit, il prévient, il sauve, il est là quand on ne l’attend pas, inutile de l’appeler, il ne répond pas. Il peut surgir d’un rayon de soleil ou d’un léger coup de vent. Grâce à lui, je sais que ma Deuxième Vie fonctionne.

Le Corps glorieux du narrateur

Dans Graal, déjà :

La vraie vie consiste à vivre sa propre mort. Pas LA mort, mais SA mort. C’est une révélation très tardive, une révolution radicale. En langage théologique, dans la résurrection des morts, il s’agit des « corps glorieux ». On connaît leurs qualités : impassibilité, clarté, agilité et subtilité. Ils n’ont besoin de rien, sont radieux, se déplacent instantanément avec la rapidité de la pensée et traversent, sans résistance, tous les obstacles.

En sanscrit, ça donne ça :
« Celui qui connaît le souffle du souffle,
la vue de la vue,
l’ouïe de l’ouïe,
celui-là a pénétré l’absolu,
On ne peut le voir que par la pensée. »

Philippe Sollers. Graal

Si j’en crois la Théologie, j’ai droit, après ma résurrection, à un Corps Glorieux, dont je connais les principaux caractères : impassibilité, clarté, agilité et subtilité. J’ai beaucoup travaillé sur l’impassibilité dans ma première vie, à cause de la maladie. La clarté me paraît naturelle, l’agilité est ma spécialité, la subtilité me permet de traverser sans effort toutes les matières dures et brûlantes. Je n’ai pas été un bon saint lors de ma première vie, mais j’en suis un très convenable dans ma Deuxième.

(p.23)

Dans la première vie, seul mon cadavre m’encombre […]. Dans la Deuxième vie, on est heureusement débarrassé de ce boulet, sans que les souvenirs physiques les plus lumineux soient éliminés. Il s’en suit un libre choix des mémoires, chacune reliée à un flash amoureux. La jouissance du corps glorieux est continuelle. On peut la déclencher, on peut l’arrêter.[…]

(p.24-25)

Est-ce pour cela, comme nous le développerons plus avant, que Sollers a déjà choisi l’illustration de couverture de l’édition Folio de « La Deuxième Vie », L’Etreinte de Picasso, la version de 1969, peinte à Mougins alors que Picasso a 88 ans. Sollers s’en approche, 86 ans au moment de son décès. Sollers-Picasso même célébration ultime.

Julia Kristeva : Dans ce livre, l’urgence qui assaille l’écrivain a resserré la virtualité même du récit en quasi-maximes du siècle classique. Les mots, chargés de brûlures, invectivent ; les idées et les jugements concluent, puis s’inversent et brusquement fustigent, féroce ironie ou autodérision aigre-douce, l’humour n’est jamais loin. Entre la vie et la mort, l’éclair du langage fait un signe vers Eros (Poker 2005). » (p. 67)

Le suicide n’est pas une solution

A l’heure où notre Parlement légifère sur une aide à mourir, Sollers s’est posé la question du suicide bien avant sa Deuxième Vie. Dans un ancien entretien, il disait ne pas l’exclure si sa fin de vie s’accompagnait de douleurs intolérables.
Là, il est à l’heure des choix. Partir pour la Suisse ? Sollers y renonce… :

Le suicide n’est pas une solution pour entrer dans la Deuxième Vie. Il est faux de croire qu’on y entre. Elle est là depuis toujours. Le reste est une spéculation des religions qui prétendent occuper l’entrée. Les gardiens du Temple, commerçants très avisés, sont là jour et nuit. Quelqu’un, il y a longtemps, les a chassés pour quelque temps, mais ils sont vite revenus et continuent leur trafic. De ce point de vue, la séquence catholique délirante des « Indulgences » mérite tous les éloges de la publicité. La Deuxième Vie ne délivre aucune indulgence : elle tranche, c’est tout, et seul le futur dira dans quel sens.

Migrant, acteur, connard

Le narrateur se qualifie tour à tour de migrant, d’acteur et ne s’épargne pas en usant même du qualificatif trivial de connard…

Migrant. Déjà dans Graal, Sollers avait parlé de Migrant :

« Devenu terrien, le Migrant atlante fait tout pour ne pas être reconnu comme tel. Soit il reste dans l’ombre, en se dissimulant dans une administration administration quelconque, soit, au contraire, il brille constamment dans les médias, à cause de ses dons artistiques, sans que personne puisse dire exactement quelles sont ses opinions politiques. Il brouille tellement les cartes qu’il devient insoupçonnable de quoi que ce soit ».

Dans la Deuxième vie :

Le Migrant se souvient de sa première mort. Il pense à son geste envoyé de la main droite vers la Vierge Marie, qui, comme chacun sait, soutient dans la première vie les aventuriers. II est enchanté par l’idée qu’une Deuxième Vie était sans cesse possible et ne pouvait évidemment pas venir de la société, qui n’était plus désormais, après la consommation, puis le Spectacle, qu’un ensemble d’agrégats massifs d’illusions.

