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Un hommage à Yves Bonnefoy à Simiane-la-Rotonde

Centenaire de sa naissance

D 9 novembre 2023     A par Viktor Kirtov - Danièle ROBERT - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


C’est avec l’aimable complicité de Danièle Robert que nous sommes en mesure de vous présenter ce dossier hommage à Yves Bonnefoy (1923-2016) en cette année du centenaire de sa naissance, hommage qui s’est tenu à Simiane-la-Rotonde, dans les Alpes de Haute Provence, le 28 octobre.
Poète, traducteur, critique d’art, professeur au collège de France, plusieurs fois pressenti pour le prix Nobel de littérature, Yves Bonnefoy est considéré comme un poète majeur de la seconde moitié du XXe et du début du XXIe siècle.

Ce dossier est constitué des chapitres suivants :

-  Présentation (Danièle Robert)
-  Epistolaires (Danièle Robert)
-  Approcher L’Arrière-pays (Pierre Parlant)
-  Cristal (Christian Tarting)
-  Yves Bonnefoy : L’imperfection est la cime (Antonio Prete)

Nota : Encart, liens, soulignements sont de pileface (V.K.) pour la transcription sur écran.

Présentation

Danièle Robert

à Mathilde Bonnefoy

La Ville de Simiane-la-Rotonde, dans les Alpes de Haute Provence, avait à cœur de célébrer cette année le centenaire de la naissance d’Yves Bonnefoy dans les lieux où il avait séjourné durant quelques étés avec son épouse Lucy Vines, notamment à l’abbaye de Valsaintes dont il était tombé amoureux au point de vouloir la restaurer.

Un hommage lui a été rendu le 28 octobre dernier, sous l’égide de Gilbert Elkaïm, coordinateur des Nuits de la Rotonde, et s’est déroulé en trois temps et trois endroits privilégiés : d’abord à la librairie le Bleuet de Banon, où le libraire Marc Gaucherand et son équipe ont reçu les écrivains Christian Tarting, Pierre Parlant et Danièle Robert, tous trois lecteurs assidus et admirateurs de l’œuvre de Bonnefoy, ainsi que son fidèle ami Antonio Prete dont le témoignage écrit est arrivé le jour de la manifestation ; puis dans l’abbaye de Valsaintes, entièrement restaurée aujourd’hui grâce au talent et à la ténacité du maître des lieux, le jardinier Jean-Yves Meignen, qui avait racheté à Yves Bonnefoy, en 1996, les terres qui entouraient la bâtisse et y a créé avec ses proches un jardin botanique, une boutique, un restaurant et un ensemble hôtelier. La journée s’est terminée dans l’enceinte de la célèbre Rotonde qui donne son nom au village de Simiane

Épistolaires

Par Danièle Robert


La porte de l’abbaye de Valsaintes
Yves Bonnefoy fut propriétaire de l’abbaye de Valsaintes qui lui inspira des textes.
(cf. le site de l’Abbaye)
ZOOM : cliquer l’image

La première lettre que j’ai reçue d’Yves Bonnefoy, alors que je ne le connaissais pas personnellement, est datée du 12 octobre 2006 : elle concernait ma traduction récente des épistolaires d’Ovide regroupés en un seul volume sous le titre Lettres d’amour, lettres d’exil.

Yves m’y disait son enthousiasme, l’importance que revêtait pour lui l’œuvre d’Ovide et le souvenir d’un voyage effectué avec son ami Enzo Crea à Sulmone où il était resté longtemps au pied de la statue du poète dans l’émotion de se trouver en un lieu aussi chargé de sens. En post-scriptum, il ajoutait ce vers extrait du Livre IV des Tristes : Sulmo mihi patria est gelidis uberrimus undis (« Ma patrie est Sulmone, aux multiples sources fraîches » (IV, 10, v. 3).

À partir de cette lettre qui m’a surprise et touchée par la simplicité de la démarche et la spontanéité du ton, nos échanges épistolaires se sont poursuivis et, très vite, en eux nos prénoms se sont imposés, bien que nous ne nous soyons rencontrés qu’en novembre 2010, à Aix-en-Provence. C’est ainsi qu’est née « de loin » (amor de longh des poètes courtois) une amitié profonde, nourrie de réflexions sur la pratique de la traduction du texte poétique, où nous confrontions nos points de vue. Je n’ignorais pas sa réticence à la pensée d’une traduction assumant totalement la métrique du texte initial et, surtout, la rime, qu’il pensait être une entrave à la préservation du “poétique dans le poème” : il avait tant écrit à ce sujet. Tout en respectant sa position, je lui exposais la mienne qu’il recevait toujours sans aucune volonté de polémique : il écoutait mes arguments en faisant abstraction des siens.

