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Sollers, Rodin et Victor Hugo : un vrai roman

Victor Hugo, nu, par Rodin : une oeuvre inédite

D 24 août 2023     A par Albert Gauvin - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


LÉGENDE, ROMAN

Sollers : « Ce qui doit être lu sonne comme une nouveauté considérable au moment où l’on peut dire qu’une multitude de livres ne demandent pas d’être lus.
Lire est une activité de plus en plus ruinée par le numérique, et, ne serait-ce que pour cela, le titre a été choisi consciemment. Le texte qui accompagne et explique une image me convient aussi dans la mesure où le livre est le commentaire d’une image constante en mouvement. Mais, plus sérieusement encore, c’est un volume métaphysique en dialogue avec La Légende des siècles de Victor Hugo, ce dernier étant convoqué à plusieurs reprises en tant que personnage romanesque [1]. »

A plusieurs reprises ? Oui, et si on relit — si on relie — les essais comme les romans de Sollers, on peut dire qu’ils constituent un vrai roman philosophique et encyclopédique qui pourrait s’appeler aussi, sans doute, La Légende des siècles ou, mieux, pour reprendre ce qui fut le titre du projet non réalisé de Rimbaud, L’Histoire splendide, dont un des volumes, partant des écrits des vingt dernières années, serait « Victor Hugo, un vrai roman ». Un vrai roman qui donne à voir, des barricades [2] au Panthéon, des révolutions avortées à la République, des tables tournantes aux vraies visions — « Hugo, trop cabochard, a bien vu dans les derniers volumes : Les Misérables sont un vrai poème » écrit Rimbaud dans sa fameuse « lettre du Voyant » —, à travers le portrait nuancé, kaléidoscopique du poète, l’imaginaire contrasté de ce que Muray a appelé « le XIXe siècle à travers les âges ». Comment l’écrire, ce roman ? Sollers nous livre sa méthode — qui me semble valoir pour tous ceux sur qui il écrit :

« Il faut citer Hugo, le couper, le fissurer, le faire apparaître, le diversifier, le libérer, le déchaîner, l’arrêter brusquement, l’approfondir à partir de quelques mots. »

De Balzac, Hugo, cité par Sollers, disait :

« Tous ses livres ne forment qu’un livre, livre vivant, lumineux, profond, où l’on voit aller et marcher et se mouvoir, avec je ne sais quoi d’effaré et de terrible mêlé au réel, toute notre civilisation contemporaine... »

On peut dire la même chose des livres de Sollers.

Et puis il y a Rodin. On connaît La Porte de l’Enfer, jamais achevée, et son Penseur (et le poète Dante). On connaît le Balzac, refusé, en 1998, par « La Société des gens de lettres ». Il y a le(s) Victor Hugo de Rodin. Quelle roman, là aussi ! Comment a-t-il commencé ? Voici :


Rodin, croquis de Victor Hugo.
Zoom : cliquez sur l’image.

« Rodin a eu l’opportunité de faire le portrait de Victor Hugo (1802-1885) grâce à son ami le journaliste Edmond Bazire (1846-1892), rencontré à la fin de l’année 1882, alors que le sculpteur est plongé dans le désarroi provoqué par l’accusation de moulage sur nature, portée contre L’Âge d’airain. Bazire lui recommande alors de se faire connaître en exposant le portrait d’un homme célèbre "que personne ne soupçonnerait de se prêter à l’opération que l’on [lui] reproche si odieusement" (Edmond Bazire, 1889) et organisa la rencontre des deux hommes. Le grand écrivain alors "au faite de sa gloire et au déclin de sa vie" (Claudie Judrin, 2002), accepte le sculpteur chez lui tout en restant totalement réfractaire aux séances de pose. C’est donc avec grande difficulté que Rodin travaille entre février et avril 1883 auprès du poète. Le musée Rodin conserve de cet épisode une douzaine de feuilles donnant à voir les croquis minuscules des différents profils du crâne du poète, ainsi que les tirages photographiques du buste modelé en terre et le tout premier bronze fondu par François Rudier en 1883, dédicacé À l’Illustre Maître. Dès l’année suivante, le buste en bronze, appelé à une très large diffusion, est exposé chez Victor Hugo pour son quatre-vingt-deuxième anniversaire mais aussi au Salon de 1884, à Londres et à Bruxelles. »
Rodin raconte (L’Art, 1911, éd. Gsell) :

