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Correspondance Ponge-Sollers

Par deux maîtres de la littérature de la seconde moitié du XXe siecle

D 1er juillet 2023     A par Viktor Kirtov - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


En guise de préambule

Près de quinze années durant, le poète Francis Ponge apportera son plus fidèle soutien à Philippe Sollers, révélation littéraire de la fin des années 1950, ainsi qu’à sa revue Tel Quel, créée en 1960. L’auteur du Parc servira son aîné avec le sentiment que l’œuvre de ce dernier incarnait l’esprit de la littérature telle qu’il la concevait — émancipée d’un certain idéalisme poétique, attachée au travail jouissif sur la matérialité de la langue et conçue comme une expérience proprementessentielle. Une longue amitié faite d’admiration, d’affection et de complicité critique.

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Sollers et Ponge à bâtons rompus

Cette édition permet d’apprécier la confrontation communicante et amicale de deux maîtres de la littérature de la seconde moitié du XXe siècle. Au début de cette correspondance l’un (Sollers) est encore de cadet émerveillé d’un maître bienveillant (Ponge) qui va favoriser son ascension.
Peu à peu les rôles changent et Sollers va tenir peu ou prou le rôle que tint avant lui Sartre dans les lettres françaises. Et on n’a en rien perdu au change. L’un et l’autre connurent d’ailleurs autant de détracteurs mais de "casaques" différentes.
Sollers a trouvéc omme ces lettres le prouvent un compagnon de route en Ponge. Ils conçoivent la littérature sur le même registre et ce, même si à la fin de ces échanges et l’âge venant l’aîné se détache du cadet. Néanmoins ils auront effectué un bien beau bout de chemin ensemble. Avec Tel Quel Sollers offrait dès son premier numéro un blanc seing à l’auteur de La fabrique du pré. Certes les divergences viendront (surtout après mai 1968) mais s’inscrit dans cet important ouvrage de belles pages de deux monstres sacrés.

Jean-Paul Gavard-Perret

Francis Ponge, Philippe Sollers, Correspondance 1957-1982, coll. Blanche, Gallimard, 29 juin 2023, 528 p.-, 32€

La Présentation de Didier Alexandre et Pauline Flepp

Leur correspondance que publie Gallimard a été établie et annotée par Didier Alexandre et Pauline Flepp qui ont précédé cette correspondance d’une longue présentation de 38 pages qu’ils cosignent. Nous en reproduisons ici le début et quelques indications sur la suite :

PRÉSENTATION

Il a suffi qu’un jour de mars 1957 Philippe Joyaux traverse le boulevard Raspail et aille écouter Francis Ponge enseigner, à l’Alliance française, la langue et la littérature françaises à des étudiants étrangers pour que débute une longue amitié, faite de partage, de respect, de complicité, d’admiration et d’affection. Il y retournera régulièrement, accompagné de ses amis Jacques Coudol, Fernand Jacquelot de Boisrouvray, Pierre de Provenchères. Francis Ponge sera près de quinze années durant un soutien ferme, inconditionnel et critique, exigeant de Philippe Sollers, de son action et de ses textes. Et Philippe Sollers servira l’homme, Francis Ponge, et son œuvre, avec la conviction qu’elle répondait à la lettre et à l’esprit de la littérature telle qu’il la concevait.

Qui sont, en cette année 1957, les deux protagonistes, parmi les plus importants, d’une action littéraire appelée à transformer, sinon à révolutionner, la littérature et ses pratiques ?

Philippe Joyaux, qui a un peu plus de vingt ans quand il rencontre Francis Ponge, appartient à une famille de la bourgeoisie bordelaise, catholique. Celle-ci dirige la ferblanterie Recalt, qui fait faillite en août 1960. Après un passage en classes préparatoires à Ginette, Joyaux est étudiant à l’Essec et s’inscrit, à sa sortie de l’école de commerce, en licence de lettres à la Sorbonne. Car en ce moment de guerre d’Algérie qui ne dit pas son nom, quand les sursis d’incorporation pour études sont comptés, Philippe Joyaux, bien qu’il ait obtenu, en 1956, une réforme temporaire pour l’asthme dont il souffre depuis son enfance, désire se protéger et éviter toute incorporation. Sa formation en école de commerce vient se greffer sur une solide culture littéraire et philosophique. Au terme de ses trois années à l’Essec, Joyaux n’obtiendra pas son diplôme, ne s’étant guère investi dans sa scolarité ; néanmoins, cette formation n’est peut-être pas étrangère à la grande lucidité qui est la sienne sur les enjeux symboliques, économiques et commerciaux du monde de l’édition. Esthète pour qui la littérature et le style créent et sont la vraie vie, Joyaux n’en prend pas moins rapidement conscience qu’il faut être auteur, directeur de revue et éditeur. Il veut, en conséquence, être maître de la publication de ses textes - dans une revue, qui sera Tel Quel, et dans la collection qui la complétera. Il est enfin animé d’un sens aigu du marketing, du spectacle, du scoop, et il perçoit bien la nécessité de renouveler fréquemment les positions dans un champ de valeurs artistiques et intellectuelles réputées, comme toute denrée, périssables.

Dans un espace littéraire alors dominé par l’existentialisme et l’engagement de Sartre, le Nouveau Roman des Éditions de Minuit, la littérature pure de La Nouvelle Revue française, les Éditions du Seuil font une place importante aux sciences humaines et sociales, à la psychanalyse ... et aux jeunes écrivains - publiés dans la revue Écrire et la collection du même nom, dirigées par Jean Cayrol. C’est dans ce nouvel espace que Philippe Sollers trouve sa place, comme employé, en tant que directeur de revue puis de collection, et comme auteur. Il publie d’abord un récit d’une trentaine de pages, Le Défi, récompensé par le prix Fénéon en 198, puis, quelques mois plus tard, son premier roman, Une curieuse solitude : le récit lui vaut une entrée en littérature sous le prestigieux parrainage de Mauriac ; quant au roman, il est salué par Aragon, qui était pourtant vivement opposé à l’attribution du Fénéon au Défi. Mais alors que ces premiers textes étaient de facture classique, le deuxième roman de Sollers, Le Parc, qui obtient le prix Médicis en 1961, est jugé proche du Nouveau Roman. Les débuts de la revue Tel Quel témoignent d’une semblable capacité à jouer avec les possibles du champ littéraire – Sollers et ses amis commencent par rejeter l’engagement sartrien, déclarent accepter le monde tel quel et récitent leur credo en la littérature pure - et à répondre aux attentes d’une génération de grands auteurs aînés en souffrance de continuateurs voire de disciples.

En 1957, quand il rencontre Philippe Sollers, Ponge nourrit une amertume certaine vis-à-vis du milieu éditorial parisien. Les relations avec les Éditions Gallimard et La Nouvelle Revue française sont difficiles, la proximité avec Jean Paulhan houleuse. Ponge n’a plus rien publié chez Gallimard depuis les Proêmes, en 1948. C’est l’éditeur suisse Mermod qui accueille le recueil La Rage de l’expression. Les autres livres parus dans les années 1950 sont des livres d’artistes, destinés à un public de bibliophiles, ou des textes courts, publiés en plaquette. L’oeuvre est toujours à venir, même si elle est écrite et en partie disséminée dans les revues, et ce décalage est source de conflits avec Gallimard. Dans une lettre à son ami Jean Tortel, Ponge se demande ainsi « ce qui [l]e retient de rompre toute relation avec ces gens [1] », et il s’en prend avec virulence, dans une note de 1951, aux « publicistes et [aux] concierges de la littérature » : « Bien sûr que, maintenant en honneur la poésie, si tel est le nom de notre différence, bien sûr que nous n’avons rien de commun avec ces gens-là [2]. » Cette déclaration de sécession est réaffirmée lors de l’entretien radiophonique avec Breton et Reverdy de 1952, Ponge revendiquant l’enfouissement « dans le trente-sixième dessous » et le choix de « la misère, afin de vivre dans la seule société qui [lui] convienne [3] ». Si ce parti pris lui permet de tenir ensemble ses conditions de vie, sa poétique et ses convictions politiques, il ne peut néanmoins être qu’une étape.

Comme Sollers, Ponge est extrêmement lucide sur les conditions de production et de diffusion des textes et sur les conduites à adopter pour assurer la postérité d’une œuvre. Le 25 septembre 1951, il écrit dans Pour un Malherbe : « Nous, pourtant, notre situation n’est pas la même. Nous n’avons pas de public qui nous paie. Il nous faut former à la fois notre œuvre et le public qui la lira. Nous sollicitons quelques jeunes gens et l’avenir. » Trois ans plus tard, toujours dans le Malherbe, il précise son programme : « Enfin il faut, très probablement, que je m’occupe sérieusement d’imposer la lecture de ce que je fais, donc de le publier, en faisant très attention aux organes dans lesquels je le publierai. Il faut aussi, peut-être, que je m’occupe dans une certaine mesure de tactique, et de créer mon école. » A n’en pas douter, Ponge voit dans le groupe de Tel Quel un collectif et un lieu où faire entendre sa poésie, contre Sartre, contre La NRF, contre Les Cahiers du Sud, même s’il continue de collaborer à ces institutions. Car la relation avec la revue des Éditions du Seuil se noue et se déploie alors que la maison de la rue Sébastien-Bottin publie, enfin, en 196o, Le Grand Recueil (Lyres, Méthodes, Pièces), qui met un terme à l’enfouissement pour donner à voir le « Grand Œuvre [4] » dans toute son ampleur. Suivront, en 1965, le Pour un Malherbe, dont Gallimard rachète les droits à Jean-Jacques Pauvert, Tome premier dans la collection Blanche, puis, en 1968, la réédition du Parti pris des choses et des Proêmes dans la collection de poche « Poésie/Gallimard ».

