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Sollers et Pleynet : une amitié littéraire et politique de plus de 60 ans

1962-2023 : de Tel Quel à L’Infini

D 12 décembre 2023     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


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Mai 1968

« La force de Tel Quel aura été de n’admettre aucune intervention dans la vie privée des uns et des autres. Ce point est essentiel pour l’expérience de groupe. Tout sur texte. Vous avez quelque chose à dire ? Écrivez-le ! (Sollers, 26 août 1998, dans L’Année du Tigre) — Je confirme. »

Marcelin Pleynet, Paris, lundi 21 février 2000.
La Fortune, la Chance (Hermann, 2007, p. 62)

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Sollers et Pleynet au début des années 60
Tel Quel 70, été 1977

Depuis quelques temps, un internaute courageusement anonyme ou se cachant derrière des pseudos infantiles m’envoie via Pileface des messages stalinoïdes s’en prenant à Marcelin Pleynet qui, évidemment, vont directement à la poubelle. Est-ce un pouète jaloux ? En fait, ces messages suintent le ressentiment et la haine de la poésie. « L’enfer aujourd’hui c’est le non accès à la poésie » dit Sollers dans La Divine Comédie. L’enfer : c’est le triste sort réservé à ces malheureux qui n’ont pas compris pour quelles raisons, pendant soixante ans, il y a eu, entre Philippe Sollers et Marcelin Pleynet, de Tel Quel (1962) à L’Infini (2022), une amitié littéraire et politique aussi indéfectible, sans équivalent dans l’histoire des revues et de la littérature même.

Eh bien, sur textes, les voici ces raisons. La première est exprimée on ne peut plus clairement par Sollers dans ses Mémoires, en 2007, et dans un entretien recueilli par Augustin de Butler dans le Bureau de L’Infini, le 10 octobre 2011. Et, puisque certains se sont étonnés du silence de Pleynet depuis la mort de Sollers, je vous invite à relire — deuxième raison — l’entretien que Pleynet accordait à Fabien Ribery en 2016 (publié dans L’Infini n° 137, Automne 2016). L’essentiel est dit. C’est la raison même. Pourquoi le répéter ? Il suffisait d’écouter et de lire.

Au départ, il y a la guérilla de l’avant-garde. Et, déjà, Sollers et Pleynet, et, faut-il le rappeler, aux manettes, eux seuls. Télé (en 1970, 70,4 % des ménages français sont équipés d’un téléviseur).

Sollers, Pleynet et l’avant-garde

Enquête sur la revue Tel Quel [1].
ORTF. Le Fond et la forme, 19/03/1970.
Pierre de Boisdeffre reçoit Philippe Sollers (derniers livres parus : Logiques et Nombres, Seuil, coll. Tel Quel, avril 1968) et Marcelin Pleynet sur le thème de la revue Tel Quel à l’occasion des dix ans d’existence de cette dernière. Philippe Sollers retrace l’histoire d’un travail collectif avec en illustration un extrait d’une déclaration d’Antonin Artaud sur les asiles d’aliénés. Alain Bosquet interroge les deux écrivains sur littérature et communisme. Après la lecture d’un extrait de Pleynet Incantation dite au bandeau d’or [2], Bosquet les interroge sur la difficulté de leurs textes et le manque d’accessibilité de leur littérature.

Autres témoignages par les intéressés eux-mêmes en 1987.

La rencontre entre Philippe Sollers et Marcelin Pleynet

« Le Bon Plaisir de Philippe Sollers »
France Culture, 11 juillet 1987. Extraits.

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Années 60.

Tel Quel 1960-1983, L’Infini 1983-...
Comment avez-vous rencontré Marcelin Pleynet ?
Sollers : Provisoire amant des nègres.
Quelqu’un qui a un goût rapide et très sûr, très sauvage.
On ne s’ennuie jamais.
Ouvrir l’horizon ; faire circuler l’air.
"On s’est fâché avec les gens qui croyaient former des espaces familiaux".

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Marcelin Pleynet.

Pleynet : Revenir sur le corpus de la NRF.
Artaud, Ponge.
"Un peu de rationalité ne fait jamais de mal, y compris aujourd’hui".
L’activisme politique d’un organe de presse.

La stratégie de Tel Quel à L’Infini
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Ducasse.

Sollers :
On a toujours l’impression qu’on a travaillé pour rien.
Georges Bataille, un des plus grands penseurs du XXe siècle.
Publier les caractères atypiques, les anomalies énergiques.
Pleynet :
L’Infini : une perspective dans laquelle Tel Quel va s’inscrire.
Une aventure constituée par la littérature.
Le travail sur Lautréamont (Pleynet, Sollers, Kristeva).

L’amitié est un bien

Philippe Sollers, Un vrai roman. Mémoires (Plon, 2007, p.155 ; folio 4874, p. 208-209) :

« Il faut aussi, mais c’est impossible car incalculable, que je salue ici mon ami Marcelin Pleynet à travers toute cette histoire. Après-midi à la revue (Tel Quel, puis L’Infini), conversations de fond, établissement des sommaires et des illustrations, digressions sur tous les sujets, lectures communes, encouragements réciproques. Un enregistrement continu de ces rendez-vous quotidiens (une heure sur Rimbaud, une autre sur Hölderlin, une autre encore sur Giorgione, Piero della Francesca, Cézanne ou Picasso) ferait un roman extraordinaire. On en a une idée en lisant, de Pleynet, ses "Situations" qu’il a sous-titrées "Chroniques romanesques", ou encore son Savoir-vivre, petit livre éclatant. Personne, aujourd’hui, et pour cause (jalousie intense), n’est plus injustement censuré. Cela se comprend sans peine : Pleynet est fortement a-social, pas du tout communautaire, extrêmement exigeant, au point qu’à le suivre, nous n’aurions pas publié le dixième de ce qui a été imprimé. Beaucoup plus sévère que moi, donc, vertu peu courante. Pas de dettes entre nous, je crois, mais une conviction partagée.

L’amitié est un bien.