« Par malheur, Victor Hugo venait justement d’être martyrisé par un sculpteur médiocre nommé Villain. Celui-ci, pour faire un mauvais buste, lui avait infligé trente-huit séances de pose. Aussi quand j’exprimai timidement mon désir de reproduire à mon tour les traits de l’auteur des Contemplations, il fronça terriblement ses sourcils olympiens.
— Je ne puis vous empêcher de travailler, fit-il ; mais je vous avertis que je ne poserai pas. Je ne changerai pour vous aucune de mes habitudes : arrangez-vous comme il vous plaira.
Je vins donc et je crayonnai au vol un grand nombre de croquis afin de faciliter ensuite mon travail de modelage. Puis j’apportai ma selle de sculpteur et de la terre. Mais, naturellement, je ne pus installer cet outillage salissant que dans une vérandah, et comme c’était dans le salon que Victor Hugo se tenait d’ordinaire avec ses amis, vous imaginez quelle fut la difficulté de ma tâche. Je regardais attentivement le grand poète, j’essayais de graver son image dans ma mémoire, puis soudain, en courant, je gagnais la vérandah pour fixer dans la glaise le souvenir de ce que je venais de voir. Mais souvent, dans le trajet, mon impression s’affaiblissait, de sorte qu’arrivé devant ma selle, je n’osais plus donner un seul coup d’ébauchoir et je devais me résoudre à retourner auprès de mon modèle. »


Rodin, Double portrait de Victor Hugo, vers 1883.
Zoom : cliquez sur l’image.


« Je me plaçais de côté ou derrière lui, le suivant de l’œil, faisant de lui des croquis rapides, dessinant autant de profils que je le pouvais sur de petits carrés de papier ; il ne me regardait pas, mais il avait la bonté de ne pas m’écarter ; il me tolérait. [3] »

Rodin sculptera plusieurs « Victor Hugo » après la mort de l’écrivain. L’un des plus beaux se trouve dans le jardin du musée Rodin, rue de Varennes à Paris. Hugo est en exil à Guernesey. Il est assis sur un rocher. C’est un lutteur vieilli, pensif, soucieux sans doute, mais c’est encore un véritable athlète dont le bras gauche tente de repousser les vagues de l’océan. Au-dessus de l’écrivain, la Muse tragique étend ses bras comme des ailes en signe de protection.
L’histoire ne s’arrête pas là. Voilà que, cent-quarante ans plus tard, en 2022, grâce à un généreux donateur, Leonard Gianadda, une oeuvre inédite est inaugurée à Besançon, ville natale de Victor Hugo...

MONUMENT À VICTOR HUGO
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Rodin, Premier projet pour le Monument à Victor Hugo pour le Panthéon (groupe plâtre).
Photo Vizzavona. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Après la mort de Victor Hugo en 1885, il fut question de lui élever un monument au Panthéon faisant pendant à celui dédié à Mirabeau et réalisé par Injalbert. C’est à Rodin que revint la commande en 1889.
Il choisit de représenter le Victor Hugo de l’exil, assis au bord des rochers de Guernesey, le bras tendu comme pour calmer les flots, image du poète méditant, mais aussi du défenseur des libertés républicaines. Le premier projet « qui manque de clarté et dont la silhouette est confuse » fut refusé à l’unanimité. En 1891, le directeur des Beaux-Arts le destina alors à un autre emplacement. Il prit finalement place dans les jardins du Palais Royal.


Rodin, Monument à Victor Hugo au Palais Royal (groupe plâtre).
ZOOM : cliquer sur l’image.
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À partir de 1890, Rodin travailla donc simultanément à deux projets, le premier, représentant Victor Hugo assis, le second, destiné au Panthéon, dans lequel le poète apparaît debout. Il représente Victor Hugo nu, sans artifice ni idéalisation comme il était coutume de le faire pour les grands hommes. Et c’est un corps marqué par le temps que Rodin modela, ce qui ne manqua pas de choquer ses contemporains.
Victor Hugo assis fut exposé en plâtre au Salon de la Société nationale des Beaux-Arts de 1897, avec les deux muses inspiratrices, La Muse tragique et La Méditation ou Voix intérieure, qui accompagnaient déjà le poète dans les premières esquisses, mais qui ont disparu dans la version finale en marbre.


Victor Hugo assis, 1897, musée Rodin.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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LIRE : Rodin et Victor Hugo

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JEUNESSE DE HUGO
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L’embêtant, avec Hugo, c’est qu’il faut se débarrasser de lui pour l’atteindre. De lui, ou plutôt des clichés scolaires et républicains, images barbues et pieuses, Panthéon et commémorations, rabâchages primaires, périodes oratoires, culte et ennui. Comme d’habitude, ce qui est supposé bien connu est méconnu, et il suffit d’entrer dans les détails d’une création et d’une vie pour que tout se lève et foisonne, changeant le grand-père momifié en jeune homme éternel. Il faut citer Hugo, le couper, le fissurer, le faire apparaître, le diversifier, le libérer, le déchaîner, l’arrêter brusquement, l’approfondir à partir de quelques mots. Exemple : "Jamais le génie ne réussira près des Académies ; un torrent les épouvante : elles couronnent un seau d’eau." Ou bien : "Moi, je demande l’Europe, et je ne regretterai pas la France."

