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Carnets de Chine : Shanghai, par Michaël Ferrier

suivi de Sollers et la Chine

D 19 janvier 2024     A par Viktor Kirtov - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


On aime suivre Michaël Ferrier, cet écrivain-essayste français installé à Tokyo, où il enseigne la littérature depuis des décennies, et dont nous rendons compte régulièrement de ses écrits.

Grand-mère indienne, grand-père mauricien, né en Alsace, Michaël Ferrier passe son enfance en Afrique et dans l’océan Indien, puis fait ses études à Paris. Agrégé de lettres, il est professeur à l’université Chuo de Tokyo. Philippe Sollers l’a accueilli dans sa revue et sa collection L’Infini.

Un profil et un parcours propices à un regard ouvert sur le monde. Ici, ses Carnets de Chine / Shanghai publiés dans la Revue des Deux Mondes dans son numéro de décembre 2023 :

« Écoutez bien, ne toussez pas et essayez de comprendre un peu.
C’est ce que vous ne comprendrez pas qui est le plus beau,
c’est ce qui est le plus long qui est le plus intéressant
et c’est ce que vous ne trouverez pas amusant qui est le plus drôle.
 »
Paul Claudel,
Le Soulier de satin

En route entre Pékin et Shanghai

Les barres d’immeubles. Immenses. Énormes. Massives, compactes, groupées. Ça construit partout dans ce pays. Autour de Hangzhou, de Shanghai, de Tianjin, de Wuhan – partout, il n’y a plus que des barres.

Entre Changzhou et Wuxi, j’ai compté quarante-trois barres. Et ils en construisaient encore.

Michaël Ferrier est écrivain et essayiste. Dernier ouvrage publié : Notre ami l’atome (écrits cinématographiques, en collaboration avec Kenichi Watanabe, Gallimard, 2021).
www.tokyo-time-table.com

Entre Wuxi et Suzhou, vingt-sept. Entre Suzhou et Shanghai : cinquante-six. Et entre ces lots de barres, il y avait encore des barres. Elles sont si nombreuses, on ne peut plus les compter. Elles pullulent à droite, à gauche, elles prolifèrent comme des virus. La comparaison avec les champignons est complètement éculée désormais. On dit : « Les logements poussent comme des champignons », mais on n’a jamais vu cent cinquante mille champignons prendre en dix jours possession d’une vallée.

Il y a un effet quasi hallucinatoire de ce paysage. Plus de mille trois cents kilomètres de route, des heures et des heures de train, de bus ou de voiture, non plus aiguille dans une botte de foin, mais tête d’épingle dans le grabuge d’un gigantesque mikado urbain. Chantiers partout. Les grues et les derricks, comme des guerriers métalliques. Des armées de treuils et de cabestans, des batailles de leviers et de vérins, un pugilat de câbles et de cordes, le prodigieux torticolis des machines.

Bientôt, il n’y aura plus que la ville. Dans la périphérie des grandes conurbations, c’est la ville encore. Par agrégation, par agglutination, le pays est en train de se couvrir de bâtiments, de buildings, de bâtisses. Il devient une agglomération unique et ininterrompue, à peine parsemée de quelques taches vertes, les derniers restes de ce qui fut un jour des forêts, dans la pollution orange, sous le ciel méthane.

À Xuzhou, une centrale électrique règne sur la plaine, grande comme une acropole, arrogante comme une citadelle. La montagne est entièrement bétonnée, sur des kilomètres de largeur et de hauteur. Pour rattraper la catastrophe esthétique, un urbaniste a eu l’idée d’y ajouter une grande fresque écumante : un carrosse tiré par des chevaux blancs, poursuivi par une licorne et précédé d’oiseaux – qui parachève le désastre au lieu de l’atténuer.

Au loin les montagnes éventrées, pelées, ratatinées, dévorées d’usines
et trouées de carrières, les montagnes où on va mettre les morts, où
s’alignent les cimetières. Bientôt, il n’y aura plus que les morts et la ville
qui seront face à face, dans un duel ultime.

