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Casanova l’admirable

D 31 octobre 2011     A par Albert Gauvin - C 3 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


En 1998, on ne parlait que de l’affaire Monica Lewinski, aujourd’hui, on ne parle que Dominique Strauss-Kahn... pour, parfois, le comparer à Casanova. La revue Transfuge consacre, dans son numéro de novembre 2011, un dossier à Casanova, l’avenir de l’homme ? et met les choses au point. Sollers, bien entendu, intervient dans un entretien au titre éloquent : « Le plus scandaleux chez Casanova, c’est son apologie de l’inceste ». Occasion de rappeler ce qu’il a dit, depuis plus de vingt ans, sur le Vénitien qui, rappelons-le, a écrit ses Mémoires en français.


Casanova l’admirable, France 2, 9 octobre 1998.
Avec Philippe Sollers, Jean-Marie Rouart, Virginie Despentes, Marie Nimier, Michel Houellebecq.

Bouillon de culture, durée : 17’32 (extrait). Archives A.G.
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SOMMAIRE :

Philippe Sollers, La science de Casanova
Philippe Sollers, Casanova d’un seul bloc
Casanova l’admirable. Entretien du 8 octobre 1998
Casanova l’admirable. Entretien du 12 octobre 1998
A PROPOS DU LIVRE
Séphane Zagdanski, Casanova vénitien
Jean-Didier Vincent, Le bal masqué de Philippe Sollers
La critique de Michel Crépu
Gilles Anquetil, Casanova, homme d’avenir
Françoise Giroud : Admirable, Casanova ?
La réponse de Ph. Sollers, Vive Casanova !
VOIR AUSSI : Le prince de Ligne et Casanova
et Le triomphe de Casanova (nombreuses archives vidéos).
1ère mise en ligne le 4 juin 2008
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Un temps fou

« A quoi bon des libertins en temps de détresse ? Ils sont comme les poètes disparus, dont on ne sait pas s’il en reste un seul portant le feu dionysiaque dans la nuit sacrée. Mais soyons sérieux : la question est désormais résolument clandestine, ou rien. On peut à la rigueur, pour avoir la paix, laisser croire qu’on est paillard, obsédé, pervers : telle est la demande sociale. Fermons plutôt les volets et les portes, revenons à l’art de la composition.

Le siècle des lumières, c’est à la fois Bach, Mozart, Sade, Casa. Ces gens ont un TEMPS FOU, une durée à n’en plus finir. Ils se répètent, ils fuguent, ils varient, ils accumulent, ils sautent, ils sont dans ce que Heidegger, dans une magnifique formule, appelle « l’inépuisable au-delà de tout effort ». Comme les fleuves, comme la nature, à l’instant. Ils jettent l’argent ou le génie par les fenêtres, le « fluide corporel » aussi. A-t-on vu le Verbe se fatiguer ? Les humains oui, eux jamais. Rien de moins regardant, ruminant, économe. On a l’impression qu’au moins quinze siècles antérieurs ont soudain voulu s’épancher. On assiste à un orgasme de Temps, qui se manifeste logiquement par le triomphe de l’individuation, le rayonnement d’une intense minorité plurielle.

Nietzsche a vu cela dans la fête française de l’époque : un splendide lever de soleil POUR RIEN, le retour et même le dépassement du miracle grec. »

Philippe Sollers, Casanova l’admirable, p 158-159.

*

Venise, Calle Malipiero (photo A.G., 19 juin 2011) [1]. Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.


La science de Casanova

A l’occasion de la publication de Casanova, la contagion du plaisir de Jean-Didier Vincent en 1990.

Il n’y a sans doute pas d’inscription funéraire plus tristement scandaleuse que celle que l’on peut lire en Bohême : Jakob Casanova, Venedig-Dux, 1725-1798. Jakob, c’est bien entendu Giacomo, et Venedig, Venise. L’Italie en exil allemand, quel programme de dissuasion ! Quant aux Mémoires, le récit le plus libre qu’on ait jamais écrit, en français, d’une vie libre, nous n’avons eu le droit de les lire dans leur version originale non " arrangée " qu’en... 1962. S’il fallait une preuve décisive de la chape de plomb qui a recouvert l’Europe pendant deux siècles, ces deux exemples suffiraient. Un corps et son langage pris en otages et mis au placard de la pruderie prussienne : film accablant.

Mais quel est ce rayon de lumière, tout à coup ? Cette réhabilitation passionnée ? Cette résurrection insolente ? Un bref essai d’un savant biologiste et neuro-physiologiste consacré à Casanova. On avait déjà lu, de Jean-Didier Vincent, Biologie des passions et c’était comme si, de nouveau, la science se réoccupait du corps vivant dans sa fluidité rythmique. Mais de là à imaginer une compromission aussi courageuse avec l’emblème de l’inconséquence voulue de l’existence, il y avait un abime. Le voici allègrement franchi.

Ce qui prouve :

1. Que la vie aventureuse est plus en sécurité dans l’amitié des musiciens, des joueurs, des savants déniaisés et des femmes, qu’en compagnie des philosophes, des politiciens, des marchands ou des religieux. Evident ? Sans doute. Mais le musicien, ici, s’appelle Mozart, à Prague en 1787, et l’ombre de Casanova derrière Don Giovanni est quand même un événement supérieur à deux guerres mondiales et à leurs charniers massifs.

2. La vie aventureuse est une autostimulation continue, une automédication spontanée. Les " véroles " de Casanova, et la façon dont il s’en tire, démontrent une technique du plaisir comme contagion s’opposant à la mort épidémique ambiante. Casanova est une anti-maladie en acte.
Voyons : " Qui a décidé de vivre selon ses désirs devient insaisissable. " Ou bien : " La jouissance est l’absolu préservatif contre l’angoisse, les états morbides et l’agonie précoce. " Ou encore : " La véritable science à créer est celle de la jouissance de soi hic, nunc et semper. " De qui est-ce ? De Casanova ? De Stendhal ? Non, de <font Vaneigem, aujourd’hui même, dans son Adresse aux vivants censurée comme par hasard presque partout. Le soleil sensible est toujours nouveau, l’obscurantisme qui s’en offusque, aussi.

3. Le vrai problème scientifique n’est d’ailleurs ni l’angoisse, ni la culpabilité, ni les épidémies, ni la dépression, ni la mort, mais l’ennui. Thèse admirable. Merci à Jean-Didier Vincent, commentant Casanova, d’écrire que l’ennui est " la pire des choses, c’est un état insupportable et il n’est crime plus impardonnable que d’ennuyer son prochain ". Il est très révélateur que les physiologistes et les psychiatres n’aient rien à dire de l’ennui. Casanova, cette fois : " Enfermé dans la sphère unique du plaisir, j’ai envoyé à l’enfer la tristesse et le besoin. " Ou, plus clair : " Jouir et laisser jouir, telle a toujours été ma devise. "
Ici, mines crispées de ceux que Vincent appelle les " moralistes encombrés de leur propre sexualité ". La liste des insulteurs permanents de Casanova est très édifiante, de Maranon à Fellini (lequel " poursuit également Venise de sa hargne, comme si elle symbolisait la femme gluante et bouffie, compagne de copulation du surmâle exécré " ). Test infaillible : sentez-vous la mort à Venise ? Oui ? Non ? Si c’est non, prudence : votre tribunal est prêt.

4. Don Giovanni, Casanova, sont-ils donc des surhommes, des surmâles ? " Non ", dit Vincent, simplement des " surdoués du plaisir ". Une seule ennemie : la mort. " O mort, cruelle loi de la nature que la raison doit réprouver car elle n’est faite que pour la détruire. " Réprouvez-vous violemment la mort ? Oui ? Non ? Si c’est non, prudence redoublée, c’est comme si vous étiez coupable d’athéisme. " Le parti de la mort a le plus grand respect pour le malheur " (encore Vaneigem). Le parti du vivant, lui, non-violent par définition, est seulement conforme aux possibilités nerveuses.

5. Le sexe est réputé être un continent noir, on se demande pourquoi, et Casanova, face à lui, est bien l’incontinent lumineux. C’est un être de sécrétions (sang, sperme, larmes, odeurs), la sécrétion des sécrétions étant d’ailleurs la parole. La vie aventureuse est un théâtre mercuriel d’action, de mémoire et surtout de conversation. " Stendhal, adepte forcené de la conversation, appartient encore aux dix-huitième siècle. Au dix-neuvième, on parle tout seul. Au vingtième, on ne converse plus, on communique. " La répétition casanovienne (le catalogue) n’a rien d’une compulsion : c’est une série de conversations animées et brillantes. Trompeuses ? Peut-être, mais Casanova est sans doute le premier à établir avec rigueur que la tromperie est la substance nécessaire du plaisir.

6. " J’ai vécu en philosophe, je meurs en chrétien. " Voilà qui est mieux que le contraire. Philosophe : spécialiste du boudoir concret. Chrétien : vénitien. Le reste, au fond, peut être abandonné à la maladie mortelle de la haine.

Le chanceux éditeur de ce livre étincelant et gai — le contraire, en somme, du gros, kitsch et ennuyeux Eco, — nous apprend que l’auteur est bordelais. Dont acte.

Ph. Sollers, Le Monde du du 16.03.90.

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Cinq ans avant la publication de Casanova l’admirable, Philippe Sollers avait consacré un autre article à Casanova. C’était en 1993 à l’occasion de la publication dans la collection Bouquins de Histoire de ma vie dans une version enfin non "expurgée".

Casanova d’un seul bloc

Histoire de ma vie {JPEG}

Enfin ! Enfin une édition en un seul volume des Mémoires de Casanova, l’équivalent d’A la recherche du temps perdu, huit millions de signes, et quels signes ! Enfin un seul bloc de féerie qui méritait d’être aménagé, soit, mais pas censuré ! L’affaire est complexe, mais finalement assez simple. Casanova (mort en 1798) écrivait un français souvent maladroit. Le manuscrit se retrouve en Allemagne, il est d’abord traduit en allemand. Puis, en 1826, publication en " bon français ", mais avec atténuations, voilages, additions intempestives. Le manuscrit original, lui, attend 1960 (!) pour être connu. D’où, maintenant, nécessité d’adopter un principe unique d’édition : lisibilité de la mise au point grammaticale, et intercalation entre crochets, dans le récit, des points de censure. Voilà qui est fait, et bien fait. Le résultat est proprement fabuleux.