Il m’a fait parvenir à plusieurs reprises des fragments de poèmes en cours de traduction dont “À Silvia” de Leopardi, me faisant part des questions que soulevaient certains passages et me donnant la primeur des solutions qu’il pensait adopter, tout en me demandant mon avis avec une modestie qui me confondait.
Lorsque je lui ai envoyé les Rime de Cavalcanti, que j’avais traduites en respectant rigoureusement la forme du sonnet, de la ballade et de la chanson, rimes comprises, il m’a écrit avec chaleur : “Vous m’avez convaincu ! ” Et il n’y avait à ses yeux nulle contradiction entre le parti que je défendais sur le papier et ce qu’il avait écrit dans “La communauté des traducteurs” : “Il n’y a de traduction authentiquement poétique que si le contenu de présence qui orientait et portait la parole première a pu bénéficier d’un équivalent dans l’existence la plus intime de qui cherche à la signifier dans une autre langue.”

C’est dans cet esprit qu’il a accueilli, en mai 2016, avec joie, presque avec gourmandise, ma traduction de l’Enfer, remettant seulement à un peu plus tard une lecture approfondie qu’il n’a pu, hélas, mener à bien.
Car il avait été opéré du genou au début de l’année et souffrait énormément, au point qu’il avait décidé de ne plus paraître en public. Il a donc regretté de ne pouvoir venir dialoguer avec moi à l’Institut culturel italien où je devais présenter l’Enfer, comme je l’en sollicitais. Puis, dès les premiers jours du mois de juin, sa fille Mathilde a donné, jour après jour, à tous ses amis des nouvelles de son père ; j’en extrais ce passage très émouvant :

« Je vous écris ce soir car vous avez été nombreux à envoyer des messages d’affection, de grande affection à Yves, ainsi qu’à Lucy, à Dirk et à moi. Je tiens à vous faire savoir que j’ai lu chaque message, même les plus succincts, à Yves à haute voix tout au long de ces dernières semaines. Il a écouté chacun d’entre eux avec grande attention et grande émotion. Il était très touché, ému et même étonné de susciter tant d’affection, tant d’amour. Il m’a dit un soir que c’était “trop beau pour être vrai” et puis que c’était “merveilleux“. Je ne l’ai jamais entendu décrire quelque chose ainsi. »

Ces souvenirs brossent trop brièvement le portrait de l’homme qu’était Yves Bonnefoy derrière le poète, le traducteur, l’essayiste, le professeur au Collège de France et nonobstant la notoriété attachée à son œuvre remarquable : un homme d’une vraie gentilezza, d’une vraie cortesia au sens médiéval de ces deux termes. Il avait la noblesse du cœur qui ignore toute bassesse, toute mesquinerie ; il était d’une authentique attention aux autres, d’une totale générosité ; et j’ajouterai une autre qualité : l’umiltà – chère à Cavalcanti (cotanto d’umiltà donna mi pare) comme à Dante (benignamente d’umiltà vestuta) –, comprise non pas comme un abaissement de soi dans un sentiment d’infériorité mais comme une disposition naturelle à se pencher vers autrui et y reconnaître un égal, ce qui est le propre des grands esprits. En même temps, son regard se posait avec acuité sur le monde avec cette hauteur de vue qui exclut le repli sur soi, la médiocrité, les jugements entachés d’égocentrisme ou de vanité : cette capacité que Dante appelle l’altezza d’ingenio et qu’il partage avec Virgile, son maître en poésie.

Ces dix années de familiarité discrète et de confiance réciproque resteront à jamais gravées en moi et l’olivier de mon jardin qui, tout près d’Ovide le mûrier platane, porte le nom d’Yves Bonnefoy, perpétue sa présence. Je rends souvent visite à son feuillage vert et argenté, à l’élancement harmonieux de ses branches qui frémissent au vent, et je le salue avec affection et gratitude

