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Lacan en Chine

ou " L’inconscient est structuré comme l’écriture chinoise " (Huo Datong)

D 25 juillet 2008     A par Albert Gauvin - C 3 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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« Tao ko tao feng chang tao. »
« Ming ko ming feng chang ming. »

Comment traduire — entendre — les premiers vers du Tao te king ?

« La voie qui se laisse exprimer n’est pas la Voie de toujours. »
« Le nom qui se laisse nommer n’est pas le Nom de toujours. »

Marcel Conche, philosophe, Lao Tseu, Tao Te King, PUF, 2003.

« La voie que la voix peut dire n’est jamais la constante voie. »
« Le nom que le nom peut nommer n’est jamais le constant nom. »

Rémi Mathieu, sinologue, Lao tseu, Le Daode jing, EntreLacs, 2008.

ou encore :
« Le dire véritablement dire est autre que le dire exprimé. »
« Le mot que l’on peut prononcer n’est pas le mot véritable. »

Guy Massat, psychanalyste, 2008.


Le voyage (manqué) en Chine

En 1974 une délégation du groupe Tel Quel composée de Philippe Sollers, Julia Kristeva et Marcelin Pleynet se rend en Chine. Roland Barthes et François Wahl les accompagnent. Lacan aurait dû faire partie du voyage — il avait donné son accord (Ph. Sollers, Mémoires, p.113) —, il n’ira pas.

Dans son Histoire de la psychanalyse en France 1925-1985 (Fayard, tome 2, 1994) Elisabeth Roudinesco raconte, à sa manière, comment fut imaginé ce voyage, le rôle qu’y joua Sollers, ce qui intéressait Lacan ("savoir si les Chinois avait un inconscient"), le rêve d’une rencontre avec Mao et les raisons pour lesquelles, finalement, le psychanalyste annulera son voyage (l’amie qu’il souhaitait emmener en Chine ne pouvait y aller). Vous pouvez lire les détails de ce récit dans la traduction anglaise du livre faite par Jeffrey Mehlman ici, p.545.

*

Dans Situation, la chronique de son journal ordinaire, Marcelin Pleynet note, à la date du 23 février 2006, qu’Elisabeth Roudinesco, dans un article du Monde daté du 24 février, " prenant prétexte de la publication du Livre XVI du Séminaire de Lacan ", en a profité " pour réécrire les rapports entre Sollers, Lacan et l’histoire de notre voyage en Chine ".

Dans son article intitulé Quand Lacan défendait la révolution freudienne contre les idoles de l’insurrection, Elisabeth Roudinesco écrivait en effet :

[...] A cette date [Après 1968. NDLR] Lacan voit plusieurs de ses partisans se rallier aux injonctions de la Révolution culturelle chinoise et aux préceptes énoncés par Mao Zedong dans le Petit Livre rouge. D’un côté les membres de sa famille, Judith et Jacques-Alain Miller, s’engagent dans le mouvement de la Gauche prolétarienne sous la houlette de Benny Lévy, de l’autre les écrivains de la revue Tel Quel, emmenés par Philippe Sollers et Julia Kristeva, commencent à regarder avec passion les scintillements d’un Orient rouge qui leur semble d’autant plus attirant qu’ils n’en perçoivent pas la vraie réalité.
Au coeur de cette exaltation, qui suit les événements de mai 1968, Lacan ne cache ni sa rage de voir ses alliés s’enfuir ainsi vers un horizon répétitif, ni sa fascination pour une Chine ancestrale qui a su réveiller, mieux que lui, les fantasmes d’une jeunesse révoltée. Aussi décide-t-il de leur montrer que la révolution freudienne, celle que l’on opère sur soi et dans un défi solitaire à Dieu, est préférable aux croisades insurrectionnelles qui ne font, à ses yeux, que reconstruire des idoles.[...] [1]

E. Roudinesco n’a sans doute pas tort d’affirmer qu’à l’époque beaucoup ne percevait pas "la vraie réalité" de la Chine maoïste. Mais, rappelant le contexte politique (et aussi qu’alors : "Elisabeth Roudinesco était sur les positions du parti communiste français"), Pleynet écrit :