Jean Laforgue, le professeur français qui a " mis en forme les " Mémoires ou l’Histoire de ma vie , est un excellent exemple de goût scrupuleux et de refoulement laïque. C’est tout le dix-neuvième siècle qui s’exprime à travers lui et qui vient ainsi, fasciné, sérieux, s’allonger avec ferveur sur le divan de Casanova. Laforgue connaît bien sa langue, mais il ne faudrait pas que, en se dévoilant beaucoup grâce à un autre, elle en dise trop. Voici sa première intervention : " Quant aux femmes, j’ai toujours trouvé suave l’odeur de celles que j’ai aimées. " Casanova, pourtant, a écrit : " J’ai toujours trouvé que celle que j’aimais sentait bon, et plus sa transpiration était forte, plus elle me semblait suave. " Cette répression de la transpiration est tout un programme.

De même, pour la nourriture. Casanova ne cache pas ce qu’il appelle ses " gros goûts " : gibier, rougets, foie d’anguille, crabes, huîtres, fromages décomposés, le tout arrosé de champagne, de bourgogne, de graves. Laforgue préférera le plus souvent parler de " soupers délicieux ". Casanova se décrit-il en mouvement, pieds nus, la nuit, pour ne pas faire de bruit ? Laforgue, immédiatement, prend froid, et met à son héros des " pantoufles légères ".

Nous assistons ainsi, par petites touches, ou parfois par paragraphes entiers, à l’habillage supportable du corps qui hante les imaginations coupables et déprimées depuis la disparition du dix-huitème siècle. Le corps trop cru, trop présent, trop en relief, voilà le danger. L’aventure d’un corps singulier, non collectivisable, ses gestes, ses initiatives, ses postures déclenchent une inquiétude permanente (Baudelaire et Flaubert en ont su quelque chose, sans parler des péripéties souterraines du texte de Sade).

Certes, Laforgue est globalement honnête : il sait qu’il participe à un explosif littéraire (succès garanti), il aime son modèle, il l’admire. Mais il ne peut s’empêcher d’intervenir, et c’est cela qui est pour nous si passionnant. Car Laforgue est un bien-pensant toujours actuel. Le mot " jésuite ", par exemple, le fait frémir, il en rajoute dans le sarcasme, là où Casanova se contente de l’ironie. Le souvenir de la monarchie est une blessure ouverte. Comment concilier le fait que Casanova est ouvertement hostile à la Terreur, et regrette, après tout, l’Ancien Régime, avec ses aventures subversives qui, donc, devraient aller dans le bon sens, celui de l’histoire ?

On laissera passer l’apologie de Louis XV (" Louis XV avait la plus belle tête qu’il soit possible de voir, et il la portait avec autant de grâce que de majesté "), mais on supprimera la diatribe contre le peuple français qui a massacré sa noblesse, ce peuple qui, comme l’a dit Voltaire, est " le plus abominable de tous " et qui ressemble à un " caméléon qui prend toutes les couleurs et est susceptible de tout ce qu’un chef peut lui faire faire en bon ou en mauvais ". Les odeurs, la nourriture, les opinions politiques : cela se surveille. Si Casanova écrit " le bas peuple de Paris ", on lui fera dire " le bon peuple ".

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Mémoires (édition de 1833)

Mais ce sont évidemment les précisions de désir sexuel qui sont les plus épineuses. A propos d’une femme qui vient de tomber, Laforgue écrit que Casanova " répare d’une main chaste le désordre que la chute avait occasionné à sa toilette ". Qu’en termes galants ces choses-là sont dites. Casanova, lui, est allé " baisser vite ses jupes qui avaient étalé à ma vue toutes ses merveilles secrètes ". Pas de main chaste, on le voit, mais un prompt regard.

Laforgue " craint le mariage comme le feu ". Est-ce pour ne pas choquer Mme Laforgue qu’il ne reproduit pas la phrase de Casanova : " Je crains le mariage plus que la mort " ? Plus abruptement, il ne faut pas montrer deux des principales héroïnes des Mémoires, M. M. et C. C. (les deux amies de l’une des périodes les plus heureuses de la vie de Casanova, dans son casino de Venise), dans une séquence comme celle-ci : " Elles commencèrent leurs travaux avec une fureur pareille à celle de deux tigresses qui paraissaient vouloir se dévorer. " En tout cas, pas question d’imprimer ceci : " Nous nous sommes trouvés tous les trois du même sexe dans tous les trios que nous exécutâmes. " Après une orgie, il paraît naturel à Laforgue de faire ressentir à Casanova du " dégoût ". Rien de tel.

Si Casanova écrit : " Sûr d’une pleine jouissance à la fin du jour, je me livrai à toute ma gaieté naturelle ", Laforgue corrige : " Sûr d’être heureux... " Une femme, pour Laforgue, ne saurait être représentée couchée sur le dos en train de se " manuéliser ". Non : elle sera " dans l’acte de se faire illusion ". Voilà, en effet, comment une main reste chaste. De même, on dira " onanisme " là où Casanova emploie ce mot merveilleux : " manustupration ". On évitera des notations sur " le féroce viscère qui (...) donne des convulsions à celle-ci, fait devenir folle celle-là, fait devenir l’autre dévote ".

Casanova aime les femmes : il les décrit comme il les aime. Laforgue les respecte : c’est un féministe qui les craint. Pas question non plus que Casanova parle de taches suspectes sur sa culotte ; on lui nettoie ça. En revanche, on le dotera, de temps en temps, de formules morales. La correction en arrive parfois au ravissement. M. M. (" Cette femme religieuse, esprit fort, libertine et joueuse, admirable en tout ce qu’elle faisait ") envoie une lettre d’amour à son Casanova. Version Laforgue : " Je lance mille baisers qui se perdent dans l’air. " Casanova (et c’est tellement plus beau) : " Je baise l’air, croyant que tu y es. "

D’où vient, cependant, l’enchantement constant à lire, même dans la version Laforgue (même, ou plutôt grâce à, puisque c’est la meilleure version malgré tout), les Mémoires, ces Mille et Une Nuits d’Occident ? C’est qu’il s’agit simplement d’un des plus beaux romans de tous les temps, racontant une performance alchimique dont chacun rêve mais que peu atteignent : faire de sa vie un roman. Si les romans servent à imaginer les vies qu’on n’a pas eues, Casanova, lui, peut affirmer tranquillement : " Ma vie est ma matière, ma matière est ma vie. " Et quelle matière ! " En me rappelant les plaisirs que j’ai eus, je les renouvelle, j’en jouis une seconde fois, et je ris des peines que j’ai endurées et que je ne sens plus. Membre de l’univers, je parle à l’air, et je me figure rendre compte de ma gestion, comme un maître d’hôtel le rend à son maître avant de disparaître. " (Notez que Casanova ne dit pas que le maître doit disparaître.) Il s’est organisé une fête de tous les instants, rien ne l’empêche, rien ne le contraint, ses maladies mêmes et ses fiascos l’intéressent ou l’amusent ; et toujours, partout, à l’improviste, des femmes sont là pour rentrer dans son tourbillon magnétique.

Comme par hasard, ce sont souvent des soeurs, des amies, quand cela ne va pas jusqu’à la mère et la fille. " Je n’ai jamais pu concevoir comment un père pouvait aimer tendrement sa charmante fille sans avoir du moins une fois couché avec elle. Cette impuissance de conception m’a toujours convaincu, et me convainc encore avec plus de force aujourd’hui, que mon esprit et ma matière ne font qu’une seule substance. " Formidable déclaration d’inceste revendiqué (et d’ailleurs pratiqué et raconté, lors d’une nuit fameuse, à Naples). Il faut insister : " Les incestes, sujets éternels des tragédies grecques, au lieu de me faire pleurer, me font rire. " Voilà de quoi troubler ou scandaliser à jamais toutes les sociétés, quelles qu’elles soient.

Les aventures de Casanova, l’aimantation qu’elles dégagent, viennent sans doute de cette " substance " qui les constitue. A cause d’elle, et de la détestation de la mort qu’elle entraîne, les portes s’ouvrent, les ennemis disparaissent, les hasards heureux se multiplient, les évasions de prison sont possibles, les parties de jeu tournent bien, la folie est utilisée et vaincue, la raison (ou du moins une certaine raison supérieure) triomphe. L’histoire " magique " avec la marquise d’Urfé (qui attend de Casanova, super-sorcier, d’être transformée en homme) est une des plus ahurissantes jamais vécues. Charlatan, Casanova ? Sans doute, quand il le faut, mais charlatan qui s’avoue, précisant chaque fois la vraie cause des crédulités (comme Freud, au fond, mais en plus comique).

Il rencontre des stars ? Pas de problèmes. Voltaire ? On lui récite l’Arioste, on le fait pleurer. Rousseau ? Manque de charme, ne sait pas rire. Frédéric de Prusse ? Saute d’un sujet à un autre, n’écoute pas les réponses qu’on lui fait. Catherine de Russie ? On voyage avec elle. Le cardinal de Bernis ? C’est un ami de débauche, à Venise. Le pape ? Il vous donne la même décoration qu’à Mozart, en passant. A propos de pape, la métaphysique de Casanova a encore de quoi surprendre. Il commence ainsi ses Mémoires : " La doctrine des stoïciens et de toute autre secte sur la force du destin est une chimère de l’imagination qui tient à l’athéisme. Je suis non seulement monothéiste, mais chrétien fortifié par la philosophie, qui n’a jamais rien gâté. "

La Providence, dit-il encore, l’a toujours exaucé dans ses prières. " Le désespoir tue ; la prière le fait disparaître et, quand l’homme a prié, il éprouve de la confiance et il agit. " Casanova en train de prier : quel tableau ! Etonnante profession de foi, en tout cas, pour l’homme qui jette en même temps à la face de ses semblables cette phrase destinée à être comprise par ceux qui " à force de demeurer dans le feu sont devenus salamandres " : " Rien ne pourra faire que je ne me sois amusé. "

Casanova est présent. C’est nous qui avons dérivé loin de lui et, de toute évidence, dans une impasse fatale. Un jour, à Paris, il est à l’Opéra, dans une loge voisine de celle de Mme de Pompadour. La bonne société s’amuse de son français approximatif, par exemple qu’il dise ne pas avoir froid chez lui parce que ses fenêtres sont bien " calfoutrées ". Il intrigue, on lui demande d’où il vient : " de Venise ". Madame de Pompadour : " De Venise ? Vous venez vraiment de là-bas ? " Casanova : " Venise n’est pas là-bas, Madame, mais là-haut. " Cette réflexion insolente frappe les spectateurs. Le soir même, Paris est à lui.