Danièle ROBERT sur pileface

Approcher L’Arrière-pays

Par Pierre Parlant

« L’ailleurs est partout,
le centre à deux pas peut-être »
Yves Bonnefoy


le livre sur amazon.fr

Parmi les nombreux souvenirs que Bonnefoy convoque dans L’arrière-pays, il en est un dont on saisit vite l’importance tant son récit se veut exact, vivant, développé, empreint surtout des émotions propres à l’enfance, celles de ce temps décisif de l’existence où le désir d’être et celui de connaître sont, sans qu’on sache, aussi fervents qu’indiscernables.
Ce souvenir renvoie à la lecture d’un livre. À vrai dire à « une simple brochure », à un de ces ouvrages destinés à la jeunesse qui allait non seulement passionner Yves Bonnefoy, alors âgé d’une dizaine d’années, mais lui laisser entrevoir un horizon qui s’avèrerait, plus tard, plus que déterminant.
Le roman en question, Dans les sables rouges, raconte les aventures d’un archéologue parti en compagnie d’un petit groupe d’explorateurs à la recherche d’un site ancien situé loin de toute présence humaine. Au cours de l’expédition, nécessairement mouvementée, vont notamment apparaître au héros et à ses camarades, en même temps qu’à l’enfant penché sur le livre, l’ombre furtive d’un très jeune homme puis, une fois une lourde dalle soulevée, des escaliers et galeries menant à une ville antique mystérieusement survivante. Là, une jeune fille, vêtue comme jadis à Rome, invitera instamment le groupe de ces visiteurs à quitter les lieux au plus vite.
Le souvenir de cette lecture est si fort, encore si prégnant, que Bonnefoy fait précéder son récit par ces mots : « Je veux le raconter, en effet, pour l’impression qu’il me fit, qui fut profonde et durable ».
Au moment d’évoquer à mon tour comment j’ai découvert, voici bien des années, L’arrière-pays, il me semble que je peux reprendre à mon compte mot pour mot la formule du poète. Oui, ce livre-là, si beau, si audacieux dans son propos, me fit à moi aussi une impression « profonde et durable ».

* * * *

Le livre à peine ouvert, je me souviens, pour signaler qu’un seuil sera bientôt franchi, mon œil s’arrête. Là, s’enlevant sur la blancheur de la première page, figurent quelques lignes écrites à la main, comme extraites de notes de travail : « J’ai en esprit une phrase de Plotin — à propos de l’Un, me semble-t-il, mais je ne sais plus où ni si je cite correctement : ’’Personne n’y marcherait comme sur terre étrangère’’ ».
Je lis et je relis la phrase. Ce faisant, sans même le réaliser, je me mets à suivre mentalement le geste du poète qui a tracé des signes, déposé dans les mots qui s’enchaînent l’archive d’une pensée. Je lève les yeux. Il y a un grand silence autour et en moi. Yves Bonnefoy vient de laisser entrevoir au lycéen que je suis à l’époque l’existence de ce qu’il nomme L’Arrière-pays.
Austère, intimidante, cette phrase l’est à coup sûr. Sur le moment, cela va de soi, je ne la comprends pas très bien, mais je me doute qu’elle n’a rien d’une banale épigraphe. Où est donc « cette terre étrangère » ? À quoi ressemble-t-elle ? Que peut bien signifier ce recours au conditionnel ? Tout cela m’intrigue d’autant plus que la phrase n’est pas seule. Associé à un détail de l’Adam et Ève chassés du Paradis de Gian Martino Spanzotti, peintre du Cinquecento, chacun de ses mots, tels qu’ils se livrent là, semble m’indiquer d’ores et déjà un horizon et, plus encore — je l’apprendrai plus tard —, marquer un moment décisif de l’œuvre du poète.
Avec L’Arrière-pays, c’est donc bien plus qu’un livre qui s’ouvre. Au fil des pages, je sens confusément qu’une fois lu, cet ouvrage, publié en 1972 dans la collection « Les sentiers de la création » des éditions Skira, va m’offrir l’aperçu le plus efficace et le plus suggestif sur ce qui aura constitué le ’’beau souci’’ d’Yves Bonnefoy, à savoir une méditation à partir de l’énigme que les lieux, depuis l’enfance, ne cessent de nous poser.
De cette énigme, personne ne m’a jamais rien dit. Cela m’étonne, voilà longtemps que je me dis qu’elle nous attend au tournant.
Les jours se suivent. J’ouvre le livre. Je lis, j’écoute, je regarde. Mêlant rêverie et réflexion, exposant les mille et un replis du souvenir et de la pensée qui s’ensuit, chaque page me happe, me donne un élan dont je n’avais pas idée. Jouant avec la profusion des signes et des images, sans que j’y sois préparé, le livre me fait rencontrer les figures d’artistes dont alors j’ignore presque tout : Piero della Francesca, Paolo Uccello, Nicolas Poussin, Degas ou Mondrian. Et d’autres choses encore, qui me semblent si proches et cependant inaccessibles : l’austère façade d’une chapelle en Corse, la masse silencieuse d’un village fortifié géorgien, d’étranges silhouettes, menaçantes pour certaines, quelques détails d’une matière picturale.
Ample, précise, inquiète souvent, la prose du poète agit sur moi de telle sorte que tous les éléments qu’elle convoque s’appellent, se croisent, résonnent et s’interrogent mutuellement, histoire d’attiser autant qu’il est permis la tension qu’elle expose sans jamais transiger. Une tension sans doute irréductible, entre l’ici et le là-bas, entre cette terre où nous sommes, où nos vies se déroulent, et un ailleurs qui parfois se signale, auquel souvent nous aspirons tout en sachant qu’il n’a jamais existé. À tout cela, qu’accompagne un sentiment diffus d’exil, je l’apprendrai également plus tard, le nom et l’œuvre de Plotin sont intimement associés.
M’aura d’emblée frappé, je le dis aujourd’hui, la beauté singulière de ce livre qu’est L’Arrière-pays. Un livre écrit en première personne, d’une exigence aussi rare qu’émouvante, annonciateur en outre de ce que seront les « récits en rêve ». Un livre, enfin, que je n’ai jamais refermé. Yves Bonnefoy y aura mis au jour la puissance étrange et édifiante des lieux, quels qu’ils soient ; lieux du hasard d’être ici, lieux portés par le rêve d’être ailleurs, lieux de la nécessité de demeurer là. Il aura également su montrer que toute cette affaire procède d’abord de ce mouvement propre au désir et aux hantises jusqu’à peut-être s’y réduire, ce qui n’est pas sans entraîner une certaine mélancolie, une tendance en tout cas, sinon une tentation, au-delà desquelles, ainsi qu’il le dira, il nous est toutefois permis de pressentir « l’union de la lucidité et de l’espoir »