Une biographie précise, donc : la voici, par un normalien de trente et un ans, Jean-Marc Hovasse, et c’est aussitôt un roman, plus passionnant que tous les romans [4]. Premier volume : de 1802 à 1851, ou comment Hugo devient enfin jeune à cinquante ans en partant pour l’exil, après le coup d’Etat de Napoléon-le-petit. Hugo dans tous ses états : contradictoire, volontaire, inspiré, ambitieux, amoureux, intrigant, cachottier, rêveur, enthousiaste, déprimé, voyageur, travailleur. Hugo, surtout, prodigieuse machine de langage, poésie, drame, roman, notations, visions. "La Poésie, c’est tout ce qu’il y a d’intime dans tout." Hugo-montagne, Hugo-océan, Hugo-ville, Hugo-dessins, Hugo-chevauchée fantastique. Et puis Hugo-politique, Hugo-seul-contre-tous, Hugo-révolution.

Voyons cela point par point, à travers son style, sinon, et c’est le but de l’opération momification, on oublie l’essentiel : Hugo écrit, et c’est la puissance de son écriture (et de son art oratoire) qui lui a donné raison par rapport à tout un pays. Exemple : nous sommes à l’Assemblée nationale, un interrupteur de droite demande à Victor Hugo de se taire. Hugo lui demande son nom : Bourbusson. Hugo : "C’est plus que je n’espérais." Eclat de rire général. Ou encore, à l’Académie, Victor Cousin déclare que la langue française est en décadence depuis 1789. Hugo : "A quelle heure, s’il vous plaît ?" Rire de nouveau. A quoi succèdent les grandes envolées lyriques contre la peine de mort et pour la liberté de la presse. Liberté : c’est le mot qui revient le plus souvent. "Liez une veine, vous avez la maladie ; entravez un fleuve, vous avez l’inondation ; barrez l’avenir, vous avez les révolutions." Hugo pré-soixante-huitard ? Mais bien sûr, n’en déplaise aux néo-hugoliens nationaux.

Tout sur Hugo, donc : son enfance, ses lectures ("J’ai passé mon enfance à plat ventre sur les livres"), sa mère royaliste, son père général napoléonien, son imprégnation espagnole, sa solitude enchantée dans des jardins, sa double fascination pour Chateaubriand et Voltaire, son mariage avec Adèle (qui lui préfère Sainte-Beuve), le coup de foudre pour Juliette Drouet ("Blanche avec des yeux noirs, jeune, grande, éclatante,/Tout en elle était feu qui brille, ardeur qui rit"), leur première nuit d’amour, avec, au matin, les Masques du carnaval ("ils étaient ivres et moi aussi ; eux de vin, moi d’amour"), ses succès ou ses échecs au théâtre, le duel imaginaire avec Shakespeare, son horreur de la guillotine (qui influencera Dostoïevski), sa résurrection de Notre-Dame de Paris...

Hugo et la nature ? C’est là, sans doute, l’aspect principal. Exemple : "Une grande brume grise couvrait le fond de la mer où les voiles s’enfonçaient en se simplifiant." Ou bien : "Chaque rocher est une lettre, chaque lac est une phrase, chaque village est un accent." Ou bien : "Cependant la sombre terre marche et roule ; les fleurs ont conscience de ce mouvement énorme." Ou bien : "Il y a toujours sur ma strophe ou sur ma page un peu de l’ombre du nuage et de la salive de la mer." Ou bien : "La racine enfante dans l’ombre une rose pour le soleil." Et aussi : "Le rêve est l’aquarium de la nuit."Et encore : "Je me sens à jamais pensif, ailé, vivant."

Hugo découvre une chose stupéfiante et toute simple : la Nature (ou Dieu, ce qui revient au même) pense à travers la forme optique du vers. Il suffit de placer l’instrument, et la révélation a lieu. De là, on pourra aller annoncer la bonne nouvelle aux opprimés, aux enchaînés, aux humiliés, aux persécutés. Et ce n’est pas un prince-président ni un empereur de carton-pâte qui pourront empêcher la nouvelle de se répandre. Bien entendu, l’amour est à la charnière de ce déferlement. Après Juliette, Léonie (qui répare la mort de sa fille Léopoldine). La voici sous les traits de Cosette : "Elle faisait à qui la voyait une sensation d’avril et de point du jour. Il y avait de la rosée dans ses yeux. C’était une condensation de lumière aurorale sous forme de femme."