L’édition de 1960, née de l’association de l’éditeur originaire de Casanova, Brockhaus et de l’éditeur français Plon, dite " édition du manuscrit ", sera rééditée en novembre dans la collection " Bouquins " (Robert Laffont). Elle reprend la version intégrale et non réécrite du texte de Casanova.

Philippe Sollers, Le Monde du 11.06.93.



L’édition de 1880 chez Garnier Frères et son plan

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Casanova l’admirable. Entretien du 8 octobre 1998

L’Evènement du Jeudi : Qu’est-ce qui vous excite chez Casanova ?

Philippe Sollers : Le refoulement, la falsification dont il est l’objet. On fait de lui un mythe ambulant, mais personne ne semble vouloir savoir qu’il a écrit l’Histoire de ma vie en français, ni qu’il est l’un de nos plus grands écrivains. Il y a là une telle disproportion entre l’imagination sociale et la réalité que j’ai voulu relire ces trois mille pages dont nous n’avons eu l’intégrale en librairie qu’en 1993. Par ailleurs, le XVIIIe siècle est un endroit où l’on peut croiser, dans un minimum de temps et d’espace, une foule de gens passionnants. C’est rare. Imaginez-vous à Prague, en 1787, Casanova tombe sur Mozart et Da Ponte écrivant... Don Giovanni ! Vous imaginez cela ! Autre source de vision, c’est l’européisme, Casanova est partout chez lui, à Saint-Pétersbourg, à Berlin, à Paris, à Varsovie...

EDJ : L’Europe est son pays, et lui est un Européen lumineux...

Ph.S. : Bien sûr. C’est l’Europe des Lumières, avant le XIXe siècle, époque de renfermement, et le XXe celui de la dévastation. Pourtant, sa pierre tombale n’avait jamais été photographiée. Personne n’a jamais eu l’idée de demander le retour de son corps à Venise. Je choisis aussi Casanova pour faire un peu honte à notre époque. J’écrivais sur Casanova pendant qu’éclatait l’affaire Clinton-Lewinsky. C’est un livre en situation.

EDJ : Quel est l’engagement de Casanova, ses moeurs ?

Ph.S. : Le fait de ne pas séparer l’esprit du corps. Il va loin. On en fait un stakhanoviste sexuel soit. Mais il faudrait se demander si la jouissance ne serait pas un mode de connaissance ? Casanova est passionnant au regard de notre époque où la douleur est une garantie de profondeur.

EDJ : Pour lui, jouir et penser, vivre et écrire, c’était pareil.

Ph.S. : Complètement. Casanova, cet alchimiste charlatan a fait de sa vie son grand oeuvre. Plus libre, vous mourez. Quand il dit : « Mon esprit et ma matière sont une même substance », ça va jusqu’à l’apologie de l’inceste.

EDJ : Ça y est, on y est, ça va chauffer.

Ph.S. : Il dit : « D’habitude on trouve l’inceste tragique, moi je trouve ça comique. » Casanova fait le bilan d’un siècle de plaisir, sévèrement réprimé par la Terreur, quand Freud, lui, fait le bilan d’un siècle de refoulement. Casanova ne comprend pas qu’un père n’ait pas au moins une fois le désir de coucher avec sa fille.

EDJ : Et il va coucher avec sa fille de 14 ans.

Ph.S. : Il va même lui faire un enfant. Imaginez quelqu’un qui vous dit : « Je suis le fils de la fille de mon père. » Ces questions nous paraissent, à nous, invraisemblables, démoniaques. Elles datent du XVIIIe, on en entend quelque chose chez Mozart.

EDJ : Quel rapport entre l’inceste et la musique de Mozart ? Pousser la liberté jusqu’à faire un enfant à sa fille ?

Ph.S. : Non, bien sûr, il s’agit seulement d’évoquer une liberté aujourd’hui inimaginable. L’inceste est dans le pli de l’histoire de Casanova. Le XVIIIe commence par le Régent avec un inceste notoire, Molière c’est ça aussi. On peut y voir une explosion comique, une sorte de divine comédie. On fait de la théologie une seconde ? ... Si je vous demande quelle est la mère qui est la fille de son fils ?

EDJ : Heu... La Vierge ?

Ph.S. : Voilà. C’est un dogme qu’on se garde bien d’interroger.

EDJ : L’inceste, c’est sa sainte Trinité ?

Ph.S. : Il est en compétition avec la jouissance de Dieu. Il suit Dieu. C’est la raison pour laquelle je l’ai appelé « Casanova l’admirable », je le canonise à ma façon...

EDJ : Son narcissisme devient une sorte de système solaire à partir de son sexe.

Ph.S. : Si vous voulez. Cela me rappelle d’ailleurs un déjeuner avec Mitterrand. Il avait voulu me voir, je venais de publier les Folies françaises où justement un père commettait l’inceste avec sa fille. Mitterrand était en train de lire Casanova et Mazarine avait... 14 ans, tiens donc. Mitterrand arrive. « Ha, meumeumeu, monsieur Sollers, Casanova, vous en pensez quoi, meumeumeu ? » Je me suis dit que l’idée avait dû le fasciner aussi. Ressusciter à travers sa fille...

EDJ : Un Casanova admirable parce qu’il crée sa religion contre la religion...

Ph.S. : Même pas contre. Admirable aussi parce que Casanova ne cède jamais sur son désir. Casanova est rejeté parce qu’il fait peur. Il était pourtant un penseur profond. Quand il est à Londres, par exemple, en difficulté, il a des propos sur le suicide, la folie, la médecine, extraordinaires. Il attrape la vérole, se soigne... et recommence. Il a un point de vue sur le corps humain, la maladie, le fait que le corps est un instrument musical, une auto-observation, une ironie, une distance...

EDJ : Il se sent baisser sexuellement. « Je n’étais plus dans ma période prodigieuse », écrit-il.

Ph.S. : Mais il s’en sortira. Il aura bien d’autres aventures après, tout en approchant de ce point aimanté incestueux à Naples, avec sa fille. Précisons qu’il ne l’avait jamais vue avant. À partir de cet épisode, entre autres, certains ont dit qu’il fallait brûler le XVIIIe siècle... Stendhal, qui doit tout à Casanova, est là pour témoigner... En 1830, on est passé d’une époque très libre à une époque de dévotions et d’inhibitions. Au bout du XVIIIe, il y aura la révolution des voluptueux, celle des hommes des Lumières. Mais la seule révolution dont on soit sûr, en définitive, est la révolution bourgeoise. Les autres tournent toujours à la contre-révolution. On paie trop cher les époques de liberté, c’est ma conviction. Pourquoi multiplie-t-on maintenant les critiques sur les années 60, Mai 68, en disant que la débauche, la révolution, ont entraîné la chute de la famille, de l’école, du pays, de tout. Ces propos annoncent une couleur violemment réactionnaire...

EDJ : Votre héros fait un peu froid dans le dos. Il y a chez Casanova un principe d’arrachement. La dualité qu’il crée à chaque fois qu’il aime une femme disparaît dans le plaisir. Il ne peut jamais vivre de suite, d’altérité. N’est-ce pas un manque terrible ?

Ph.S. : Vous pouvez l’interpréter comme du manque. On a mis ça dans la tête des gens. Au XVIIIe nous n’étions pas encore entrés dans cette idéologie du XIXe, avec son système monogame qui va devenir juridique pur des raisons d’héritage.

EDJ : Vous citiez la souffrance de Casanova lui-même, aimé puis repoussé, à Londres. Cette souffrance n’est pas celle de chaque femme le voyant se carapater au bout du jardin ?

Ph.S. : Disons plutôt « s’éclipser ». Au XVIIIe, la répartition des plaisirs et des sensibilités est différente de ce qu’elle sera au XIXe. Et il faut dire ce qui est : les gens très sentimentaux sont souvent insensibles, et les gens très sensibles, en général, sont peu sentimentaux. Casanova est victime de tous les complots. La lutte n’est pas égale. Selon Freud, Eros et Thanatos sont deux jumeaux éternels, je crois qu’il se trompait. Depuis toujours, c’est Thanatos à 98% et Eros, un petit reste, 2%. Et toujours on voit Thanatos se plaindre qu’il y a trop d’Eros ! (Rires.) Pour Casanova, la vie est un jeu, il ne s’installe pas, il ne travaille pas, il joue. Il invente des loteries, des combines, il charlatanise avec cette folle sublime de comtesse d’Urfé... Il s’amuse. Il ne se laisse jamais aller à la construction abstraite d’aucun système. Libre. La providence est sur lui. Au moment de son évasion de la prison des Plombs, il raconte comment Dieu lui fait signe à travers l’Arioste. Et devant le danger, à propos de son compagnon de fuite, il note : « Il n’était pas assez désespéré pour ne pas craindre la mort. » Je trouve ça sublime.

EDJ : Autre perle : « Mon plaisir n’était jamais que les quatre cinquièmes de celui que je donnais... »

Ph.S. : Voilà une proposition qu’il faut souligner pour les lectrices ! Tant de femmes se plaignent que tout soit fini avant qu’elles n’aient commencé.

EDJ : Vous dites : « Sade faisait de la magie noire, Casanova de la magie blanche. »

Ph.S. : Exactement. Et quand, à Londres, un peu seul, on lui propose une Anglaise qui ne parle ni le français ni l’italien, il répond : « Comme je suis accoutumé à jouir beaucoup avec l’ouïe, je me suis abstenu. » Chez lui, les femmes jouissent, pensent et parlent... Il associe les femmes à la liberté comme peu d’hommes l’ont fait.

EDJ : Aujourd’hui les gens rêvent d’une chose : un bel amour, traverser la vie à deux. Y compris les plus jeunes.