ÉLISABETH ROUDINESCO RETOUCHE LA PHOTOGRAPHIE
Pour reprendre le mot de Nabokov : « Ce que je n’aime pas avec les communistes c’est la conception qu’ils se font de la photographie » ... Ayant été, étant encore et n’étant plus communiste, ce qui frappe avec cet article du Monde, c’est la façon dont Élisabeh Roudinesco s’emploie en effet à retoucher la photo... Ne faut-il pas, aujourd’hui, comme hier, s’employer à démontrer, qu’il n’y avait pas vraiment d’alternative au communisme stalinien du P.C.F. et à le faire, par exemple, en mobilisant Lacan et en l’opposant à ce qui, dans les années soixante-dix, a effectivement sapé la crédibilité des communistes français... soit, en opposant Lacan et Tel Quel, Lacan et Sollers ?

LACAN ET LA CHINE ANCESTRALE
A en croire Élisabeth Roudinesco, Lacan aurait été fasciné par "une Chine ancestrale", alors que Tel Quel n’aurait été occupé que par "la Révolution culturelle chinoise", Mao et le Petit livre rouge. Une des particularités des communistes, et sympathisants, a toujours été le manque d’ironie, ce qui peut expliquer bien des conversions en psychanalystes militants. C’est dire aussi, dans un ensemble contexte, à quel point l’utilisation de la Révolution culturelle chinoise, et du fameux « Petit livre rouge », put être efficace...
Lacan évidemment, lui, ne s’y était pas laissé prendre... Et si, amusé par ce qui se jouait, et après avoir prévu, accompagnant ce jeu, de suivre Sollers et Tel Quel, en Chine, Lacan s’est finalement désisté, c’est d’abord pour des raisons de commodités personnelles, intimes, qu’il n’y a pas lieu de révéler ici... [...]

Quant à l’intérêt de Lacan pour "la Chine ancestrale", comment n’aurait-il pas alors rencontré les intérêts de Sollers et de Tel Quel ? Sollers, qui en effet est un redoutable joueur, mais certainement pas dissimulateur, n’a jamais caché l’intérêt qu’il portait au Taoïsme, à " la Chine ancestrale ", et à la culture chinoise en général. Les signes en étaient nombreux et visibles. Et il fallait être très attaché et aveuglé par la politique du parti communiste français pour ne pas les voir. [...]

Marcelin Pleynet, L’Infini n°96 (automne 2006), p.102-103. [2].

*

Dans un entretien avec Sophie Barrau du 15 juin 2001, Philippe Sollers donne sa propre version :

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Sollers et Lacan, Paris, 1975.

Q : Vous avez essayé d’emmener Lacan en Chine, et vous n’y êtes pas parvenu : pourquoi ?

Sollers : Je n’y suis pas parvenu parce qu’il y avait un problème de protocole. Il a été fâché de voir que j’étais en quelque sorte le chef de la délégation. Il était considéré comme étant sous mes ordres. J’ai quand même fait beaucoup. J’ai fait envoyer une voiture de l’ambassade chinoise, enfin officielle, au 5, rue de Lille et je pense qu’il a dû être choqué parce qu’un Chinois a dû lui dire (il imite l’accent chinois) : « Alors vous êtes un vétéran de Tel Quel ? » Et puis il voulait emmener une de ses élèves, comme il disait, qui est morte maintenant et dont il semblait ne pas vouloir se passer. Or, à ce moment-là, c’était très difficile d’obtenir des passeports... Moi, Je n’emmène pas les familles, les maîtresses. Si, j’emmène ma femme, cela va de soi, mais à part ça, non. Il y avait un autre participant qui voulait emmener son ami dont il ne s’était pas séparé une seule nuit depuis des années, mais enfin, bon, on ne pouvait pas. Lacan a annulé à la dernière minute [3].

Avez-vous fréquenté les séminaires de Lacan à la fin de sa vie ?