Les Misérables est un roman constamment crypté d’autobiographie, et c’est encore de lui-même que Hugo parle en célébrant Balzac : "Tous ses livres ne forment qu’un livre, livre vivant, lumineux, profond, où l’on voit aller et marcher et se mouvoir, avec je ne sais quoi d’effaré et de terrible mêlé au réel, toute notre civilisation contemporaine..." Encore un autoportrait dans cette description de Mirabeau : "Il ne rencontre dans la vie que deux choses qui le traitent bien et qui l’aiment, deux choses irrégulières et révoltées contre l’ordre, une maîtresse et une révolution." La Nature parle, l’Amour la condense, l’histoire de la Liberté s’ensuit. Cela provoque des cabales et des insultes ? Peu importe : "J’entends rire les sots, j’entends hurler l’envie,/On siffle, on raille, on ment ; on m’outrage en plein jour./Mais je ne me plains pas. Le ciel donne ma vie/A la haine en public, en secret à l’amour."

Cette insistance sur l’amour est probablement ce qui choque le plus chez Hugo. On l’arrête en plein adultère ? Il célèbre la supériorité du droit naturel sur le droit social : "La liberté du cœur humain." On le conspue ? Il s’écrie : "Taisez-vous, chiffonniers de la haine !" Ses adversaires sont pour lui "de la boue avant d’être de la poussière". Portrait de Victor Cousin : "C’est un déclamateur, banal, bouffi de lieux communs, rogue et pédant. Il est méchant, mais il est faible. Il fait ce qu’il peut, mais il ne peut qu’un avortement. Il veut faire une blessure et ne fait qu’une piqûre. Professeur, académicien, pair de France, ministre, jamais on n’a vu sortir une idée de sa tête, cette outre sonore. Il a toute la prétention d’un philosophe, toute l’apparence d’un charlatan, et toute la réalité d’un cuistre." L’Assemblée ? Un ramassis de médiocres : "Elle est presque entièrement composée d’hommes qui, ne sachant pas parler, ne savent pas écouter. Ils ne savent que dire et ils ne veulent pas se taire. Que faire ? Ils font du bruit."

En réalité, on est réactionnaire à partir de questions de langage. "Depuis quinze ans, on a ridiculisé l’enthousiasme : Poésie ! disait-on." Conséquence : "Les consciences se dégradent, l’argent règne, la corruption s’étend, les positions les plus hautes sont envahies par les passions les plus basses" (ici, le compte-rendu de la séance note : mouvement prolongé). Hugo ne se résigne pas à l’oubli de la grandeur. Lors du retour des cendres de Napoléon (le Grand), il crie à la foule des bourgeois apathiques de se découvrir. Il est tellement indigné qu’il n’apprécie même pas le Requiem de Mozart. Onze ans plus tard, c’est le "crime" de Napoléon III. Hugo se retrouve seul, ou presque. Il voit les barricades et les massacres. Sa tête est mise à prix. Il se cache dans Paris pendant trois jours, et finit par passer en Belgique avec un faux passeport d’ouvrier typographe.

Ici, ces lignes sublimes : "L’improvisation perpétuelle des moyens, des procédés, des expédients, des ressources, rien pas à pas, tout d’emblée, jamais le terrain sondé, toutes les chances acceptées en bloc, les mauvaises comme les bonnes, tout risqué à la fois de tous les côtés, l’heure, le lieu, l’occasion, les amis, la famille, la liberté, la fortune, la vie, c’est le combat révolutionnaire." Il faut prendre le temps de relire cette phrase, ses gestes, sa vision déchirée globale. Or qui sait s’il ne reste pas des jeunes gens pour savoir l’écouter ?

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Rodin, Monument à Victor Hugo dit du Palais Royal. 1890. Bronze. H. 185 cm ; L. 285 cm ; P. 162 cm.
Fonte réalisée par la Fonderie de Coubertin en 1997 pour les collections du musée.

Jardin du musée Rodin. Photo A.G., 24-09-2016. ZOOM : cliquer sur l’image.
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HUGO, DE NOUVEAU
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Hugo est le grand traumatisé de la mort : il la voit partout à l’œuvre, il en est imprégné, transi, bouleversé, affolé. Ce fils de général n’aura de cesse de la dénoncer et de la poursuivre. L’abolition de la peine de mort est son cheval de bataille, il ne supporte pas les exécutions à froid, il est le premier à imaginer à la première personne les affres d’un condamné attendant son supplice. La Terreur a eu lieu, un crime a été commis, il faut réparer cette catastrophe, aller vers la paix, l’harmonie, l’humanisation de la sauvagerie humaine.
« Quand le vivant s’endort, il s’établit immédiatement une communication entre son lit et sa tombe. » Hugo a rendez-vous avec des spectres, il entend tous les fantômes de l’Histoire, sa légende des siècles finit par faire de lui selon sa drôle de formule, « le fonctionnaire de Dieu ». D’où sa sensibilité à la misère, à la révolte, à l’émeute, à tout ce que la violence et l’ignorance tiennent comme enfer social. La Poésie voit tout, elle s’indigne, elle prend le parti de la Nature (autre nom de Dieu). Il est impossible de ne pas s’insurger, en vers comme en prose, par le chant ou par l’action romanesque, contre l’hypocrisie criminelle des « assis » (comme dira Rimbaud). Contre la peine de mort (faut-il rappeler que son abolition est toute récente en France, et qu’elle continue à être pratiquée un peu partout, notamment aux États-Unis ?), pour l’instruction gratuite et obligatoire, pour la liberté de la presse. C’est un minimum, mais il est loin d’être acquis de son temps. Cette exigence vaut à Hugo l’exil, qui est la grande période créatrice de sa vie (écriture de ce chef­ d ’œuvre qu’est Les Misérables). Et puis des poèmes, et encore des poèmes, et des dessins, et des visions, et des superstitions, et une volonté incroyable. À Guernesey :
« Je vis dans une solitude splendide, comme perché à la pointe d’un rocher, ayant toutes les vastes écumes des vagues et toutes les grandes nuées du ciel sous ma fenêtre ; j’habite dans cet immense rêve de l’océan, je deviens peu à peu un somnambule de la mer. »