Ph.S. : Eh bien, ils sont vieux. J’ai peur qu’ils manifestent là plus une angoisse par rapport au monde... et à leurs muqueuses, à cause du sida. L’aventure de Casanova, c’est l’aventure de la liberté. Aujourd’hui, où nous sommes tout près d’une désolation possible, des personnages comme lui peuvent resurgir et nous indiquer qu’il y a une autre façon de faire avec le corps, l’esprit. Cette polémique, à vrai dire, me concerne intimement. À force de m’être fait taper dessus par les différents clergés de l’esprit de vengeance, je suis heureux, à travers l’histoire, de trouver un ami. Un artiste de la vie.

EDJ : Un seul être et du temps pour l’aimer ne vous paraît pas une bonne proposition ?

Ph.S. : (Soupirant) Mais vous délirez, c’est un désir féminin !

Propos recueillis par Jean- François Kervéan, L’Événement du jeudi du 8 octobre 1998.

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Casanova l’admirable. Entretien du 12 octobre 1998


Venise, Calle Malipiero.
C’est dans une maison de cette rue
que naquit Casanova le 2 avril 1725.
(photo A.G., 19-06-11)
Manet, <i>Lola de Valence</i>, 1862.

ELLE : Votre « Casanova l’admirable », est-ce une ?uvre d’historien ou une tentative de récupération d’un mythe particulièrement vendeur ?

Philippe Sollers : Je n’ai écrit ce livre ni pour faire dix-huitièmiste, ni pour me servir de Casanova comme d’une marchandise qui se vend bien — est-ce que vous avez votre fond de teint Casanova ? —, mais pour faire surgir une figure qui a été systématiquement occultée par le spectacle, la légende, le cinéma : celle d’un grand écrivain. Je l’ai écrit pour faire honte à notre époque. Je le prends et je le libère.

ELLE : un grand écrivain d’accord, mais sur le tard : il a commencé à écrire ses Mémoires lorsqu’il est devenu impuissant...

Ph.S. : Il a mis longtemps à découvrir que sa vie était un chef-d’oeuvre. Casanova est l’aboutissement d’un siècle de plaisir comme Freud est celui d’un siècle de refoulement. Le XIXe siècle est invraisemblable : on fait un procès à « Madame Bovary », aux « Fleurs du mal » ! Le XXe siècle, le nôtre, est une époque paradoxalement pornographique et puritaine — voyez l’affaire Lewinsky. On est dans le « backlash » (contrecoup), pour reprendre un terme cher aux féministes. Et, comme disait Marx, les femmes sont le bon indice de l’état d’une société. Il va même jusqu’à dire « laides comprises » !

ELLE : Dans l’affaire Lewinsky, que vous évoquez souvent dans votre « Casanova », les féministes soutiennent Clinton, n’est-ce pas un bon indice ?

Ph.S. : Elles en sont là, si je puis dire ! La situation est si catastrophique qu’elles n’ont d’autre choix que de le soutenir. Mais je peux vous dire ce qu’elles pensent vraiment : que Clinton est un porc, un salopard, un pervers, un pig !

ELLE : D’une façon générale, que pensez-vous de cette affaire ?

Ph.S. : Je la crois plus signifiante encore que le Watergate, aussi importante que l’affaire Dreyfus au XIXe siècle. C’est là un procès stalinien, « starrinien » ! On oubliera Clinton, Monica, les visages, mais ce que veut dire l’affaire, non.

ELLE : Et que révèle-t-elle ?

Ph.S. : Que les jeunes filles de l’âge de Monica, contrairement à leurs mères, peuvent très facilement vous proposer des prestations sexuelles tout en lisant des romans à l’eau de rose et en ayant dans la tête des clichés sentimentaux. On se donne, dans l’espoir de recevoir des sentiments, ce qui est l’exact contraire du XIXe siècle, où les sentiments étaient affirmés pour en arriver à ... la conclusion dramatique et mal faite, la sanction sexuelle. Aujourd’hui, une fille de 20 ans qui vous propose une fellation, c’est extrêmement courant ; pour elle, c’est comme si elle ne faisait rien.

ELLE : Une fellation n’est pas un acte sexuel ?

Ph.S. : En un sens non, c’est un acte d’entrée dans un système qui devrait se traduire ensuite par une prestation sentimentale et un avancement social. C’est ça le dossier : maintenant, mon petit Bill, occupe-toi de me trouver un boulot, un job. En anglais, une pipe se traduit par « blow job ». Je te fais un blow job, tu me trouves un job !

ELLE : Revenons à Casanova, pourquoi cette admiration que vous lui témoignez dès le titre ?

Ph.S. : Parce que, comme Voltaire, Casanova me parle, à l’oreille. Le lire me fait le même effet qu’un speed ! Dans mon optique, c’est un être grandiose, et son « Histoire de ma vie », ces trois mille pages, enfouies pendant deux siècles sous la légende et le silence, forment un texte essentiel auquel il a consacré les neuf dernières années de sa vie. Casanova commence, comme par hasard, pendant l’été 1789, la rédaction de son « Histoire ». Il y travaillera treize heures par jour, jusqu’à sa mort en 1798, la plume à la main.

ELLE : Au contraire des autobiographies de nos éminents contemporains, Casanova se montre très prolixe sur sa vie privée, mais en dit peu sur sa vie publique, politique.

Ph.S. : C’est pour cela que c’est beaucoup plus intéressant. Vous imaginez De Gaulle : « Alors, madame, vous couchez ? » Les hommes politiques ont de puissantes raisons sexuelles pour devenir des hommes politiques !

ELLE : Vous parlez de Casanova, de Clinton, de Freud, de Marx, mais pas de vous.

Ph.S. : Il y a mes romans.

ELLE : Votre vie est dans vos romans ?

Ph.S. : Je ne fais pas la différence entre ma vie et mon ?uvre. Je refuse ce dogme que j’appelle, pour rire, le catéchisme Flaubert : on est d’autant plus reconnu, presque gratifié, payé, qu’on peut démontrer que sa vie a été un enfer. Je crois que c’est un montage très faux.

ELLE : Si vous aviez l’air de souffrir, ça vous apporterait plus de considération ?

Ph.S. : Ça ferait prophète ! Je crois qu’il y a une vraie propagande organisée pour dire qu’il vaut mieux souffrir. C’est une question religieuse, voyez le débat sur l’euthanasie où la souffrance est présentée comme une rédemption. Il faut expier le péché de vos parents, le plaisir qu’ils ont eu à vous concevoir. Tout ça s’effondre puisque désormais on peut procréer en laboratoire, sans plaisir ! Moi, je pose la question : est-ce que la jouissance, plus que la souffrance, n’est pas un mode de connaissance ?

ELLE : Vous ne vous sentez jamais coupable ?

Ph.S. : Excusez-moi, mais, non, je me sens étrangement innocent, même si la société incite constamment à culpabiliser.

ELLE : Depuis toujours, vous avez un look identifiable, presque inchangé, à la ride près...

Ph.S. : Pour être parfaitement honnête, tout ça ne me préoccupe pas du tout.

ELLE : Mais garder toujours la même coiffure, cela veut dire avoir la même tête, n’est-ce pas une façon de refuser de se voir vieillir ?

Ph.S. : Je vais avoir 62 ans et l’âge ne me préoccupe pas, au contraire. Je me sens de plus en plus libéré. La vie pour moi est une évasion : je m’évade, je m’évade...

ELLE : Oui, mais, biologiquement, en vieillissant, on a de plus en plus de contraintes, les articulations de plus en plus douloureuses, des gestes qui parfois vous trahissent...

Ph.S. : Je ne le sens pas, ou très peu, je dois avoir un gène spécial. J’ai eu une enfance couverte de maladies, puis je m’en suis évadé. Vous avez devant vous un gros fumeur, alors que j’étais un très grand asthmatique, la puberté m’en a débarrassé comme par enchantement (bonjour Freud !). J’ai eu des otites à répétition, je suis réformé numéro 2, sans pension, pour terrain schizoïde aigu. (Il rit.) Je me trouve de mieux en mieux. Je sais que c’est mal vu de l’être, mais je suis un homme heureux.

ELLE : Sans effort ?

Ph.S. : Non, autrement, ce ne serait pas le bonheur. Dans un récent article, Olivier Rolin parlait de moi en ces termes : « Sa prospérité satisfaite m’irrite. » Ce n’est pas de la satisfaction, c’est une façon de vivre, je ne suis pas tout à fait un imbécile heureux ! Je construis ma vie, avec des étanchéités, c’est une guerre défensive. J’ai renversé la formule : pour vivre cachés, vivons heureux. Les gens heureux sont invisibles.

ELLE : Vous avez été gauchiste, maoïste, spontanéiste...

Ph.S. : Bien sûr, c’était la chose très amusante à faire à ce moment-là ! Je vous parle sincèrement.

ELLE : Et vous avez fait la guerre d’Algérie ?

Ph.S. : J’ai fait trois mois d’hôpital militaire avant d’être sauvé par une intervention de Malraux. Je faisais la grève de la faim et mes parents commençaient à penser que j’allais mourir.

ELLE : Ils connaissait Malraux ?

Ph.S. : Non, mais lui savait qui j’étais. J’étais déjà un peu connu. Je l’ai remercié. Il m’a répondu, en utilisant une jolie formule : « C’est moi, monsieur, qui vous remercie d’avoir, une fois au moins, rendu l’univers moins bête. »

ELLE : Aujourd’hui, où vous situez-vous par rapport à ce jeune homme ?

Ph.S. : Dans la lignée. Ça veut dire une page de plus par jour. Attention, j’écris !

ELLE : Vous écrivez tous les jours ?

Ph.S. : Oui, le stylo c’est mon truc, j’écris toujours à la main, je ne peux pas supporter l’écran de l’ordinateur, j’ai juste une machine à écrire dinosaurique. Et toujours un carnet de notes sur moi. J’écris pour m’alléger. Ce n’est pas une torture particulière, c’est une pratique spirituelle, mon yoga à moi, ma transcendance ! Je ne suis pas pressé de mourir. Moi, j’essaie d’avoir une vie aussi romanesque que possible. Cela dit, je pourrais aller jusqu’à ce blasphème : ne pas écrire !

ELLE : Vous lisez beaucoup ?

Ph.S. : Enormément, constamment.

ELLE : Et vous allez au cinéma ?