Philippe Sollers a été élevé dans la religion catholique qui promet la vie éternelle au-delà de la mort. Quand Le Migrant se souvient de sa première mort, faut-il entendre un épisode sombre de sa jeunesse ? L’été de 1959, alors qu’il se rend en Espagne avec Dominique Rolin, accident d’automobile qui le laisse entre la vie et la mort. Et en janvier 1961, il tombe dans un coma hépatique qui le contraint à des mois de convalescence. Dominique Rolin sera son ange gardien qui va l’aider à ressusciter après cette « première mort »…

Acteur Le narrateur de définit comme un acteur dans sa première vie (« quoique vous fassiez, vous appartenez depuis longtemps au cinéma social, au documentaire. Impossible d’échapper au documentaire. […] Si vous êtes un peu connu, amusez-vous à faire votre documentaire posthume, diffusé à la télé, le soir de votre mort » dit-il par ailleurs), mais acteur aussi dans sa Deuxième vie, on ne sait plus bien, le temps se superpose.

Très jeune, l’acteur de la Deuxième Vie se monte la tête sur la conviction d’avoir des expériences considérables. Le temps viendra où le simple fait de penser lui suffira pour être pensé. Dans sa première vie, il a traversé bien des nuits à l’hôpital, il aurait pu écrire un gros livre passionnant sur les différents services. Les bizarreries des médecins pour les malades sont dues pour la plupart au fait qu’ils les considèrent comme des cobayes. L’acteur expérimente ainsi la multitude des appareils, l’agitation programmée des infirmières surexploitées jour et nuit, leur courage, leur brutalité ou au contraire leur délicatesse.

Bien joué connard !

Séquence autoflagellation, ou simplement autodérision, La Deuxième vie permet ainsi de s’exprimer, sans filtre, et aussi d’accéder à une forme d’extra-lucidité sur soi et le monde.

L’auteur s’examine et se trouve, une fois de plus, nul, tordu, impuissant, débile. Il mise donc à nouveau sur ses principales qualités : impassibilité, clarté, agilité, subtilité.[les qualités du Corps Glorieux de La Deuxième Vie]] II a reçu le privilège d’avoir accès à des pans entiers de sa première vie. Les côtés noirs surgissent d’abord, au point qu’il a l’impression d’avoir vécu le plus souvent en dormant debout. Mais voici vite les côtés blancs : impassibilité par rapport à tous les obstacles, clarté pour le jugement, agilité pour la nage intime, subtilité pour pénétrer toutes les censures et les trahisons.

Ainsi « côté noir », ce « Bien joué connard ! », comment apparaît-il ? C’est le narrateur qui s’exprime ainsi, mais l’impassibilité associée au Corps glorieux de la Deuxième Vie change tout. Cette exclamation peut-être reçue avec une complicité enjouée. Lisez et croyez !

Grâce à mon Impassibilité, j’évite d’être accroché à ma première vie en me préoccupant de mon existence. Au passage, avec agilité, je dissous un souvenir pénible. Une situation dangereuse demande une grande subtilité. Il y a une réponse à donner à une question difficile. Je n’en ai aucune idée, mais je l’ai. D’habitude, je me traite assez froidement, mais, là, je dois l’avouer, j’éprouve à mon égard une sorte de bienveillance. Si elle pouvait être enregistrée, on entendrait ma voix très changée dans une tonalité extrêmement vulgaire : « Bien joué, connard ! »

Ce « connard ! », d’une complicité enjouée, revient de temps en temps dans mes découvertes de ma première vie. En général, ce sont des solutions très simples a des problèmes compliqués, ou encore un mot sauvé de l’oubli en surgissant brusquement d’une improbable mémoire, flot noir dans le temps, poisson dans la main. Voilà ce qu’on gagne en laissant trainer un bras dans le plancton fluide

(agilité pour la nage intime nous a-t-il dit plus haut. Sollers aime être sibyllin. Et nager entre deux eaux - celles de la première vie et de la deuxième vie - est bien à sa portée,)

Même dans le contexte grave, existentiel au premier degré, c’est sa politesse et son respect du lecteur de nous dire ceci avec légèreté. Pas une fois le mot souffrance n’est mentionné.

Maintenant, j’approche du trou noir

Les motifs de La deuxième Vie s’épanouissent en métaphores, tel « le trou noir » au centre de l’Univers (déjà dans La Fête à Venise, 1991, qui domine la finale du livre). Motif qui rappelle aussi l’intérêt que Sollers porte à la science comme en témoigne le sous-titre de sa revue L’Infini,

N’es-tu pas toi-même un mirage gravitationnel ?
Quintessence ?
Façon de parler. En tout cas, il y a dix fois plus de masse cachée que de masse apparente. Conséquences psychologiques ? Imagine une catastrophe interminable.
Et jouir ?
C’est une question ?
Matière noire ?
Peut-être.