"Qui considère la vie d’un homme y trouve l’histoire du genre. Rien n’a pu le rendre mauvais."(Lautréamont)

Parce que c’était lui, parce que c’était moi, parce que la situation l’exigeait, parce qu’il n’y avait, et qu’il n’y a toujours, rien d’autre à faire. »

« L’amitié est un bien » : c’est l’une des « thèses » de Pleynet qui précède et annonce dans le Chant 3 de Stanze une lettre manuscrite de Sollers en date du 5 mai 1970 qui se concluait par ces mots : « Pour Tel Quel, à mon avis, il faut poursuivre notre avantage en brisant de nouveau, et encore, tous les freinages (de tous ordres, subjectifs, opportunistes, droitiers, qui ne manqueront pas (comme toujours) de floculer. On devrait pouvoir y arriver sec. »
« L’amitié est un bien » : elle est citée ici, cette thèse, ni vue ni connue, parce que non lue, par Sollers dans cet hommage qu’il rend à Pleynet. Ce « parce que c’était lui, parce que c’était moi », repris du mot de Montaigne à propos de son ami La Boétie, l’auteur de De la servitude volontaire ou Contr’un n’est-il pas encore plus explicite ? Faut-il le souligner ? C’est fait.

Sollers parle de Marcelin Pleynet avec Dominique Rousset et lit un extrait de Chronique vénitienne (août 2010 : Note du 31 janvier 2011)

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L’Infini n°100 et n°101-102, p.125
Même bureau ? Mêmes idéogrammes...

Que dit Sollers à Augustin de Butler du livre de Pleynet édité en 2011 ?

Sur Nouvelle liberté de pensée

Extraits [3]

Vous venez de mettre au point l’édition de ce livre qui s’appelle Nouvelle liberté de pensée, aux éditions Marciana. Nouvelle liberté de pensée, c’est un très beau titre, qui suppose d’emblée qu’il y aurait une vieille façon de parler de la liberté de pensée. Autrement dit, qu’il y aurait une façon de nier la pensée en faisant appel à une liberté qui ne pense pas. D’où l’excellence de ce titre.

Le cas de Marcelin Pleynet, car c’en est un, repose sur cette métaphore tout à fait saisissante, qui est due à l’analyste Edgar Poe, à savoir qu’il s’agit de la lettre volée. De même que L’Infini, dont nous préparons le numéro 117, paraît tous les trois mois dans un vide sidéral, qui fait qu’on ne sait jamais si ça a été reçu ou lu, de même l’ensemble considérable de l’oeuvre de Marcelin Pleynet est là sans que personne ne semble remarquer son ampleur. Ce qui va poser aux historiens du futur, s’ils existent, des questions toutes plus intéressantes les unes que les autres, mais il faudra qu’ils expliquent pourquoi un tel aveuglement et un tel refoulement. S’agirait-il de quelque chose de marginal, ça se comprendrait — on passe, et on fait comme si ça n’existait pas. Mais comme c’est précisément tout à fait central, ça voudrait prouver que ce qui s’autorise à se dire central est marginal. Par conséquent, Pleynet démontre, à ses dépens (mais finalement ça n’a pas d’importance), qu’il n’y a plus de centre pour juger de ce qui est central.

Pourquoi donc ?
Eh bien, il suffit d’ouvrir ce volume pour s’apercevoir que l’auteur, dans les jours qu’il traverse, a tendance à penser. C’est très net. Et comme il s’agit d’une pratique poétique constante, c’est-à-dire un savoir-vivre en poésie, relancé sans cesse par des lectures et des voyages, la démonstration, jour après jour, quotidienne, est là que ça ne pense plus du tout, sauf par la consignation de ces paragraphes.

Nous sommes dans l’année 2001, et vous avez constamment l’électricité poétique de quelqu’un qui vit en poésie. C’est pour ça qu’un de ses plus beaux livres s’appelle Le savoir-vivre — pour savoir écrire il faut savoir lire, pour savoir lire il faut savoir vivre. C’est une façon de vivre très particulière, qui consiste à écrire absolument dans l’actualité, mais jugée d’ailleurs.
C’est-à-dire que vous avez tout de suite des considérations sur poésie et métaphysique ; une lecture constante de Heidegger, très précise ; est présent, indubitablement, Debord... Et la poésie qui pense, pense d’ailleurs, c’est-à-dire d’une façon même d’organiser sa vie dans différents lieux : Blévy, Nice, et surtout, bien entendu, Venise.

L’édition italienne, 2013. Illustration : Giorgione, La Tempête. Vers 1505.
Huile sur la toile, 82 x 73 centimètres. Venise, Musée dell’Academia.

Zoom : cliquer sur l’image. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Je fais remarquer, dans Un vrai roman. Mémoires, que l’on pourrait dire, à juste titre, que tout ce qui s’est fait ici même, s’est toujours fait depuis Venise. À la limite, vous êtes dans un bureau, il pourrait y avoir des téléscripteurs, nous sommes là, apparemment, mais c’est comme si nous étions l’un et l’autre — pas du tout au même moment ni aux mêmes endroits — à Venise, jugeant le XXe siècle et le XXIe siècle déjà avancé depuis ce lieu. Ce lieu qui est le lieu et la formule, comme je l’ai dit par ailleurs. Vous avez affaire, donc, à deux Vénitiens, qui connaissent admirablement ce lieu où vous avez la plus ample vision, en art de vivre, en peinture et en musique. Tout cela à partir de la poésie.

Depuis le début, le contrat implicite entre Marcelin Pleynet et moi, c’est que tout va être pensé à partir de la poésie. C’est pourquoi vous avez ce Lautréamont initial, qui va reparaître bientôt, Lautréamont par lui-même.
C’est pourquoi aussi vous avez un des plus beaux livres de Marcelin Pleynet qui s’appelle Rimbaud en son temps, et où il souligne le « son temps ». C’est donc une façon de faire avec le temps. Qui a des implications politiques.
Lire la Nouvelle liberté de pensée sans y associer les nombreux points de vue politiques qui s’en dégagent à partir de la poésie — périmant par là même le non-engagement piteux des poètes dans la visée politique, ébouillantés qu’ils ont été, pour la plupart, par la poésie communiste —, ce serait faire une grande erreur. La politique qui suit cette façon d’être, de vivre, est à mon avis immédiate.

À partir de ce point de vue poétique — j’ai dit Venise, mais vous ouvrez n’importe quel recueil de poésie de Marcelin Pleynet pour voir comment il trace quelque chose qui ressemble à un trait idéographique, La Dogana, par exemple —, vous lisez des intervalles constants de paysages, souvent très courts, très brefs, admirablement écrits. Exemple, tout de suite :

« Pensé aujourd’hui que ce qui m’attachait à cette maison, c’était sans doute d’abord sa proximité avec la masse imposante de la nef de l’église (ce navire renversé sur la terre) qui repose assoupie à côté du jardin. »

Etc, etc. À REPRENDRE DEPUIS LE DÉBUT.