Ph.S. : Je n’y vais plus. Je ne vois plus que les films de Godard [2], chez lui. Il met le son à fond et s’en va arpenter le couloir.

ELLE : Vous êtes un homme couvert d’adjectifs : libertin, parano, satisfait, brillant, brouillon, dilettante...

Ph.S. : C’est presque toujours à côté de la plaque, cela ne concerne que mon image. Les gens me disent souvent : je vous ai vu hier à la télé. Ils ne m’ont pas vu, ils ont vu mon image, en deux dimensions.

ELLE : On vous reproche aussi d’avoir un avis sur tout ?

Ph.S. : Parce que tout m’intéresse. Mais je dis toujours la même chose. C’est cette continuité qui fait problème pour ceux que j’appelle la douane ou le clergé. De même que l’autorité n’admettait pas hier qu’on publie certains livres, aujourd’hui certaines personnes - qui ne sont plus des curés - n’admettent pas une certaine pensée. Ils « rééduquent » à outrance. Lorsque Casanova, prisonnier aux Plombs de Venise, demandait à lire, on lui donnait la vie d’une sainte ! Aujourd’hui, à un prisonnier du goulag chinois, on donnerait les oeuvres complètes de Pierre Bourdieu. Il pourrait dire « j’ai failli devenir fou tellement c’était ennuyeux ». Je suis un hérétique de ce clergé-là.

ELLE : Vous n’avez pas le sentiment d’avoir fait partie d’un clergé révolutionnaire ?

Ph.S. : J’ai été pour des actions terroristes, mais pas au sens criminel. Je n’ai jamais prôné la lutte armée, c’était bien trop du côté de la souffrance, de la rédemption. Le masochisme n’a jamais été ma tasse de thé.

ELLE : N’avez-vous pas, aujourd’hui, une très grande influence dans le monde de l’édition, un clergé moderne ?

Ph.S. : Une revue littéraire trimestrielle sans aucune publicité, un bureau, un téléphone et, c’est vrai, un siège au comité de lecture de la prestigieuse maison Gallimard.

ELLE : Ça ne fait pas de vous un homme puissant ?

Ph.S. : Ça, c’est de la propagande, un fantasme absolu.

ELLE : Vous avez pourtant la réputation d’être craint de vos pairs ...

Ph.S. : Parce qu’on lit des articles de moi dans « Le Monde ». « Qu’ils me haïssent pourvu qu’ils me craignent », disaient déjà les Latins. Non, je suis tout au plus une sorte d’éminence grise.

ELLE : Ça ne vous déplaît pas !

Ph.S. : Je ne suis pas pour la transparence. Un écrivain est un agent secret qui travaille pour lui-même. D’où la nécessité d’avoir une vie très organisée, avec des identités multiples.

ELLE : Des activités secrètes ?

Ph.S. : Nage et tennis.

ELLE : Comme votre ami Godard ?

Ph.S. : Oui, il n’est pas mauvais d’ailleurs, il tient le coup, ce vieux. Solide comme un rocker. Comme Johnny Hallyday. « S’il est là depuis si longtemps c’est qu’il doit être bon », dit de lui Godard. J’aime bien Johnny Hallyday, ça s’écoute, non ?

ELLE : Quel est votre premier geste le matin ?

Ph.S. : Je travaille, après avoir pissé et pris un café. Le minimum, c’est sept heures de travail par jour. Partout. Chez moi, à Venise, ailleurs. Je n’aime que les ports. Londres, New York, Amsterdam et Venise où je vais systématiquement deux fois par an, depuis trente-cinq ans. Je ne suis pas un homme du continent. Régis Debray fait de la marche dans la montagne. Ça m’est impossible.

ELLE : Vous arrive-t-il de retourner à Bordeaux, où vous êtes né ?

Ph.S. : Parfois, j’y ai des nièces délicieuses.

ELLE : Vous avez aussi un fils dont vous ne parlez guère.

Ph.S. : C’est le privé. J’ai aussi une femme adorable, la psychanalyste Julia Kristeva. Mais je n’aime pas en parler. Il y a beaucoup de cinglés vous savez.

ELLE : Ce n’est pas terrifiant d’être marié à une psychanalyste, un peu comme de faire l’amour avec un gynécologue ?

Ph.S. : (Silence.) Je laisse résonner la phrase à vos oreilles. Ça va, nous sommes mariés depuis trente et un ans.

ELLE : Mais vous ne portez pas d’alliance...

Ph.S. : On trouvait cela tocard.

ELLE : Mais vous portez des bagues...

Ph.S. : Elles sont liées à des histoires. L’une était dans une petite boîte de nacre laissée par ma mère à sa mort. J’ai pensé devoir la porter. L’autre est une bague casanoviste.

ELLE : Vous fêtez vos anniversaires ?

Ph.S. : Oui, parce qu’on ne me les célébrait pas dans mon enfance. Quand j’étais petit, il n’y avait pas de fêtes de famille.

ELLE : Pas de famille non plus ?

Ph.S. : Une famille épatante !

ELLE : Écrire, c’est une ambition qui remonte à votre enfance ?

Ph.S. : Je suis un raté de la clarinette, si j’ose dire. J’aurais voulu être musicien, noir, et jouer dans l’orchestre de Louis Armstrong.

ELLE : Qu’aimeriez-vous qu’on dise de vous ?

Ph.S. : Excellent écrivain, c’est ça que je suis, alors ça suffira. Je ne vais pas m’excuser toute la journée de n’être ni bossu ni malheureux !

Propos recueillis par Olivia de Lamberterie et Michel Palmiéri, ELLE, 12.10.98.

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A propos de Casanova l’admirable

Casanova vénitien

par Stéphane Zagdanski

Pour aller de Sollers à Casanova, il faut passer par Venise. Sollers a raconté sa découverte de Venise. C’est l’automne 1963, il a vingt-six ans, il a déjà écrit deux romans applaudis à la fois à droite (Mauriac) et à gauche (Aragon). 1963 est une année décisive. Paul VI, qui poursuit l’immense entreprise « Vatican II », va inaugurer la mode papale « casanovale » des voyages à tout va, selon une stratégie du perpetuum mobile que reprendra Jean Paul II. Ces trajectoires zigzagantes (comme celles de Hemingway) sont inspirées par les canaux de Venise, où « la désorientation est constante, ponctuelle, courbée, systématique, mais n’engendre aucun désordre », explique Sollers. 1963 est aussi l’année où le « spectaculaire intégré » prend brutalement son envol avec l’étrange assassinat en Technicolor de Kennedy. Sollers décrit justement la première sensation de Venise comme une détonation. « La nuit (il était très tard, il n’y avait personne ni sur la place, ni dans les ruelles) favorisait ce choc semblable à celui qu’on ressent dans l’épaule en tirant un coup de fusil. Détonation silencieuse, vide, plein, vide ; évidence intime. »

Cette année-là, Sollers publie un recueil d’essais et de nouvelles intitulé L’Intermédiaire. Venise, en effet, est un intermède dans l’espace et le temps entre les écueils Mauriacharybde et Scyllaragon (« Venise est une ville à la dérobée, une parenthèse de profond silence, ou rien »), où Sollers va, dans une tranquillité insoupçonnée, métamorphoser sa langue en lagune, autrement dit commencer de pratiquer des boutures de chinois sur son français maternel. « Venise n’est que lagunes, lacunes, pleins absolument vides, vides aussi pleins que ces pleins », écrit-il encore. En résumé, pour Sollers, Venise c’est la Chine à portée de main. « Un des plus grands plaisirs de Paris, écrit Casanova, est celui d’aller vite. » Sollers le démontre en allant de Paris à Venise en un paragraphe de Carnet de nuit, compact comme un poème chinois : « Je regarde l’azalée rouge, puis le dôme du Val-de-Grâce, je ferme la porte, pluie, taxi, aéroport, Alpes, neige, motoscafo sous la pluie, tunnel d’eau grise, j’ouvre la porte, je redescends, café, mouette à la jumelle en suspens sur l’eau, bec orange, calme, près du grand deux-mâts amarré au quai, le Vaar, de Gibraltar. (Vaar : Vrai). »

D’où l’intérêt de Sollers pour Casanova, soit un homme qui a quitté sa langue-lagune pour pouvoir se rendre plus vite vers le vrai. « J’ai toujours été, d’une façon ou d’une autre, mis à la porte », annonce Sollers. Or Casanova est « le technicien le plus consommé de l’évasion ». Si le langage est bien « la demeure de l’être », comme écrit Heidegger, on comprend que Sollers surnomme « Casa » cet homme qui, n’écoutant que son corps, emporte sa case verbale partout avec lui, en qualifiant comme par hasard son sexe de « Verbe ». « Il a un corps exceptionnel, il l’a suivi, écouté, dépensé, pensé. »

Ce corps voyageur commence son évasion dès l’enfance, avec une hémorragie étrange sur quoi insiste Sollers, comme si le corps exigeait d’emblée de se faire mettre à la porte de ce qui l’a engendré et entend le retenir, ce qu’on nomme banalement les « liens du sang ». L’inceste librement transgressé par « Casa » correspond aussi à ce type d’évasion. « Ecrire, c’est couper dans la chaîne biologique ou généalogique, acte de liberté, donc, exorbitant, et, pour cette raison, très surveillé. »

Le narrateur de Studio, le dernier roman de Sollers, revient également sur ses maladies d’enfance, ces insistantes opérations des tympans, une sourde volonté autrement dit de ne pas laisser colmater les échappées essentielles du corps. Casanova passe son temps à attraper des maladies vénériennes malgré les cures. Le narrateur du Coeur absolu (roman dont Casanova est, avec le pape, un personnage essentiel) souffre d’énigmatiques grippes à répétition qu’il refuse de soigner. Ça revient au même. « Giacomo a ce qu’on pourrait appeler un corps-frontière, toujours très attentif à ses excrétions et à sa fragilité d’enveloppe. Il ne jouirait pas autant, d’ailleurs, s’il en allait autrement. Le jeu, le libertinage, l’écriture sont les appareils de cette porosité instable. »

Quant au « libertinage » de Casanova que Sollers étudie le crayon à la main, il serait plus juste de parler simplement de « liberté », puisque cette émancipation-là avec celle, si rare et d’ailleurs complice, de l’esprit est, au fond, la seule vraie. Outre l’inceste heureux, déjà analysé chez Molière dans Les Folies françaises et chez Fragonard dans La Guerre du goût, Casanova s’intéresse au lesbianisme, comme plus tard Proust, auquel Sollers le compare. Pourquoi ce « thème lesbien » est-il crucial chez Casanova et chez Sollers ?