La Fête à Venise


Parade nuptiale de deux trous noirs avant l’accouplement-fusion (en fin de vidéo) et leur cortège d’ondes gravitationnelles. (Simulation)
Crédit : dailymotion.com/Spi0n

Nota : Lorsqu’une étoile s’effondre dans un trou noir, les astronomes parlent d’étreinte fatale !

Dans La Deuxième Vie, Sollers évoque le trou noir dont il se rapproche dangereusement. Et la science connaît son pouvoir d’attraction fatal en même temps qu’il se cache au regard des mortels. Masqué comme Sollers s’est employé à l’être dans sa première vie. La métaphore est pertinente.

Maintenant, j’approche du trou noir qui occupe le centre de notre galaxie. J’ai donc parcouru, en quelques secondes, une distance de 27000 années-lumière, et je peux vérifier l’exactitude des photos télescopiques qui ont réussi à le trouver, ce trou, comme un point minuscule du ciel, avant de suggérer son immensité captivante qui ne laisse échapper aucune lumière. On ne peut le voir, ce trou, qu’en ombres chinoises, par contraste sur un fond lumineux, celui du disque de gaz et de poussière, chauffé à blanc, gravitant autour de lui à une vitesse folle. Il a fallu plus de dix ans pour obtenir l’image d’un objet lourd comme 4 millions de masses solaires, qui apparaît inobservable, avec un pourtour orangé. Je suis heureux d’être contemporain de cet événement, dont j’ai sans doute rêvé à l’âge de 7 ou 8 ans, période où un garçon sensible et paranoïaque s’intéresse de près à la fin du monde.

Et Sollers prolonge la métaphore de sa disparition physique dans un trou noir à celle du Gros Animal qu’est la Société capable de faire disparaître plus que son corps, son nom…

Le Gros Animal qu’est la Société contrôle très efficacement la censure qui convient à son règne historique de bêtise. Rien de plus facile que de la choquer, rien de plus difficile que d’échapper à ses volontés d’emprise. Être à la fois très connu et intégralement méconnu est un sport comparable aux échecs. Le Gros Animal est un énorme ordinateur du nom de Deep Black, le mieux que vous pouvez faire est d’éviter les défaites en multipliant, s’il le faut, le nombre des parties nulles. Si vous perdez une partie, vous en voyez vite les effets : tout se passe comme si votre existence était brusquement gommée, et votre nom introuvable à sa place habituelle. Le Gros Animal s’intéresse beaucoup à la disparition de votre nom, il le remplace comme il peut par d’autres, qu’il croit suffisants pour vous plonger dans l’oubli définitif, sa hantise.

En vrac, quelques constats du narrateur au seuil de la Deuxième Vie

Les Français ont raflé le XVIIIe le XIXe siècle, ils ont été écrabouillés au XXe, et ils titubent au XXIe. Un Français, malgré tout, s’il a obtenu sa Deuxième Vie, se sent et s’expérimente comme étant éternel. Il est quand même de plus en plus en retard sur la Française, moins adapté qu’elle à la Technique, puisque les progrès biologiques sont constants.

Le narrateur enfonce aussi le clou sur des thèmes récurrents chez lui, parmi lesquels :

« L’Eglise catholique a perdu la guerre sexuelle comme contrôle de la reproduction. La biologie a frappé, Dieu s’incline et la Vierge Marie sous son vieux nom d’Isis se retire profondément sur le Nil »

Sur la surinformation télévisuelle ;

« La bêtise est surinformée à cause de son ignorance Des carrières de philosophes autoproclamés en profitent et pérorent, à heures fixes, sur tous les sujets. »

Sur l’évolution de la place de la femme :

« Personne ne se risque plus à demander à une femme si un homme a oui ou non le droit d’être-là . La réponse est non avant que la question se pose. « Monsieur-Là » n’existe pas, et s’il existait, personne n’aurait son adresse. En revanche, le nombre de « Madame Là » augmente de jour en jour, de même que les procès en reconnaissance d’identité. « Monsieur Là » est depuis longtemps privé de toute crédibilité à cause de ses violences sexuelles, même s’il n’a rien fait. Pour un homme « être là » signifie violer. Il n’est jamais à sa place, et se vit le plus souvent comme le locataire de la vie »

L’étreinte de Picasso, 1969

Sollers a toujours choisi avec soin, la couverture de l’édition Folio de ses livres : traditionnellement une reproduction d’un tableau ou le plus souvent d’un détail du tableau. Et Sollers a déjà choisi la couverture de la future édition Folio de La Deuxième vie, il s’agit d’un tableau de Picasso, l’étreinte de 1969. Sa reproduction en couleurs est glissée dans le cahier vert du manuscrit précise Julia Kristeva.