La République, enfin rétablie sur fond de massacre (la Commune), a eu tôt fait de momifier Hugo, de le canoniser, de le sanctuariser, de simplifier son parcours, bref, de rendre cohérent son génie multiforme (cohérent, il l’est, mais à travers combien de drames, d’embûches, de dangers, de fatigues, d’incessant roulement verbal). Hugo académicien, Hugo député, Hugo grand-père de la nation nous font oublier le témoin des barricades, l’amoureux impénitent, le visionnaire des dessous de la ville, le métaphysicien ivre, l’insolent spontané, le généreux prêt à porter secours à tous les esclaves et aux damnés de la terre. Il a un instrument : ce don verbal prodigieux (relire, par exemple, dans Les Misérables, le récit de la bataille d’Austerlitz, le passage sur les égouts de Paris, ou encore l’éblouissant morceau sur l’argot). La seule bonne façon de commémorer Hugo serait de lui dédier une insurrection : il aurait aimé celle de 1968, et qu’on ait écrit sur les murs de Paris « Sous les pavés, la plage ». Le Hugo qu’on aime ? Celui qui, après le coup d’État de Napoléon-le petit, écrit ces lignes, en décembre 1851, à Bruxelles
« Une fois ceux que j’aime mis en sûreté, qu’importe le reste : un grenier, un lit de sangle, une chaise de paille, une table et de quoi écrire, cela me suffit. »
Ou encore : « On ment sur mon compte. Qu’importe ! Voilà plus quarante ans qu’on m’abreuve de toutes les inventions de la haine. Je bois avec calme ces ciguës et ces vinaigres. Cela passe et je n’en meurs pas. Poisons inutiles qui n’aboutissent pas à l’empoisonnement. Je suis le Mithridate de la calomnie. »
Ou encore : « Je ne suis pas avec un parti ; je suis avec un principe. Le parti, c’est le feuillage, cela tombe. Le principe, c’est la racine ; cela reste. Les feuilles font du bruit et ne font rien. La racine se tait et fait tout. »
La France a haï Victor Hugo, puis elle l’a canonisé et maintenant elle fait semblant de le commémorer pour mieux l’oublier. Rappelons donc son insolence par cette lettre :

Monsieur,
Je n’attache aucune importance à être fils menuisier ou fils d’un empereur.
Jésus-Christ, qui était fils d’un charpentier, était en même temps fils de rois.
Arrangez ma naissance comme vous voudrez. Cela m’est absolument égal.

V.H.

Ou encore : « Les hommes comme moi sont impossibles, jusqu’au jour où ils sont nécessaires. »
Une publicité actuelle nous annonce : « Quoi de nouveau ? La Bible. » Répondons en écho : « Quoi de nouveau ? Hugo. »

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Rodin, Monument à Victor Hugo.
Jardin du musée Rodin. Photo A.G., 24-09-2016. ZOOM : cliquer sur l’image.
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HUGO
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Puisque je viens d’évoquer l’ombre de Victor Hugo, laissons-lui un moment la parole : « La tête qui ne se retourne pas vers les horizons effacés ne contient ni pensée ni amour. Par moments, Marius prenait son visage dans ses mains et le passé tumultueux et vague traversait le crépuscule qu’il avait dans le cerveau [...]. Il s’interrogeait ; il se tâtait ; il avait le vertige de toutes ces réalités évanouies. Où étaient-ils donc tous ? Était-ce bien vrai que tout fût mort ? Une chute dans les ténèbres avait tout emporté, excepté lui. Tout cela lui semblait avoir disparu comme derrière une toile de théâtre. Il y a de ces rideaux qui s’abaissent dans la vie. Dieu passe à l’acte suivant. »
Dieu dramaturge grandiose et cinglé ? C’est une hypothèse.

