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Hadrien France-Lanord, A l’écoute du moderne
- Pour vivre et penser aujourd’hui

Parution le 31 août

D 1er septembre 2023     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Après la publication récente de Rien n’est dit. Moderne après tout de Philippe Forest, Hadrien France-Lanord nous propose à son tour une singulière méditation « A l’écoute du moderne ».

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Madame Cézanne dans un fauteuil rouge

Comment penser la révolution moderne en peinture, en poésie et dans tous les arts ? L’auteur propose, en une vingtaine de textes, des méditations libres sur diverses œuvres, à la croisée des arts, de la philosophie et de l’éthique. Un regard original et vivant.
Plonger au coeur du moderne. À travers la philosophie, la peinture, la musique et toute forme de poésie en général, il s’agit ici de s’aventurer dans la révolution moderne, qui bouleverse nos systèmes de représentation et interroge nos concepts traditionnels. C’est pourquoi ce n’est pas une révolution simplement esthétique, mais également éthique, voire politique – le moderne engage un déplacement du regard, des modes d’agir et des manières d’habiter le monde. Le moderne est un geste auquel on peut s’exercer. Voilà ce que nous propose cet ouvrage à la fois original et vivant. Grâce à un travail d’écoute, des exercices de lecture, sans érudition, mais ancrés dans nos vies, notre quotidien, nos corps. Une invitation à découvrir les oeuvres fondatrices de notre temps, pour mieux saisir le monde dans lequel nous vivons. Un appel à réfléchir de manière libre, en retravaillant sans cesse nos appuis.

Agrégé de philosophie et professeur en khâgne à Rouen, Hadrien France-Lanord est également associé à l’équipe Identité et subjectivité de l’Université de Caen. Philosophe passionné des arts, il est aussi membre de la Société Paul Cézanne, et donne régulièrement des séminaires à Reso – L’École de méditation.

Les éditions du cerf

Table des Matières

Avant-propos 7

La pensée de Heidegger à l’épreuve des œuvres d’art 13
Libres résonances entre sculpture et phénoménologie Martin Heidegger et Anthony Caro 47
Art moderne et philosophie moderne 75

Cézanne et Heidegger.
Au commencement était l’émotion. Entretien 99
Dénuder les arbres. La chorégraphie de Cezanne 113
Cézanne. Bibémus 155
Note sur le moderne et la théologie 174
Dix raisons de s’exposer à Cezanne aujourd’hui 181
Le Nu bleu contre les talibans 189

Pourquoi improvisations et arrangements ? 191
Six syllabes par Dominique Fourcade 207
Hölderlin et Beethoven. Note sur deux voix modernes 271
Luciano Berio et les enfants, merci ! 285
« Mémoire » de Paul Celan 291
Paul Celan. MORTFUGUE 292
... adossé à Paul Celan - Robert Duncan 303
Juste une brouette, aquarelle de WCW 307
Être une perle (H. D.) 327

Deux traductions de(ux) lunes
E. E. Cummings et Larry Eigner 333

longingly immense. Lorine Niedecker 357
Trois poèmes de James Schuyler 365

Besoin de George Oppen 371
— Travail sémantique, en plein confinement 371
La construction du gratte-ciel 377
Exodus 378