Les lettres échangées ont pour toile de fond cette consécration éditoriale tardive. Philippe Sollers admire les textes, s’alarme des retards pris par les projets, s’amuse et s’indigne des critiques publiées çà et là, répète sa défiance du monde littéraire. Ponge trouve en Sollers le lecteur qu’il attendait et, dans les numéros de la revue Tel Quel, les pages où ses textes sont, sans contestation possible, à leur juste place, théorique et pratique. Plusieurs lettres échangées avec le jeune Joyaux mettent en application le programme qui était fermement énoncé dans le Malherbe, former l’œuvre et le public qui la lira, et nous plongent au cœur d’une fabrique de la réception parfois très autoritariste. Le 5 novembre 1959, Ponge se lance ainsi dans une diatribe contre Robbe-Grillet, entendant rappeler à son correspondant combien il est, lui, le précurseur, l’auteur des Gommes n’étant (à ses yeux) qu’un suiveur. « Je crois que le temps est venu de (vous) le dire », commence-t-il par écrire ; avant de conclure : « e tiens à vous tirer hors de cette erreur (cela me semble important ; il me semble que c’est le moment) ». Ponge ne cherche en rien à cacher ce rôle de passeur, de porte-voix, qu’il entend confier à Joyaux et, par extension, à la jeune écurie du Seuil, qui prépare alors le premier numéro de la revue Tel Quel C’est toute une chaîne de la transmission qu’il met sciemment en place, afin de construire, à tcrme, une image de son œuvre, et faire valoir son importance. Mais il ne faudrait pas pour autant réduire la relation entre Francis Ponge et Philippe Sollers à une association opportune, à une pure opération de « politique littéraire [5] », « dans laquelle l’écrivain soucieux de « créer [s]on école » et le « jeune-homme-à-prétentions-littéraires [6] » trouveraient l’un et l’autre leur compte. Leur correspondance donne avant tout à voir la rencontre élective de deux solitudes.

Dans les lettres échangées entre Sollers et Ponge, c’est encore de cela qu’il s’agit : d’entendre, de voir, d’assister (à) la solitude de son correspondant. Le 7 septembre 1962, quelques mois après avoir été réformé [par l’institution militaire] grâce à l’action conjuguée de Ponge et de Mauriac, Sollers écrit : « Votre présence me manque. Avec qui parler ? Quelle nuit, vraiment, si je n’avais pas l’idée de votre amitié (c’est vrai, je m’en aperçois, que je suis malgré tout très seu

Didier Alexandre et Pauline Flepp

Solitudes

Suit alors une section intitulée Solitudes qui développe ce thème. La solitude de Philippe Joyaux est d’abord familiale, soulignent les auteurs. Scandalisée par son premier texte « Le Défi », sa famille bourgeoise impose à l’éditeur Le Seuil, et au jeune écrivain, qui est toujours mineur, de se choisir un pseudonyme. Ce sera Sollers.

Notons que Sollers a intitulé son premier roman « Une curieuse solitude » ! Philippe Sollers revient sur cette rupture avec son milieu et glose sur ce nom dans Portrait du Joueur puis dans Un vrai roman. Sollus ars : « Tout entier art. Tout un art. [7] ». En ce qui concerne Ponge, il y a son éloignement du milieu littéraire, son choix de vivre de son écriture sans renoncer à une seule des exigences éthiques, politiques et poétiques qui sont les siennes. Lorsque Sollers évoque ses visites au domicile du poète, rue Lhomond à Paris, c’est d’ailleurs toujours le dénuement et la solitude de Ponge qu’il met en avant.

Ce que l’on ne trouve pas dans cette correspondannce

Les auteurs notent :

« Le lecteur de la correspondance pourra s’étonner, et regretter, que les peintres respectifs des deux épistoliers (Braque, Fautrier, Picasso, Kermadec, Giacometti ou Chardin pour Ponge ; Monet, Poussin, Rembrandt, Tintoret, Rothko, Picasso et tant d’autres pour Sollers) ne soient pas plus présents. »

Qu’en est-il de la géographie de cette correspondance ?

« Le Paradis existe, c’est là, aucun doute » .

Philippe Sollers écrit de Paris, bien sûr, mais aussi de Talence, de Bordeaux, du Martray, sur l’île de Ré, de Barcelone, de Florence, de Venise. Au fil des années, il s’éloigne de Bordeaux, se laisse encercler par Paris, et trouve son salut dans l’ile de Ré, Barcelone, puis Venise. Trois espaces se dessinent, un familial, l’autre littéraire et professionnel, l’autre, enfin, méditerranéen.

Les résidences familiales, celle de Talence et celle du Martray, sur l’île de Ré, sont des lieux de refuge, où soigner sa maladie, où prendre ses distances avec la vie parisienne et la vie sociale, où « on se tient au bord de la vie [8] ». Il suffit de relire « La mort, au printemps », qui ouvre L’Intermédiaire, pour prendre la mesure de la signification que revêt la maladie pour Sollers, souffrant d’un asthme sévère depuis l’enfance « un état plus général où j’étais en contact avec des divinités autrement plus respectables que celles de la vie courante [9] ». Les maisons de l’enfance, marquées par une généalogie familiale sur laquelle Sollers reviendra régulièrement dans la suite de son œuvre, sont également des lieux de retraite où écrire. Elles sont cet « espace que [l’on] occupe] vraiment [10] » et signifient la « vraie vie [11] », Rimbaud et Proust venant cautionner cette valeur de vérité donnée à la création littéraire et à l’écriture. Le 8 août 1959, Sollers annonce, alors qu’il se trouve à Paris, son intention de rentrer à Talence, puis au Martray : « Mais j’ai l’impression que le cercle sur moi se referme, lentement. Peu importe. J’aimerais surtout finir ce que je projette ici, dans une merveilleuse retraite, et commencer enfin d’écrire comme je suis, comme je ressens. » Francis et Odette Ponge sont les hôtes de la famille Joyaux au Martray, ce même été 1959. Homme de la Méditerranée, l’auteur de la « Mounine » et du « Lézard » ne connaît pas l’Atlantique, « sauf par une incursion malheureuse à La Pallice et quelques souvenirs de Bretagne ». Des lettres de Sollers à Dominique Rolin et à Jacquelot de Boisrouvray montrent combien la venue de Ponge sur son île, sur ces lieux qui lui sont chers et où il est pleinement lui-même, le touche, et l’amène à y découvrir « à [s]on tour des détails », « des qualités plus simples et plus générales à l’intérieur de celles qu’[il croyait] le mieux connaître [12] ». Comme l’après-midi du jardin du Luxembourg, ce séjour consacre leur amitié en renforçant la complicité qui les unissait déjà : « Les Ponge ont l’air ravis d’être là, sans soucis ; conquis par le paysage et les détails que le côté botaniste de F.P. inventorie. Lui, je l’aime vraiment beaucoup, et il y a entre nous un tel accord de nature (donc d’esprit) que toute conversation, tout rapport, glissent, légers, dans une zone de "cela va de soi" continuels [13]. »

Barcelone puis Venise sont les villes de Sollers, villes solaires, villes de la contemplation, de la mystique de l’art, villes de la vie physique aussi, de la dépense et des femmes. En Catalogne, Philippe SoHers s’adonne à une « vie entièrement débauchée [14] ». Il écrit à Ponge : « Ici, parce que c’est un peu mon pays et cette ville est pour moi la meilleure. On peut y disparaître aisément : il y a des plages et des femmes (ah ! extraordinaires, vraiment), et j’y dépenserai de bon coeur mon dernier argent. Le tout, dans une vie uniquement physique et aussi loin de· la littérature qu’il est possible. » La correspondance et les agendas de Ponge demeurent muets sur Dominique Rolin, que Sollers a rencontrée chez son éditeur en 1958.

.« l’amour ne peut être que clandestin, c’est sa définition » écrira-t-il dans Un vrai roman. Elle l’accompagne à Barcelone, pendant trois ans, chaque été [15] », puis à

Venise, qui occupera dans la géographie de Sollers une place centrale : « Le paradis existe, c’est là, aucun doute. Je revois tout, emploi du temps minutieux, sept heures d’écriture par jour (trois pour Dominique qui, le reste du temps, se promène). Venise-Ré : même bénédiction marine. C’est à Venise que je m’enfonce dans mon premier vrai livre (celui de cette époque que je peux relire). Drame [16] Barcelone, Venise ne sont pas que les lieux de l’amour : l’écriture y a lieu.