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Il faut que je l’avoue : depuis quelques mois, angoissé par l’importance de l’élection présidentielle française, je me suis mis à faire tourner les tables, à la recherche d’un contact direct avec Victor Hugo, lequel, on le sait, s’est beaucoup livré, en son temps, à cette divination de l’ombre. Je me disais, non sans raison, que les écrivains restent sourdement solidaires à travers la légende des siècles. Hugo es-tu là ?

C’est moi. Mon guéridon est léger, il craque bien, mes partenaires féminines sont magnétiques, mais l’au-delà des ondes est très encombré. Tout de même, Hugo a fini par se manifester, et j’ai transcrit ses réponses, dictées par petits coups secs, et parfois en alexandrins.

Il a commencé par voter Ségo, Hugo, peut-être à cause de la rime, mais surtout parce qu’il avait été flatté qu’elle cite Les contemplations comme une de ses lectures préférées. Hugo trouvait Ségo belle, émouvante, énergique, lyrique, une vraie figure de la République en marche, et son cri de meeting, « Dressez-vous vers la lumière ! », avait galvanisé son spectre. Pour Hugo, qui ne s’est jamais embarrassé de programmes détaillés et vaseux, Ségo, à ce moment-là, incarnait le rêve. Inutile de dire que les socialistes, dans leur ensemble, lui paraissaient des notables plats, surtout les éléphants, à propos desquels il se montrait implacable. Oui, la France méritait une Présidente, oui, une lumière d’amour brillait sur son front.

Dans les jours qui ont précédé l’élection, j’ai senti Hugo plus réticent. Dans les ondes aussi, il y a des sondages. Malgré mes demandes pressantes, Hugo se dérobait et, parfois, refusait carrément de répondre. Des coups faibles, confus. Impossible de lui tirer un commentaire sur Bayrou, par exemple, là, silence de mort. Sur Sarko, une étrange réserve. Une fois, cependant, à propos de Ségo : « Waterloo, Waterloo, sombre plaine. » Grand silence, ensuite, le soir de l’élection triomphale de Sarko, rien sur le Fouquet’s, la Concorde, le yacht Paloma au large de Malte. Et puis, récemment, ce simple et beau distique, frappé de façon particulièrement nette : « La France était très moisie,/Elle méritait Sarkozy. » Un châtiment, donc ? L’annonce d’une résurrection possible ? Là-dessus, motus, no comment. Hugo ne répond plus, et je dois dire que je suis épuisé par cette traversée des mondes.

 

HUGO, ENCORE
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Et puis Hugo, encore Hugo, toujours Hugo. Un volume, en tout cas, à se procurer d’urgence : Choses vues, dans la collection Quarto. Peu de livres sont aussi passionnants à lire aujourd’hui, notamment les années d’exil (vingt ans). « Je suis le Mithridate de la critique. Vous comprenez que j’ai fini par m’endurcir, moi qui, depuis trente-huit ans, suis accoutumé à être tué tous les quinze jours par La Revue des Deux Mondes. »
Qu’est-ce qui intéresse Hugo ? La poésie, l’amour, la liberté. « L’amour est une projection de lumière dans l’infini. » « Aimer, c’est participer au plus profond et au plus subtil de la création. » Diagnostic sur la régression et la pruderie de son temps. « Je déteste les prudes, leur croupe se recourbe en replis sinueux. » Ou encore :
« Elle avait une de ces bouches à lèvres serrées construites pour dire du mal comme la pince pour en faire. » Parfois, des notations énigmatiques qui sont déjà tout un livre, par exemple à Bruxelles, le 5 septembre 1867 : « Visite mystérieuse d’une princesse italienne (romaine) — en fuite — joli petit garçon de deux ans —, robe de velours bleu, bras nus — aventure — roman. » En tout cas, une certitude : « On entre plus profondément dans l’âme des peuples et dans l’histoire intérieure des sociétés humaines par la vie littéraire que par la vie poli­ tique. » Charmante mégalomanie de Hugo : « J’ai eu trop raison. C’est avoir tort. »
Il n’arrête pas de composer, d’entendre des bruits dans sa chambre, des coups frappés contre son lit, les murs sont pleins de fantômes, les rochers et les nuages de spectres en formation. Il est seul, il joue au satyre de temps en temps, il ne faiblit pas, il sait qu’un jour on criera sur son passage « Vive Victor Hugo ! Vive la République ! ».
Il est patient, inspiré, inflexible, et sacrément courageux. Durant le siège de Paris, en 1870, il a froid et faim.
« Hier, nous avons mangé du cerf, avant-hier de l’ours ; les deux jours précédents, de l’antilope. Ce sont des cadeaux du Jardin des Plantes. » Bientôt viendra un éléphant, et puis du chien, du rat, du cheval. Il digère difficilement ces mélanges. « De ces bons animaux la viande me fait mal. J’aime tant les chevaux que je hais le cheval. » On comprend que, replié à Bordeaux en février 1871, il s’offre un dîner choisi : « Huîtres, lamproie, chapon truffé. »
Et puis, il y a les femmes, pour lesquelles il use d’un code spécial dans ses notes. Il dissimule les prénoms, crypte les situations, joue sur tous les tableaux, passe du trivial à l’infini avec un naturel confondant. Le 9 décembre 1870 : « Cette nuit, je me suis réveillé et j’ai fait des vers. En même temps, j’entendais le canon... » Des portraits dévastateurs, des flèches : « Sainte-Beuve n’était pas poète et n’a jamais pu me le pardonner. »
Un autoportrait : « Qui de bonne heure est vieux restera longtemps jeune. »
Et puis des fulgurations, des raccourcis, le don, quoi :
« Dans le ciel tout est en suspens. Sur la terre tout se précipite. Différence qui contient tout le mystère. Là, tout se soutient ; ici, tout tombe. Sur le globe, la chute. Hors du globe, l’équilibre. »
« Ne vous laissez ni classer ni déclasser. »