Cristal

Par Christian Tarting


A la librairie le Bleuet de Banon, avec les écrivains Christian Tarting, Pierre Parlant et Danièle Robert reçus par le libraire Marc Gaucherand et son équipe.

Comme beaucoup – comme je crois tous ceux de ma génération qui sont allés vers ses textes – j’ai commencé par Douve. Pour des raisons croisées : notoriété de l’œuvre d’abord ; raison financière aussi, Du mouvement et de l’immobilité de Douve étant alors son seul ouvrage disponible au format de poche. Mais encore : pour la force du titre, sa puissance captatrice, presque vénéneuse, un mystère gardé. Et puis, prosaïquement : pour la frise de photogrammes colorisés barrant horizontalement les première et quatrième de couverture du livre, si belle maquette warholienne de Massin offerte à la collection “Poésie/Gallimard” dont Douve constituait le cinquante-deuxième volume.

Je dois dire que la photographie du poète, un trois-quarts au regard intense, appelant, visage presque émacié, n’a pas non plus été pour rien dans la volonté d’acquérir ce livre de poche-là. (A-t-on parlé de sa beauté ?) Plus tard je saurai, grâce au “Poètes d’aujourd’hui” publié par John E. Jackson chez Seghers en 1976 – sauf erreur de ma part le tout premier livre sur Yves Bonnefoy à paraître en langue française –, que cette vignette utilisée-mise en scène par Massin est le détail d’une photo prise à Paris (à l’hôtel Notre-Dame, quai Saint-Michel) au temps de l’écriture de Douve. Non recadrée elle laisse voir sur sa droite, tout près d’un grand miroir et posée sur un papier peint à fleurs, une petite bibliothèque de livres recouverts de papier cristal.

Le papier cristal revêt mon exemplaire de Du mouvement et de l’immobilité de Douve depuis son acquisition en 1970.

Je sais bien ce que cette mention peut avoir d’incongru, voire de ridicule s’agissant d’une publication de poche, et même pour l’originale de cette édition collective (puisqu’à Douve en elle sont associés Anti-Platon, Hier régnant désert mais aussi “Les tombeaux de Ravenne”, “L’acte et le lieu de la poésie” et ce petit grand texte qu’est pour moi le “Dévotion” de 1959). Et même s’il s’agit en l’occurrence d’un “poche” bien particulier (un couché mat 120 g comme papier intérieur : l’édition industrielle était loin de nous offrir ça tous les jours, à l’époque – et elle a parfaitement cessé de nous l’offrir, ça). Mais le livre fait pour moi partie, hors toute valeur marchande, du plus précieux de ma bibliothèque. Dans le beau désordre, dans le grand mouvement stochastique qui donne vie à nos rayonnages et dont la circulation parfois (euphémisme) nous échappe (mais où est passé Grammaire de la multitude ?), le n° 52 de la collection “Poésie/Gallimard” n’a jamais fait défaut à mon attention et mon affection : il est, il a toujours été derrière moi, tout derrière moi au sein du carré essentiel.