L’affaire chinoise, le fait qu’il ait préféré ne pas vivre cette aventure, qui était pourtant extraordinairement intéressante, a un peu refroidi nos relations. Donc c’était en 1975, par là. Il est mort en 1981. [..] » [4]

*

Que se serait-il passé si Lacan était allé en Chine ? Et avec Tel Quel ? La psychanalyse — lacanienne — en aurait-elle été "relancée" ? Avec un ambassadeur comme Lacan la psychanalyse aurait-elle été envisagée de manière plus favorable par les chinois ? On peut se le demander.
La question mérite d’autant plus d’être posée que la référence à la Chine, à la pensée, à l’écriture chinoise est très présente dans la théorie lacanienne (voir plus bas la passionnante conférence de Guy Massat sur Pensée chinoise (Taoisme-Tchan) et psychanalyse). On sait par ailleurs que Lacan avait commencé à étudier le chinois pendant la guerre avec le sinologue Paul Demiéville et, dans les années 70, repris ses études avec François Cheng (celui-là même qui a tracé les idéogrammes du roman de Sollers Nombres, 1968). Par ailleurs, dans le Séminaire de l’année 1971, D’un discours qui ne serait pas du semblant, la Chine occupe une place centrale. N’y déclare-t-il pas, lors de la séance du 20 janvier : « Je me suis aperçu d’une chose, c’est peut-être que je ne suis lacanien que parce que j’ai fait du chinois autrefois » ?

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Huo Datong

Quoiqu’il en soit, avec et sans Lacan, la psychanalyse, longtemps considérée comme une science "bourgeoise", existe désormais en Chine. Grâce à Huo Datong, analysé (ce fut un choix délibéré) par un lacanien, Michel Guibal.
Huo Datong est donc le premier psychanalyste chinois. Dans un livre d’entretiens avec Dorian Malovic (responsable du service Asie au journal La Croix), La Chine sur le divan (Plon, mai 2008), il s’explique sur son "aventure". Il analyse les contradictions d’une société chinoise traumatisée par les rebondissements successifs (de la "révolution culturelle" à un capitalisme débridé) où, sans repères, les individus doivent désormais faire face à des angoisses, stress, dépressions, qui ressemblent par bien des côtés à ceux auxquels sont confrontés les "sujets" des sociétés capitalistes occidentales.

*


Voici, racontée par lui-même, l’histoire de Huo Datong.

Le divan de M. Huo

Histoire du premier psychanalyste chinois ( Arteradio.com).

Un documentaire de Marie-Hélène Bernard.

1. L’enfance. « Ma mère est très sévère » (7’42).

2. La révolution culturelle. « Il y a des conflits » (8’34).

3. « C’est la crise ». Les lectures (7’13).

La croyance au marxisme. Une lettre de Marx. La crise.
La découverte de l’amour. Comment parler.

4. « L’interprétation des rêves ». Lacan. (8’04).

5. « Je dois aller trois fois par semaine » (8’46).

Huo découvre Paris, "ville des Lumières". Michel Guibal.
L’argent. Trouver un boulot. Les cadeaux.

6. « J’ai réfléchi beaucoup pour le divan » (8’30).

Comment Datong Huo devient le premier psychanalyste chinois.
« C’est le régime démocratique qui doit sauver la Chine. »
Deux chaises, puis un... fauteuil inclinable.
Les premiers analysants : des étudiants, des professeurs, des femmes.
20 minutes trois fois par semaine.

7. « Une très grande liberté sexuelle » (9’14).

Mais qui s’allonge sur le divan de Datong Huo ?
Les chinois ne croient pas à la religion mais ont besoin de trouver un sens à la vie.
L’amour. Le désir des parents : la réussite professionnelle.
Une très grande liberté sexuelle à l’Université.

8. « Ma mère est devenue bouddhiste » (8’33).

Visite aux parents de Datong Huo.
Le bouddhisme est une croyance.
« Le service au peuple » (le père).
La réforme de Deng Tsiao Ping : frigo, télévision, machine à laver.

9. « On vient ici et on parle » (9’54).

Dans une maison de thé (mille ans) comme dans les cafés à Paris.
Le mahjong (interdit sous Mao) remplace la politique après 1989.
La télévision a remplacé les conteurs.
Y-a-t-il des lendemains qui chantent ? A suivre...

*


Dans le cadre d’une série d’émissions consacrées à la Chine (J.O. obligent), la chaîne ARTE passait le vendredi 25 juillet à 23h30 un documentaire intitulé Oedipe en Chine. Il repasse le dimanche 27 juillet à 3h et le jeudi 7 août à 5h (à vos cassettes !).

Oedipe en Chine ?

Qu’est-ce que Freud ou Lacan ont à dire aux Chinois ? La psychanalyse, nourrie des mythes occidentaux, peut-elle s’adapter à l’une des plus vieilles civilisations du monde ? Dans cette enquête révélatrice d’une ouverture à l’inconscient , thérapeutes et étudiants chinois s’allongent sur le divan.