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Pleynet et Sollers devant Notre-Dame
Photo Sophie Zhang, L’Infini n°100

Cette amitié est d’abord littéraire et politique

Marcelin Pleynet, entretien avec Fabien Ribery (extraits) [4] :

F. R. : Deux écrivains se côtoyant quotidiennement pendant plus de cinquante ans me semble sans autre exemple dans l’histoire littéraire. Quelle est la nature de votre conversation ? Comment pratiquez-vous l’art de converser ?

M. P. : Vous avez parfaitement raison, cela est sans exemple. Et à mon avis cela tient d’abord à une façon de se penser dans l’histoire, en tenant compte de quelques dates qui font charnière dans la culture spécifiquement française. On peut éclairer ce qu’il en est de cette spécificité en revenant par exemple sur une histoire qui penserait la Révolution française en fonction d’autres éléments que ceux qui sont scolairement enseignés. Non plus à partir de lieux communs républicains mais à partir d’éléments en tout point étrangers à la Terreur. C’est-à-dire en tenant compte de ce qui se passe au XVIIIe siècle avec Sade, Voltaire, Diderot, Mozart en musique, Fragonard en peinture. C’est-à-dire les Lumières. Il y a, aussi bien pour Philippe Sollers que pour moi, une vraie passion pour le XVIIIe siècle à partir de Diderot (je vous recommande la lecture des admirables Lettres à Sophie Volland), et de Voltaire.

Vous n’êtes pas sans savoir que dès le départ la Révolution française fut un événement considérable pour un grand nombre de pays européens, et qu’elle a quelque chose d’initial et d’unique. Comme vous le savez, elle enthousiasma un poète comme Hölderlin, un musicien comme Beethoven, un philosophe comme Hegel qui, voyant passer Bonaparte sous ses fenêtres, pensait voir passer « l’esprit du monde ». La Terreur, puis l’Empire ne devaient pas tarder à faire revenir tous ces génies sur leurs illusions alors que la France tenait à fonder institutionnellement sa république sur les éléments les plus douteux de la Terreur. Voyez la plupart des « Histoires de la Révolution ».

Dans un autre ordre d’idée, on doit aussi ajouter que les rapports de Voltaire avec Frédéric II de Prusse furent un temps au beau fixe, avant de se détériorer. N’est-ce pas ce même Frédéric II, qui décida de l’ouverture d’un concours à partir de la question : « La langue française est-elle la langue de l’avenir ? » Qui penserait à cela aujourd’hui où le baby talk anglais règne sur la planète ? Voyez l’essai de Rivarol sur ce sujet.

L’influence du XVIIIe siècle et des Lumières passe toutes les frontières. Catherine II de Russie fait venir Diderot à sa cour, elle achète sa bibliothèque, et c’est sur les conseils de Diderot qu’elle fera acheter Judith de Giorgione, peinture alors attribuée à Raphaël et aujourd’hui au musée de l’Ermitage, à Saint-Petersbourg.

Très vite mes entretiens avec Philippe Sollers portent sur ces questions. Très vite c’est-à-dire dès 1961 avec la lettre que Sollers m’adresse, après avoir lu le manuscrit de Provisoires amants des nègres. Cette lettre est reproduite dans le petit livre, dans la collection « Poètes d’aujourd’hui » chez Seghers, que Jacqueline Risset m’a consacré en 1988. Nos discussions ont porté un temps sur l’essai de Heidegger, « D’un entretien de la parole », publié dans Acheminement vers la parole, aux éditions Gallimard, en 1976. Ce qui suppose de comprendre ce qu’il peut en être de l’écoute, de la façon dont l’écoute est vécue.


Marcelin Pleynet par Jacqueline Risset (Seghers, p. 44).
ZOOM : cliquer sur l’image.

F. R. : Comment définiriez-vous votre amitié ? Quelles en sont les bases ?

M. P. : Il me semble avoir implicitement déjà répondu à cette question. J’ajouterai que cette amitié est d’abord littéraire et politique (si je peux employer ce mot). Elle repose sur un respect mutuel et quelques précautions à mon avis importantes. Comment ne pas remarquer que, depuis plus de cinquante ans que nous nous connaissons, nous n’avons jamais abandonné le « vous » ?

Dans une telle situation le tutoiement risque d’être un piège. Vous dirai-je que bien que voyant Sollers pratiquement chaque jour j’ai sans doute été un des tout derniers informés de sa liaison avec Dominique Rolin qui, si j’en crois les « Lettres à Dominique Rolin », publiées dans le numéro 133 de L’Infini, commence bien avant les années soixante-dix. D’une tout autre façon, bien que Sollers m’ait, à plusieurs reprises, invité à le rejoindre à l’île de Ré, je me suis toujours gardé de répondre à ces invitations.

Les bases de notre amitié reposent essentiellement sur une admiration d’écrivain dont je me flatte de penser qu’elle est réciproque, et sur un respect vigilant et réciproque de la liberté et de l’intimité de l’autre.

F. R. : Pratiquez-vous la guerre de la même façon, malgré vos évidentes positions symétriques, l’un ayant choisi la surreprésentation médiatique, quand l’autre poursuit son travail de fond incognito ? Deux agents secrets formant un double à la fois opaque et transparent.

M. P. : Comment ne pas reconnaître que, en effet il y a un double rapport à la guerre — car c’est incontestablement la guerre, depuis plus de cinquante ans, qu’il s’agisse d’épisodes plus ou moins spectaculaires tel le voyage en Suisse lors de l’exclusion de Jean-Édern Hallier, et le chantage fait à Sollers par le général Hallier, menaçant Sollers de faire revoir son dossier militaire de réformé ; telle la visite, en Mai 68, faite à mon domicile, de l’ambulance d’un hôpital psychiatrique, venant me chercher sous le prétexte que j’avais perdu la raison (!). Pour ne pas parler de notre voyage en Chine, qui avait aussi pour objectif une nécessaire distance avec le progressif envahissement de la revue Tel Quel, par le parti communiste français stalinien.

Luoyang. François Wahl, Marcelin Pleynet, Philippe Sollers,
Roland Barthes, Julia Kristeva.
Photogramme du film Vita Nova. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

Dans ces cas extrêmes, comme dans d’autres apparemment plus anodins, mais non moins essentiels, la position de Sollers fut exemplaire et le recours au médiatique d’une grande efficacité. Imaginez ce qu’il en serait, si cette présence et sa représentation médiatique n’étaient pas doublées d’une œuvre et d’une pensée particulièrement exigeantes, et si cette exigence ne se trouvait pas, d’une façon ou d’une autre, soutenue et mise en scène par un voisinage discret et un travail de fond manifeste, quasi incognito.