Références des textes 383
Remerciements 387

3 questions à Hadrien France-Lanord

 
Avant-propos

Dans « L’artiste moderne et son public », Jean Paulhan s’interroge : « À quelle éthique peut bien faire appel la peinture moderne [1] ? » Cette question est à certains égards le fil conducteur du présent livre, à ceci près qu’il ne s’y agit pas uniquement de peinture, mais d’art moderne en général, et même de poésie. Mais la poésie est ici entendue dans un sens délibérément très large, qui désigne la singularité d’un événement où quelque chose apparaît qui, par la haute qualité de mise en forme de son apparition, nous touche et nous donne à penser, et finalement nous engage dans notre humanité. On peut lire quantité de rimes sans une once de poésie, comme il peul y avoir de grands moments de poésie dans cinq lignes d’Aristote, avec des enfants jouant Berio ou dans la manière dont la diagonale d’un train ouvre d’un coup l’espace cinématographique, mais non moins dans un geste, une promenade et, comme le montre la poésie américaine du XXe siècle à laquelle est consacré le dernier tiers de ce livre, dans d’innombrables situations de la vie la plus ordinaire. Pour le dire avec le plus de concision possible, l’unité de ce livre vient de ce que les différents textes travaillent à déceler l’articulation moderne du poétique et de l’éthique à travers différents arts, et à s’en émerveiller — c’est un des sens de l’étonnement philosophique, thaumazein.
La question de Paulhan met le doigt sur le fait que notre manière courante de classer les choses en disciplines, par exemple l’esthétique, l’éthique, les sciences politiques, est inappropriée, surtout s’il s’agit de penser le XXe siècle, ou plutôt de penser à partir de ce siècle multiplement troué par l’abîme d’une faillite de l’humain, dont le vertige et la charge ne laissent pas de nous incomber et d’interroger notre présent. Dans ces conditions, une conviction nous oriente, que Paul Celan a formulée en ces termes : « Les poèmes ne changent certes pas le monde, mais ils transforment l’être-au-monde [2]. » L’écho différencié de cette phrase par rapport à la XIe Thèse sur Feuerbach de Marx [3] montre aussi que l’urgence de notre temps s’est peut-être déplacée par rapport aux aliénations du XIXe siècle, si bien que doit être également repensée l’articulation entre la poésie et l’éthique c’est-à-dire l’habitation humaine sur terre. Il semble de ce point de vue qu ’il y ait un malentendu dans notre monde autour de la notion fourre-tout de « culture » dont on vante abstraitement l’acquisition, et qui s’accompagne de « dispositifs » en tout genre, censés assurer sa promotion et sa gestion rentabilisée. Mais le sens de ladite « culture » n’est pas clarifié, pas plus que ce à quoi elle nous engage. « On nous exhorte maladroitement, écrit Georges Duthuit au sortir de la Seconde guerre mondiale, à contempler d’étourdissants chefs-d’œuvre en nous les présentant comme un noble but à atteindre pendant nos heures de loisir de plus en plus rares. Or nous avons bien moins besoin de ces étourdissants chefs-d’œuvre que d’œuvres ne sortant pas des limites de la vie quotidienne et susceptibles de nous aider à vivre au lieu d’exiger de nous l’impossible. De nous aider, oui, à approfondir les plaisirs et les souffrances que nous avons la mauvaise habitude d’éluder et à rester au plus près de notre être dans sa relation la plus quotidienne avec l’existence. Non pas l’existence somnambulique de l’animal à la poursuite de chimères aussitôt évanouies, mais celle de l’homme qui, le cœur plein d’instincts et de passions, n’en réussit pas moins à participer à une collectivité qu i a rendu possible l’éclosion de ses qualités humaines [4]. »
La participation à une collectivité, c’est ce que les Grecs nommèrent le politique, qui culmina le temps assez bref d’une démocratie que les modernes ont tenté de fonder à nouveau comme république à partir de la Révolution française. À ce geste historique, dont Hölderlin et Beethoven, notamment, sont les contemporains, se mêlent consciemment et inconsciemment des questions — l’absence de transcendance, de centre et de hiérarchie — que nous avons à réassumer et à repenser pour tisser un être-ensemble et lui donner sens. Comme l’a montré Kant à sa façon au paragraphe 40 de la Critique de la faculté de juger, l’œuvre d’art, par l’éveil d’« un sentiment universellement communicable » et par le sens commun qu’elle engendre, n’a pas peu à voir avec le tissage d’un tel être-ensemble. C’est même pour notre monde un des enjeux principaux en raison de l’atomisation que produisent d’un côté les gestions managérialisées du pouvoir politique et de l’autre les crispations communautaristes identitaires. Par la fraîcheur de son surgissement hors programme, la rythmique effractive de son dévoilement (qu’on reregarde Les Demoiselles d’Avignon !), par la franchise de son exposition, sa puissance formelle transgressive et la vigueur de son incarnation, par sa liberté, essentiellement, qui s’affirme hors des systèmes de représentation préétablis, l’art moderne a ici beaucoup à nous dire. Mais il faut encore préciser une chose à propos de ce mot, le moderne, employé ici au masculin pour le distinguer à la fois de la modernité, comme époque, et du modernisme, comme courant ou projet artistique. Étymologiquement, moderne ne désigne ni une période ni une chose particulière, mais vient de modus qui signifie manière, modalité, et surtout : mesure donnée aux choses. Ainsi, modernus veut dire finalement « récent », au sens de ce qui reste à la mesure du présent. Mais le présent ne s’inscrit pas seulement dans le temps comme succession linéaire. À travers toutes les époques, il y a une mesure non simplement chronologique de la présence qui ressortit à la modalité de l’apparaître. Le moderne en ce sens est chaque fois mesure de la présence et de la vivacité de sa mise en forme.
Modernes ne sont pas moins les mains négatives de femmes à Pech Merle, que les étoiles qui constellent les voûtes de Ravenne ou que les Roses dans un verre à champagne de Manet (BuITell Collection, Glasgow). Chaque fois est mise en forme une évidence qui donne la mesure de l’humain — « toute "forme" est un visage qui nous regarde » écrit Serge Daney dans « Le travelling de Kapo » [5].
Certes, à la différence des mondes grec et chrétien, le monde dit « moderne » a une conscience aiguë du fait qu’il ne peut pas trouver ailleurs qu’en lui-même et dans les ressorts inhérents à l’apparaître la loi d’invention des formes de l’évidence, mais il n’y en a pas moins une contemporanéité du moderne, parce que quelle que soit l’époque à laquelle appartient un artiste il a à inventer les formes de son temps. Comme l’écrit Marina Tsvétaïeva dans Le poète et le temps :

La modernité n’est pas la totalité de mon temps, la modernité c’est ce qui est significatif pour le temps, ce sur quoi il sera jugé : pas la commande du temps, mais sa révélation. La modernité est, en elle-même, un choix. Est authentiquement moderne, ce qui dans le Le temps, est éternel, c’est pourquoi en plus de ce qui est significatif pour une époque donnée, — c’est aussi tout ce qui est toujours opportun et contemporain à toute chose [6].