Documentaire de Baudouin Koenig
(France, 2008, 52mn)

Un siècle après les découvertes de Freud, la psychanalyse suscite un certain engouement en Chine. Rien de très développé encore, mais dans ce pays où les bouleversements économiques accélérés brouillent les repères traditionnels, où la liberté d’expression n’existe pas et où parler de soi est mal vu, elle apparaît comme un espace privilégié permettant à une parole intime de se déployer. Ainsi, alors même que les médias chinois évoquent la dépression comme une nouvelle maladie à la mode, la psychanalyse investit timidement l’hôpital et l’université. C’est en 1995, en rentrant de Paris après plusieurs années d’analyse, que Huo Datong ouvre le premier cabinet de psychanalyste du pays, à l’université de Chengdu. Pour ce pionnier en son pays à chaque être a le désir de faire reconnaître son désir...

Spécial Chine sur Arte

*

La critique de teleobs.

Réalisation : Maria Landau, Viviane Dahan et Baudouin Koenig.
Lacan serait-il le nouveau passe-muraille ? La psychanalyse ne prend pas encore d’assaut la forteresse chinoise, mais l’empire du Milieu n’est plus hermétique aux disciples de Freud et consorts : une poignée de patients s’allongent sur des divans en bambou et, déjà, cette timide irruption de la discipline occidentale interpelle. Maria Landau, Viviane Dahan et Baudouin Koenig ont donc rencontré le pape, si l’on ose dire, de l’inconscient chinois : le vénérable Huo Datong, et ses disciples.
Dans les années 1980, des ouvrages de Freud, traduits à Hong Kong, circulent sous le manteau. Huo Datong intercepte « l’Interprétation des rêves », dont la lecture le bouleverse. En 1984, il débarque donc en France, bien décidé à faire une analyse. Le lacanien Michel Guibal sera son thérapeute cinq années durant. De retour au pays, le pionnier chinois décide de se confronter à son tour à la pratique. En 1995, il ouvre un cabinet à l’université de Chengdu, où défi lent des étudiants se destinant à la même profession que leur analyste et maître. Ils plancheront au minimum cinq ans avant d’exercer, et forment déjà une école lacanienne, soutenue par des praticiens français qui organisent des colloques.
Ces élèves quasi trentenaires sont tous des enfants uniques. Autant dire de bons clients : selon Huo Datong, la politique antinataliste initiée en 1979 a fait voler en éclats les structures familiales classiques. Les nombreux enfants assuraient alors l’avenir de leurs géniteurs et reflétaient la prospérité du foyer. Aujourd’hui, tous les espoirs des parents et grands-parents reposent sur les petites épaules d’un seul enfant. Lorsque ce dernier est handicapé ou malade, le drame est insurmontable ; lorsque tout va bien, l’enfant subit ce sextuple regard posé sur ses notes et jaugeant son comportement. Face à ces adultes qui se saignent aux quatre veines, le voici écrasé par l’obligation de réussir. Cet enfant unique si précieux est aussi un dernier empereur peu contesté, ses parents n’ayant plus à coeur de lui imposer les règles d’éducation strictes autrefois dictées par le confucianisme. Ses rapports avec ses camarades sont souvent fondés sur la compétition. Peu d’amitiés du même âge, des adultes omniprésents et, plus tard, une incapacité à s’opposer aux parents lors de la crise d’adolescence : une bonne pâte à modeler de névroses à triturer en perspective...
Les conflits qui traversent le psychisme chinois ne seraient pas différents de ceux des Européens. Les magazines pointent l’apparition d’une nouvelle affection : la dépression, mal du XXIe siècle chinois. Le nombre d’individus souffrant de graves troubles mentaux s’élèverait à 15 millions. Faute de structures et de diversité dans l’offre de soins, des enfants sont suivis pour autisme dans des centres quand, en France, nombre de cas similaires seraient simplement présentés à des orthophonistes ou à des psychologues.
Une question turlupine les Occidentaux : la culture asiatique n’est-elle pas essentiellement réfractaire à la psychanalyse ? Le sujet existe- t-il dans ce pays communiste ? Le taoïsme et le bouddhisme invitent à réprimer les conflits intrafamiliaux induits par la cohabitation de plusieurs générations sous le même toit. Les noeuds des disputes ne sont jamais dénoués, et les problèmes s’enkystent. L’existence, rien moins qu’un « océan de souffrances », doit se traverser les dents serrées. A son homologue français en visite, venu parler à des parents entre quatre yeux, une jeune psychanalyste chinoise explique d’ailleurs que cette expérience sera pour eux « sans doute la première et la dernière conversation humaine de toute leur vie ». Dans ce pays où la rétention est une vertu, il ne fait pas bon parler de soi.
Les soubresauts historiques ont aussi sapé la confiance dans les autres. Les psys considèrent la Révolution culturelle initiée par Mao en 1966 comme une terrible tragédie qui a bouleversé l’ordre établi et profondément traumatisé la société. « Elle a inversé le sens du vrai et du faux, du bien et du mal, explique la psychanalyste Sun Longyuan. Pour avoir une chance de survivre, tout le monde s’est mis à dire et à faire des choses contre son gré. Le culte de la personnalité voué à Mao était très fort : même avant de manger, il fallait se plier à un rituel pour montrer sa loyauté envers lui. Les gens ont été privés du droit de travailler et de vivre en ville. Leurs biens ont été confisqués. Les hommes ont été dépossédés de leurs droits les plus élémentaires. » La répression de 1989 a encore renforcé cette méfiance. Seuls les artistes osent y faire allusion dans leurs oeuvres. Les psys chinois sont en cela unanimes : pour que leur discipline se développe, il faudra que la liberté d’expression progresse dans leur pays, au-delà du sanctuaire de leurs cabinets.>