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Rodin, Monument à Victor Hugo.
Jardin du musée Rodin. Photo A.G., 24-09-2016. ZOOM : cliquer sur l’image.
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PANTHÉON
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Vite, qu’on le momifie, ce Mao, il bouge trop, il se prend pour la Nature elle-même. Il est dangereux et imprévisible, il n’a pas d’ âme. Il serait capable d’aller au bout de toutes les contradictions, et de transformer une révolution radicale en dictature financière. Le culte du grand homme à conserver dans un mausolée est un sport mondial qui culmine à Paris le 1er juin 1885. Le cadavre à célébrer ? Victor Hugo. Sa destination, dans des funérailles nationales ? Le Panthéon.

La République française, qui doit sans cesse se méfier des ennemis de la République, tient son mort idéal, beaucoup plus actuel et populaire que les débris trop secs du 18e siècle (Voltaire et Rousseau, ça suffit comme ça). Hugo, lui aussi, a une fâcheuse tendance à se prendre pour la Nature, mais c’est un romantique, un grand cœur. Et puis, il a toutes les qualités : c’est un grand-père qui adore ses petits-enfants, un homme juste qui a toujours soutenu les pauvres et les persécutés, un poète inspiré dont les alexandrins résonnent dans les têtes depuis l’école (« Le vrai tombeau des morts est le cœur des vivants »).

C’est un exilé courageux, à Guernesey, sous le second Empire, un père en grand deuil (Léopoldine), un chantre de la liberté de la presse, un lutteur contre la peine de mort, le vrai propriétaire de Notre-Dame de Paris, le propagateur inlassable de l’amour, du progrès, de la liberté. Il est bleu-blanc-rouge des pieds à la tête. C’ est le père Hugo, quoi, il n’a rien d’un oncle douteux. Il trône, il prophétise, il châtie, il s’émeut, ses discours sont célèbres, sa facilité rythmique incomparable. Il voit loin dans l’invisible, il dialogue, par tables tournantes avec les morts, il réhabilite Satan, il a Dieu quand il veut au téléphone, il écrase les siècles.

Mais surtout, surtout (grande différence avec Voltaire et Rousseau), il est priapique. Oui, d’accord, il y a la fidèle, admirable et possessive Juliette Drouet (« Blanche avec des yeux noirs, jeune, grande, éclatante »), qui lui sauve la vie lors du coup d’État de « Napoléon-le-petit ». Mais que d’aventures, notées en code, dans ses carnets ! Rien qu’en 1859, 15 femmes, et en 1866, 20. Et ça n’arrête pas, prostituées comprises. Hugo consigne ses performances et ses dépenses, et, souvent, s’agissant de telle ou telle « malheureuse », ses « secours ». A part ça, beaucoup de politique dans le bon sens éclairé, et des frappements ou des craquements près de son lit, qui prouvent qu’il est hanté par un au-delà palpable. Sa dernière prestation sexuelle semble dater du 5 avril 1885, et il la marque d’une croix. Dernière phrase, écrite de sa main, le 19 mai :
« Aimer, c’est agir. » Après une agonie très commen­tée, il meurt le 22 à 13h 27. C’est un triomphe.

L’arc de triomphe est voilé de noir. Le Dieu poétique est mort, mais il ne croyait en aucune Église (l’archevêque de Paris, qui tentait une incursion au chevet du mourant, a été renvoyé). Tout le monde s’agite, la presse déborde, le ministère de l’intérieur est sur les dents. Que vont faire les socialistes, les anarchistes, les anciens Communards ? Ils ont perdu, ils sont divisés, la police les espionne sans relâche, beaucoup sont retournés et renseignent les flics. Le catafalque de Hugo doit éviter de passer par les boulevards pour ne pas susciter l’émeute. On le sépare du peuple, on interdit les drapeaux rouges, un drapeau noir est saisi et déchiré.