Parce qu’il est aussi une ardente expérience de la « porosité instable », une passation initiatique de savoir, initiation à laquelle participe activement le « Verbe » de Casanova , une bouture érotique émancipée de la Loi de la perpétuation de l’espèce, un « inépuisable au-delà de tout effort » selon Heidegger cité par Sollers, un « défi » et une « expérience des limites », une transmission transgressive qui n’est pas de l’ordre de la procréation rentable mais du secret, de la jouissance, et du temps à l’état pur.

Stéphane Zagdanski, Le Monde du 09.10.98.

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Le bal masqué de Philippe Sollers

par Jean-Didier Vincent

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Jean-Didier Vincent

Le soir du 4 juin 1998, dans un coin silencieux de Venise, Sollers a ouvert un cahier et écrit ce titre : Casanova l’admirable. Nous étions tous deux dans la ville, convoqués par une télé en quête de celui qu’il appelle familièrement « Casa », mort le 4 juin 1798. Nous nous sommes évités par discrétion et pour cause d’identité secrète. Mais c’est maintenant avéré : Casa et Sollers ne font qu’un. Il l’avoue dans l’avant-dernière page de son livre. Celui-ci pourrait passer pour un ouvrage de circonstance, s’il ne relevait davantage de l’urgence existentielle : « J’ai voulu parler d’un autre Casa. Celui qui, aujourd’hui même, à Venise, se faufile près du Palais des doges au milieu de touristes japonais. Personne ne le remarque. Deux cents ans après sa mort, il a l’air en pleine forme. Bon pied, bon oeil, comme quand il avait trente ans, juste avant son arrestation. C’est lui sous un autre nom qui reçoit cet après-midi, sous les Plombs, une équipe de télévision française. »
Sous le masque de Sollers se cache Casanova. On aurait pu le deviner. D’abord, la ressemblance physique. Le prince de Ligne nous le dépeint : « Un bel homme [...], grand [...], le teint africain, des yeux vifs, pleins d’esprit à la vérité, mais qui annoncent toujours la susceptibilité, l’inquiétude ou la rancune, lui donnent un peu l’air féroce, plus facile à être mis en colère qu’en gaieté. » Il n’est pas jusqu’à la longueur de l’organe incomparable dont il s’est fait un outil dans le monde sur laquelle nous ne soyons renseignés, grâce à la description d’un « petit habit d’une peau très fine et transparente de la longueur de huit pouces (21,6 cm) » qu’il s’est fait confectionner à ses mesures.

Autre indice, le goût du pseudonyme. Dans Portrait du joueur, Sollers raconte : « Je me revois un soir rentrant du lycée, assis devant mon dictionnaire de latin, étudiant les implications du mot sollers, venant de sollus (avec deux « l » !) et de ars. " Tout entier art ". Sollers est le même radical que le grec holos, qui veut dire : ``entièrement, sans reste``. Absolument dédié à l’art. Brûlure ! Sacrifice ! Sainteté ! Mais en même temps, sollers veut dire : habile, intelligent, ingénieux, adroit, rusé, le terrain le plus apte à produire... » Giacomo Sollers nous la fait belle. La modestie n’est pas le plus gros défaut de ces deux-là. Seingalt est un pseudonyme que Casa utilise pour la première fois, alors qu’il se trouve à Grenoble (bonjour, monsieur Beyle) en 1760. L’année suivante, lorsqu’un magistrat l’accuse d’utiliser un faux nom, il nie que ce soit le cas, ajoutant : « [...] Ce nom est à moi. Il me revient de droit, car c’est moi qui me le suis ajouté. J’ai pris huit lettres, je les ai combinées de façon à produire le mot Seingalt que j’ai choisi pour mon nom et qui m’appartient à moi seul. » Sollers commente : « Si l’on pense à la signification du mot seing (signe tenant lieu de signature), c’est comme s’il voulait dire qu’elle est haute (alt), ancienne. »

Dans Portrait du joueur, le plus autobiographique de ses livres, Sollers adopte le pseudonyme de Diamant, réplique exacte de son nom patronymique Joyaux : « De quel droit ces deux patronymes ? Surtout ceux-là ? Et puis quoi encore ? Que dire ? Rien... d’autant plus qu’on peut soupçonner un calcul du genre " jamais deux sans trois "... Diamant... Sollers... Cherchez le troisième... Qui suis-je ? Comment je m’appelle en réalité ? » Casa, peut-être ?

Il y a encore cette « coïncidence » : l’affaire du cristal taillé, la faute originelle chez Casanova. Il se trouve avec son frère dans la chambre de son père, attentif à le voir travailler en optique : « Ayant observé sur une table un gros cristal rond brillanté en facettes, je fus enchanté, le mettant devant mes yeux, de voir tous les objets multipliés. Me voyant inobservé, j’ai saisi le moment de le mettre dans ma poche. » Son père le cherche. Giacomo le glisse dans la poche de son frère, qui va se faire battre pour ce vol. Un jésuite ces précurseurs de la psychanalyse, qui quittent aujourd’hui en masse la compagnie de Jésus pour celle de Freud donne l’interprétation. « [Le jésuite] me dit que, m’appelant Jacques, j’avais vérifié par cette action la signification de mon nom ; Jacob voulait dire en langue hébraïque supplanteur. » Pour Philippe, le diamant, c’est aussi le père trompé, le détournement du nom.

Ce qui rapproche le plus les deux écrivains, à l’évidence, c’est leur oeuvre. Je ne parle pas seulement du dernier ouvrage de Sollers, sûrement le livre le plus cavalier de cette rentrée. Quel est donc cet étrange objet littéraire ? Une conversation à plumes rompues entre les deux hommes « les plus vivants de leur siècle ». Le dialogue est tellement bien engagé qu’on ne sait qui parle Sollers ? Casa ? — les guillemets chancellent, l’osmose est totale.

Traitement de texte ? Non, traitement par le texte. L’insolence fournit l’ingrédient de base. Quand Casa se trouve au milieu d’imbéciles, il éprouve le besoin de leur faire savoir qu’il les a reconnus comme tels. C’est aussi le problème de Sollers. Il se rêve enfermé dans une savante solitude et ne peut s’empêcher de briller dans les salons qu’il vaporise d’esprit et de méchanceté : Cospetto, que l’on me débarrasse ces faquins dont je ne peux me passer !

Reste le texte : un trésor. Fausse monnaie, diront certains. Mais non ! Or d’alchimiste, produit d’une transmutation. Sollers possède la poudre de projection qui transforme le plomb des mots en or pur littéraire. On crie à l’escroc les mêmes qui insultaient Casanova , Sollers-Casa a la réplique hautaine : « Que tout cela soit imposture, il (Casa) n’arrête pas de le dire, sauf quand les " ânes " applaudissent. »

Je ne prétends pas que nos auteurs forment un duo d’adeptes très orthodoxes. Il y a chez eux du futile (au sens où les chimistes utilisent ce mot) avec une conséquence qui est peut-être la grâce suprême. Le secret de l’ultime perfection se cache dans la réponse de l’initié : « Rend le volatil fixe, unit la femelle fugitive au mâle fixé. » L’idée primordiale de l’alchimie est de collaborer au perfectionnement de la matière tout en assurant à soi-même sa propre perfection. Par cette tentative, l’alchimiste se substitue au temps. Il assure la responsabilité de changer la nature, soit en accélérant les processus de maturation, soit au contraire en annulant la durée par l’accès à l’immortalité. En ce sens, le « grand oeuvre » de Casanova réalisé par l’écriture de ses Mémoires atteindrait le but ultime assigné par l’alchimie.

L’universelle préoccupation du héros Casa-Sollers , c’est le temps. « Ces gens [du siècle des Lumières] ont un temps fou, une durée à n’en plus finir. Ils se répètent, ils fuguent, ils varient, ils accumulent, ils sautent... On assiste à un orgasme du temps. » La première partie de la vie de Casanova se passe à la recherche de l’instant parfait, un moment de nouveauté pure. Le temps de la volupté, quelque temps qu’il dure, est toujours sans durée, un présent incessamment occupé à se renouveler. Dans la seconde période de sa vie, Casa se contente d’inventer son passé. Par ses Mémoires, il s’installe dans la durée. Ecrire, c’est encore jouir et le moyen d’échapper à l’ennui.

Celui-ci rend fou la pire des choses , un état insupportable, et il n’est pas de pire crime que d’ennuyer son prochain. Ce n’est pas un hasard si le siècle de Casanova a découvert l’ennui. La règle, c’est la jouissance de l’âme : plaisir du regard souverain dans la contemplation de l’ordre (sublime ordonnancement du corps de la femme ou façade d’un palais rococo) avec en contrepoint le plaisir du renouvellement perpétuel dans la diversité et le jeu des contrastes.

Contre l’ennui, le changement est soumis à la répétition qu’emballe la mécanique infernale du désir. Les femmes bien sûr. Casanova ne compte pas avec un effet catalogue que l’on retrouve dans Le Coeur absolu : « l’instant, seulement l’instant, l’instant et sa lettre de feu, corps, couleurs, paysages. Le " carnet rouge " ? Simples annales de l’instant... Entailles, incisions de la chance vécue sans détour ». Simple lista de l’éphémère. Quand les progrès en amour sont trop lents, pour tromper une attente insupportable tuer le temps, Casanova a choisi le dérivatif qui, avec les femmes a occupé le plus clair de son temps : le jeu. En écho, pour Sollers, le Portrait du joueur : de quel jeu s’agit-il ?

Pas de cartes, mais c’est égal.

Je ne peux enfin me taire sur l’inceste. Une spécialité casanovienne, à l’épicentre des Folies françaises et, plus généralement, de toute l’oeuvre de Sollers. Aucune perversité, aucune malédiction, mais une étrange innocence. Les Mémoires s’achèvent dans un vertige successorial : la mère, la fille et le petit-fils ! « La sollicitation sexuelle, d’où qu’elle vienne et de quelque nature qu’elle soit (et surtout sa répression obsédante), est une invitation au familial, à la grande promiscuité biologique », conclut Sollers.