Picasso, L’Etreinte, 1969.
Huile sur toile (113.6 x 146 cm.), peinte à Mougins
ZOOM : cliquer l’image
Le 20 octobre 19ô9, Picasso pense que, le 25, il va entrer dans sa quatre-vingt-neuvième année. Raison de plus pour exécuter, dans l’après-midi, une Etreinte supplémentaire de toute beauté. Les Étreintes de cette époque ont beaucoup choqué les Américains, qui croyaient qu’ils venaient d’inventer la peinture profitant de l’écroulement de l’Europe. Cette soi-disant renaissance avait surtout pour but de cacher Picasso, comme le prouve le fait que les peinturlureurs américains ne savaient pas dessiner. Toute la haine du puritanisme s’est ainsi déchaînée contre cet Espagnol qui détruisait la peinture avec sa surpuissance inégalée au lieu de l’adapter à la platitude démocratique.[…] Picasso était très conscient d’anticiper sur la Deuxième Vie comme pure énergie super-quantique. Il n’a pas été le seul homme dans ce cas, mais sa folle obstination, à 88 ans, force l’admiration. Il a gagné, c’est certain, l’argent [2] est obligé de passer par lui, mais il n’est pas aimé, et personne n’a envie de s’en rapprocher.

(p. 46)

Je pars

Cette photo de Philippe Sollers des années 1960 illustre La Deuxième Vie On peut raisonnablement penser qu’elle a été choisie par Julia Kristeva. Elle est d’ailleurs placée en regard de sa postface La date de la photo rappelle aussi leur rencontre : Julia Kristeva : Je suis arrivée de Bulgarie en France à la veille de Noël 1965. Je ne connaissais pas du tout Philippe Sollers. J’ai vu sa photo pour la première fois début 1966, dans la revue communiste Clarté. Il racontait dans une interview comment bouleverser la société en changeant le langage. (Libération 24/07/2015) Julia Kristeva et Philippe Sollers se marieront en 1967

Julia Kristeva : Le 10 mars 2023, rétabli à la maison, il trace cette maxime, en pressentant, sans le savoir encore, qu’elle serait finale : « Si le néant est là, il est là, en train de voir le monde éclairé par un soleil noir. »

*

Son état s’aggrave. Lumineux regard qui prolonge la pensée dans les combats du corps, ultime signe du sacré : « Je pars. » L’iris marron s’assombrit, presque « outrenoir », comme dans la toujours présente Étreinte. Le blanc de l’œil disparaît, rien que l’irruption d’une énergie noire, inhumaine, étreinte absolue. Je m’entends dire : « Avec toi. » Philippe se tourne vers le cahier, sa voix frémit : « C’est tout, c’est bien. On part ? » Je confirme : « On part. » Plus tard, j’ai retrouvé cet accord déjà scellé dans L ’Étoile des amants (2002).

*

Singulière capacité d’amour-humour, la Deuxième Vie du Coeur Absolu (1987) et du Portrait du Joueur (1984) aime à penser et dépenser, elle aime à se penser et se dépenser, indéfectible offrande qui recueille le monde comme un poème. À l’hôpital, Sollers a demandé à relire la traduction par Jacqueline Risset du chant XXXIII du Paradis de Dante, hymne à « l’Amour qui meut le soleil et les autres étoiles ». (J. K. p 74-75)

Penser SA mort, that is the question !

Julia Kristeva : . Si la Technique déréalise la mort au fur et à mesure notre mort ? D’aimer à penser ?
La Deuxième Vie, dans son inachèvement même, n’a pas fini de soulever cette question, LA question :
« et en effet un jour je serai mort et pas mort et quelqu’un aura l’ œiI ouvert sur ces pages il s’apercevra lentement et puis tout à coup brusquement que toutes les lettres ici sont des yeux qu’il a sous les yeux une constellation de milliers de millions d’yeux lumineux joyeux lesquels ne sont que l’écho un instant visible de milliers de millions d’intonations d’accentuations évoquant la distraction la soustraction [...]’intégration l’interaction l’infraction la régulation [...] nous ne sommes pas dans l’hébreu l’arabe le maya plumeux le chinois fermez les yeux oubliez les lettres écoutez le son sans ses lettres notable quand même oui modifiable enfin navigable courageux » (Paradis II).

Au final, un duo public et intime face à la proximité de la mort du narrateur et son au-delà. Une méditation profonde et légère teintée d’ironie, autodérision, fantaisie, en même temps qu’une réaffirmation de ce qu’il doit aux femmes. « J’ai toujours été protégé par des femmes. […] Elles sont plus vivantes depuis ma première mort, ce qui illumine ma deuxième vie.

A lire et relire, le livre ne s’épuise pas en une lecture, ni avec cette seule recension partielle et personnelle.