Shanghai

Quand j’arrive, l’alerte pollution est déclarée depuis trois jours. Les industries tournent au ralenti, les chaînes de production sont suspendues, des centaines de vols retardés ou annulés. Les enfants n’ont pas le droit de faire du sport dehors, et les personnes fragiles doivent rester chez elles. On n’y voit pas à cinq mètres. Quand on regarde par la fenêtre, il y a cette espèce de filtre posé sur toute chose, un immense nuage gris emmitouflant les rues et ne laissant presque rien distinguer. Si vous ouvrez la fenêtre, l’air âcre et chaud vous saute à la gorge, la bouche et les narines suffoquent. À tout moment on se dit qu’il va pleuvoir et en même temps il ne pleut jamais.

Une fois dehors, c’est encore pire : on marche dans un cocktail de particules fines et de combustion industrielle. Les remugles percent à travers le masque. Des odeurs de charbon, des effluves de ciment, des relents de goudron... Vous voilà déambulant au milieu des oxydes métalliques. Non pas un brouillard doux comme le coton d’une blanche robe matinale, mais une armure du pays des Cimmériens, le royaume éternel des fantômes et des ombres, qui imbibe la forme des ponts, des maisons, des passants, et mouille vos pensées en vous faisant immédiatement songer aux absents et aux morts.

Et pourtant, s’en tenir là serait une caricature. Même Albert Londres, si sévère avec Shanghai – il la considère comme une ville dévorée par l’appât du gain [1] –, débute le texte qu’il lui consacre par ce cri du cœur : « Foi d’homme libre, on ne peut passer cette ville-là sous silence. »

Attendez, attendez quelques jours ou bien quelques semaines. Quand le ciel bleu revient, trouvez des alliés, c’est-à-dire des amis, avec les idées larges et de bonnes chaussures. Car Shanghai est une ville qui se découvre à pied.

J’ai eu la chance de trouver sur mon chemin Jérémy Cheval, urbaniste et architecte, accessoirement joueur de dominos et danseur sur les pistes de nuit, un des meilleurs connaisseurs de la ville. Avec lui, on se promène toute la journée de Pudong à Puxi, de l’ex-concession française au site de l’Exposition universelle, de l’abattoir au musée d’Art moderne, des lilongs ouvriers à la synagogue et jusqu’aux quartiers populaires au nord de la rivière Suzhou, encore dans leur jus.

Jérémy peut parler pendant deux heures d’une simple brique en pierre grise. Il se passionne pour les lilongs, ces habitations traditionnelles – porche de pierre, courette et toit pentu – aux matériaux indéfiniment recyclables. Il bataille pour faire connaître Siwenli, le plus grand lilong jamais construit, où peintres, photographes, danseurs, acteurs, poètes interagissent avec les derniers habitants. Dans la furie clinquante et affairiste d’une Chine urbaine en pleine expansion, il fait revivre une mémoire architecturale, sociale, politique et littéraire du lieu, et montre également de quel potentiel sont porteuses ces merveilles en terre cuite, conviviales et écologiques avant la lettre, qu’il appelle délicieusement « des architectures discrètes pour les aventuriers solitaires » [2]

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Les Lilongsde Shanghai
(Crédit photo Antoine Dubois)

Jérémy Cheval porte bien son nom. Au pas, au trot, au galop : avec lui, on peut passer en quelques foulées des vieux quartiers à la ville moderne puis à la mégalopole contemporaine. Le soir, on retrouve Mian Mian [3], qui nous emmène aux folles soirées du 88 : un DJ fou, des cocktails multicolores, des bouquets de jeunes filles en shorts, et c’est ici que j’ai appris mes premiers mots de mandarin en jouant aux dés sur le comptoir.