La ville de Paris demeure évidemment le centre intellectuel et névralgique de cette correspondance, comme elle restera, dans la suite de l’œuvre, contre la mondialisation, la capitale de la littérature. Dans Portrait du joueur, le narrateur évoque ses paradoxales années de jeunesse avec mélancolie : « J’ai été vieux, méticuleusement, il y a vingt ans. Précautionneux. Erudit. Maniaque. Économe. J’habitais des chambres confortables dans les beaux quartiers. [ ... ] J’ai aimé Paris il y a longtemps, très longtemps, dans une autre vie où j’étais lent, savant et patient... » Selon Sollers, Paris est l’espace du sérieux, où l’emploi du temps est réglé - y compris pour le bordel -, où est mené avec stratégie le combat. La métaphore militaire est très présente dans la correspondance, où l’on joue avec une gaieté toute nietzschéenne et avec la conviction que l’on est du côté des exclus de la littérature, perçue comme un système économique, social et moral. Au fil de la correspondance, la critique du milieu littéraire et de ses codes revêt la forme d’un antiparisianisme de plus en plus radical, Sollers exprimant régulièrement son besoin de quitter la capitale, par hygiène, comme si en cette « ville infecte » c’était non seulement sa santé physique mais également sa salubrité mentale qui étaient menacées. Venise, Barcelone, Le Martray apparaissent alors comme des îlots miraculeusement préservés, où il est possible d’oublier les turpitudes de la vie littéraire parisienne.

L’espace pongien est traversé de semblables lignes de partage. Commençons par les États-Unis, où Ponge fait deux séjours, le premier à l’automne et l’hiver 1965 pour un cycle de conférences, le second à l’automne 1966, comme visiting professor à Barnard College (Columbia University, New York). Ponge, qui a fait valoir ses droits à la retraite à l’Alliance française au printemps1965, enseigne contre rémunération : cela le fatigue, jusqu’à le rendre malade, et l’éloigne de toute écriture. Paris est aussi indissociable de ce métier d’enseignant. S’ajoute à cette nécessité alimentaire la vie littéraire et artistique dont Francis Ponge n’est pas tout à fait un acteur, mais plutôt un spectateur. S’il lit la critique des journaux et des revues, en particulier La NRF, s’il apprécie les concerts de musique contemporaine du Domaine musical, auxquels il convie Philippe Sollers, ou, à Saint-Paul-de-Vence, les soirées organisées par la Fondation Maeght, et s’il cosigne le tract « Suite princière » qui met fin à l’élection d’un prince des poètes, c’est toujours avec un regard critique et en sachant qu’il est « plutôt mal élevé » - comme il l’écrit à Sollers le 6 mars 1958. Le bureau de l’appartement de la rue Lhomond est certes l’endroit où Ponge reçoit régulièrement Philippe Sollers et ses autres amis de Tel Quel. Mais c’est aussi le lieu dont il s’éloigne volontiers.

Pour Les Fleurys, tout d’abord, petite propriété familiale située dans l’Yonne. Il la décrit le 2 avril 195o : « Maison paysanne, d’un seul rez-de-chaussée allongé, regardant le Sud. Protégée par quelques communs formant aile perpendiculaire, à droite. / D’Ouest, c’est-à-dire de droite, viennent par rafales, à ras de terre et jusque très haut dans les airs, souvent en bourrasques de grêlons, les frais soucis, les rembrunissements bleuâtres. [17] » Dans ce lieu se concentre toute une partie de la poétique de Ponge, avec ses ambitions morales et politiques. Il écrit, ce même 2 avril 195o : « A chaque instant avoir perdu, devoir retrouver son vocabulaire, devoir repartir du vocabulaire le plus commun, grossier, terre à terre, du manque presque absolu de vocabulaire des paysans, des ouvriers, de leur insigne, boueuse, terreuse maladresse : voilà qui est bon ! Bon signe. Une chance [18]. » Cela dans des « paysages du septentrion occidental, tout balayés d’eau, toujours sous le chiffon polaire, la serpillière atlantique [19] ». A partir de l’été 1962, le Mas des Vergers, au Bar-sur-Loup, dans les Alpes-Maritimes, remplace Les Fleurys. Ponge, qui est un homme du Sud, méditerranéen, y trouve la même forme d’isolement, proche des matières et de la nature, qui favorise son écriture. Comme Sollers au Martray, il habite, au Mas, son milieu, sa maison, en des séjours toujours plus longs. Philippe Sollers sera l’hôte des Fleurys, mais il ne se rendra jamais au Mas. Pourtant, le 17 juillet 1963, Ponge se montrait impatient de partager avec lui les beautés de son Midi : « Immédiatement ce fut la féerie habituelle, le jardin et la campagne illuminés de lucioles dès la première nuit, les lauriers-roses chargés de boutons et qui ont éclos le deuxième jour. Je ne connais rien de plus beau que ce pays ; il nous tarde de vous y accueillir. » Il y a là comme un manque, qui suscite un regret. .. d’ailleurs exprimé en1969 : « Vous savez combien je regrette que vous n’ayez jamais eu l’occasion de connaître le mas. »

À propos de son installation à Saint-Jean-Cap-Ferrat, Jean Cocteau invoquait un « instinct de décentralisation », fruit d’une lassitude et de déceptions dues à la vie parisienne. Il serait tentant d’appliquer cette formule à Ponge. ]] Néanmoins, il ne faut pas oublier que l ’écrivain est originaire du Midi ; il est né à Montpellier, il a passé toute sa première enfance à Avignon : « Il est certain que je suis une herbe ou une branchette, une feuille d’un arbre de ces régions, et que cela m’a déterminé [20] ? » Plus les années de la correspondance passent, plus Ponge s’éloigne du milieu parisien, des querelles éditoriales et des crises que traversent les revues : « Je ne lis pas les journaux (pas même Le Monde) ni les hebdomadaires ; sinon quand je suis prévenu d’avoir à les lire [21] » Il y a là, de Ponge à Sollers, une divergence profonde. Si tous deux considèrent mener un combat contre l’institution littéraire - édition et critique - au nom de la littérature, Sollers est immergé dans la vie littéraire et occupe une position offensive, à l’avant-garde, faisant feu à la fois de [ses-] textes, de ses liens aux sciences humaines et sociales émergentes, de ses engagements politiques, tandis que Francis Ponge demeure en tait, observateur accueillant avec circonspection la théorie linguistique, psychanalytique, anthropologique, et résistant à l’engagement politique à gauche.

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Extraits

Le livre constitue un pavé de 504 pages incluant 292 lettres sans compter celles incluses dans les annexes intéressantes pour qui s’intéresse au contexte littéraire de cette époque, le tout complété d’un précieux index des noms, ainsi qu’un index des textes et des oeuvres. Une Somme impressionnante !.

. Les trois premières lettres sont de Sollers - vingt ans - plus exactement de Philippe Joyaux - il n’est pas encore Sollers. La première date du 7 mars 1957 et est signée "Ph. Joyaux". Il est le demandeur pour établir une relation avec son aîné Francis Ponge, soixante ans.
Un mois après, le 5 avril, Ph. Joyaux relance Francis Ponge :

2. PHILIPPE SOLLERS À FRANCIS PONGE

Paris, vendredi [5 avril 1957]

Cher Monsieur,

Vous rappelez-vous cet entretien que nous eûmes, il y a plus d’un mois ? Il me semble que, depuis ce jour, quelque chose est resté en suspens et s’il y a de ma faute (je me perds en interrogations) croyez bien qu’elle n’est que la peur de vos importuner.

Vraiment, je ne veux vous obliger sous aucun prétexte. Ces lignes sont seulement pour vous dire la joie que j’aurais de vous parler à bride abattue comme cette ancienne fois. (Surtout, ne croyez à nulle habileté !)

Si l’indulgence vous en vient écrivez un petit mot au go, boulevard Raspail. Mais si vous étiez trop occupé n’ayez aucune hésitation à ne pas répondre.

Simplement mon amitié (je risque le mot, même si, de ma part, il sonne ridicule !) , mon respect fidèle,

Ph.Joyaux

*
NOTE :

Le 9 mai 1957, après une conférence sur le surréalisme à l’Alliance française, Ponge prend un verre avec Philippe Joyaux, Deux jours plus tard, il écrit à Paulhan pour lui « remettre l’Introduction aux lieux d’aisance et les deux feuillets autres de Ph. Joyaux », avec l’espoir qu’ils seront publiés dans La Nouvelle Nouvelle Revue française. « Cher Jean, ah, c’est bien dommage que se soient perdus les premiers textes de Philippe Joyaux ! Il est sur le point d’être capté par une bande adverse (Cayrol, Bataille, Blanchot und so weiter...). Je suis bien sûr maintenant que j’avais découvert (façon de parler) en lui l’un des plus grands écrivains de sa génération (il a vingt-deux ans)
[En fait, F. Ponge se trompe. Ph Joyaux n’a alors que vingt ans – il est né le 28 novembre 1936. Par ailleurs, que Francis Ponge ait décelé dans le très court texte L’Introduction aux lieux d’aisance, « l’un des plus grands écrivains de sa génération » me laisse perplexe ! Le souvenir que j’en garde est plutôt celui d’un canular de potache pas d’un texte de littérature, mais je ne suis pas éditeur, au flair affuté pour détecter les jeunestalents, et je n’avais pas en tête la relation Ponge-Sollers. Peut-être que Joyaux-Sollers a fait preuve là d’un mimétisme avec un auteur loin de tout académisme quant à ses thèmes et leur traitement. Une manière pour Joyaux-Sollers d’attirer l’attention de son aîné ?]