Sur le site de Philippe Sollers

Gallimard

oOo

[1variante orthographique rare du mois d’août. Il tire son nom de l’empereur romain Auguste, qui régna au 1er siècle avant Jésus-Christ.

[2le tableau a été adjugé £14,697,000, chez Christies Londres, le 21 juin 2021 (note pileface)

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9 Messages

  • Viktor Kirtov | 4 avril 2024 - 10:39 1

    « Un jour, j’apprendrai sa mort et je ne lui aurai pas dit a revoir »
    Christine ANGOT

    Son édito culture du Jeudi 4 avril 2024 sur France Inter
    Christine Angot évoque sa dernière visite à Philippe Sollers dans son unité de soins palliatifs.
    Les mots pour le dire. Emouvante Christine Angot !


  • Viktor Kirtov | 28 mars 2024 - 17:14 2

    par Nelly Kaprièlian
    Les Inrocks, Publié le 28 mars 2024


    Phillipe Sollers © Jacques Demarthon / AFP - Paul Auster © Jeff Pachoud / AFP

    Que laisser derrière soi après la mort ? Face à cette échéance, deux grandes figures littéraires, Philippe Sollers et Paul Auster, ont eu deux approches très différentes.

    C’est peut-être la question qui, à partir d’un certain âge, commence à hanter les écrivain·es : par quel livre achever son œuvre ? Quel livre laissera-t-on à ses lecteur·ices, afin qu’ils et elles réentendent notre voix après la mort ? La Deuxième Vie de Philippe Sollers, mort le 5 mai 2023, paraît de façon posthume au même moment où sort Baumgartner, de Paul Auster. Si celui-ci n’est certes pas mort, il aura annoncé ce roman comme étant son dernier et son cancer à la presse. Voici, à travers Sollers et Auster, deux façons radicalement opposées d’appréhender le “dernier livre” ; et au-delà, leur façon de vivre, de se savoir confrontés à la mort, et d’écrire pour la toute dernière fois.

    Qu’est-ce que la mort d’un auteur ?

    Le très médiatisé Sollers l’aura fait dans le plus grand secret – seul·es ses très proches le savaient malade et hospitalisé –, ou plutôt la plus grande intimité, refusant que le social – son grand sujet – impose son gros museau dans cette affaire ô combien privée, intime, spirituelle, qu’est la mort ; Paul Auster, lui, n’hésite pas à en parler, et sa femme, l’écrivaine Siri Hustvedt, poste même au sujet du cancer de son mari sur son compte Instagram. Julia Kristeva n’a pas de compte Instagram – en intellectuelle, et en véritable intime de l’homme et de l’écrivain, elle a ce très beau geste, de signer un texte en fin de La Deuxième Vie.

    Qu’est-ce que cette deuxième vie, ce manuscrit laissé (inachevé) à Gallimard par Sollers après sa mort ? Un texte fragmentaire, comme l’écrivain aimait les écrire, sur la vie et la mort (car quoi d’autre ?), et sur les changements qu’opère le temps sur soi. Est-ce la véritable mort, ou tout simplement une vie meilleure que l’on décide de vivre après une mort symbolique, une mort dont on est revenu ? Et pour un écrivain, est-ce la vie de l’œuvre qu’il laissera ? Dans tous les cas, c’est une vie contre le social, les médias, les réseaux sociaux, le grégaire, et pour le style.

    Ce n’est hélas pas le style qui brille dans Baumgartner d’Auster, même si le texte comporte de beaux moments oniriques. C’est un roman bizarre qui inverse le réel de son couple : ici, c’est l’homme qui a perdu sa femme. Baumgartner ne se remet pas de ce deuil, sauf qu’on apprend vite qu’il est prêt à épouser une autre femme… Il y a des invraisemblances dans ce livre un brin plan-plan. S’il s’agit effectivement de son dernier – on espère bien que non ! –, ce ne sera, hélas, pas son meilleur. Mais, il en laisse suffisamment de bons pour que l’on poursuive notre route avec son œuvre.

    La Deuxième Vie de Philippe Sollers (Gallimard), 80 pages, 13 euros.
    Baumgartner de Paul Auster (Actes Sud) traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne-Laure Tissut, 208 pages, 21,80 euros. En librairie


  • Viktor Kirtov | 17 mars 2024 - 15:54 3

    Pour mémoire rappelons :
    1. que Le JDD avait viré Sollers de la chronique mensuelle « Mon journal du mois » qu’il y tenait jusqu’en juin 2012. Conséquence d’une « insolence » politique sur le couple présidentiel François Hollande-Valérie Tierweiler dans son journal du mois du 22 juin 2012, bien que le JDD n’ait jamais, bien sûr, avalisé cette raison. (Voir en deuxième partie).
    2. Que le JDD a confié sa chronique du jour à Eric Nauleau, qui a ses débuts, pour exister, et faute d’œuvre à faire valoir, s’était fait une spécialité de démolir ceux qui en avaient une, avec Sollers en coeur de cible de ses pamphlets.