Comme vous le soulignez, il y a dans cette sorte d’alliance un travail secret dont l’efficacité à long terme ne manquera pas d’apparaître pour ce qu’elle est. Il est important pour cela que cette stratégie (art de la guerre) soit soigneusement pensée. Et elle l’est.

F. R. : Que vous devez-vous mutuellement en termes d’inspiration et de complicité intellectuelles ?

M. P. : Il ne m’est pas possible de répondre pour Sollers. Mais je peux vous dire que, en ce qui me concerne, je dois énormément à ma présence et aux discussions quotidiennes, qui m’occupent depuis plus de cinquante ans, près de, et avec Sollers. Je suis convaincu que je ne serais pas l’homme que je suis, ni l’auteur des volumes que j’ai publiés, si je n’avais pas rencontré Sollers.

Les discussions quotidiennes pendant plus de cinquante n’ont pas manqué d’être des sources d’inspiration. Je pourrais vous fournir mille exemples de cela. Je retiendrai d’abord mon rapport à la philosophie, c’est-à-dire à la pensée, à la langue et aux pensées qui déterminent mes livres. L’un des exemples les plus évidents est sans doute cet essai « Dés Tambours » que j’ai consacré à Lois, en 1974. Il a été repris, avec d’autres, en 1977, dans un recueil d’essais, Art et Littérature, et sera prochainement republié dans le numéro 134 de L’Infini.

Je ne sais pas ce qu’il en est pour Philippe Sollers de la lecture de mes livres, mais je peux vous assurer qu’en ce qui me concerne ma lecture des siens fut toujours et reste infiniment positive et riche de virtualités.

F. R. : Le mot « fidélité » ne désigne-t-il pas la nature profonde de Philippe Sollers ?

M. P. : Incontestablement et c’est sans doute là ce qui lui est le moins volontiers reconnu. Le plus souvent c’est le personnage médiatique qui est pris en compte et ce bien entendu aux dépens de l’écrivain et de « l’homme de parole » qu’il est essentiellement. Je mets entre guillemets « homme de parole » dans la mesure où c’est ce qui spécifie ses œuvres et sa personnalité la plus profonde. Je pourrais en ce qui me concerne vous citer mille et mille exemples de cette fidélité d’esprit et de cœur.

Je n’ai jamais publié un livre dont il n’ait d’une façon ou d’une autre très fidèlement témoigné. Comment comprendre autrement l’intérêt qu’il a immédiatement porté à mon essai sur Lautréamont et l’entretien sur Nouvelle liberté de pensée, qu’il a accordé à Augustin de Butler, à propos de ce journal de l’année 2001. Cet entretien, initialement publié en tête d’un numéro spécial de la revue Faire part, qui m’est consacré, a été repris, avec d’autres Marcelin Pleynet, une certaine alliance avec le temps, de Julia Kristeva et Frans De Haes, dans la revue L’Infini n° 120. Pour le reste voir ce qu’il en est des admirables « Lettres à Dominique Rolin » dans lesquelles littérature, pensée et fidèle amour ne font qu’un.

[...]

F. R. : Vos différences ont-elles parfois pris la dimension de différends ?

M. P. : Nous avons souvent de longues discussions sur divers sujets, nous ne sommes pas forcément toujours d’accord, mais cela ne saurait en aucune façon être qualifié de « différend ». Il faut retenir qu’après cinquante ans d’échanges communs, nous avons suffisamment d’intelligence pour comprendre les raisons de l’autre et en cas de désaccord pour savoir ce qu’il en est objectivement du discours de chacun. En faisant bon marché de toutes inutiles susceptibilités. Les différends ne sont pas fondamentalement des différences. Sollers comme moi-même savons tenir compte de ce qui détermine un discours ou une analyse.

Je dois à Philippe Sollers certaines des analyses de mon Rimbaud, comme il me doit certaines parties de son intérêt pour Lautréamont, qu’il s’est employé à faire rééditer aux éditions Gallimard, etc., etc. Cinquante ans de fréquentation et de discussions quasi journalières forgent des intérêts et des complicités qui, pour tout autre, seraient sans doute impensables. Faites-en l’expérience si vous ne voulez pas me croire. Vous êtes à un âge où cela est encore possible, mais je ne pourrai sans doute plus vous entendre dans cinquante ans. Quoique, allez savoir ?

F. R. : Vous êtes-vous compris fondamentalement dès votre première rencontre ?

M. P. : Je ne saurais trop vous renvoyer à la lettre que Sollers m’adresse immédiatement après avoir lu le manuscrit de Provisoires amants des nègres. Pour le jeune homme que j’étais la compréhension dont cette lettre fait état était alors quasi miraculeuse. Et ce fut encore plus vrai après la publication du volume. Sollers était le seul à comprendre l’influence déterminante de Rimbaud sur mon écriture. Nous en avons longuement discuté. De mon côté, si j’avais eu des réserves à la lecture de son premier roman, Une curieuse solitude (vis-à-vis duquel il avait à l’époque lui-même quelques réserves), je fus immédiatement enthousiaste pour son roman suivant Le Parc (Point-roman, n° 28).

Je fus, je suppose, un des rares à ne pas le considérer comme pris dans l’espace de ce qui, à l’époque, faisait les choux gras de la critique, le Nouveau Roman, mais comme déterminé par une réelle pensée et sensibilité poétique. Nous en avons parlé, et comme le comité de Tel Quel était alors majoritairement occupé par des dissidents du Nouveau Roman, Sollers a sans doute alors vu en moi un allié. Ce que je fus effectivement. De telle sorte que lorsque le directeur secrétaire général de la revue fut exclu, Sollers me proposa de devenir « Secrétaire de rédaction et directeur gérant » de Tel Quel, poste que j’ai occupé pendant près de vingt ans.

F. R. : Ne recherchez-vous pas tous les deux la vie parfaite ?

M. P. : Ce que je peux vous assurer, c’est que notre recherche fondamentale (si tant est que ce soit de recherche qu’il s’agit) n’a rien à faire avec la vie misérable et malheureuse de nos contemporains, mais avec la vie, certes, et plus exactement la vie libre de toutes les conventions et de toutes les servitudes volontaires quelle qu’elles soient. Le « bonheur », si bonheur il y a (et il peut y avoir bonheur), est à ce prix. S’agit-il d’une recherche ? S’il s’agissait d’une recherche, la légèreté manquerait, au profit d’un effort plus ou moins laborieux. Il ne s’agit pas d’une recherche mais d’un mode d’être. [...]