Les deux nouveaux textes ci-joints le prouvent je crois à l’évidence (mais je dois les lui rendre Mardi,), Qu’en penses-tu ? Vraiment, penses-tu que je me trompe ? Francis » (Corr. Il, p. 207). Marcel Arland refusera cette publication, malgré l’avis très favorable de Paulhan (« Joyaux, c’est excellent. Il n’y a pas à hésiter un instant. Pouvons-nous le donner dans la prochaine NRF ? », Corr. Il, p. 208).

Dans sa lettre du 20 mai 1957, la formule "Cher Monsieur" utilisée par Philippe Joyaux devient "Cher Monsieur et Ami".

Le 9 mai 1957, lors de sa rencontre avec Ponge, le jeune Joyaux a manifestement capté l’intérêt de son aîné. En témoigne aussi cette lettre qu’il adresse à Marcel Arland :

*

4. FRANCIS PONGE À MARCEL ARLAND

Dimanche [reçu le 29 mai 1957]

En toute affection, cher Marcel, laissez-moi vous le dire : je crois que vous auriez tort de refuser Joyaux.

Il me paraît peu croyable, à vrai dire, que vous demeuriez insensible aux qualités exceptionnelles que révèlent ces textes.

Quant aux risques éventuels que leur publication comporterait (désabonnements), ils me semblent de peu d’importance en comparaison d’avantages - du même genre - certains.

La revue, en effet, ne retrouvera pas de longtemps, j’en ai peur, l’occasion de damer le pion (- de façon si magistrale, sur leur terrain même -) à toute une sorte de publications, comme Bizarre, les Cahiers de Pataphysique, Le Surréalisme¬rnême, - dont je pense autant de mal que vous, croyez-le, mais qui doivent pourtant présenter quelque charme (- et quelque justification positive, il serait déraisonnable de ne pas l’admettre -), puisque une bonne partie de la jeunesse s’y plaît.
L’introduction aux lieux y serait accueillie d’emblée, je suppose (malgré le son grave et plein qu’elle rend), mais - et voici justement le point - pas le II (qui conviendrait mieux à Cayrol…).

Eh bien, il me paraissait évident que La NRF, seule, allait être capable de reconnaître, sous chacun de ces textes, ce qui, quant à moi, m’a sauté aux yeux : la classe extraordinaire de leur auteur.

Nous nous trouvons en présence, cher Marcel, j’en ai la conviction, d’un garçon tel qu’il n’en apparaît pas souvent dans les Lettres (il me faut souvenir d’Aragon, de Malraux jeunes, pour en retrouver l’équivalent). Et sans doute cela peut tourner mal ou bien, mais déjà ces deux textes (et qu’ils nous soient présentés ensemble y ajoute certes) constituent par eux-mêmes un événement, un acte : une œuvre enfin, valable (mieux que valable, j’ai dit ce que j’en pensais :déja magistrale), dont nous ne pourrons avoir à nous repentir.

Bref, je vous en adjure, mon cher ami, reconsidérez cela ; acceptez de donner à ces deux textes ensemble leur chance ! Tout le bruit, peut-être, que cela pourra faire, la revue n’en aura qu’honneur et profit. Elle ne peut qu’y gagner, croyez-moi, plus qu’y perdre. Vraiment, c’est beaucoup en pensant à elle que j’espère [22]

Je vous serre les mains (- avec amitié, bien sûr, quoi qu’il en soit- ),

Votre Francis Ponge

Dans les trois lettres qui suivent, écrites du Martray (île de Ré), Ph. Joyaux usera successivement des formules :
"Cher Monsieur" (Le Martray, 30 juin 1957)
"Monsieur et Ami" (Le Martray, 11 septembre 1957)
"Monsieur et Ami" (Le Martray, 23 septembre 1957)
"Monsieur" (Paris, 14 octobre 1957)
Pas de formule d’introduction (Paris, 17 octobre 1957) mais signe "Vôtre, Ph. Joyaux)
Pas de formule d’introduction (Paris, 25 octobre 1957) mais signe "Votre affectionné. - Ph. Joyaux)
On revient au "Cher Monsieur" Pas de formule d’introduction (Paris, 25 octobre 1957) mais signe "Votre affectionné. - Ph. Joyaux)
Toujours du "Cher Monsieur" le 28 novembre 1957
Et, jusqu’à présent pas de lettre de Francis Ponge à Philippe Joyaux dans ce recueil de correspondance ! Ponge a agi auprès des éditeurs pour soutenir Joyaux, nous l’avons vu. Dans ses lettres Sollers remercie Ponge pour leurs conversations, .mais Ponge ne se précipite pas dans une relation épistolaire avec Sollers, c’est le moins que l’on puisse dire. C’est aussi caractéristique du relationnel propre à Ponge. Une posture ! Voir la section "Ponge et l’aventureTel Quel : en être sans y être- .

Le 5 décembre 1957, Ph. Joyaux tente l’humour et une parodie d’écriture à la Ponge pour forcer Ponge à réagir, à répondre à ses lettres , à abandonner sa posture ? : Jugez-en : :

12. PHILIPPE SOLLERS À FRANCIS PONGE

Paris, jeudi [5 décembre r957]

Cher Monsieur,

Votre chèvre m’a poussé à bouc ! Si bien que je prends pour vous écrire une de ces pointes bique dont vous pardonnerez les tremblements (à vrai dire, écrits, similaires en quelque sorte du bêlement).

Par Belzébuth [23] ( qui l’exprime magnifiquement et aussi cette inquiétude qu’elle dégage - du moins pour moi) voici un animal dont je ne me sépare plus, avec lequel je me suis battu une partie de la nuit - rentrant de voyage.

Au matin, la chèvre avait vaincu, bien sûr, tandis que j’étais en plein fromage !
Mais que ce mot s’achèvre, stupide, qui vous dit bien mal que je bée, si ne bêle, d’admiration.

Ph.Joyaux

*

Toujours pas de réaction à cette lettre, alors cinq jours plu tard Ph. Joyaux s’empresse de rétropédaler, plutôt avec talent d’ailleurs, pour se sortir de ce faux pas :

13. PHILIPPE SOLLERS À FRANCIS PONGE

Paris, mardi 10 déc[embre 1957]

Cher Monsieur,

Je préfère penser que ce n’est pas moi qui, l’autre jour, au sortir d’un voyage assez fatigant (mais faut-il chercher des excuses à un enfantillage ?) vous ai adressé ce billet imbécile.
.
Pourtant, je n’ai pas le courage de vous imaginer fâché le moins du monde. Allons, c’était une de ces sottises qui se croient naturelles ou sympathiques, et ne parviennent qu’à la grossièreté.

Surtout ne croyez pas à un « lapsus » révélateur !

Bien entendu, chacun a le droit d’être sot. Mais, en exerçant ce droit, je n’ai jamais eu l’envie de compromettre, fût-ce par un sourire, votre généreuse amitié.

Et voici : on se tape (intérieurement) le crâne contre les murs . on se demande comment on a pu poster cela etc. Mais on espère être pardonné.

Je suis respectueusement vôtre,

Ph.Joyaux

*

Cette fois-ci, Ph. Joyaux-Sollers a atteint son but. Ponge a répondu. Nous n’avons pas les mots de Ponge mais ils dont dû réconforter Sollers si l’on en juge par sa propre réponse.

14. PHILIPPE SOLLERS À FRANCIS PONGE

Jeudi matin [12 décembre 1957]

Cher Monsieur,

Le plaisir que me fait votre lettre, à peine reçue ! Merci. Merci pour tout. Je n’oublierai pas.

Vous allez peut-être apprendre ce qui m’arrive (Express d’aujourd’hui, Bloc-notes de ; Mauriac - voir encart).

François Mauriac, qui a reçu à Malagar la visite de Philippe Sollers, écrit dans son « Bloc-notes » de L’Express du 13 décembre 1957 : « Philippe offre ce caractère singulier, chez un débutant des lettres, de ne pas y songer comme à une carrière. Francis Ponge est l’un de ses grands hommes. Philippe n’est pas pressé d’écrire dans les journaux, ni de s’agiter à la surface. L’œuvre à écrire s’impose seule à lui. Il ne croit pas aux recettes et s’il a tout lu de ce qui compte parmi ses aînés immédiats, on ne saurait être moins docile à la mode. A l’avant-garde, oui, mais pas à tout prix » (voir Annexes au livre p.469).

Et voyez : je suis heureux et fier que, pour la première fois, nos deux noms soient cités dans la même page. (Encore que le mien soit emprunté.) Vous savez qu’il y a là, pour moi, un symbole - et un salut dont il me tardait de m’acquitter.

Oui, c’est la simple citation de votre nom qui, dans cet article m’a touché davantage : quelque chose me dit que j’ai bien choisi mes parents (spirituels [24] !)
À vous, très respectueusement

Ph.Joyaux

*

RENDRE A CESAR CE QUI APPARTIENT A CESAR.

99. FRANCIS PONGE À PHILIPPE SOLLERS

Paris, le 22 janvier 1962

Cher Philippe Sollers,

Je vous confirme ici ce que j’ai fini par vous faire accepter, malgré vos scrupules, et qui est maintenant bien entendu.