*


« Lacan était le psychanalyste le plus proche du monde chinois. Il pressentait les limites de la pensée occidentale et avançait l’idée que la pensée chinoise pouvait combler ce manque. Lacan a donné un séminaire durant une année sur la Chine. Il cherchait aussi des clés nouvelles dans le monde chinois. Moi, en tant que chinois, j’ai cherché dans la pensée occidentale les éléments qui pourraient développer la pensée chinoise. »

Huo Datong, La Chine sur le divan (p.40)

Pensée chinoise (Taoisme-Tchan) et psychanalyse

par Guy Massat, psychanalyste

Extraits :

1. « Ceux qui ne comprennent pas la psychanalyse la rejettent en disant que « c’est du chinois ». S’ils prenaient cette formule au sens propre et non au sens figuré il se pourrait bien qu’elle soit exacte. C’est que les mêmes mots dans la langue chinoise comportent une pluralité de sens qui n’est pas sans évoquer le langage inconscient. « Si l’on croit, explique Lacan dans son Discours de Tokyo (qui pourrait tout aussi bien s’intituler le « Discours chinois » ou le « discours de Chengdu ») que "table" ça veut dire "table", c’est très simple, on ne peut plus parler. Il y a un usage du mot « table » qui s’applique à tout autre chose qu’à cette planche à quatre pieds, et c’est ça qui est essentiel. Il n’y a pas un seul mot de la langue qui échappe à cette règle. Si "table" a un sens c’est justement de ne jamais désigner purement et simplement la table ».

Donc Lacan nous oblige ici encore une fois à quitter les principes de la logique formelle qui, à rebours du chinois, caractérisent nos langues occidentales. Plus que quiconque un chinois devrait donc se sentir à l’aise dans le langage de l’inconscient. Éric Porge, grand spécialiste de Lacan, nous rapporte que Lacan s’est tenu à l’étude du chinois tout au long de son enseignement. Et que l’intérêt principal du chinois pour Lacan était la clarté que cette langue procure à sa théorie du signifiant. Le signifiant lacanien est le « sésame ouvre-toi » de la psychanalyse. L’intérêt que présente, pour nous psychanalystes, le semblant d’étrangeté de la pensée chinoise consiste donc à pouvoir approfondir utilement, grâce à cette langue, les principaux concepts qui guident notre pratique. C’est d’autant plus important — il faut toujours le rappeler — qu’il n’y a pas véritablement, comme dit Lacan, de formation du psychanalyste mais seulement des formations de l’inconscient. En distinguant par la parole la dimension du conscient et celle de l’inconscient, la psychanalyse nous permet une meilleure subjectivation des textes les plus anciens. Elle nous permet de revisiter avec profit des textes aussi difficiles dans la forme, que lointains dans l’espace et le temps. Elle pourrait même nous montrer que l’avenir de la psychanalyse sera sans doute chinois. Ira-t-on un jour en Chine pour apprendre la psychanalyse ? [...] »

*

2.