Inutile de dire que je n’ai pas compté les relectures, durant ces cinquante ans et plus de présence : ce livre est le présent qui s’accumule. Inutile de dire quoi que ce soit de cela sinon que la lecture s’est tant associée à la lecture, tant additionnée à elle-même que des pages entières me reviennent à sa simple évocation – des pages entières et sans doute, oui, tout le recueil. (Nous, ce nous d’un nombre restreint – ce serait aujourd’hui tristement sûr – vivons tous ça vraisemblablement livre à livre pour ceux qui comptent, pour ces pages de cochonnerie, comme disait Artaud ; n’est-ce pas ce qu’il nous reste ?)

Mais, ce “Poésie/Gallimard” en affection protégé, et bien que j’aie fait depuis l’acquisition de l’édition originale de Douve, elle rangée naturellement parmi les livres de Bonnefoy : il est noyau, ferment du carré essentiel. Tout à côté de L’arbre le temps, d’État [1], principalement ; mais je compte aussi avec eux Le Renversement, L’Ablatif absolu, Extraits du corps – et Décimale blanche bien sûr ; et puis Couleurs pliées, et, considérablement, Dehors. (Plus tard, il y aura Festivités d’hiver [i].)

Alors, inférerait une lecture rapide de ce catalogue pas très léporellien : pourquoi là Bonnefoy, pourquoi Douve ? Quelle est la manière du rêve dans ces conjonctions, n’y aurait-il pas là une bizarrerie, Bonnefoy apparaissant si peu moderne aux yeux de ceux qui ont une pensée du Moderne à laquelle, dans mon travail propre, je serais censé répondre ? Trahison, confusion ?

Toute question porte toujours la marque, étymologiquement, de son idiotie – ce qui veut bien dire qu’il faut lui répondre : on ne peut s’en défaire, s’y dérober. Je ne dirai pas que les trois premiers livres que j’évoque sont écrits-pensés comme une fille enlève sa robe (encore que, pour deux de leurs auteurs, le lien à Bataille fût prégnant) mais qu’ils sont, en des valeurs point si différentes, livres de la dénudation. Profondément. De l’épuisement, l’un et l’autre portant le désir de “trouer la muraille des morts [2]”. Au-delà de toute question formelle puisque, d’eux, Douve pourrait sembler le plus rétif aux considérations de cet ordre, le plus naturellement héritant… (Mais sans doute : oui sans aucun doute faudrait-il ne pas être trop rapide en l’occurrence.) Au-delà de l’affaire des positions, sinon des générations.

Une violence se joue dans cet au-delà précis, un dur engagement que je pourrais nommer croyance. Un engagement presque mortel – une affirmation de vie mortelle – dans le fait même d’écrire.

Douve, reçu en pleine face au vrai cœur de mon adolescence, elle bien désordonnée – ou plutôt d’emballement : bien emportée, accélérée par les moments multiples de la musique (toujours là, et dans ses propres moments multiples), de la politique (là plus que jamais), de la philosophie qui commençait de s’exciter un peu dans tout ça et reste là pour toujours, et puis d’abord de la poésie, elle entendue, folle marque et puis décision de l’écoute… non : folle certitude, à partir de L’Ombilic des limbes comme mon chant –, Douve m’a dit, m’a offert le plus important. Tout juste après Baudelaire, il nostro assoluto miglior fabbro, le sentiment, définitif : définitif et heuristique, du vers. Sa frappe parfaite et pourtant : ce vers qui à l’occasion de parole se fait insinuant, fuyant parfois, qui prend Jouve et l’aggrave dans sa complexité, vers de la conscience, de la vie donnée dans la mort d’écrire ; vers de conscience non pas malheureuse mais séditieuse, rongeuse peut-être, altérée, altérante, érodante et donnant la voix. Une voix. (L’épigraphe du recueil disait, de facto, l’essentiel.) Une voix : la pensée dans le vers.

Yves Bonnefoy se sera situé là : dans une logique – une veritable logique : soit une poétique à décider, à mettre en mouvement, en action, à donner sans réserve comme acte (précisément) et lieu (précisément) – et une puissante affirmation, une sévère et sensuelle puissance de l’énoncé (“Le froid saignait sur tes lèvres [3]” – image comme dantesque : la brûlure du froid). Mercurielle. Insidieusement assurée. (Il nous faudrait évidemment pointer cette fausse tranquillité, insister sur ce faux équilibre du vers d’Yves Bonnefoy ; au fond déclarer cette duplicité du mètre, retissé par la voix : Une voix, Une autre voix, Douve parle, Une voix, Une voix, Voix basses et Phénix… Là, d’évidence, apex de l’œuvre, “Douve parle [4]…) Revenons à cette rage indéclarée mais décisive : Yves Bonnefoy, dès ses trente ans au bas mot, s’est accordé à l’implosion d’écrire. Au dynamitage discret – comme on pourrait parler de séries discrètes – des formes.