Paroles inquiétantes en ces temps où il ne fait pas bon se frotter au symbolique.

L’ai-je laissé entendre ? Casanova l’admirable, dont on pouvait craindre qu’il ne soit qu’une commande sans conséquence est une pièce majeure de l’oeuvre sollersienne et une invitation à lire et relire Casanova, le mort le plus vivant de ce siècle.

Jean-Didier Vincent, Le Monde du 09-10-98.

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Voir aussi : Casanova l’admirable (II)

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La critique de Michel Crépu

Sous la plume de Philippe Sollers, Giacomo Casanova de Seingalt est bien plus qu’un séducteur cynique : il est l’époux de son propre désir.

On ne s’attendait pas que Sollers écrivant sur Casanova proposât un banal éloge du libertinage. On ne s’attendait pas non plus à l’homme qui apparaît dans son livre, émouvant, drôle, mystérieux, incroyable. Casanova l’admirable, Casanova l’incroyable. Voilà qui saisit à la lecture, bien au-delà d’un problème de « chiffrage » donjuanesque. Combien de femmes ? Deux eussent suffi à cet homme si extraordinairement lucide sur son désir, si étonnamment capable, surtout, de l’écrire avec un aplomb dont ne disposent pas toujours les « esprits forts » - souvent de grands nerveux.

Nerveux, certes Casanova ne le fut point, affichant d’une même voix son attachement aux fermes principes de la théologie catholique et à l’exercice souverain de la raison. « Moment de gloire du catholicisme donc des Lumières, écrit Sollers, tout est dans la compréhension de ce donc. » Déchiffrer, démêler, comprendre ce « donc », cela vaut la peine avec un tel animal. Il est vrai que, l’époque étant ce qu’elle est, nous ne sommes pas sortis de l’auberge. On saura gré ici à Sollers de n’avoir pas mégoté sur l’effort nécessaire. Ce qu’il ne faut pas faire, tout de même...

Né à Venise en 1725, mort en Bohême en 1798, au château de Dux, propriété du comte Waldstein, qui lui avait confié le soin de ranger sa bibliothèque. Ce n’est pas une vie, ce sont les mille et une vies du chevalier Giacomo Casanova de Seingalt, que le dictionnaire appelle un « aventurier ». Fils de comédiens, piqué au vif d’une société où l’aristocratie de naissance ne laisse que des miettes à ceux qui ont décidé de s’amuser quand même. Casanova en est. Nous aurions fort bien pu n’en jamais rien savoir, les candidats à la liesse au XVIIIe siècle étant très nombreux. Seulement il y a les 12 volumes de l’Histoire de ma vie, superbement réédités naguère par Bouquins/Laffont. La mythologie vraie casanovienne en a retenu les moments forts : l’évasion de la prison des Plombs, à Venise, l’invention de la Loterie nationale, les dîners galants en compagnie de l’excellent Bernis, cette cavalcade à travers l’Europe, de Londres à Dresde, de Berlin à Paris, ce carrousel inouï d’étreintes. C’est comme si « Casa » avait eu cette chance d’expérimenter son monde sous toutes ses coutures - tout connu pour de vrai, l’opposé en un sens du mythomane, ami des nuées, de la gloriole floue. Rien, au contraire, avec « Casa » qui ne puisse faire l’objet d’une précision, d’une curiosité, d’un savoir : « Casa » vit ce qui lui arrive « à fond », sans jamais se départir d’un étonnement devant les besoins de l’espèce en matière de superstition. Alliage fascinant d’un ingénu et d’un roué admirable, tantôt « victime » (quand il « tombe » à Londres sur la Charpillon et glisse à la posture de l’amoureux suicidaire), tantôt — le plus souvent — maître du jeu, comme avec l’impayable marquise d’Urfé, une toquée d’alchimie dont il est en quelque sorte le complice froid, se réjouissant d’être ainsi aux premières loges pour voir comment ça marche. Un cynique ? Tellement plus compliqué... Tellement plus simple en même temps. La vie de Casanova est la vie d’un homme qui a épousé son désir. Il lui fait confiance ; il n’en fait pas non plus, comme aujourd’hui, un potage divinatoire.

Il a écrit. Est-ce un écrivain au sens où souhaite l’entendre Sollers ? On est perplexe, parfois, devant une certaine abondance. En revanche, on s’incline en silence devant ceci : « Je me plais infiniment quand je me trouve dans une chambre obscure, et que je vois la lumière à travers une fenêtre vis-à-vis d’un immense horizon. » Il meurt dans un fauteuil rose ; c’est magnifique. Philippe Sollers vient de donner son Précis de vie.

Michel Crépu, L’Express du 15/10/1998.

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Casanova, homme d’avenir

par Gilles Anquetil

En compagnie de son vieil ami Giacomo Casanova, Philippe Sollers poursuit aujourd’hui la guerre du goût avec une insolente gaieté. A quoi bon les libertins en temps de détresse ? A se brancher sur l’énergie électrique des Lumières, à être vertueux « dans l’actualité du vice », à réapprendre à être « l’instrument de la fortune » et à dire « je suis parce que je sens ».Une question lancinante tarabuste Philippe Sollers : pourquoi les longues errances de Casanova à travers l’Europe ne mènent-elles qu’à la table du château de Dux en Bohême, où de 1789 à 1798 il va écrire en ermite, et en français, son extraordinaire « Histoire de ma vie » ? Parce que celui dont on célèbre cette année le bicentenaire de la mort est beaucoup plus qu’un aventurier et un séducteur : il est un écrivain, l’un des plus grands du XVIIIe siècle. Casanova est donc forcément pour Sollers un homme d’avenir.Les trouvailles littéraires spontanées de Casanova l’enchantent. Ainsi ces lignes extraordinaires écrites au soir de sa vie : « Ma mère me mit au monde à Venise, le 2 avril, jour de Pâques, de l’an 1725. Elle eut la veille une forte envie d’écrevisses. Je les aime beaucoup. » Ecrevisse, écrivisse, écrit, vice... _ Sollers s’amuse en toute connivence avec son héros à décrypter les messages codés du grand kabbaliste que fut Casanova. Mille phrases merveilleuses éclairent les Mémoires du galant Vénitien. Au lieu de dire platement qu’il a envie d’une fille, Casanova préfère écrire : « Je vis que j’avais besoin d’une friponne qu’il fallait que j’endoctrinasse. » Pour Casanova l’art de jouir est poétique, et réciproquement. Giacomo — ou Jacques et Jakob — Casanova fut un Européen d’exception. De Venise à Paris, de Saint-Pétersbourg à Londres, de Berlin à Madrid, il improvise son éblouissant personnage au gré de ses aventures. Magicien, polyglotte, érudit, fort joueur, ami des grands de son siècle — le prince de Ligne, l’abbé de Bernis ou Voltaire —, Casanova ignorait l’ennui. Il avait le courage gai et l’insolence téméraire. A une amante il dira : « Sois gaie, la tristesse me tue. » Il aima toutes les femmes, les hommes aussi, mais à condition qu’ils soient « jolis comme des filles ». Séduire une femme très dévote décuplait son ardeur. « Une fille dévote ressent, quand elle fait avec son amant l’oeuvre de chair, cent fois plus de plaisir qu’une autre exempte de préjugé. » Etrange libertin pour qui le plaisir procuré à sa conquête est plus intéressant que le sien. « Le plaisir visible que je donnais composait toujours les quatre cinquièmes du mien. » Ce bourreau des c ?urs était un altruiste.Passager clandestin de son siècle, Casanova fascine Sollers par sa présence d’esprit et de corps. Avec lui, tout est toujours à recommencer. Il fut le virtuose d’une vie inassouvie. Son appétence fut universelle. Philosophe de bibliothèque et de boudoir, Casanova l’admirable reste toujours un écrivain maudit puisque, à l’exception de Sollers et de quelques autres, on s’obstine toujours à ne pas le considérer comme un écrivain. Au XIXe, un obscur professeur, Jean Laforgue, dépensa même des trésors d’énergie pour « rewriter » Casanova. On croit rêver ! Grâces soient rendues à Philippe Sollers de nous avoir restitué un Casanova insaisissable et imprévisible.

Gilles Anquetil, Le Nouvel Observateur du 08 Octobre 1998.

*

Voir en ligne : Casanova sur Wikipédia



Admirable, Casanova ?

par Françoise Giroud

Françoise Giroud n’a guère apprécié la défense et illustration du grand séducteur par Philippe Sollers.

Mais quelle est donc cette fascination que Casanova exerce sur l’esprit des hommes ? Et depuis si longtemps ? Et tout autour du monde ? Comme s’il condensait un rêve : être le champion du monde des amants. Plus, toujours plus. Performances fabuleuses ? Même pas. Posséder cent ou cent vingt femmes entre 14 et 70 ans, cela relève d’un bon tempérament mais ne fait même pas une femme par semaine. Des Casanova de banlieue font mieux.
Non, ce qui captive l’imagination, s’agissant de Casanova, c’est son « insolente liberté » selon l’expression de Félicien Marceau. Sa désinvolture, son bonheur de vivre, son absence totale de culpabilité. Il prend, il jouit, il laisse, persuadé qu’il n’a fait que des heureuses, vierges déflorées ou matrones expertes, qui vivront désormais en le bénissant. C’est ce que, devenu vieux, frustré et se mourant d’ennui, il raconte en 4000 pages de « Mémoires » brillants, piquants, devenus la bible de Philippe Sollers, son porte-drapeau.
Je ne nourris que de bons sentiments envers Sollers et le lis toujours avec un intérêt mêlé de curiosité. Mais cette fois-ci, il m’a estomaquée. A ma connaissance, personne n’a vraiment lu ces « Mémoires ». Heureuses, ces religieuses enculées, ces adolescentes engrossées, ces vieilles femmes grugées, ces matrones délaissées, ces catins rétribuées, ces amoureuses d’un soir refilées à qui voudra bien les prendre, ces ouvrières tringlées à la chaîne - le jour, elles tissent dans ses usines ? Attendait-il seulement leur plaisir ? Rien ne le dit. Peut-être n’était-il pas manchot. Mais il ne serait pas le premier à avoir pris quelques trémoussements pour de l’extase. Pourquoi lui cédaient-elles sans barguigner ? C’était la mode du siècle. On baisait. Sans doute troublait-il leur chair. Il était grand, avec une belle gueule, un bagou d’enfer. Il était câlin. Il avait de la conversation. Elles n’étaient pas accoutumées à ce qu’on leur parle en les caressant. Lui parlait énormément. Il aimait la compagnie des femmes, et nul doute qu’elles ont aimé la sienne, si brève qu’elle soit, jusqu’à ce qu’il passe à la prochaine, laissant parfois la vérole en cadeau d’adieu.