La monographie me concernant, dans la collection « Poètes d’aujourd’hui » des Éditions Seghers, et qui est votre oeuvre, doit me valoir, en raison des textes de moi qui y sont publiés, des droits d’auteur que je juge disproportionnés aux vôtres.
Chaque fois, donc, qu’un versement me sera fait par les Editions Seghers au titre de cet ouvrage, je vous en reverserai la moitié (5o %). Toutefois, vous avez bien voulu accepter que la part vous revenant soit réduite au tiers (33,33 %) lorsque je ne serai plus de ce monde, pour ne pas trop grever mes héritiers. Je laisserai dans mes papiers des instructions en ce sens.

Ceci dit, merci encore, cher Philippe, d’avoir accepté ce travail et de l’avoir mené à si bonne fin.
Je vous serre la main en toute amitié.

Francis Ponge

164. FRANCIS PONGE À PHILIPPE SOLLERS

Les Vergers, le 27 mai [1965]

Cher Philippe,

Comment recommencer à vous écrire ?
Ce serait trop peu dire, que vous me manquez. Pourtant, je crois qu’il est bon, paradoxalement (dialectiquement) que vous me manquiez. Voici pourquoi (pour quoi).
Je vous ai dit, un jour, que je voulais écrire quelque chose à propos de vous. Depuis Drame (et aussi votre article du Mercure) - dont je vous ai si peu, si mal parlé - mon silence à votre propos me devenait de jour en jour plus intolérable.

Mais votre présence, nos rencontres (à Paris) étanchaient (facticement) certe soif, masquaient ce désert. Or, le jour même de notre séparation physique, un de vos derniers mots, comme négligemment jeté, était bien fait pour raviver cette soif, ce remords : il y était question de votre extraordinaire solitude. Mon inquiétude à votre égard, toujours latente (plus qu’une « société du génie » il y a, certes, une solitude du génie), redevenait dès lors extrême, et à nouveau « critique » comme aux plus mauvais moments de votre état de santé. Pendant que vous étiez au Martray, et surtout lorsque vous ne m’avez pas téléphoné au retour, je vous ai cru malade. Ce n’était peut¬être pas « vrai-alors », ce le devint ensuite (le même jour que j’ai reçu Ie Mercure- je l’attendais pour vous écrire - le même courrier m’apportait une lettre de Paule m’annonçant votre mauvaise angine et votre départ pour Venise [25]). J’étais rejeté dans le silence (n’ayant pas votre adresse à Venise et voulant, d’ailleurs, vous laisser tranquille) : je veux dire dans le silence¬quant-aux-conversations-ou-aux-lettres-banales-qui-les-remplacent ; - et / mais jeté dans le travail. Vous comprenez qu’il s’agit de celui de la parturition (une situation grosse de risques : risquée...)

Voilà ce que je voulais que vous sachiez : sans doute cela va-t-il être long (entendez un travail de longue haleine, peut-être (qui le sait ?) pour un texte court (?). Vous connaissez mes textes sur Braque... ou sur Malherbe ... Je n’entends pas qu’il leur soit inférieur (ni non plus, d’ailleurs, le moins du monde, qu’il leur ressemble).

Le 29 mai, Ponge note : « Commencé à rédiger les premières pages de mon texte à propos de Sollers. » Voici quelques lignes de ces premières notes qui n’aboutiront pas à un texte publié :

« Qualité de Philippe Sollers /
Je veux écrire quelque chose à propos de Philippe Sollers et il est significatif, sans doute, que la première idée (ou intuition ?) certaine qui me vienne à cet égard est qu’il va me falloir inventer (inaugurer) un genre, que les formes habituelles (voire habituelles à moi-même) ne conviendront pas. [...] /
Un scandale (indu, non justifié) mais permanent, tel devra être la teinte, le ton, le timbre caractéristique de cet écrit. Eh bien c’est justement, c’est toujours, la caractéristique des grandes œuvres... et voilà la raison de la satisfaction exprimée ci-dessus ("je ne suis pas mécontent etc."). Les grandes œuvres paraissent scandaleuses et ne le sont pas : telle est la destinée, tel est le sort des vérités un peu nouvelles et plus généralement de tout ce qui ne rentre pas dans le manège des idées reçues, de la convention. [...] /
Il n’est pas d’usage qu’un auteur de soixante-cinq ans entreprenne l’éloge d’un écrivain de moins de trente, sinon pour le révéler (comme on dit). Or, pour Sollers, la chose n’est plus à faire : d’autres (eux, de véritables pontifes) s’en sont chargés, voici sept ou huit ans déjà avec éclat (je veux dire que cela n’est pas passé inaperçu). D’un jeune auteur, donc (au surplus) qui n’en a pas besoin. (C’est plutôt moi qui en ai besoin, je veux dire d’écrire cet éloge) » (Archives Armande Ponge).

Cher Philippe, que cela ne vous empêche pas de m’écrire, de me donner ce qu’on appelle des nouvelles.
Mais ne vous croyez pas trop seul, je vous en prie, quant à moi (si peu chaud si peu froid que cela puisse vous faire).

*

Dites-moi (si vous le voulez) quel est ce nouveau travail dont vous avez commencé à jeter les bases au Martray, dans votre chambre, les volets fermés à l’incessante tempête extérieure. [Ici, c’est la tempête du beau temps [26] ]

*

Odette se joint à moi, pour vous redire notre fidèle amitié.

Francis P.


"Qualité de Philippe Sollers" par Francis Ponge
ZOOM : cliquer l’image

Ponge dans « Un vrai roman. Mémoires » de Sollers

Il suffit de traverser le boulevard Raspail, en face de ma chambre d’époque, pour tomber sur l’Alliance française avec cette affiche : chaque jeudi à18heures, Francis Ponge, cours gratuit. Ponge, je l’ai un peu lu, je connais Le Parti pris des choses, je viens d’acheter le numéro de la NRF qui lui est consacré, avec un magnifique inédit, Les Hirondelles. Je lis donc la NRF ? Mais oui, pour les chroniques de Blanchot, et certains textes, comme les extraordinaires récits d’expérience mescaliniennes de Michaux. Les Hirondelles, donc, et c’est le printemps. Je me retrouve dans une salle de classe sinistre, avec à peine dix auditeurs, devant ce type étrange (il a60ans), qui, pour gagner sa vie, improvise selon sa fantaisie. Qu’est-ce que parler ? Qu’est-ce qui se pense en parlant ? La question m’intéresse, d’autant plus qu’elle prend un aspect totalement inédit et concret. Ponge lit très bien tel ou tel texte du Parti pris ou de La Rage de l’expression, c’est très beau, net, concentré, ça résonne. Je reviendrai, j’amènerai plus tard deux amis, on ira bavarder ensemble. A la fin de ce qui n’est pas un « cours » mais une mini-conférence, je décide de lui montrer quelques papiers. Il réagit positivement très vite, prévient Paulhan, une grande amitié s’ensuit. Je vais voir Ponge chez lui, rue Lhomond, près du Panthéon, au moins une fois par semaine. Sa solitude est alors terrible, sa pauvreté matérielle visible. Là-dessus, une fierté et une ténacité radieuse, quelque chose de radical et d’aristocratique, dans le genre « tout le monde a tort sauf moi, on s’en rendra compte un jour ». J’arrivais, je m’asseyais en face de lui dans son petit bureau décoré par Dubuffet, j’avais des questions, il parlait, je le relançais. J’ai fait ce que j’ai pu pour lui par la suite : invitation d’un mois à l’île de Ré, conférence à la Sorbonne, envoi de caisses de vin de Bordeaux, obtention d’un maigre salaire dans le budget de la revue Tel Quel (il figure en tête du premier numéro), livre d’entretiens d’abord diffusés à la radio, etc. J’amène un électrophone et on écoute du Rameau, et encore du Rameau (c’est son musicien préféré). Ponge, à ce moment-là, est très isolé : mal vu par Aragon en tant qu’ancien communiste non stalinien, tenu en lisière par Paulhan (malgré leur grande proximité), laissé de côté par Sartre, après son essai retentissant sur lui dans Situation I. Il est encore loin de l’édition de ses œuvres complètes et de la Pléiade, mais le temps fait tout, on le sait. Jusqu’en1968, idylle. Ensuite, on s’énerve, moi surtout. Raisons apparemment politiques, mais en réalité littéraires (Malherbe, sans doute, mais n’exagérons rien), et métaphysiques (le matérialisme de Lucrèce, pourquoi pas, mais pas sur fond de puritanisme protestant). De façon pénible et cocasse, la rupture se produit apparemment sur Braque (texte critique de Marcelin Pleynet, privilégiant sexuellement, et à juste titre, Picasso), mais aussi (rebonjour Freud), à cause de mon mariage (sa propre fille est alors à remarier). Il y a, de part et d’autre, des insultes idiotes. A mon avis, à oublier. J’ai beaucoup aimé et admiré Ponge, et la réciproque aura été vraie. Je ne vais pas citer ici les dédicaces superélogieuses de ses livres. Les historiens le feront un jour, c’est leur métier.

(p. 56).

Les écrivains sont étranges : avec Ponge, je suis brusquement contemporain de Démocrite, d’Epicure, de Lautréamont, de Mallarmé. Avec Mauriac, de saint Augustin, des Pensées, d’Une saison en enfer. Y a-t-il un seul écrivain, au fond, souvent inégal ou contradictoire, qui parcourt les siècles sous des noms d’emprunt ? Hypothèse soutenable (elle vient de Proust, mais aussi de Borges). Celui-ci s’avance masqué dans le temps, pour le meilleur et pour le pire, et toute la philosophie peut aussi apparaître comme un département

(pp. 57-58).