De toujours en fait, oui.

Je le lis de toujours dans cette question, cette prégnance-là : Douve et Pierre écrite, et Dans le leurre du seuil, que je tiens pour le sommet de son œuvre proprement poétique.

Livres vis-à-vis desquels j’aurai contracté l’immense dette de la lecture ; et de la formation. De même qu’ils ont vis-à-vis de moi – s’il m’est permis de l’écrire – celle d’une existence perpétuelle : ils ne sont pas de ma lecture, ils sont dans ma lecture, lecture première et continûment multipliée (nous n’en aurons jamais fini) et constituée par leur présence, leur manière physique. Leur tactilité. Par la voie intime qui les a protégés, les protège – mon souci. Par la réciprocité dans la protection… (Un livre qui n’est pas un protecteur, un protecteur-inquiéteur, n’est : rien [5].)

Je me dis alors, et c’est malheureusement la mort d’Yves Bonnefoy qui me l’a fait dire – me dire – cela, revenant aux moments ajointés de livres qui, fil à fil, ont dû rêver ma lecture et, je le sais, l’ont fabriquée comme rêve de rêve mais aussi, dans la chaîne, la marche infinie du théâtre mental, son endurance, comme puissance d’agir, je me dis que le carré des livres de l’action restreinte-nette, d’un actionnisme du dedans, cristal l’un l’autre, celui qui me regarde écrire, est là, électivement, pour apaiser du regard ma mort : il m’a transformé, m’aime. Marque d’amour il me verra mourir. Douve, même morte, sera là

Christian TARTING

Yves Bonnefoy : L’imperfection est la cime

Par Antonio Prete


Yves Bonnefoy © Lucy Vines

C’est le dernier vers d’un poème extrait du recueil « Hier régnant désert » (1958) dans la section “Le visage mortel”. Un vers qui, mis en exergue comme sur une stèle, épigraphique et à la fois exhortatif, conclut sur ce que représente le travail artistique pris comme figure de l’existence humaine même, de ses recherches et interrogations :

Il y avait qu’il fallait détruire et détruire,
Il y avait que le salut n’est qu’à ce prix.

Ruiner la face nue qui monte dans le marbre,
Marteler toute forme toute beauté.

Aimer la perfection parce qu’elle est le seuil,
Mais la nier sitôt connue, l’oublier morte,

L’imperfection est la cime.

Le mouvement d’ouverture, qui montre le temps d’un événement d’avant le temps présent – animé, pour cette raison, du souffle de la narration -, s’arrête pour se livrer soudain à une sorte de fixité sentencieuse : « le salut n’est qu’à ce prix ». Le geste de détruire, opposé seulement en apparence à la technique de « l’enlever » de Michelange, est effacement de ce qui apparaît comme déjà accompli ou comme image satisfaite d’un accomplissement possible. Et il est, ce geste, souci de surprendre toute forme qui se présente comme déjà définie, lumineuse dans sa définition : il s’agit de se méfier de tout mouvement qui révèle comme reconnaissable un visage, le visage de la beauté. Là est la vigilance propre à l’art : ce n’est que là où il y a suspension du point d’abordage qu’il y a ouverture de l’horizon, et par conséquent mouvement inventif vers cet horizon inaccessible. Le défi, donc, c’est aimer, oui, la beauté, la réverbération de perfection qui se manifeste en elle, mais sans tomber dans l’illusion que la beauté soit une forme enfermée en elle-même et non l’ouverture, au contraire, vers une infinité de formes possibles, l’ouverture vers une vérité qui toujours se dérobe au-delà de son apparition. Du reste, au-delà, cet « au-delà du possible, au-delà du connu », était pour un poète comme Baudelaire le véritable horizon de la poésie. « Aimer la perfection », certes, mais d’un amour qui reconnaît l’éloignement inaccessible de celle-ci : justement parce que dans le mouvement engendré par son absence, dans le désir grand ouvert de son impossible identification avec le réel, avec l’ici et maintenant, l’art prend son souffle. La perfection, ainsi comprise, n’est que le seuil d’où on avance vers ce manque, vers cette privation, en somme vers cet état d’« imperfection » qui est la véritable condition de l’art et de la vie.