« [...] La situation de la psychanalyse en Chine est essentiellement représentée par le Pr. Huo Datung, qui a été le premier psychanalyste chinois en Chine. Il est le fondateur de l’Association française de psychanalyse en Chine, crée en novembre 2001 à Chengdu. Auteur de plusieurs ouvrages dont « L’inconscient est structuré comme l’écriture chinoise » et « Deux procédés de la pensée inconsciente », « Une étude comparative sur les rêves et les caractères chinois ». Huo Datung est ce savant qui a inspiré le personnage du roman de Dai Sijie, prix fémina 2003, Le complexe de Di. L’anecdote du chapitre « Un divan ambulant » est, le concernant, m’a-t-on assuré, tout à fait authentique. La voici :
Le signe du rêve : « Deux traits verticaux avec deux autres, plus courts, horizontaux, à peine perceptibles, symbolisent un lit. À côté, trois traits verticaux, minces comme des fils et courbés, représentent des cils baissés sur le gros plan d’un ?il fermé. Au-dessus un doigt pointé sur lui semble dire qu’il continue à voir dans son sommeil. » Voilà le signe du « rêve » dans l’ancienne écriture chinoise hiéroglyphique, vieille de trois mille six cents ans. Un charme primitif qui donne à sa mystérieuse beauté on ne sait quoi de divin qui impressionna Muo, alors étudiant de vingt ans, lorsqu’il découvrit au Musée impérial, ce caractère gravé sur une carapace de tortue sombre, lézardée, un peu transparente et si ancienne qu’on s’attendait à la voir se désagréger sous le souffle d’une haleine, avec tous ses traits délicieux. Le scribe de l’époque n’avait pas imaginé que, quelques dizaines de siècles plus tard, ce caractère deviendrait l’emblème d’un psychanalyste ambulant. Muo (dans le roman, Huo Datung dans la réalité) le copia minutieusement sur un morceau de soie noire, en respectant les proportions, selon les lois de l’agrandissement. Il le découpa et demanda à un tailleur de le coudre sur un drap blanc fleurant la lessive et le camphre, qu’il avait dérobé chez lui, dans le tiroir d’une commode en acajou, à l’insu de sa mère. Au-dessous il fit imprimer son titre, sur trois lignes, à la peinture rouge : « Interprète des rêves (en plus gros). Psychanalyste de retour de France. Disciple des Écoles freudienne et lacanienne (en moins gros) ». Voilà comment commença Huo Datung en allant avec un drapeau, à bicyclette, faire sa propagande pour la psychanalyse. Cela ressemble à Ferenczi qui, militaire, faisait de la psychanalyse à cheval avec son colonel.
Cela ne ressemble-t-il pas surtout à la publicité que faisait le grec Antiphon il y a 2400 ans à Corinthe : « Je guéris toutes les maladies par la parole et l’interprétation des rêves » ? « La psychanalyse permet de dire du mal de ses parents », expliquait Hua Datong pour convaincre ses analysants.
Voilà comment à partir de difficultés innombrables Huo Datung a créé la première association psychanalytique de Chine. Aujourd’hui il est respecté et reconnu mondialement. Nul doute que son organisation n’ait pas une très grande influence. Certains lui reprocheront de dire qu’« il y a un inconscient chinois », mais cela veut dire simplement — et par, peut-être, un excès de politesse — que « l’inconscient est chinois ».
On lui reproche aussi de dire qu’il n’y a pas d’ ?dipe en Chine. C’est pourtant lui qui a raison car l’ ?dipe contrairement à ce qu’enseignent certains psychanalystes en occident relève entièrement de l’inconscient, c’est-à-dire du langage. L’ ?dipe n’a pas grand chose à voir avec, l’anthropologie, l’histoire, ou la sociologie de l’inceste, mais bien plus avec le mot, la mère et le sens, le père. Trop de psychanalystes confondent encore psychanalyse et psychologie. Lacan le regrettait déjà en 1960 au Colloque de Bonneval quand il disait : « À cette date dans le monde les psychanalystes ne s’appliquent qu’à rentrer dans le rang de la psychologie. L’effet d’aversion que rencontre dans leur communauté tout ce qui vient de Freud, est avoué en clair notamment dans une fraction des psychanalystes présents » (p. 160). En tout cas cela ne semble être le cas, en Chine, du Pr. Huo Datung. Cela ne signifie pas que les psychanalystes soient interdits de psychologie, de comportementalisme ou autres techniques. Qui peut le plus peut le moins. C’est simplement que la psychanalyse a une méthode spécifique qui semble aujourd’hui oubliée et qu’une initiation aux études chinoises pourrait lui redonner. Comme dit Lao Tseu : « La voie du ça (du sage, du ça-je) est d’avoir une activité qui ne l’oppose à personne. »
C’est que le discours inconscient se moque du principe d’identité, du principe de non-contradiction et du principe du tiers exclu, mais il peut les capitonner, les introjecter, les utiliser, à sa façon, quand cela lui est profitable. À rebours, le discours conscient par méthode et principe, en droit et en fait, se voit contraint de refouler l’inconscient. De là viennent toutes les difficultés de l’enseignement et de la diffusion de la psychanalyse. Peut-être pourront-elles se résoudre, comme le préconisait Lacan, par l’étude du chinois ? En tout cas pour tous ceux qui aiment à « faire le pari de la trouvaille aux dépens de la série ».