On l’aura compris, Shanghai est une ville plurielle, une ville chinoise aux racines multiculturelles et au devenir imprévisible : Albert Londres rappelle qu’elle naquit « de mère chinoise et de père américo-anglo-franco-germano-hollando-italo-japono-judéo-espagnol ». C’est dans cette hybridation du métabolisme urbain que réside aussi son avenir : car, comme le rappelle Chen Danyan, elle-même native de Shanghai, les gens d’ici passent leur temps à jouer à « cache-cache avec leur propre histoire », et « l’esprit métissé de la mémoire shanghaienne resurgit sans cesse, plein de vie » [4]. Et puis, il y a le Bund. On ne peut parler de Shanghai sans évoquer le Bund, un des plus fascinants paysages urbains au monde, des plus légers aussi, des plus dansants le long de la courbe du fleuve.Le Bund est le grand boulevard du centre historique, qui longe le Huangpu, un fleuve de cent treize kilomètres de long et quatre cents mètres de large, s’écoulant du lac Dianshan jusqu’au centre-ville de Shanghai avant de se jeter dans la mer de Chine orientale. Le long de ce boulevard, des rangées, que dis-je, des vagues de gratte-ciel, un tsunami d’édifices de toutes les époques et de tous les styles, qui finissent par former une pure succession de volumes, de lignes, d’angles : la vie dans sa partition la plus jazz. Gothique, baroque, classique, moderne, postmoderne, apocalyptique... Même Mao Dun, réputé pour la richesse de son lexique, est obligé de sortir le canon à virgules pour décrire ce kaléidoscope : « Il vit des gratte-ciel dont les sommets perçaient les nuages et dont les milliers de fenêtres éclairées ressemblaient à des yeux de démons... Devant ses yeux dansaient du rouge, du jaune, du vert, du noir, du brillant, des carrés, des cylindres, tout s’entremêlait, tout sautait, tout tournait. [5] » Invraisemblable accumulation de formes qui vire, quand vient la nuit, à la féerie lumineuse. Plus le jour baisse, plus les tours frémissent. D’abord parce que le soleil s’incline et vient frapper de plein fouet les façades, attisant le feu des vitres et le scintillement des arêtes de métal. Ensuite parce que, un à un, les immeubles eux-mêmes s’allument, comme s’ils s’animaient soudain d’une vie autonome. Le vent du soir enfle, la température fraîchit. La grande magie architecturale peut commencer. Tout à coup, le Shangri-La pousse ses feux. À l’avant-dernier étage, toute une batterie de flambeaux. La tour Aurora réagit immédiatement : les capitales rouges s’illuminent de l’intérieur, comme si elles se gonflaient d’un sang liquide. En même temps, à l’angle du sommet à gauche, le crépitement de la lampe pour les avions. Ça y est, les yeux des démons se sont ouverts. Le building derrière Aurora, l’un des plus beaux du Bund, avec son trapèze vide au sommet, s’illumine de bas en haut par petites touches. Un peu plus loin sur la gauche, juste au tournant du fleuve, une bougie blanc et rouge s’est embrasée : c’est la Perle de l’Orient, avec ses quatorze points qui flamboient à intervalles tantôt très lents et tantôt très rapides. Sa rotonde, alternativement bleue, violette et rose, est comme une sentinelle rotative à la proue de la ville. En bas, un bel écran lilas, carré, luminescent. Tout autour, nombre de feux roulant et tournoyant sans cesse de haut en bas. Sur le fleuve, étrangement calme et sombre malgré la sorcellerie alentour, passent les navires. Une jeune femme en tunique blanche prend une photo : un coup de vent, on voit son ventre. Carillon à gauche. Il est 19 heures. Une sirène de ferry. L’ambiance monte. La sono du marchand crache du Michael Jackson, cent trente-huit pulsations par minute

« The fire’s in their eyes
And their words are really clear
So beat it... just beat it... »

Alors, la façade noire du Shanghai Club se crible soudain de pilules blanches. Exactement au même moment, le gigantesque écran vidéo de la Citi explose et éclaire toute la rivière : les images transpercent la nuit, lettrines, figures, kanjis, oiseaux prenant leur essor, visages de femmes... Tout est en mouvement, vert, rouge, bleu... Un bateau aux lignes jaunes traverse la scène... On ne sait plus où donner de la tête, de l’œil, du cerveau. Les rubis de la maison des Douanes forment une série de torsades comme un squelette de poisson. C’est la cotte de mailles électrique de la ville, une partition graphique inépuisable, celle qui la protège de tout.