Ces quelques notes, du fait de leur propos explicatif, nous éloignent de ce qui compte le plus dans la poésie de Bonnefoy : la tessiture musicale jointe à une pensée méditative, le mouvement rythmique qui fait corps avec l’image, avec son déploiement, le dire poétique qui, tout en entrouvrant le visible avec ses lueurs et ses objets et ses paysages, révèle le théâtre d’un ressenti interrogateur visité de perceptions secrètes, ombreuses, de clignotements qui s’avancent depuis la frontière entre le rêve et la parole, entre les fantasmes du souvenir et le son mélodieux de la langue.

Si je choisis ce vers de Bonnefoy et non d’autres plus aptes à restituer l’image d’une poétique, c’est parce que ce vers pourrait introduire le lecteur dans l’intimité d’un poète qui a constamment, et de multiples façons, fait de la poésie le centre à partir duquel les langages de l’art figuratif s’animaient et devenaient, chacun selon son propre mode de représentation du monde, présence rayonnante. Bonnefoy, que ce soit devant des peintres comme Poussin ou Goya, des contemporains comme Giacometti, ou bien devant l’expérience, pour lui décisive, de la rencontre avec Piero della Francesca, ou de la lecture de Morandi, a évolué avec la même disposition qui le poussait à surprendre chez des poètes aimés et traduits par lui – de Shakespeare à Keats, de Pétrarque à Leopardi – le rapport entre l’ici et l’ailleurs, entre la mesure et l’outre-mesure, entre l’ombre et la lumière, entre la finitude et le désir d’altérité qui est dans la forme. Et ceci dès ses premiers écrits, où ce qui était dû au dialogue juvénile avec les surréalistes se transformait rapidement en une attitude propre à cueillir les éclairs de la présence, la douceur corporelle d’un visible qui se libère de l’abstraction et s’offre dans sa proximité terrestre, physique, au regard. Dans ce visible, parallèlement, se manifeste son pacte avec ce qui outrepasse le paysage qui le contient, cet arrière-pays qui tremble dans la lumière de chaque apparition. C’est ce mouvement que Bonnefoy appelait « délivrance du visible » : une libération qui porte la chose dans la parole, préservant le plus possible le tremblement d’une présence à la fois réelle et fantasmatique, proche et voisine d’un ailleurs indéchiffré. Ce travail de l’artiste qui délivre la chose, et la parole même qui la dit, par sa poussière, par son opacité, se développe dans le cadre intérieur d’une conscience : la finitude est l’horizon même de l’apparition. Dans la poésie de Bonnefoy ce qui apparaît, que ce soit un arbre, un fleuve, une barque, un jardin, une route de l’enfance, prend forme en quelque sorte en venant du fond du silence : les vers suivent, dans un andamento qui a souvent l’allure d’un adagio musical, cette douce accession à la présence et le lecteur sent que, dans cette apparition, pourrait se révéler une appartenance plus profonde et énigmatique. Comme si l’arbre et le vent devenaient destin. Même sa prose participe de ces mouvements et fait preuve en particulier d’une familiarité avec le rêve et le souvenir.

« Ecrire des poèmes »

A ses parents, le petit Bonnefoy explique qu’il veut savoir lire pour « écrire des poèmes ». Vers 7 ou 8 ans, il manifeste déjà une vive curiosité pour la littérature. Sur la page d’un livre offert par sa tante, on peut lire cette dédicace éclairante : « A mon filleul et neveu, futur poète. » C’est lorsqu’il est boursier au lycée Descartes à Tours, en juillet 1940, que sa vocation littéraire se précise : conseillé par son professeur de philosophie, il découvre une Petite anthologie du surréalisme, du poète et cinéaste Georges Hugnet. Enchantements. « Je découvris là, d’un seul coup, les poèmes de Breton, de Péret, d’Eluard, les superbes masses verbales de Tzara aux temps dadaïstes (…), Giacometti, les collages de Max Ernst, Tanguy, les premiers Miro : tout un monde », raconte-t-il dans ses Entretiens sur la poésie (Mercure de France, 1990).

Note pileface d’après Le Monde du 24/09/2014

Bonnefoy est revenu plusieurs fois sur ceux que René Char définissait comme « les grands astreignants », c’est-à-dire ceux qui ouvrent la voie, et principalement Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé.

La conversation avec chacun de ces poètes a comporté des haltes, des reprises, des interrogations, appuyées par des pages critiques qui sont aussi, chaque fois, méditations sur la poésie, sur sa langue, sur sa présence dans un monde qui ne manifeste nul besoin de poésie. Mais c’est surtout, à mon avis, la leçon du Baudelaire analogiste qu’il a fait sienne : non la distinction entre les arts, ni la superposition ou contamination, mais la disposition à saisir les réverbérations d’un langage sur l’autre, les correspondances, les dialogues. Outre l’étude de la poésie et des arts – y compris la photographie sur laquelle il a écrit de très belles pages, la lisant en relation avec la poésie, Bonnefoy - de formation à la fois mathématique et philosophique, elève de Bachelard et Hyppolite - a étendu ses recherches et écritures à d’autres formes de savoir. Ce qui a revécu en lui, d’une certaine façon, comme cela s’était déjà passé avec Paul Valéry, c’est le modèle de l’homme italien de la Renaissance. Le culte de la forme joint à la passion pour les sciences.