ZOOM : cliquer l’image

Mousquetaires. Regardez cette photographie. C’est la seule dont nous disposons où l’on voit Sollers et Pleynet ensemble dans le petit bureau du 5, rue Gaston Gallimard. Sollers est au premier plan, bien visible (l’article que la photo illustrait le concernait). Il lit. Pleynet est dans la ligne de mire, en perspective. Sans doute écrit-il. Au-dessus de lui, Picasso veille. C’est un mousquetaire comme Picasso en a peint des dizaines à la fin de sa vie. C’est le « mousquetaire assis » (à Mougins, le 19 janvier 1972 [5]). Il était déjà dans le Bureau de L’Infini en 1983. Que fait-il ? Ut pictura poesis. La lecture aussi est un combat spirituel. Ou une préparation au combat. Le mousquetaire semble dire : « Mars l’un plaît né. Mars, le dieu de la guerre... Le plaisir sur tous les fronts... » — lire, écrire... — « ce n’est pas sans risque. »

J’ai évoqué en commençant la « haine de la poésie » (l’expression est de Bataille [6]), cette haine de la poésie qui peut expliquer l’indifférence, le refoulement, voire l’agressivité dont Marcelin Pleynet est parfois l’objet. Relisant La Fortune, la Chance, ces « chroniques romanesques » que Pleynet a publiées en 2007 (son Journal de l’année 2000), je relève qu’il y a dans ce volume, datées du mois de mars, des réflexions à propos d’un petit livre que Pleynet vient de publier Poésie et « Révolution ». J’ai déjà cité de larges extraits de ce livre que personne, aujourd’hui comme hier, ne semble avoir lu. Vous pouvez vous reporter à Poésie et « Révolution » et à Révolution et Terreur. Ces réflexions, au jour le jour, lui donne un éclairage nouveau.

PARIS, JEUDI 2 MARS

Où je maintiens mon point de vue

POÉSIE ET « RÉVOLUTION »

Où je maintiens que je suis le seul écrivain français ayant, depuis 1960, systématiquement inscrit le mot de « poésie » (et non « poèmes ») sur mes livres, à s’être aussi peu que possible prêté à l’escroquerie de la marchandise falsifiée qui se dissimule sous cette rubrique... Voyez les collec­tions spécialisées, l’idéalisme niais, l’ânonnante et débile soupe de misères subjectives qu’elles proposent.

Je publie aujourd’hui Poésie et « Révolution » pour marquer déclarativement la façon dont j’ai vécu ce qui empoisonne, partage et divise radicalement, le XXe siècle.

« La poésie est le fondement qui supporte l’histoire... »
L’histoire de ce XXe siècle reste à découvrir.

Ce qui s’éclaire de l’intelligence poétique, dans ce partage du XXe siècle ? Sollers le déclare très clairement dans sa vaste méditation sur La Divine Comédie : «  L’enfer aujour­d’hui c’est le non accès à la poésie » ...

Une saison en enfer... au XXe siècle.

L’enfer, « aujourd’hui » (tel que se présente institutionnel­lement le XXe siècle), c’est encore « hier », qui ne sera jamais « demain ».

LE NON ACCÈS À LA POÉSIE ET LA CRIMINALITÉ

Le « non accès » à la poésie et la criminalité dans les enfers du siècle... du nihilisme actif : du nihilisme actif, au cœur des révolutions sociales...

« Cette révolution, écrit Marx, à propos de la Commune de Paris, était devenue le régime légal de la France. » — Mais comment une révolution peut-elle devenir un « régime légal » sans, tôt ou tard, exploiter la servitude volontaire, et les multiples formes de la terreur, institutionnalisant les goulags, les chambres à gaz ? Révolution française. Révolution russe. Révolution nationale-socialiste...

Révolutions sociales ? N’est-ce pas un contresens... une révolution n’est-elle pas d’abord, par essence, justement a­-sociale ?

Histoire des révolutions ou comment, dans le bouleverse­ment symptomatique d’une inadéquation sociale manifes­tant une crise de la « ratio », la terreur se déguise en « déesse de la Raison » et, par voie de conséquence, de l’escroquerie institutionnalisée... analphabétisme légalisé savoir... militarisée... contrôlée... mode d’arraisonne­ment... technique rationnelle de l’asservissement...

Les ersatz, le succédané vendu « art », « romans », « poèmes » contemporains sont, dans cette disposition, essentiellement commis à une désinformation, comme formation de l’opinion... désinformation, dont l’homme du « régime » légal a reçu commande.

On se souvient, je suppose, que cette sorte de commande fut manifeste, explicite dans les régimes socialistes (et ce qui se présentait comme « démocraties populaires » — on se demande quelle malversation dissimule le rapprochement de ces deux mots ?)... art, roman, poésie de commande, pour la formation de l’opinion, évidemment populaire et « démocratique »... Mais qu’est-ce qu’une « opinion » démocratique et populaire... l’opinion, dans la mesure du grand nombre, pour lequel le XXe siècle a inventé un mode d’aveuglement d’une efficacité sans pareille, la télévision : identification par transmission à distance de l’image d’un corps, d’un objet ?

Des manipulations de l’opinion en France, par exemple lors des beaux jours du Parti communiste français et stali­nien... ces hommes de régime, par essence, se sont très vite reconvertis et sans difficulté dans les escroqueries de l’art, du roman, de la poésie « modernes »... sans difficulté, puisque dans un cas comme dans l’autre, dans le cas de « l’art prolétarien » (socialiste puritain) comme dans celui de « l’art d’avant-garde » ou du «  Pop Art » (américain... encore socialiste puritain), il importe d’abord de répondre à une commande, de former l’opinion, d’être commandé, au service du régime légal de la même et essentielle néga­tion de soi, de la même et essentielle négativité sociale...

Ceux-là entre autres, au demeurant, n’en doutons pas, sont de bons citoyens, au service du régime légal et mortifère de la patrie. Ce sont en effet des patriotes, si, comme on peut le lire sur le monument aux morts de la mairie du XIVe arrondissement de Paris : « la Patrie vit du souffle de ses enfants morts. » Hé ! Va mourir !

GUY DEBORD ET LA POÉSIE

« Après tout, c’était la poésie moderne depuis cent ans qui nous avait menés là. » [7] Il faut sans doute d’abord s’entendre sur « poésie moderne », mais il est incontestable que la poésie (et ce qu’il faut entendre par ce mot) a joué un rôle révolutionnaire et primordial dans les éclaircissements qui, plus ou moins secrètement, plus ou moins explicitement, ouvrent, notamment, le XXe siècle, sur ce qui sera resté invi­sible à ceux qui croient l’avoir occupé.