Le monde entier clignote maintenant. La cordillère des immeubles s’est enflammée et semble aller jusqu’au bout du Bund. Des nuances s’allument, s’éteignent, s’éloignent, des lignes et des crêtes, le déroulé des péniches sur le fleuve, le ronronnement des moteurs, le tintamarre de la cloche, la beauté de tout ça, la splendeur des étoiles... La ville n’est pas seulement un fabuleux livre d’images mouvantes, animées, flottantes, mais une réserve d’énergie inimaginable, la translation continue d’une beauté fluide, collective et mobile. Et, en dessous, en grands caractères ondulants, d’une écriture absolument moderne :

上海
SHANGHAI

Crédit : Revue des Deux Mondes

VOIR AUSSI :

Sur le site de Michaël Ferrier

Un autre point de vue sur Shangai

D’autres villes asiatiques

Tokyo Time Table, le site de Michaël Ferrier

Sur pileface

Michaël Ferrier


Sollers et la Chine

- « Pour un peu, en 2050, j’aurai le droit d’être mentionné en petits caractères dans un dictionnaire chinois « Philippe Sollers : écrivain européen d’origine française qui très tôt et presque seul s’est intéressé à la Chine ».
Philippe Sollers
dans un entretien avec la Revue Politique et Parlementaire, juin 2019.

Les références à la Chine et plus précisément la pensée chinoise sont omniprésentes dans l’œuvre de Philippe Sollers

En témoignent les nombreux articles de pileface qui les évoquent.

Nous nous limiterons à seulement cinq liens et si ceux-ci vous donnent donner l’envie d’aller plus loin, libre à vous de piocher dans la liste cidessus :

Puisque l’article de Michaël Ferrier se termine par des caractères chinois, on pourra, notamment, lire cet article et sa référence au livre Nombres de Sollers. :

*

« J’ai d’abord éprouvé pour la Chine une attirance physique. le taoïsme, mon système métaphysique préféré, est avant tout une expérience érotique : la disposition du corps chinois par rapport au langage et à l’écrit. »
*

On sait que le Yi King (classique du changement) n’est pas initialement un livre qui comporte feuillets et caractères, il n’est pas constitué avec des mots, mais essentiellement de l’ensemble des combinaisons auxquelles se prêtent un trait continu et un trait discontinu (yang et yin)... 64 hexagrammes qui, combinant toutes les possibilités qu’offrent ces traits, représentent chacun une situation en train de poindre, de muter, de tramer, de jouer ses chances

*

« Quand on le déroule, ce livre remplit l’univers dans toutes ses directions, et, quand on l’enroule, il se retire et s’enfouit dans son secret.
Sa saveur est inépuisable tout y est réelle étude.
Le bon lecteur en l’explorant pour son plaisir y a accès ;
Dès lors jusqu’à la fin de ses jours, il en fait usage,
sans jamais pouvoir en venir à bout. »

Philippe SOLLERS,

*

« La première chose que fera le grand jésuite missionnaire Ricci, qui a aujourd’hui sa tombe à Pékin, c’est d’apprendre le chinois. Il créa le premier dictionnaire européen chinois, qui fait dans sa version longue une trentaine de kilos et qui est francophone ! Si je voulais le lire, trois vies n’y suffiraient pas. Vous n’auriez pas assez de cinquante vies pour savoir ce qui s’est pensé là ! Comment ne pas sentir qu’on est confronté, avec la Chine, à une autre possibilité de pensée ? Pourquoi la rencontre qui aurait pu avoir lieu n’a pas eu lieu ? Parce que Rome n’a rien compris à ce qu’ont essayé de dire les jésuites. »
oOo

[1Albert Londres, La Chine en folie (1922), Le Serpent à plumes, 1997.

[2. Voir Christine Estève et Jérémy Cheval, Lilongs – Shanghai, éd. trilingue (anglais-français-chinois), Mon cher Watson, 2011, et Jérémy Cheval et artistes, Vies d’un lilong, éd. bilingue (anglais-français), Les Xérographes, 2016.

[3Talentueuse Shanghaienne : voir Les Bonbons chinois, traduit par Sylvie Gentil, Éd. de l’Olivier, 2001, Panda Sex , traduit par Sylvie Gentil, Au Diable Vauvert, 2009, et Spectacle de la disparition traduit par Marie-Pierre Duhamel-Muller, Éd. Sébastien Moreu, 2019.

[4Chen Danyan, « Jeu de cache-cache sur le Bund », dans Nicolas Idier (dir.), Shanghai. Histoire, promenades, anthologie et dictionnaire, Robert Laffont, 2010, p. 1188-1190.

[5Mao Dun, Minuit (1933), Robert Laffont, 1979.

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