Un mot encore au sujet de ce qui unifie les textes ici rassemblés, dont la rédaction s’étend sur une dizaine d’années. Ce sont de libres essais, peut-être des études, car le mot désigne à la fois une dimension essentielle de loisir — qui ne cache pas sa joie et ses enthousiasmes — et la régularité d’un travail. La temporalité qui est celle du loisir de l’étude implique une rupture par rapport à la vie dite « active » et aux logiques de rentabilité à tout-va. Les Grecs nommèrent scholè cette scission, littéralement (de schizein, scinder, rompre), d’où vient notre « école ». C’est la dimension essentielle de la liberté humaine. Le Zohar dit que « Le monde se renouvelle grâce à l’étude », c’est aussi la conviction d’un professeur qui voue une part majeure de sa vie à l’étude et à sa transmission à l’école. Entendons par étude un travail appliqué de lecture, de compréhension, de questionnement, qui se met en œuvre à travers la pratique d’une écoute qui s’appuie avant tout sur le seul phénomène, texte, tableau, sculpture, concert, ballet... Cette écoute est par ailleurs une expérience qui engage l’existence entière et qui se présente moins comme un savoir que comme une herméneutique, comme une traduction (y compris de soi), au sens large du terme, ce qui veut dire, comme le savent les traducteurs, un travail sans fin. En tant que pratique herméneutique, l’écoute mise ici en œuvre reste ouverte, cherche à être partagée, elle est souvent adressée à quelqu’un, comme dans le choix des poèmes traduits, par exemple, chaque fois destinés à un être cher. Il s’agit en fait d’inviter le lecteur à lire à son tour et par lui-même. Herméneutique maïeutique. Finalement, comme l’écrit Louis Zukofsky, « la meilleure façon de savoir ce qu’est la poésie est de lire des poèmes. Ainsi, le lecteur devient lui-même une sorte de poète : non parce qu’il "contribue" à la poésie, mais parce qu’il se découvre sujet à son énergie [7]. » Ces études n’ont pas la force de thèses, restent des interprétations, comme on dit en musique. Si, en plus d’inviter à lire et à prendre le temps, hors du courant des affaires, pour aller se mettre — se poser — devant un texte ou un tableau, par exemple, si ces études pouvaient aider ne serait-ce qu’un très petit peu tout un chacun à entrer plus avant dans l’intelligence poétique qu’on peut avoir d’une œuvre — avec tous les possibles que cela ouvre dans une vie et une époque — leur auteur serait plus que comblé.

Une remarque de méthode pour finir. Ce livre se situe dans une sorte d’entre-deux, à la croisée des arts et de la philosophie, cherchant plutôt à mettre la philosophie à l’écoute des arts que l’inverse. Pour garder le cap et trouver des encouragements, le tableau de Rembrandt Aristote contemplant le buste d’Homère n’a cessé de m’accompagner. La justesse du geste, l’amplitude de l’ouverture à la chose même et la tendresse générale qu’incarne ce chef-d’œuvre du Metropolitan Museum ont été et restent une source constante d’inspiration.


Rembrandt, Aristote contemplant le buste d’Homère (1653).
ZOOM : cliquer sur l’image.

FEUILLETER LE LIVRE ICI
LA PENSÉE DE HEIDEGGER À L’ÉPREUVE DES OEUVRES D’ART

La jubilation d’être, se libérer de l’oppression - Dialogue avec Hadrien France-Lanord

VOIR AUSSI :
Le Dictionnaire Martin Heidegger
Du bon usage de Martin Heidegger
Heidegger : une pensée irréductible à ses erreurs
La couleur et la parole. Les chemins de Paul Cézanne et de Martin Heidegger (Gallimard, coll. L’infini, 2018)


[1Jean PAULHAN, La peinture cubiste, Paris, Gallimard, colI. « folio » 1990, p. 193.

[2Paul CELAN, Mikrolithen sinds, Steinchen. Die Prosa aus dem Nachlass, herausgegeben und kommenliert von Barbara Wiedemann und Bertrand Badiou, Frankfurt am Main, Suhrkamp Verlag, 2005, p. 126.

[3« Les philosophes ont seulement interprété le monde de manières diverses ; mais il s’agit de le transformer. »

[4Georges DUTHUIT, « Matisse et l’espace byzantin », Écrits sur Matisse, établissement du texte, introduction, présentation et notes par Rémi Labrusse, Paris, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 1992, p. 76.

[5Serge DANEY, Persévérance, entretien avec Serge Toubiana, Paris, P.O.L, 1994, p. 37.

[6Marina TSVÉTAÏEVA, Le Poète et le temps, trad. Véronique Lossky, Cognac, Le temps qu’il fait, 1989, p. 41-42.

[7Louis ZUKOFSKY, Un objectif & autres essais, trad. Pierre Alferi, éditions Royaumont, coll. « Un bureau sur l’Atlantique », 1989, p. 50.