Et alors que font les délaissées ? Elles pleurent ? Nous ne le saurons jamais. Pas une lettre, pas un cri, pas un murmure n’en demeurent. Des pierres dans un lac. Les « Mémoires » de Casanova n’ont qu’une face. La sienne. Il s’observe dans la glace, se trouve bel et bon de dispenser ainsi sa semence dans des lieux si charmants — il en reste parfois des enfants qu’il découvre quinze ans plus tard — et déclare, enchanté de lui et d’alentour : « J’ai fait leur bonheur. » Et allez donc...
De toutes les aventures sexuelles de Casanova sur lesquelles fantasment depuis deux siècles des milliers d’hommes, une seule semble avoir été infectée par quelque chose qui pourrait s’appeler l’amour. Il s’agissait d’une femme de grande famille française qui avait fugué en Italie où il la prit à un Hongrois aristocrate, cela l’épatait. De petite naissance, il était snob comme un phoque. Celle-là, il en fut épris et elle de lui, encore qu’un peu moins. Elle s’appelait Henriette. Cela dura trois mois. C’est elle qui le quitta pour rentrer en France, en lui laissant un peu d’argent. Elle en garda longtemps mémoire. Il y en eut tout de même une pour lui faire payer une note salée. La Charpillon. Une Française, belle pute de Londres. Celle-là l’a brisé, cassé, rompu, humilié, vieilli de dix ans. Il ne s’en est jamais totalement remis. Comment s’y est-elle prise ? Elle s’est refusée, jour après jour, mois après mois, obstinément.
Qu’on me comprenne bien : Casanova est un personnage étincelant, un aventurier prestigieux, une figure divertissante, un excellent écrivain. Simplement il ne connaît ni le bien ni le mal. Alors si vous croisez sa postérité, en habit rose ou en blouson de cuir, gare fillettes, fillettes, Sollers est un farceur.

Françoise Giroud, Le Nouvel Observateur du 05 Novembre 1998.

*


La réponse de Philippe Sollers

Vive Casanova !

Lorsqu’il arrive en Espagne, Casanova trouve un pays encore sous l’emprise de l’Inquisition. Il s’ennuie, tente sa chance sans grand succès, se sent surveillé partout et a cette réflexion étrange : « Les femmes étaient prêtes à se venger de ceux qui voulaient contrôler leurs pensées. » Par « femmes », ici, il faut bien entendu entendre les débutantes ou les jolies femmes mal mariées. Elles sont sans cesse observées, suivies, empêchées. Ceux qui veulent « contrôler leurs pensées » sont évidemment les mères, les pères, les frères, les maris, les confesseurs, la police. Rien de nouveau, en somme, sous le soleil des pays un peu en retard, nous ne sommes ni à Venise ni à Paris. La même atmosphère religieuse étouffante règne alors à Vienne sous l’impulsion de l’impératrice Marie-Thérèse qui a créé une police spéciale : les « commissaires de chasteté ». Il s’agit d’espionner les possibilités d’adultère, d’arrêter séance tenante toute femme seule dans la rue, sauf si elle a un chapelet à la main (ce qui prouve qu’elle va à la messe). Le résultat, inattendu, est que les femmes, pour retrouver leurs amants, se baladent avec des chapelets. L’histoire est cocasse, mais pas tellement risible si l’on pense aux vagues de puritanisme agressif qui déferlent aujourd’hui sur New York (Monica Lewinsky) ou sur les pays islamiques. Casanova à Alger de nos jours ? Mieux vaut ne pas y penser.
Quel type étrange, si on y pense. Dans son « Histoire de ma vie », il précise, à un moment, que son plaisir a toujours été composé « pour les quatre cinquièmes » de celui qu’il donnait. Quatre cinquièmes c’est plutôt beaucoup, il me semble. Certes, on n’est pas obligé, mais les précisions qu’il donne montrent qu’il sait de quoi il s’agit. Très souvent, c’est lui qui se trouve dragué par des femmes, lesquelles ont apparemment des désirs. D’où la jalousie qu’il suscite chez les hommes ainsi que chez les dévots et les dévotes de toute sorte (leur nombre est légion). Cette jalousie court à travers le XIXe et le XXe siècle, elle tourne souvent au ressentiment pincé (Fellini). On censure Casanova, on le rabaisse, on le caricature, on veut qu’il soit puni, on le dérisionne, mais peine perdue : c’est écrit. Bien entendu, il trouve grâce chez quelques amateurs supérieurs (Mozart, Stendhal, Delacroix, Joyce, parmi tant d’autres). Les artistes ont un grave défaut : ils aiment la liberté.

En écrivant mon « Casanova l’admirable », je voulais avant tout faire justice des tonnes de clichés qui se sont abattus sur le pauvre Giacomo. A vrai dire, j’étais sans illusions, je le reste. Françoise Giroud, par exemple, dont j’aime l’autorité impérieuse et la vigilance « féministe », n’a aucun mal à me convaincre de mon erreur. Non, Casanova n’est pas admirable, c’est un farceur superficiel et sans scrupules, un individu privé de sens moral. Il « encule les religieuses » (sic), prend « des trémoussements pour de l’extase », est « snob comme un phoque » (resic). Les femmes, par rapport à lui, sont de pauvres victimes froidement sacrifiées à son plaisir égoïste. C’est un baratineur inconséquent qui peut même vous refiler la vérole (c’est faux, bien sûr, mais à quoi bon discuter ?)
L’état d’urgence s’impose : il faut prévenir les méfaits de cet imposteur, protéger les filles, les fillettes, toutes celles qui auraient envie de s’amuser avec lui. Femmes, soyez prudentes : exigez de l’amour, des garanties, de la stabilité sociale, de la fidélité stricte. Un vrai pacte de sécurité. Des Casanova, Françoise Giroud en a connu autrefois : croyez-la, ce n’était pas ça. Peu importe, donc, que le vrai Casanova ait existé et que, comme de multiples témoignages le prouvent, il ait été aimé et même adoré par celles à qui il « apportait la lumière ». La lumière ? De quoi voulez-vous parler ?

Philippe Sollers, Le Nouvel Observateur du 12 novembre 1998.

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Crédits : Le Monde, L’Evènement du Jeudi, Elle, L’Express, Le Nouvel Observateur, L’Incontournable.

*

[1Quelques-uns des lieux de Casanova à Venise.

[2Cf. JLG/JLG .

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3 Messages

  • Serge ULESKI | 10 septembre 2011 - 17:19 1

    Giacomo Girolamo Casanova, né le 2 avril 1725 à Venise et mort le 4 juin 1798 à Dux, fut tour à tour violoniste, magicien escroc, espion, diplomate, bibliothécaire et écrivain.

    Certes !

    Infatigable, sillonnant le XVIIIe au pas de course, présent dans toutes les cours d’Europe et dans ses fastes, de Venise à Paris, Madrid, Vienne, Londres...

    Forçat du corps, une fois malade et diminué, d’aucuns aujourd’hui parleront de "perte de compétitivité sur le marché du sexe", Casanova se retirera au château de Dux, en Bohême avant de devenir... un écrivain majeur de langue française.

    On a dit de lui qu’il était l’homme le plus libre du 18e siècle...

    Mais... l’était-il vraiment ?

    Sans fortune personnelle, fils d’une actrice qui l’abandonnera très tôt et d’un père décédé alors qu’il n’a que quelques années, sans fortune personnelle, toute sa vie durant il sera sous la dépendance matérielle d’autrui...

    Libertin chez les libertins, dans ses écrits, il interroge : quel est l’homme auquel le besoin ne fasse faire des bassesses ?

    Et si...

    Oui ! Et si Casanova n’avait été pas seulement un brillant séducteur, compulsif de surcroît, par amour pour les femmes (ou l’abandon de la première d’entre elles... sa mère) mais aussi...

    Le premier courtisan-gigolo, le premier esclave sexuel de l’histoire de la prostitution masculine en stakhanoviste du bonheur et de la lutte contre la pauvreté et la vieillesse ?

    Voir en ligne : Actualité et société - Littérature et écriture


  • A.G. | 13 mars 2010 - 11:34 2

    Émission spéciale de la Bibliothèque Médicis sur Public Sénat consacrée à Casanova. Avec Sollers, Antoine Gallimard, Bruno Racine, Pierre Leroy, Lydia Flem.

    Historique : l’engagement réciproque en direct entre Antoine Gallimard et Bruno Racine pour la publication des oeuvres complètes en Pléiade : Public Sénat

    L’émission est rediffusée le samedi 13 mars à 13h et 21h, le dimanche 14 à 17h et le mardi 16 à 14h.


  • A.G. | 19 février 2010 - 19:12 3

    La BNF acquiert le manuscrit original des mémoires de Casanova

    Sollers à la BNF le 18 février

    « Je commence par déclarer à mon lecteur que dans tout ce que j’ai fait de bon ou de mauvais dans toute ma vie, je suis sûr d’avoir mérité ou démérité, et que par conséquent je dois me croire libre. La doctrine des stoïciens, et de toute autre secte sur la force du Destin est une chimère de l’imagination qui tient à l’athéisme. Je suis non seulement monothéiste, mais chrétien fortifié par la philosophie, qui n’a jamais rien gâté.
    _ Je crois à l’existence d’un Dieu immatériel créateur, et maître de toutes les formes ; et ce qui me prouve que je n’en ai jamais douté, c’est que j’ai toujours compté sur sa providence, recourant à lui par le moyen de la prière dans toutes mes détresses ; et me trouvant toujours exaucé. Le désespoir tue ; la prière le fait disparaître ; et après elle l’homme confie, et agit. »

    Giacomo Casanova, Préface à Histoire de ma vie, Robert Laffont, 1993.