    CHRONIQUE L’ouvrage posthume de Philippe Sollers, « La Deuxième Vie », publié chez Gallimard, offre le spectacle d’une liquidation générale

    Longtemps, nous nous sommes rudement affrontés. C’était l’époque où lui-même et Josyane Savigneau, responsable du Monde des livres, régnaient en maîtres abusifs sur le supplément littéraire. J’en tirais un pamphlet dont le retentissement coûta sa place à la seconde nommée. Quelque temps passa, Philippe Sollers s’éloigna des illisibles romans expérimentaux qui avaient d’abord établi sa réputation pour donner une fois l’an de très singuliers volumes où se livrait, soigneusement codé, un art d’être au monde- une réconciliation et plusieurs rencontres s’ensuivirent Et c’est d’outre-tombe, presque un an après la disparition de l’écrivain, que nous parvient la quintessence de cette nouvelle manière avec La Deuxième Vie. Son titre s’entend de plusieurs façons, tantôt comme ce qui pourrait succéder au séjour terrestre, tantôt comme l’incertaine postérité de l’auteur, parfois encore comme l’existence secrète que prétendait mener Philippe Sollers sous couvert de comédie sociale, seule vie qui vaille d’être vécue.

    Est-ce l’approche de la mort qui autorisa le romancier à lâcher comme jamais ses chiens contre les temps nouveaux ? Ou la critique officielle avait-elle choisi d’ignorer ce qui crevait les yeux de tout lecteur, à savoir que ce représentant de diverses avant-gardes ne cessait en réalité de conspuer une modernité égarée ?

    Cet ouvrage posthume fera tomber
    les écailles de quelques yeux

    Cet ouvrage posthume devrait faire tomber les écailles de quelques yeux. Surtout quand il est question du néoféminisme et de sa chasse à l’homme « depuis longtemps privé de toute crédibilité à cause de ses violences sexuelles, même s’il n’a rien fait, il l’a fait ». De l’art contemporain : « La télé a tué le cinéma comme la photographie a tué la peinture, laquelle ne survit que comme laideur instituée. » De l’interdiction de la Vierge Marie dans la crèche d’une mairie socialiste ou, suprême blasphème, du prix Nobel d’Annie Ernaux : « Tout va donc dans la bonne direction, puisque les victimes sont récompensées. En douter vous désigne immédiatement comme conservateur élitiste et signifie que votre famille, quelle qu’elle soit, n’aurait pas dû exister. » Sous l’ironie très XVIII°, siècle de référence pour Sollers, le spectacle d’une liquidation générale : « L’esprit de vengeance est le moteur de la phase terminale. Il se manifeste constamment à propos de n’importe quoi. Le comble sera atteint lorsque l’esprit de vengeance voudra se venger de l’esprit de vengeance. C’est peut-être maintenant. » En attendant, trouver un refuge « hors du monde ! » selon le cri du cœur baudelairien, mais non point comme le poète à Lisbonne ou Batavia : « Ces années de Venise, je n’arrête pas de les décrire, j’ai été ce fantôme heureux en train de toucher spasmodiquement du bois pour me rappeler qu’il s’agissait de ma vie réelle. Première vie, en tout point digne de la Deuxième, ce qui fait que dans la Deuxième, rien ne m’étonne, tout me paraît aller de soi de façon claire, lumineuse, facile, comme un cosmonaute glissant dans la nuit. » Dans sa postface, la psychanalyste Julia Kristeva évoque avec pudeur les derniers instants de celui dont elle partagea l’existence durant un demi-siècle. « C’est tout, c’est bien. On part ? » demanda pour finir Philippe Sollers. Troublant écho au désastre en cours selon le même : « Tout se dissout, c’est tout. »

    ERIC NAULEAU
    JDD du dimanche17 mars 2024

    Le Journal du mois de juin 2012 de Ph. Sollers à l’origine de son éviction du JDD

    Le contexte :

    Mardi 12 juin 2012, quelques heures après que Ségolène Royal a annoncé, dans sa profession de foi, avoir reçu le soutien de François Hollande, la compagne du président de la République a envoyé un message d’encouragement à son adversaire sur son compte Twitter

    Le message d’encouragement de Valérie Trierweiler à l’opposant de Ségolène Royal dans la bataille des législatives à La Rochelle, a suscité l’embarras du Parti socialiste et de l’Elysée. Seul Olivier Falorni, candidat dissident du PS face à Mme Royal, se réjouit de ce soutien inattendu, alors que la droite ironise.