« Sollers » Quelques-uns de mes textes commencent à circuler, notamment (via Ponge) une Introduction aux lieux d’aisances que Paulhan aime beaucoup, mais que Marcel Arland juge impubliable dans la NRF. C’est Jean Cayrol, qui dirige alors, aux Editions du Seuil, une collection pour débutants, Ecrire, qui publie le premier une petite nouvelle de moi,

(p. 59).

Mon clan à moi est marginal, mais j’ai un allié de poids : Ponge, à qui je lis l’éditorial du premier numéro de la revue au jardin du Luxembourg. Il tient à être présent dès le début, acte en forme de manifeste et défi à Paulhan comme à la NRF, mais aussi à Sartre et aux Temps modernes.

(pp. 73-74).

Je continue ma grève de la faim et mon mutisme buté. Entre-temps, mes parents ont alerté Ponge qui, lui-même, a prévenu Malraux. Je passe donc devant un nouveau tribunal qui me signifie ma Réforme (quel beau mot, réforme, pas en religion mais en armée), « sans pension, pour terrain schizoïde aigu ». Le schizoïde aigu vous salue. J’enverrai un mot de remerciement à Malraux, qui me répondra sur une carte de deuil par ces mots incroyables : « C’est moi qui vous remercie, Monsieur, d’avoir eu l’occasion, une fois au moins, de rendre l’univers moins bête. »

(pp. 79-80)..

Je feuillette ces numéros de revue et de collection, et je vois défiler des noms : Artaud, Bataille, Ponge, Heidegger, Hölderlin, Dante, Pound, Borges, Barthes, Klossowski, Rilke, Michaux, Sarraute, Saussure, Foucault, Derrida, Jakobson, Joyce, Sade, Genet, Needham, Philip Roth, Pleynet, Denis Roche, Risset, Kristeva, Guyotat, Henric, Muray, etc. C’est très bon à70%, et parfois bizarre ou cocasse. On a beaucoup travaillé sans avoir l’impression de travailler, on s’est beaucoup amusé.

(p. 90).

Relance

On a parfois besoin d’encouragements. Ils viennent à l’improviste. Ainsi, ce matin, en rangeant des livres, je tombe sur une dédicace ancienne de Ponge, au moment de la publication de son Grand Recueil, pour le volume intitulé Lyres. Elle est écrite et signée à Paris, le 7 janvier 1962. Elle parle de son livre :

« A Philippe Sollers, pour qu’il le fasse sauter dans sa main, et peut-être, dans quelques dizaines d’années, y retrouve quelque chose du “vieil arrangeur de syllabes”, son fidèle admirateur et ami dès le début–Francis Ponge. » Bon, je suis ému, passons.

(p.115).

Je remonte à nouveau l’escalier étroit de la rue Lhomond pour sonner chez Ponge, qui m’attend, en souriant, pour une conversation sur Lucrèce, et une lecture en commun du De natura rerum ; Je n’oublie pas le geste de Barthes, à la fin de nos dîners au Falstaff, allumant soigneusement son cigare, avant sa soirée solitaire dehors ;

(p.237).

Je me rappelle ma stupeur devant Ponge me citant avec admiration un propos de Mallarmé établissant une équivalence entre éjaculer et se moucher, ajoutant qu’il avait découvert l’existence de l’inversion chez Proust, m’assurant que Bataille était quelqu’un qui confondait le sperme et l’urine (il semblait beaucoup tenir à cette idée). Bataille, lui, se taisait, ses livres parlaient pour lui. On m’accordera que Blanchot n’est pas un auteur particulièrement érotique (pas plus que Beckett, Simon, Duras, Sarraute ou l’élémentaire Robbe-Grillet). Genet ? Mais pourquoi à ce point pas de femmes ? Lacan ? Sans doute, mais que de préciosités, que de nœuds ! Joyce ? Bien sûr, mais pourquoi cette écrasante Molly sur son trône ?

(p.274).

Nota : Les numéros de pages se réèrent à l’édition Kindle.
.

Ponge et [l’aventureTel Quel : en être sans y être-

Ponge va se retrouver présent au sein de la revue Tel Quel à plusieurs titres : comme auteur (plusieurs de ses textes sont publiés dans la revue), comme référence (on parle de lui et on le cite) et comme collaborateur (certains de ses conseils sont suivis d’effets). Néanmoins, il demeure un collaborateur en retrait : il n’est pas membre du comité de rédaction et il ne se rend jamais aux réunions dans les locaux de la rue Jacob, au Seuil. C’est Sollers qui fait office de lien entre Ponge et ses camarades de Tel Quel, retransmettant aux seconds les conseils du premier. Tout passe par Sollers, donc, et tout se passe dans la petite pièce en longueur de l’appartement de la rue Lhomond où Ponge le reçoit au moins deux fois par semaine. Par delà les possibles raisons financières (éviter les dépenses entraînées par des rencontres dans un café), ce lieu est en cohérence avec les métaphores développées dans les textes. En effet, l’intimité du lieu, la petite taille de la pièce envahie par la fumée des cigarettes, sont on ne peut plus propices à la captation par Ponge de son interlocuteur, telle qu’elle est décrite dans le texte « L’araignée » :

Oui, soudain, d’un angle de la pièce me voici à grands pas me précipitant sur vous, attention de mes lecteurs prise au piège de mon ouvrage de bave, – et ce n’est pas le moment le moins réjouissant du jeu ! C’est ici que je vous pique… et vous endors [27]
.
L’image de l’écrivain-araignée tissant sa toile et y attirant son lecteur entre en écho avec des propos tenus par Sollers lui-même, interrogé sur les moments passés chez Ponge : il parle d’un « étrange envoûtement » qu’il subissait insidieusement « dans la petite pièce enfumée » où il était reçu, envoûtement qui le plongeait parfois dans un état proche de celui qui précède le sommeil - non qu’il s’ennuyât, au contraire, il était tout à fait « captivé » par son interlocuteur, au point qu’il ne se trouvait plus même capable, souvent, de le contredire, dût-il ne pas être d’accord [28]. Il y a donc, de la part de Francis Ponge, un refus de jouer d’autre jeu que le sien propre et un besoin de maîtrise qui ne peut se satisfaire que des lieux les plus intimes. Même lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre une « tactique », il reste fidèle à sa nature, attirant son interlocuteur dans sa toile, en l’occurrence Sollers, et s’évitant la contrainte d’avoir à investir les locaux de la revue Tel Quel. En recevant chez lui, il est le « maître des lieux » à tous les sens du terme.

Pauline Flepp
Extrait de Francis Ponge ou le « génie de la solitude », 2017

Ponge-Sollers ou la coïncidence d’intérêt

Par Marie Doga
Contextes / Extrait

Ponge rencontre Philippe Sollers en 1956 à l’Alliance Française où le poète donne des cours. Sollers, à cette époque encore Philippe Joyaux, est étudiant à l’ESSEC. Il a vingt ans, Ponge bientôt soixante. Il soumet au poète plusieurs textes. Ponge les recommande à Jean Paulhan et à Marcel Arland, les deux directeurs de la célèbre NRF :

Ah, c’est bien dommage que se soient perdus les premiers textes de Philippe Joyaux ! Il est sur le point d’être capté par une bande adverse (Cayrol, Bataille, Blanchot). Je suis bien sûr maintenant que j’ai découvert (façon de parler) en lui l’un des plus grands écrivains de sa génération [29]

Ponge, en donnant à lire chez Gallimard les écrits de Sollers, inscrit son geste dans le jeu concurrentiel des revues :la NRF d’un côté et Écrire fondée par Cayrol directeur littéraire au Seuil. Le calcul du rapport entre ressources et opportunités participe d’une stratégie de domination du marché de l’édition. De l’Introduction aux lieux d’aisance, le texte de Sollers, Ponge fait les éloges les plus hauts : « n’est-ce pas déjà magistral [30] ? ». Le découvreur se voit généralement octroyer le capital symbolique de la révélation : l’innovation et la modernité le gagnent par un phénomène de contiguïté. Il bénéficie de sa découverte. Pour un jeune auteur inconnu, le moyen le plus efficace d’entrer à la NRF consiste à la cooptation par un aîné, un auteur NRF et Gallimard, dont l’autorité littéraire est établie. Paulhan fait d’ailleurs remarquer à Ponge que « le style d’abord [l]’imite un peu [31] ». Sous le thème scatologique, on peut en effet reconnaître la proximité avec Ponge et Le Parti pris des choses : l’intérêt pour un objet délaissé et si peu traditionnellement poétique. Ponge reconnaît une certaine filiation mais aussi l’indispensable émancipation de tout acte littéraire, c’est-à-dire la coexistence de l’héritage et de l’invention :
« Certes, il peut y avoir quelque chose de moi, mais de façon, je crois, plutôt parodique (et certes, il a raison. Mon premier sentiment : “nous méritons bien ça.”) [32] ».