Guy Debord a magnifiquement illustré le mode de ce vide ontologique où finalement l’escroquerie de l’humanisme social se réduit, en abîme, à l’image du pur spectacle « télé­visé », qu’il donne de lui-même et avec lequel il se confond... Spectacle...

Société du spectacle que Debord présente comme l’aboutis­sement « de toute la faiblesse au projet philosophique occi­dental » [8]... de ce que je dirai, pour nous, aujourd’hui encore fixé, à l’achèvement en catastrophe, de ce que représente l’humanisme et sa métaphysique.

Il n’est pas indifférent de noter que Debord fixe, si je puis dire, la naissance du « spectacle » avec la naissance des sociétés totalitaires (mais toute société ne l’est-elle pas plus ou moins, d’une façon ou d’une autre ?) où règne ce qu’il appelle « le spectaculaire concentré »... qui semble plus essentiellement surgir des diverses révolutions du XXe siècle (révolutions nationales, socialistes... et natio­nales socialistes) — sociétés totalitaires qui fondamentale­ment ne se distinguent des sociétés de type démocratique que dans la forme que prend le vide ontologique du spec­tacle (« spectaculaire concentré » donc pour les sociétés explicitement totalitaires — «  spectaculaire diffus » pour les sociétés implicitement totalitaires, à savoir les sociétés dites démocratiques).

En 1988, prévoyant en quelque sorte la fin de L’Union soviétique et la chute du « mur de Berlin », Guy Debord écrivait : « En 1967, je prévoyais deux formes successives et rivales du pouvoir spectaculaire, la concentrée et la diffuse. L’une et l’autre planaient au-dessus de la société réelle, comme son but et son mensonge. La première, mettant en avant l’idéologie résumée autour d’une personnalité dictatoriale, avait accompagné la contre-révolution totalitaire, la stalinienne aussi bien que la nazie. L’autre, incitant les sala­riés à opérer librement leur choix entre une grande variété de marchandises nouvelles qui s’affrontaient, avait repré­senté cette américanisation du monde, qui effrayait par quelques aspects, mais aussi bien séduisait les pays où avaient pu se maintenir plus longtemps les conditions des démocraties bourgeoises de type traditionnel. Une troi­sième forme s’est constituée depuis, par la combinaison raisonnée des deux précédentes, et sur la base générale d’une victoire de celle qui s’était montrée la plus forte, la forme diffuse. Il s’agit du spectaculaire intégré, qui désor­mais tend à s’imposer mondialement. » [9] C’est fait.

Faut-il ajouter que, dans un semblable contexte, les ersatz artistiques, littéraires, romanesques, poétiques ont, avant toutes choses, vocation à s’intégrer et à servir le régime légal du spectacle ? Aussi bien en s’attardant et en s’accordant, dans un désir implicite (fût-ce en les dénonçant sous couvert d’éthique et de moralité, d’humanité) avec les images, de tortures, de meurtres, de décomposition du monde, comme représentation, que le spectacle met en scène et expose complaisamment.

Du spectaculaire concentré, au spectaculaire diffus, au spectaculaire intégré, n’est-ce pas, au XXe siècle, dans la perspective de ce que « Guy Debord nomme « la faiblesse philosophique occidentale », l’acmé d’une crise ontolo­gique qui, de bouleversement social en bouleversement social, reconvertit la révolution qui l’occupe en régime légal et rationnel de la terreur ?

N’est-ce pas effectivement ainsi que l’enfer aujourd’hui, c’est encore hier qui ne sera jamais demain ? Le XXe siècle dans son histoire institutionnalisée, et infernale, c’est encore, c’est encore le XIXe siècle, à travers les âges.

J’ajouterai pourtant, pour y avoir vécu, qu’à l’évidence la société du « spectaculaire diffus » offrait des risques moins manifestement meurtriers que les sociétés du « spectacul­aire concentré » ; que, dans « le diffus », se trouvait aussi la chance d’une réflexion, par exemple sur la révolution, telle qu’elle permit, d’une certain façon à Guy Debord, dans des conditions certes peu favorables, mais effectives, de méditer, d’écrire et de publier ces trois grands livres. Et, de cette façon, de signaler l’enfer climatisé de la société du « spectaculaire intégré », et la métamorphose des révolutions contre-révolutionnaires.

Il faut aussi dire qu’une fois établie son analyse de La Société du spectacle, et alors même qu’il l’établit, il y a, à l’œuvre, dans la visée de l’écrivain, un secret actif, une poétique de la pensée de Debord...

En témoigne son ultime livre Panégyrique... ce secret, comme discrétion essentielle, est manifestement lié à la richesse sélective du corpus citationnel... à partir duquel, en révolution en effet, « aujourd’hui » (affaire de style — « révolution » du style) assume « hier » et vise le « à venir », en fait depuis toujours déjà là.

POÉSIE « RÉVOLUTION » ET CONTRE-RÉVOLUTION PRÉCIEUSE

« Poésie » — « Révolution » : Les mots sont généralement occupés par l’opinion, et l’histoire ne fait, le plus souvent, que renforcer les censures, en établissant institutionnelle­ment l’opinion publique.

On imagine à quel point la censure fonctionne avec une force et une efficacité toutes particulières lorsque ce mot se trouve lié à un événement historique qui détermine une structure sociale aussi décisive que celle qui se trouve associée en France, et par voie de conséquence dans le monde, à la Révolution française, et aux bouleversements sociaux qui entraînèrent la Terreur, la chute de la royauté et l’établissement d’une République qui célèbre aujour­d’hui encore chaque année un événement qui de toute évidence la dépasse.

Ce qui fait que très naturellement, dans ce contexte, c’est le rapprochement de Révolution et de Poésie qui semblera une escroquerie. La poésie se trouvant naturellement, si je puis dire, dans l’opinion française, implicitement mise au service de la République, de « la subjectivité humaine » qui, cela va de soi, ne saurait être que républicaine.

C’est en tenant compte de tous ces enjeux que, associant poésie et révolution, j’ai cru devoir mettre « révolution » entre guillemets.

