en conversant avec Sollers à La Closerie des Lilas
Marc Lambron
Tous les jours pendant cinq semaines, la Règle du Jeu vous propose la contribution de 35 écrivains, artistes et personnalités diverses au journal Louchebem sur le thème de la viande. Aujourd’hui : Marc Lambron (ndlr)
Il y a le filet mignon et les péchés mignons. Le mien, c’est le steak tartare. On le sert généralement avec un plat de frites et une salade. Mais la pièce centrale, c’est ce morceau de viande crue, disposé en cercle ou en carré, parfois coupé au couteau, avec ses assaisonnements, moutarde, câpres, tabasco ? et l’oeuf mélangé à la chair fraîche.
On est un peu ogre devant une pièce de steak tartare. Ogre, c’est-à-dire père. Pour moi, le steak tartare fut d’abord une viande paternelle. Mon père en avait le goût. C ?était dans les années 1960, à Lyon. À la boucherie de la rue Sully, on croisait parfois le maire de la ville, Louis Pradel : il venait lui-même acheter sa viande. Nous habitions le sixième arrondissement, un quartier en damier auprès d’un immense parc. Au zoo du parc de la Tête d’Or, on voyait de grands fauves carnivores, des lions, des tigres, des panthères. Le goût de la viande crue, en somme, est ce qui nous relie aux animaux royaux.
[...]
Le temps, je le répète, peut s’inscrire dans des mets. Et une viande peut arriver à signifier des moments de vie, à incarner une mythologie personnelle. La mienne, j’ai essayé de la dire ici. La loi du père, le maire Louis Pradel, les lions du parc de la Tête d’Or, Jimmy Page jouant Whole Lotta Love, la découverte de la liberté, le sang, le mercure, mon adolescence structuraliste, la conversation de Philippe Sollers. Bizarre, vous avez dit bizarre ? Non, je voulais juste parler du steak tartare.
Crédit : Le Règle du Jeu