L’écriture poétique de Bonnefoy – de Du Mouvement et de l’immobilité de Douve (1953) aux Planches courbes (2001), de Pierre écrite (1965) à La Longue chaîne de l’ancre (2008) – s’est toujours accompagnée de l’écriture de la prose : de Un Rêve fait à Mantoue (1967) à L’Arrière-pays (1972), de Récits en rêve (1987) à Pensée d’étoffe ou d’argile (2010). Et poésie et prose ont toujours été accompagnées de l’écriture d’essais.

Qu’il s’agisse d’un poète ou d’un artiste, du langage de la poésie ou du dessin, de la photographie ou de la traduction, les variations et interrogations de Bonnefoy vont toujours vers le lecteur avec des tonalités à la fois méditatives et affabulatrices. Écrire veut dire participer, avec le lecteur, au grand banquet organisé par le savoir

traduit de l’italien par Danièle Robert

VOIR AUSSI

Danièle Robert & Antonio Prete : A l’ombre de l’autre langue. Pour un art de la traduction


Chronologie

• 24  juin 1923 Naissance à Tours
• 1945-1946 Fréquente les milieux surréalistes. Visites à André Breton à son retour d’Amérique
• 1947 Peu avant l’Exposition internationale du surréalisme, rupture avec André Breton
• 1950 Publication des premiers poèmes de «  Du mouvement et de l’immobilité de Douve  »
• 1959 «  L’Improbable  », recueil d’essais sur l’art et la poésie
• 1970 «  Rome, 1630  : l’horizon du premier baroque  ». A l’automne, enseignement à l’université de Genève (en remplacement de Jean Rousset)
• 1981 Election au Collège de France (chaire d’études comparées de la fonction poétique)
• 1990 «  Entretiens sur la poésie (1972-1990)  »
• 2016 : Publication de « L’Echarpe rouge »
• 1er juillet 2016 Mort à Paris
Crédit : www.lemonde.fr

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le livre sur amazon.fr (1808 pages)

Ses Œuvres poétiques ont été publiées en « Pléiade », en avril 2023.

Rares sont les auteurs qui participent à la conception du volume de « La Pléiade » qui leur est consacré. Ce fut le cas d’Yves Bonnefoy (1923-2016), dont les Œuvres poétiques ont été publiées, pour le centenaire de sa naissance, dans la prestigieuse collection de Gallimard.

oOo

[1Que je lis aussi pour ma part, en débord du lien à Décimale blanche, en résonance, en pure continuité de Douve – pas uniquement pour la tension dramaturgique du vers (« Comme si dans la lumière / expérience / elle déplace en quelque sorte la menace » ; « Non la musique nous concerne / avenue elle offre/de sa poitrine à la taille/ceinte. »). Familiarité sans mimétisme : une communauté. On sait le rôle qu’a joué Bonnefoy dans la publication d’État par le Mercure de France en 1971. Et le vif attachement des deux poètes à Shakespeare.

[iL’arbre le temps, Roger Giroux ; État, Anne-Marie Albiach ; Le Renversement, Claude Royet-Journoud ; L’Ablatif absolu, Michel Couturier ; Extraits du corps, Bernard Noël ; Décimale blanche, Jean Daive ; Couleurs pliées, Jean Pierre Faye ; Dehors, Jacques Dupin ; Festivités d’hiver, Guennadi Aïgui.)

[2Yves Bonnefoy, Du mouvement et de l’immobilité de Douve [1953], Paris, Poésie/Gallimard, 1970, n° 52, p. 123. (Je ne peux que citer dans cette édition.) Ainsi s’achève le livre – et sur un point d’interrogation.

[3Ibid., p. 45.

[4Ibid., pp. 81-97.

[5Il faut retrouver ce texte que Bonnefoy a fait paraître voici trente-cinq ans dans un champ qui ne lui était pas très familier, celui des revues de psychanalyse : « Lever les yeux de son livre », Nouvelle revue de psychanalyse (Paris), n° 37 (“La lecture”), printemps 1988, pp. 9-20. De toutes ces publications, la NRP de Pontalis était la plus littéraire, la plus élégante, la plus intelligente et inventive. Elle nous manque.

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