Guy Massat, psychanalyste,
intervention au Cercle Psychanalytique de Paris (27 mars 2008).

A lire absolument : L’extrait dans son contexte.
Guy Massat y analyse les concepts fondamentaux de la psychanalyse freudienne et lacanienne à la lumière des premiers vers du Tao Te King.

*


Sites divers

Le site de Michel Guibal (qu’on peut voir et entendre dans le documentaire d’ARTE)

Voir aussi, bien sûr :
Lacan et le monde chinois.

*

L’indifférence à la psychanalyse : sagesse du lettré chinois, désir du psychanalyste : rencontres avec François Jullien.

Dirigé par Laurent Cornaz et Thierry Marchaisse , PUF coll. Libelles , 2004.

Sa langue, sa culture empêcheraient-elles un Chinois d’adresser sa plainte, et son espoir secret, non à un Sage, mais à cet inconnu qu’on appelle... psychanalyste ?
Des psychanalystes de Paris, "embarqués" dans une expérience menée actuellement au nom de la psychanalyse par des Chinois (à Chengdu, dans le Sichuan), ont souhaité rencontrer François Jullien. D’accord avec lui pour refuser de traiter la différence sur le mode de la fixation identitaire, ils ont voulu mettre à l’épreuve du penser d’un dehors que met en jeu le philosophe-sinologue, cette expérience qui ne les indiffère pas.
Comment nommera-t-on, en Chine, cet amour (dit "de transfert") dont le psychanalyste a à se faire l’objet subtilement indifférent ? Se peut-il qu’en Chine une pratique analytique n’emprunte pas les concepts de la théorie forgés par Freud, puis par Lacan ? Qu’est-ce donc qu’être psychanalyste pour un Chinois ?

Parmi les articles de cet ouvrage collectif, retenons : " Propositions. Ou d’un dialogue imaginaire entre Freud et Lu Xun ", par François Jullien ; "La sagesse blessée, Freud ou la cicatrice de la modernité", par Laurent Cornaz ; "Lacan et le moment chinois de la psychanalyse", par Olivier Douville ; "Un barbare en Chine. Brèves remarques sur la voix au pays de la Voie", par Michel Guibal ; ou surtout le très brillant texte de Richard Abibon, " Le Yi King : une topologie en pierre ? Eléments pour une éthique de l’immanence".

On lira aussi avec intérêt le texte de Michel Guibal écrit en novembre 2003 et destiné à être publié dans L’indifférence à la psychanalyse : NGA ad libitum ou Une autre lecture de La restauration du ciel.

*



[2Je remercie D. Brouttelande de m’avoir rappelé ce texte de Marcelin Pleynet.
Sur Tel Quel et la "Chine ancestrale", se reporter à mon article Le génie de la Chine et, mieux encore, à La Chine toujours.

[3On trouve le récit ironique de cet épisode dans Femmes, Folio, p. 97-100.

[4Vous trouverez l’entretien complet dans notre article Lacan même. Voir la version romancée que donne Julia Kristeva dans Les samouraïs.