Mais n’aurais-je pas dû également mettre des guillemets à « poésie » ? Le mot (et ce qu’il recouvre dans l’opinion aussi bien populaire qu’intellectuelle — c’est d’ailleurs la même) étant à ce point lié aux manifestations les plus primaires de « la subjectivité humaine » et de la psychologie, qu’un philosophe français, Jean-Paul Sartre, se trouve justifié à déclarer : « Il y a un narcissisme profond de la poésie » — « dans la poésie je pense que l’autre sert uniquement de révélateur » [10] — et en humaniste existentialiste, en adepte socialiste du régime légal de la révolution : « Les poètes se feront une fois de plus les agents de la contre-révolution précieuse  » [11]. Retenant en effet, et à juste titre, l’essentiel de ce qu’il en est, au XXe siècle, de la marchandise poétique qui forme l’opinion : une vaine préciosité.

À cela près que Sartre, en humaniste conséquent, s’em­ploie à confondre, comme « contre-révolution précieuse », les débilités du genre poétique (qui se saisissent à partir de leur subjectivité forcément précieuse) avec ce qui constitue en révolution l’essence même, la chance et la surprise de la pensée.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que la réflexion de Sartre reste étroitement conventionnelle, partisane et essentiellement liée à l’institutionnalisation d’un genre littéraire, « la poésie ». Il déclare : « Le salut de la poésie, c’est qu’il y a la prose à côté [...]. La poésie, c’est ce qui se trouve dépassé dominé par la prose. »

Faute d’être au service de la République (c’est dans un essai sur Mallarmé que Sartre parle de « révolution précieuse »)... la poésie est « dépassée par la prose », instrument privilégié de la communication, du discours social.

« La poésie, ajoute Sartre, est le moment [...] où précisé­ment les mots nous renvoient le monstre solitaire que nous sommes... »

Cette position n’est-elle pas celle des tenants de la révolu­tion sociale... suspectant les solitaires, la solitude ; et toujours en dernière instance sanguinaire ?

On sait que Sartre, revenant d’Union soviétique, en 1954, déclare : « La liberté de critique est totale en URSS » (voir, ici même, à la date du 14 janvier)...

Ainsi s’établissent les semblants du « régime légal » de la révolution sociale, qui sont d’abord, et avant tout, destinés à former l’opinion. Ainsi s’établit, dans le régime légal de la censure, la métamorphose des troubles révolutionnaires dans l’établissement et les lois de ce qui n’est objective­ment qu’une contre-révolution sociale.

Pervertissant ce qui pourrait éclairer le trouble profond et proprement révolutionnaire où, comme l’écrit Antonin Artaud, «  l’esprit fatigué de la raison discursive se veut emporter dans les rouages d’une absolue gravitation »... (la poésie comme liberté de critique)... la révolution sociale s’emploie à censurer ce qu’elle exploite, à écarter tout ce qui pourrait troubler sa raison (sociale) et à conforter l’opi­nion la plu convenue, telle que par exemple, je l’ai un jour entendue s’exprimer par la bouche d’Alain Robbe-Grillet (venant de lui, comme il le déclare, d’un horizon social pétai­niste) qualifiant Rimbaud « de jeune pédéraste préten­tieux ».

Nous sommes là, au cœur des débats de la religion nihi­liste de la croyance sociale, et de ses vices, dans le partage du siècle, de ses engagements, de ses aveuglements, de ses escroqueries et de ses charniers.

Et l’on entend bien que parler de poésie, dans cette orga­nisation de l’opinion, justifie, en effet, tout et n’importe quoi.

J’entends Y ou X, par ailleurs apparemment cultivé, me parler chaleureusement d’un de mes livres, alors qu’il se dit admirateur de Péguy, de Saint-John Perse, d’Yves Bonnefoy... mais aussi bien de Rimbaud, de Verlaine... (jamais Rimbaud sans Verlaine)... que sais-je... peu importe... tout et n’importe quoi.

Caricaturalement, un publiciste aura cru bon d’utiliser, dans les années soixante-dix, le titre de la revue Tel Quel pour lancer une marque de collants... plus tard un marchand de champagne utilisera le nom de Sade... en attendant que le nom de Picasso serve à vendre des voitures... Pourquoi Saint-John Perse ou René Char ne garantiraient-il pas une marque de poésie ?

Comme l’écrit fort justement Debord, « dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux ».

* * *

Ce que j’ai voulu mettre en scène dans ce petit livre, biographique à plus d’un titre, c’est, dans le français, une traversée tranchant en guerre ce qui s’est établi et règne dans l’opinion.

Ce que j’ai voulu éclairer c’est, à travers ce XXe siècle en débat et qui ne parvient que secrètement à lui-même, l’ex­périence active, les « rouages d’une gravitation », d’une pensée, qui se donne à vivre et, en se dévoilant, fait appa­raître ce qui se cache.

Et que la poésie en sa secrète révolution, en sa révolu­tion, en sa pensée permanente, fait retour à cet « étonnement » troublant, voluptueux, révolutionnaire en effet, qui, comme l’écrit Aristote, « poussa, comme aujour­d’hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques »...

Je suis né de cet étonnement... (« Je ne connais pas d’autre grâce que celle d’être né »)... je nais à cette pensée... l’essence de la poésie... la parole en tant que, jusque dans ses habitudes convenues, elle ne cesse, en révolution, de surprendre, autrement dit de parler...

La poésie, la parole en sa voyance, en ce qu’elle voit, traverse et déjoue l’enfer... où elle laisse pourrir les escro­queries du siècle.

Maintenir, Révolution et Poésie.

Quand au XXe siècle, et à ce que j’en ai traversé... dès 1962, mon premier livre témoigne que je savais bien avant et depuis toujours, que j’étais parti pour un vaste parcours [12]... « un voyage risqué sur les flots du langage »... pour un franchissement (de « franchir » affranchir, « se libérer de » — « se dégager de »)... en révolution (« chaque pensée l’incendie du lac ») [13] se dégager d’un obstacle...

« Toutes les révolutions importantes et qui sautent aux yeux, écrit Hegel, doivent être précédées dans l’esprit de l’époque, d’une révolution secrète qui n’est pas visible par tous et encore moins observable par les contemporains et qu’il est aussi difficile d’exprimer par des mots que de comprendre. »

PARIS, VENDREDI 17 MARS

La planète est menacée

Grogne, mécontentement et conflits dans les centres de retransmission du savoir difficilement adaptable au règne de la domination de la technique...