Cependant, Arland refuse catégoriquement de publier le texte de Sollers qu’« il trouve obscène et propre à provoquer des tas de désabonnements [33] ». Le don rejeté entraine des tensions et des conflits et, d’une certaine manière, la rupture, seule alternative au refus de négocier le don. Ponge écrit aussitôt à Arland pour soutenir Sollers :

Laissez-moi vous le dire : je crois que vous auriez tort de refuser Joyaux. [...] il me paraissait évident que la NRF, seule, était capable de reconnaître, sous chacun de ces textes, ce qui, quant à moi, m’a sauté aux yeux : la classe extraordinaire de leur auteur. Son avenir. [...] J’en ai la conviction, [...] un garçon tel qu’il n’en apparaît pas souvent dans les lettres (il me faut souvenir d’Aragon, de Malraux jeunes, pour en trouver l’équivalent) [34].

L’académisme et la frilosité de la NRFexaspèrent Ponge : « Moi, je vous les [manuscrits de Sollers] aurais laissés volontiers, si plusieurs expériences (Tortel, Garampon, par ex…. voire la Nouvelle Araignée) [...] ne me faisaient craindre de trop longs atermoiement [35] ». Il est sur le point de prendre ses distances avec le foyer néoclassique de la NRF. En voulant imposer Sollers, il se place clairement du côté des écrivains qui osent contre les doctes. Même si l’épisode se solde par un désaveu, en effet, Arland ne démord pas de sa première décision, la conviction de la nécessité de créer un autre lieu de publication va s’en trouver renforcée, trois ans avant le lancement de Tel Quel.

Dès lors, Ponge et Sollers entrent régulièrement en négociation dans leur processus coopératif, ceci dans une perspective de réciprocité stratégique : « ils sont (ou semblent) opérés à fonds perdus, à la façon d’un don, [...] qui dissimule le profit promis aux investissements les plus désintéressés [36]. » Ces conduites ambivalentes en tension entre le désintéressement affiché et le profit, décrites si justement par Bourdieu, semblent particulièrement opératoires pour analyser les relations entre Ponge et le mouvement d’avant-garde Tel Quel.

Nous assistons à la conjonction d’intérêts entre un jeune écrivain en quête de reconnaissance et un poète expérimenté qui cherche à asseoir son statut.

« Cet homme est un maître » écrit Philippe Sollers [37] à propos de son aîné. La vogue textualiste portée par Tel Quel participe d’une redécouverte des écrits de Ponge, de leur remise au goût du jour et de leur relégitimation. Une revue, un groupe de jeunes collaborateurs, c’est un nouveau départ pour Ponge après une traversée du désert littéraire, comme l’indique le titre d’un article de La Tribune de Lausanne,« Un inconnu célèbre. Francis Ponge un exemple type de la gloire clandestine » [38] :

Quand on énumère les poètes d’aujourd’hui, le nom de Francis Ponge vient parmi les premiers. Mais qui possède chez lui ses œuvres ? [...] on n’en conserve au mieux qu’un ou deux recueils :Le Parti pris des choses et La Rage de l’expression. Le reste tout le reste est produit dans des éditions de luxe à 10 ou 100 exemplaires. [...] Francis Ponge est l’exemple de la gloire clandestine.

Depuis dix ans, Ponge n’a guère publié que dans des tirés à part, des éditions de luxe, difficilement accessibles au public [...] ou d’une manière épisodique dans différentes revues [...] C’est un des paradoxes habituels des lettres que cette gloire secrète [...] que l’on retrouve soudainement au centre [...] Ponge est de ceux-là et l’un des plus grands. Il fallait le dire un peu fort pour certaines oreilles un peu sourdes [39]

« La gloire clandestine » ou « secrète » éclaire bien sûr la différence entre le capital symbolique accordé par les pairs et le cercle littéraire, et la réception d’un large public. Un ajustement doit se faire. L’avant-garde prend en charge la promotion de Ponge sur la scène littéraire. Elle se saisit d’un auteur à l’écart et réactive son appréciation critique.

Les textes pongiens ne s’apparentent à aucun des modèles poétiques, de par la nouveauté de leur objet et de leur forme inachevée. Le poète possède une image atypique et une œuvre inclassable. Cet éloignement affiché du milieu lettré est le signe d’une non-compromission avec l’institution et les mondanités littéraires. Ponge incarne précisément le contre-engagement sartrien que recherche Tel Quel

. Il s’agit pour lui de garantir le devenir de son œuvre en valorisant une image nouvelle et attractive. L’alliance de Ponge avec Tel Quel participe d’une réciprocité stratégique : une mise en lumière pour le poète alors âgé de soixante et un ans, et pour la revue, un mentor ou un guide incarnant la liberté dont elle se réclame. La réciprocité et l’équivalence des profits semblent de mise. Ponge, n’appartenant à aucun courant, ni école, correspond au désir telquelien d’indépendance.

Sa posture de l’écart est mise en scène comme signe de liberté, valeur résolument moderne, résolument d’avant-garde. Afficher Ponge à la première du premier numéro, c’est forcément s’inscrire dans une perspective inédite et donc se démarquer de l’ensemble de l’espace littéraire.

Quant à Ponge qui se préoccupe désormais de son avenir, quoi de plus prometteur dans ce domaine qu’un mouvement d’avant-garde ? Le jeu de distance est ainsi mis à profit dans les deux camps. Chaque partie a ses raisons ; elles sont complémentaires. La réussite du premier numéro relève d’une performance concertée.

Ponge défend, dès qu’il le peut, avec vigueur Tel Quel comme en 1965 lors d’un entretien pour une radio romaine :

C.M : Quelles sont aujourd’hui en France les revues littéraires qui ont une influence majeure sur le public, ou celles qui assument la fonction de déterminer les tendances actuelles ?

F.P : [...] eh bien, pour parler concrètement, la NRF ne cesse de dégénérer, le Mercure de France aurait plutôt tendance à s’améliorer.Les Temps Modernes de plus en plus naïfs et ennuyeux. Non, la meilleure revue, il n’y en a qu’une, c’est celle que publient aux éditions du Seuil Sollers, Pleynet et leurs amis, et dont le nom est Tel Quel [40]

Il remet à la revue des textes dont certains sont très importants : « Pourrez-vous me donner « La figue » à mon retour (vers le 10 avril) afin que nous composions ce n° zéro (peut être grâce à Flamand, n° 1) [41] « L’asparagus », un extrait du Malherbe avant sa publication chez Gallimard, « Le pré »… Tel Quel répond par des articles critiques de Bigongiari, de Hollier, de Walther… Ponge est pris en référence et son œuvre correspond à la volonté telquelienne de traiter de l’écriture telle quelle. Ponge donne les textes ;Tel Quel fournit la théorie littéraire nécessaire à leur lecture. Les poèmes pongiens constituent des supports parfaits au textualisme. La critique immanentiste de la revue apporte un éclairage moderne au poète. La convergence de vues et d’intérêts est irréfutable. La valeur littéraire de Ponge est renforcée et, simultanément, la revue est lancée dans l’espace littéraire. C’est donnant-donnant.

De plus, dans son livre sur l’histoire de Tel Quel [42], Philippe Forest déclare que trois personnes perçoivent une rémunération de la part du Seuil : Sollers, Hallier et Ponge lui-même, bien que n’ayant jamais été officiellement membre du comité de rédaction. Ce geste de soutien financier illustre des enjeux de pouvoir et de lutte entre Gallimard et le Seuil. Cette dynamique stratégique est alimentée par l’ascendant que le donneur acquiert sur le receveur. Ponge est placée en situation de dette vis-à-vis du Seuil : « Vous n’avez certainement pas oublié que si nous [Gallimard et Ponge] avons finalement publié Pour un Malherbe, ce fut d’abord pour Paul Flamand [directeur du Seuil] que je commençais à l’écrire, et je lui dois bien grande récompense de cela. Vous savez aussi quels liens intellectuels j’ai noué avec les garçons de Tel Quel [43]. »

La collaboration de Ponge avec Philippe Sollers, la figure montante du champ, ne s’arrête pas là. Le projet court, depuis 1954, d’une monographie consacrée à Ponge dans la collection « Poètes d’Aujourd’hui » chez Seghers. Les deux hommes sont amis depuis l’époque de la Résistance :

À l’esprit curieux de poésie, de l’écriture et de l’expérience poétique, votre travail pose mille questions et propose mille réponses. [...] Vous réussissez en ceci : que jamais travail ne m’a donnée autant l’impression d’une absolue bonne foi ; [...] Artisan d’une œuvre divine, non par l’inspiration mais par l’analyse. [...] Je sais mieux qui vous êtes ! et heureux, très, d’être au nombre de vos amis. [...] Vous labourez profond [44].

La Guêpe, Irruption et divagations (1945), Notes sur les Otages, peintures de Fautrier (1946) Dix courts sur la méthode (1946) sont déjà publiés par Seghers. Cependant, entrer dans la collection « Poètes d’Aujourd’hui », permettrait à Ponge d’ajouter son nom au tableau de la plus haute poésie contemporaine qui compte déjà dans ses tirages Eluard, Aragon, Michaux, Apollinaire. Il lui faut tout d’abord trouver un préfacier. Pierre Seghers lance l’idée de Sartre. Les péripéties éditoriales commencent par une série de tractations. Les accords de Sartre, pour réutiliser son article sur Ponge de 1944, et de Gallimard, pour céder les textes pongiens prévus dans le volume parmi lesquels l’incontournable Parti pris des choses, sont nécessaires. De plus, Ponge est toujours sous contrat avec la fameuse maison d’édition. En 1956, Le projet est au point mort. Seghers insiste : « Que devient notre projet PONGE dans la collection « Poètes d’Aujourd’hui » ? [...] Je souhaiterais à présent que tu figures dans cette collection. Veux-tu que nous reprenions notre projet [45] ».