    L’entrée du Journal du mois de Juin 2012 par Ph. Sollers ICI


  • Jean-Christophe Gérard | 16 mars 2024 - 09:58 4

    En passant : Sollers aura donc écrit "La Deuxième vie" : on se souvient que son ami Roland Barthes avait, lui, poursuivi le projet d’un roman intitulé "Vita nova"… 


  • Viktor Kirtov | 15 mars 2024 - 21:17 5

    Parution d’un court texte de l’écrivain mort en mai 2023, rédigé dans les derniers mois de sa vie

    Philippe Sollers en 2002. (Ulf Andersen/Aurimages. AFP)

    Par Mathieu Lindon

    Libération 15/03/2024

    On est toujours tenté de donner un sens particulier à une œuvre posthume, a fortiori si elle s’appelle la Deuxième Vie. Le livre qui paraît aujourd’hui reproduit la première page manuscrite du texte, datée par l’auteur du 27 septembre 2021. Julia Kristeva, dans sa postface « le Vivace aujourd’hui », écrit d’abord que« le cahier vert avec le manuscrit de la Deuxième Vie ne le quittera pas tout au long du parcours médical », et, ajoute la veuve de Philippe Sollers (ils se sont mariés en 1967) :« Le 10 mars 2023, rétabli à la maison, il trace cette maxime, en pressentant, sans le savoir encore, qu’elle serait finale : « Si le néant est là, il est là, en train de voir le monde éclairé par un soleil noir ». Julia Kristeva s’est auparavant souvenue « de l’étymologie fantaisiste que Sollers invente au mot “néant” : “une façon qu’a le participe passé du verbe “naître” de fréquenter une certaine inquiétude du participe présent” (Théorie des exceptions, 1986) ». Avec ses pages blanches et la postface – et les cinq pages « Du même auteur » –,la Deuxième vie comprend 80 pages. Une inaugurale « Note sur le texte » précise que si Philippe Sollers « a dicté, relu et corrigé le manuscrit », il « n’a pas participé à la fabrication de ce livre, notamment à sa correction » et qu’on y « trouvera quelques marques d’oralité, d’hésitation, qu’il aurait peut-être corrigées ». Est-ce une allusion à ces mots que l’auteur s’adresse à lui-même : « Bien joué, connard ! » ou à « tel vieux con du cinéma » (en l’occurrence Jean-Luc Godard, et ce n’est pas forcément l’opinion de l’écrivain dont il est rendu compte) ? En tout cas, la Deuxième Vie, c’est Philippe Sollers tel qu’en lui-même.

    « Le vieux Dieu est mort d’ennui »

    « En pleine explosion révolutionnaire française du XVIIIe siècle, le marquis de Sade fait dire à Juliette, son personnage criminel préféré : “Le passé m’encourage, le présent m’électrise, je crains peu l’avenir.” Le XXIe siècle entend une nouvelle Juliette postromantique répéter tous les jours : “Le passé me déprime, le présent m’accable, j’ai peur de l’avenir.” Si je publie un jour un roman intitulé la Deuxième Vie , j’inscrirais en exergue, contre toutes les évidences négatives de mon temps, la formule de la Juliette de Sade. » Et c’est ce que l’octogénaire mourant a fait, se battant jusqu’à la dernière ligne contre son époque. Il ne faut pas croire que du religieux envahit la « Deuxième Vie », laquelle est très commode pour se libérer des impôts et des factures. « Tout est gratuit dans une profusion intense. » La gratuité est un des thèmes du livre (il ne faut pas s’imaginer que « tout plaisir se paie »). Laïcité, donc, de la « Deuxième Vie ». « Il est faux de croire qu’on y entre. Elle est là depuis toujours. » S’il y a du religieux, c’est d’une manière sollersienne :« Je n’ai pas été un bon saint dans ma première vie, mais j’en suis un très convenable dans ma Deuxième. » Yannick Haenel évoque « une ivresse calm e » en citant cette phrase en quatrième de couverture. Le « social », « la mort sociale », « la famille sociale », le « cinéma social », la « propagande sociale » et une vision du féminisme ne sont manifestement pas ce qu’ils devraient être. Annie Ernaux n’est pas explicitement nommée mai s« une vieille femme française, écrivaine, prix Nobel », et sa volonté, dans son discours de Stockholm, de « venger sa race et sa classe ». Le narrateur sollersien : « Tout va donc dans la bonne direction, puisque les victimes sont récompensées. »

    Pour commencer, Philippe Sollers a évoqué « les insomnies de trois heures du matin », ce qui lui plaît en elles, l’obligation de choisir la vie contre la mort du fait de « l’ennui » attaché à celle-ci. Dans le deuxième paragraphe, un peu de religion, de distance avec la religion : « On oublie que le vieux Dieu est mort d’ennui, à force de gérer l’incroyable bêtise de ses créatures humaines. Le nouveau Dieu n’a rien d’humain, et choisit ses croyants par révélation personnelle, en leur offrant, par là même, une Deuxième Vie. » « Le conformisme ambiant » est l’ennemi habituel de Sollers et l’évocation d’un « garçon sensible et paranoïaque » qui « s’intéresse de près à la fin du monde » à 7 ou 8 ans semble être une référence autobiographique, même si Julia Kristeva cite la Guerre du goût : « Le préjugé vient sans cesse de trouver un homme derrière un auteur : dans mon cas, il faudra s’habituer au contraire. » Elle écrit :« Partir pour la Suisse ? Sollers y renonce. Le “suicide n’est pas une solution” ». Les Françaises, les Français, il ne sauve pas grand monde. La langue française, quand même.