Qu’en est-il du savoir et de la technique ? Curieux de savoir la sorte de discours que l’on peut tenir, en parlant par exemple, de la présence d’un homme sur la Lune, je consulte le Petit Larousse : « Le sol lunaire a été étudié directement de 1969 à 1972 aux cours de six vols de la série Apollo qui permirent à douze Américains de débarquer sur l’astre et d’en rapporter près de 400 kg d’échantillons. » Ce sont donc la quantité, la mesure et le poids qui commandent la pensée... et les échantillons humains combien pèsent-ils ?... Autant pour l’idéologie désormais provinciale de l’enseignement... et des ensei­gnants ! Manifestation boulevard Raspail... images télévi­sées... les corps et les têtes ! Qu’est-ce que de semblables corps peuvent bien enseigner ? Rien à faire.

« Quand on pense beaucoup et avec intelligence, ce n’est pas seulement le visage, mais tout le corps qui prend un air d’intelligence. » [14]

Le Monde titre : « La planète est menacée par de graves pénuries d’eau au XXIe siècle »... Si les lecteurs n’appr­enaient pas qu’ils sont menacés, ils s’inquièteraient... mais ils sont bien autrement menacés par une grave pénurie dans la transmission du savoir. Sollers qui a signé une défense pour l’enseignement de la littérature (toujours optimiste) reçoit un coup de téléphone du ministre de l’Instruction publique...

Que faire pour gouverner cette population d’un autre âge ? Alors que les spécialistes du séquençage des génomes se préparent à la commercialisation du patrimoine génétique de l’homme, que les intellectuels sont convaincus que la poésie est un genre littéraire... et que, sur la terrasse, les cytises sont en fleurs ?

[...]

PARIS, SAMEDI 25 MARS

POÉSIE ET « RÉVOLUTION »

J’aurai tout de même réussi à faire l’unanimité du refoulement sur ce petit livre. Et j’en serais sans doute affecté si, depuis quelques décennies, les livres que je publie ne s’adressaient pas d’abord et essentiellement aux livres que j’ai déjà publiés.

Silence des proches. Attentive et amicale lecture de Sollers. Quelques lettres polies... quelques messages... de ces signes qui marquent l’horizon comme des tours de guet... Marc Fumaroli me dit qu’il lit régulièrement mes chro­niques dans L’Infini... une amie commune me l’avait déjà signalé. François Fédier m’écrit qu’il ne « range » pas « Péguy dans le même tiroir que moi (tout comme Bernanos, l’inclassable) »... Péguy, Bernanos... (je les laisse dans le tiroir)... le catholicisme bien français... C’est Claudel qui lit Rimbaud et comme personne... Péguy, Bernanos lisant Rimbaud... ! En patois ? Question de phrase, de phrasé musical, ça s’entendrait.

J’ai remis hier à Sollers le manuscrit des Voyageurs de l’an 2000, en modifiant la présentation des ouvrages du même auteur, qui ne sauraient plus désormais être divisés en genres littéraires (poésie - roman - journal - essais) mais seulement distingués par leurs titres et leur date de publi­cation. J’aurais dû le faire beaucoup plus tôt, pour ne pas entretenir de confusion entre ce que j’entends par « poésie » et le genre poétique « tic tic et tic »... la poésie comme genre littéraire des complaintes de l’analphabé­tisme contemporain.

PARIS, MERCREDI, 29 MARS

Lautréamont et la « nouvelle science »

Dans Aden, supplément pas très rimbaldien, il faut bien le dire, du Monde, Jude Stéfan, dernier Grand Prix de poésie de la Ville de Paris, déclare, à propos de Bernay, la petite sous-préfecture où il habite : « C’est dur d’y demeurer, l’hiver surtout. Mais cela m’a permis d’écrire plus noir. De souffrir mieux » (sic... pour faire mieux encore je lui propose la prison)... Puis citant Isidore Ducasse (Lautréamont) incorrectement : « La plus grande grâce donnée, c’est d’être né » ; il commente : « Moi je n’y arriverai jamais ! » La confidence est en effet doulou­reuse.

Serait-ce plus facile pour lui s’il avait correctement lu la phrase qu’il cite : « Je ne connais pas d’autre grâce que celle d’être né. Un esprit impartial la trouve complète  »... Question d’oreille, de musique, de phrase, de mémoire phrasée...

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Picasso, Étude pour l’amitié, 1907-1908, fusain et gouache, Paris, Musée Picasso.
Reproduite dans L’Infini 120, septembre 2012.

MARCELIN PLEYNET SUR PILEFACE

LE THÈME DE L’AMITIÉ SUR PILEFACE


[1Comité de rédaction de la revue Tel Quel en 1970 : Jean-Louis Baudry, Marcelin Pleynet, Jean Ricardou, Jacqueline Risset, Denis Roche, Pierre Rottenberg, Philippe Sollers, Jean Thibaudeau. Secrétaire de rédaction : Marcelin Pleynet.

[2Le texte sera repris à la fin de Stanze (Seuil, coll. Tel Quel, 1973). Publié dans Tel Quel 40, Hiver 1970. Dans le même numéro, Dix poèmes de Mao Tse-toung, « lus et traduits par Philippe Sollers ».

[5Le voici :

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Picasso, Mousquetaire assis, Mougins, 19 janvier 1972.
146 x 114 cm. Collection privée.

[7Guy Debord, Panégyrique, édit. Gallimard, Paris, 1993.

[8Guy Debord, La Société du spectacle, coll. « Folio » n° 2788, édit. Gallimard.

[9Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, coll. « Folio », n° 2905, édit. Gallimard.

[10Jean-Paul Sartre, Situations IX, édit. Gallimard, Paris, 1972.

[11Jean-Paul Sartre, Mallarmé : La Lucidité et sa face d’ombre, coll. « Arcades », édit. Gallimard, Paris, 1986.

[12En épigraphe à ce premier livre, Provisoires amants des nègres (édit. du Seuil, Paris, 1962) cette citation de Nietzsche : « Non ceux-ci sont loin d’être des esprits libres car ils croient encore à la vérité. »

[13M. Pleynet, Paysages en deux suivi de Les Lignes de la prose, coll. « Tel Quel », édit. du Seuil, Paris, 1963.

[14Nietzsche, Humain, trop humain, (« Incarnation de l’esprit »). op. cit.

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1 Messages

  • Viktor Kirtov | 29 janvier 2024 - 22:05 1

    De Tel Quel à L’Infini, 50 ans d’amitié

    Hommage à Philippe Sollers par Marcelin Pleynet

    >


    Marcelin Pleynet et Philippe Sollers sur la Grande Muraille de Chine
    (photo : Julia Kristeva) .
    ZOOM : cliquer l’image

    L’intégrale de l’entretien Fabien Ribéry –Marcelin Pleynet de 2016 sur le site de Philippe Sollers.
    VOIR ICI

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