Ponge souhaite clairement faire part de ses dernières tentatives textuelles telles « Les Pochades en prose », « My creative method » ou « Le Verre d’eau ». Il voit l’opportunité, grâce à Seghers, de gratter voire de décoller son étiquette de « poète des objets » et de donner à voir au plus grand nombre les nouvelles perspectives de sa pratique artistique. Il n’est donc pas enthousiaste à la reprise de l’article de Sartre concernant les écrits clos du Parti pris. Il envisage une lecture actualisée de ses textes. Sartre, c’est l’arrière-garde dévaluée ; Ponge préfère agir avec l’avant-garde. La préface est ainsi confiée à un écrivain de la nouvelle génération qui « connaît particulièrement bien [s]on œuvre et susceptible d’apporter un jour nouveau sur [s]es recherches et [s]es réalisations » [46] : Philippe Sollers. Les nouveaux écrits pongiens et le nouveau contexte intellectuel et théorique demandent une nouvelle préface. Le volume quatre-vingt-quinze de la collection « Poètes d’Aujourd’hui » consacré à Ponge est mis à la vente en 1963. Il contient quatre poèmes inédits donnés par Ponge. Sollers met l’accent sur le travail du langage et sur la trajectoire de l’œuvre pongienne jusqu’aux années soixante. Ce bilan met à une certaine distance le passé, et ouvre sur l’avenir et la modernité littéraire qu’incarnent à la fois Ponge et Sollers : « Elle [la monographie] nous vengera j’en suis sûr, Philippe S[ollers] et moi, de beaucoup de silences et de quelques appréciations malveillantes ou imbéciles [47]. »

MarieDoga
(Extrait) Le don comme mode ambivalent d’interaction littéraire dans les correspondances du poète Francis Ponge

Francis PONGE – Documentaire « Un siècle d’écrivains » (1999)

Francis PONGE – Un siècle d’écrivains : 1899-1988 (DOCUMENTAIRE, 1999) Émission « Un siècle d’écrivains », numéro 203, diffusée sur France 3, le 25 septembre 1999, et réalisée par Jean Thibaudeau et Pierre Beuchot.

Liens

Sur pileface (sélection)

Ponge et Sollers à la Sorbonne / Les Entretiens Ponge-Sollers

Ponge, père spirituel de Tel Quel

Francis Ponge Tel Quel

Philippe Sollers et Francis Ponge, "Correspondance 1957-1982" (Gallimard)

Autres

{{Correspondance Ponge-Sollers sur le site de Ph. Sollers}}

La Société des Lecteurs de Francis Ponge


[1Francis Ponge, Jean Tortel, Correspondance, 1944-1981, éd. de Bernard Beugnot et Bernard Veck, Stock, coll. « Versus », 1998, p. 85.

[2« Préface aux pratiques » [novembre 1951], Pages d’atelier, Gallimard, 2005, p. 287.

[3« Ici, sans doute devons-nous le dire : nous avons choisi la misère, afin de vivre dans lo soulo oocl6t6 qui nous convienne. Aussi, parce qu’elle est le seul lieu, je ne dirai pas de l’empire de la parole, mais do son exercice énergique, dans le trente-sixième dessous » (« Entretien avec Breton et Reverdy », in Euvres complètes, Il, éd. de Bernard Beugnot, Gallimard, coll, « 0iblioth« que do la Pléiade », 2002, p. 685).

[4« Tentative orale », in Œuvres complètes I, éd. de Bernard Beugnot, Gallimard, coll. « bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 667

[5Entretiens de Francis Ponge avec Philipe Sollers, Gallimard/Seuil [1970], coll. « Points Essais », p. 57.

[6C’est ainsi que Philippe Joyaux se définit lui-même, non sans ironie, dans sa première lettre à Francis Ponge.

[7Un vrai roman. Mémoires (Plon, 2000, Gallimard, coll. « Folio », 2009, p. 16.

[8L’Intermédiaire p. 15.

[9Ibid., p. 15-16.

[10Ibid.

[11Ibid., p. 16.

[12Lettre à Jacquelot de Boisrouvray citée dans Philippe Forest, Histoire de Tel Quel, 1960-1982, Seuil, 1995, p. 47.

[13Philippe Sollers, Lettres à Dominique Rolin, 1958-1980, éd. établie, présentée et annotée par Frans de Haes, Gallimard, 2017, p. 25-26.

[14Un vrai roman, op. cit, p. 278.

[15Ibid., p. 104.

[16Ibid., p. 134.

[17« Nioque de l’avant-printemps », in Œuvres complètes, II, op. cit., p. 957.

[18Ibid., p. 960

[19Ibid., p. 957

[20Entretiens de Francis Ponge avec Philippe Sollers, op. cit, p. 37.. » Dans l’émission Radioscopie, lorsque Jacques Chancel demande : « Je voudrais savoir pourquoi vous avez fui ? », il a ainsi tôt fait, très justement, de se corriger : « Pourquoi, plutôt, vous vous êtes retrouvé[[Radioscopie, émission du 4 décembre 1980. L’enregistrement a lieu à Nice, dans les studios de FR3, Francis Ponge étant venu de Bar-sur-Loup pour l’occasion.

[21Lettre du 6 mars 1968.

[22Marcel Arland réitérera son refus. S’il reconnait les « dons d’écrivain » de Philippe Joyaux, commencer par l’Invitation [sic] aux lieux d’aisance [lui] semblerait une erreur. Et d’abord une erreur pour lui » (lettre reçue le 29 mai 1957, Archives Armande Ponge).

[23Ponge écrit dans « La Chèvre » : « Ces belles aux longs yeux, poilues comme des bêtes, belles à la fois et butées - ou pour mieux dire, belzébuthées - quand elles bêlent, de quoi se plaignent-elles ? de quel tourment 7 quel tracas ? » (OC/, p. 807).

[24Dans Un vrai roman (op. cit., p. 62), Sollers évoque une double éducation, Mauriac d’un côté, chez qui l’attirait surtout « son éthique politique », et Ponge de l’autre.

[25Paule Thévenin écrit le 12 mai : « je viens de lire l’article de Philippe dans le Mercure.
J’y souscris entièrement et je suppose que ça vous a fait plaisir. / Philippe vient d’être malade. Lui prétend avoir eu une angine, a eu peur d’avoir une méningite et part pour Venise se reposer (il ne pourra donc profiter des places pour le concert - un autre ami en profitera). Pleynet, que j’ai invité à dîner, avec sa barbe (ce qui le lendemain m’a fait une mer devant la glace et me raser les cheveux, pour compenser) prétend que Philippe est psychosomatiquement malade de la sortie de son livre. Je ne sais. Je crois que l’angine était pourtant réelle et très forte » (Archives Armande Ponge).

[26Ajout en bas de page avec renvoi.

[27« L’Araignée », OC I, p. 317.

[28Propos recueillis lors d’un entretien avec Philippe Sollers, le 31 mars 2016, à Paris, rue Gaston-Gallimard

[29Ponge (Francis) Paulhan (Jean), « Lettre de Francis Pongede mai 1957 », n° 563, dansCorrespondance, Paris,Gallimard, 1986, t. II, p. 207.

[30Lettre de Ponge de mai 1957, n° 566, ibid., p. 209.

[31Ibid .p. 208.

[32 Ibid.p. 209.

[33Lettre de Paulhande mai 1957, n° 568,ibid., p. 210.

[34Lettre de Pongeà Arland, citée dans la note 2 de la lettre 569 adressée à Paulhan,ibid., p. 212.

[35Lettre de Pongede juin 1957, n° 575,ibid.,p. 217.

[36Bourdieu (Pierre),Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992, p. 246.

[37Sollers (Philippe), « Francis Ponge ou la raison à plus haut prix » , dans Francis Ponge, Paris, Seghers, « Poètes d’aujourd’hui », 1963, p. 69.

[38Lettre de Ponge du 10 juillet 1960, n° 192,op. cit.

[39Sollers (Philippe), « Francis Ponge ou la raison au pus haut prix »,art. cit., p. 37..

[40Ponge (Francis), « Entretien avec Carla Marzi, 1965 »,Les Cahiers de L’Herne, 1986, p. 18.

[41Lettre de Sollers du Martray en 1959. La correspondance Ponge/Sollers est inédite. Archives Armande Ponge. Paris.

[42Forest (Philippe),Histoire de Tel Quel, Paris, Seuil, 1995.

[43Lettre inédite de Ponge à Claude Gallimard du 17 février 1966. Archives Armande Ponge. Paris.

[44Lettre de Seghers du 30 juillet 1943. La correspondance Ponge/Seghers est inédite. Archives Armande Ponge. Paris

[45Lettre de Seghers du 3 avril 1956.

[46Lettre de Seghers du 1er décembre 1960.

[47Ponge (Francis) Tortel (Jean), « Lettre de Ponge du 24 octobre 1963 », dans Correspondance 1944-1981,Paris, Stock, 1998,p. 182.

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