    Philippe Sollers, la Deuxième Vie, Gallimard, 80 pp., 13€.

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  • Viktor Kirtov | 14 mars 2024 - 10:43 6

    Par Arnaud Jamin
    Diacritik, 14 mars 2024

    L’ultime livre de Philippe Sollers, court roman inachevé intitulé La Deuxième Vie, paraît chez Gallimard et c’est un éblouissement.
    La suite ICI

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  • Viktor Kirtov | 13 mars 2024 - 14:48 7

    A visionner dans l’édito culture d’Arnaud Viviant sur France Inter ce 13 mars 2024.
    Ne manquez pas cette analyse synthétique et pertinente :
    L’écrivain Philippe Sollers est décédé le 5 mai 2023, mais il sera présent dès demain en librairie avec son ultime roman : "La deuxième vie". Pour Arnaud Viviant, c’est un événement littéraire.

    On pense à ce mot de Saint-Just : « Encore mort. Déjà vivant ». Il y aurait beaucoup à dire sur les dernières œuvres, conçues en tant que telles, par des artistes récemment. Je pense au cas exemplaire de David Bowie. Souvenez-vous : le 8 janvier 2016, on apprenait qu’un nouvel album de Bowie était disponible en ligne avec cette chanson Lazarus, Lazare, celui qui revient d’entre les morts. Deux jours plus tard, on apprenait sa mort. Si bien qu’on ne peut que sourire de joie, de béatitude, en découvrant le titre du dernier roman de Sollers : La deuxième vie.

    « La pensée est un acte » écrit-il, et le livre est son instrument

    Au passage, et puisque c’est d’actualité, Sollers a refusé l’euthanasie en Suisse. Il voulait vivre SA mort, raconte Julia Kristeva dans sa postface. Cette deuxième vie a beaucoup été écrite à l’hôpital. Sollers l’évoque un peu en parlant, je le cite, « des infirmières surexploitées jour et nuit ».

    C’est un roman court, une cinquantaine de pages imprimées, mais je ne dirai pas inachevé. A cause de sa dernière phrase. Kristeva nous apprend que Sollers l’a écrite chez lui, cinquante-cinq jours avant de partir. Je vous la lis : « Si le néant est là, il est là, en train de voir le monde éclairé par un soleil noir. » On pense au « Mehr Licht » plus de lumière, qu’aurait dit Goethe avant de mourir. Sauf que certains prétendent qu’il n’aurait pas dit Mehr Licht mais Mehr Nicht ! Plus de néant ! Disons que la phrase de Sollers est entre les deux, et c’est pourquoi elle est belle. Sinon, c’est du Sollers tout craché, tout vivant, avec entre autres des vacheries sur Annie Ernaux, sur Michel Houellebecq, sur Michel Onfray, sur le grand remplacement des hommes par les femmes, le Blanc terminal, la société finale, sans même parler d’une défense de la corrida.

    Cette deuxième vie, il est plus facile de la décrire de façon négative que positive

    Je parlais de Lazare tout à l’heure, mais Sollers l’écrit nettement : la deuxième vie n’est pas une résurrection, ni même une postérité. Elle n’a rien à voir non plus avec les religions. Elle est plutôt contiguë à la première. En tout cas, ce n’est pas une lubie de vieillard sous morphine. Dans la postface qui suit ce court roman, sa femme, la philosophe et psychanalyste Julia Kristeva, prouve, citations à l’appui, que le thème de la deuxième vie est présent depuis longtemps dans l’œuvre de Sollers, depuis au moins, son chef-d’œuvre réputé illisible et qui ne l’est pas – du tout : Paradis.

    En tant que lecteur et critique, la chose la plus simple que je puisse dire de ce texte de Julia Kristeva, c’est qu’il y a plus d’amour dans cette étude que dans tous les romans d’amour. De là à conclure que la deuxième vie c’est l’amour… de sa vie…

    La deuxième vie de Philippe Sollers, aux éditions Gallimard, sera disponible dès demain en librairies.

    Radio France

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  • gabriella bosco | 12 mars 2024 - 20:17 8

    merci pour cette présentation de « La Deuxième Vie »
    je l’ai lue avec émotion
    gabriella


  • Viktor Kirtov | 12 mars 2024 - 11:29 9

    Ou la lecture de La Deuxième Vie par Fabien Ribery.
    Son billet du jour Isur son blog, ICI :
    L’Intervalle