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3 Messages

  • Albert Gauvin | 12 novembre 2015 - 14:42 1

    Deux articles du psychanalyste Eric Laurent sur "Lacan et la Chine" :
    Lacan et la Chine (I) La poétique chinoise de Lacan
    Le moraliste et le Saint, la Chose et la cause (II)


  • A.G. | 16 avril 2013 - 13:04 2

    Lire : Lacan en Chinois par Nathalie 纳塔莉 Charraud 沙鸥 (Lacan Quotidien 310).


  • A.G. | 20 septembre 2008 - 17:40 3

    La Chine de la psychanalyse , c’est le titre d’un livre qui vient d’être publié au éditions Campagne première. L’auteur, Philippe Porret, psychanalyste et écrivain, est membre de la Société de psychanalyse freudienne. Dans son introduction il écrit : « La Chine de la psychanalyse, ce sera d’abord la psychanalyse telle que la Chine l’envisage, y a recours, la pratique aujourd’hui. Cette Chine de la psychanalyse marque une époque, celle du communisme libéral [un oxymore ?] ; différente de la Chine de Mao, comme de celle du siècle dernier, elle insère la psychanalyse dans le champ même de ses tensions culturelles, économiques, sociales, historiques. [...] Mais la Chine de la psychanalyse, ce sera aussi la Chine telle que la psychanalyse occidentale l’envisage aujourd’hui, l’invente, l’imagine, la formate. [...] La psychanalyse en Chine est donc le choc de ces deux Chine de la psychanalyse, la résultante de deux créations, inventives et assertives. »

    Vaste programme que l’auteur s’efforce de remplir dans un livre de 300 pages sur lequel il faudra, bien entendu, revenir.

    Il est évidemment question de Lacan, mais aussi de... Tel Quel et du fameux voyage (manqué) en Chine (p.185) :

    « Lacan envisageait d’aller en Chine avec Philippe Sollers, Roland Barthes, Julia Kristeva, François Wahl [il oublie Marcelin Pleynet] : pour y parler de Confucius (ce que les Telqueliens goûtaient modérément, d’autant qu’une campagne anti-Confucius battait son plein dans tout le pays, en visant, par rebonds allusifs, Chou En lai), envisager s’il y a un inconscient en Chine, rencontrer le président Mao. Renonçant finalement à l’ensemble in extremis, il y évite la déception qu’y ressentirent Roland Barthes et Julia Kristeva, laquelle deviendra, quelques années plus tard, psychanalyste.
    _ La Chine et la psychanalyse étaient pourtant dans l’air du temps. Tant dans la fréquentation, par Lacan, du cercle d’intellectuels, de penseurs ou d’écrivains, réunis autour de Philippe Sollers et la revue Tel Quel, qu’autour du Groupe d’études théoriques qui réunissait, quelques années plus tôt, l’ensemble de l’intelligentsia parisienne autour d’un projet ambitieux : " Construire une théorie d’ensemble à partir de la psychanalyse, la linguistique, la sémiologie et le marxisme-léninisme " (Elisabeth Roudinesco, Histoire de la psychanalyse en France, tome 2, Seuil, 1986, p.541), c’est-à-dire à l’époque le maoïsme. On y rencontre Roland Barthes, Jacques Derrida, Pierre Klossowski, et Jacques Lacan, bien sûr. Sa défection, plus tard, au voyage en Chine sera ainsi amèrement ressentie. »

    Et Philippe Porret de rappeler en note :

    « Le communiqué de Tel Quel pour la presse, à l’issue de ce renoncement dit la déception que causa ce renoncement au voyage en Chine : Lacan « devait venir avec nous en Chine, dommage que, comme il s’en est excusé lui-même, il n’ait pas eu le temps de refaire, avant son départ, assez de chinois pour cela. Nous aurions aimé voir Lacan discuter à l’improviste avec la population. L’expérience aurait été intéressante. Il est vrai que Lacan s’était mis à s’inquiéter de la campagne contre Confucius et du fait que ce dernier soit présenté comme l’idéologue de l’esclavagisme en Chine. Mais la critique de la "volonté du ciel", de la "connaissance innée", de la "modération pour en revenir aux rites", peut-elle choquer un psychanalyste institué ? Peut-être. » In Tel Quel, n°59, 1974. »

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