Le parcours jusqu’au Panthéon est soigneusement balisé par l’armée, et, commerce oblige, le prix des balcons, pour voir passer le corbillard, ne cesse d’augmenter toute la journée. La foule est énorme, l’émotion souvent sincère. La nuit suivante tourne à l’orgie nationale : Hugo baisait, tout le monde se met à baiser. La légende a prétendu que même les prostituées, cette nuit-là, étaient gratuites. Pas du tout : elles ont gagné, grâce à Hugo, de petites fortunes. Les bébés de 1886 ont été surnommés, par certains, « Génération Hugo ». Un grand nombre d’étreintes, plus ou moins alcoolisées et tournantes, ont été poétiquement sanctifiées.

Lors de l’entrée des restes de Hugo au Panthéon, quelqu’un a crié : « Entre ici, Victor Hugo, avec ton cortège de Misérables ! Entre ici, proscrit, exilé, best­ seller, député, enchanteur, sénateur ! Reste éternellement avec nous, déchet sublime ! Vive la République ! Vive la France ! »

Il est intéressant de savoir ce que faisait un exilé de ce temps-là, Arthur Rimbaud. Il est à Aden, il fait très chaud, et il écrit « aux siens », le 26 mai 1885 :
« Nous sommes dans nos étuves printanières, les peaux ruissellent, les estomacs s’aigrissent, les cervelles se troublent, les affaires sont infectes, les nouvelles sont mauvaises. » Il n’a pas l’air au courant que Paris est à la veille d’une grande fête. Il n’a aucune réputation à Paris, Rimbaud, sauf un lecteur ébloui de 18 ans qui, après avoir lu Illuminations, va entrer dans Notre­ Dame de Paris et connaître une révélation subite, à l’opposé de sa sœur. Il a assisté l’année d’avant aux funérailles de Hugo, et son commentaire est sans appel : « Ça avait un côté arsouille. »

Personne ne sait exactement ce que Karl Marx, auteur, avec Engels, du Manifeste du parti communiste (1848), a fait à Paris entre le 3 juin et le 24 août 1849, jour de son départ pour Londres. En 1850, il publiera là-bas Les Luttes de classes en France. Mais il est amusant de lire ce qu’écrivait Hugo, en 1849, au sujet de Victor Cousin, qui passe, bien à tort, pour avoir lu Hegel. Ce portrait, dans Choses vues, vaut d’ailleurs pour tous les philosophes actuels.

Voici de l’excellent Hugo-vitriol :
« Cousin est un esprit tenace et faux. Pour lui-même grand orateur ; pour ses amis, grand parleur ; pour moi, grand bavard. Son talent n’a que de la surface. Il parle clairement et pense obscurément. Il veut et ne veut pas, va et vient, affirme et nie, accorde et conteste, vole de-ci et de-là, bourdonne à toute question, se heurte à toute vérité, se cogne à toute vitre. Déclamateur banal, bouffi de lieux communs, rogue et pédant. Il est méchant, mais il est faible. Il fait ce qu’il peut, mais il ne peut qu’un avortement. Il veut faire une blessure et ne fait qu’une piqûre. Professeur, académicien, pair de France, ministre, jamais on n’a vu sortir une idée de sa tête, cette outre sonore. Il a toute la prétention d’un philosophe, toute l’apparence d’un charlatan, et toute la réalité d’un cuistre. »

Hegel, dont le principal intérêt est le mouvement des dates, hoche la tête : Marx se trompe, l’avenir le prouvera, Victor Cousin ne comprend rien, Hugo est avant tout un poète (« La poésie est ce qu’il y a de plus intime dans tout » : pas mal, mais insuffisant). Marx ne voit pas l’essentiel, Hugo ne pense pas, et, au fond, personne ne veut rien savoir de la vérité de !’Histoire. Là-dessus, Hegel fait « sa prière du matin », il ouvre un journal, et apprend que le défilé du 14juillet, à Paris, a été ouvert par l’armée mexicaine, grands uniformes des généraux, aigles royaux sur les épaules des militaires.

Ça tombe bien, dans le comique intégral : le Parrain du narcotrafic mexicain, El Chapo, vient de s’évader d’une prison de haute sécurité, par un tunnel de 1,5 kilomètre creusé sous les toilettes de sa cellule. Une caméra de surveillance l’enregistre sans arrêt : il se lève, et, à la lettre, disparaît dans ses chiottes. Coke ! Du grand art. En même temps, la sonde lancée il y a dix ans, dans l’espace, et qui a parcouru 5 milliards de kilo­ mètres au-delà de Neptune, vous présente la magnifique couleur sable de Pluton, planète découverte par un Américain, en 1930. C’est un grand succès astrophysique, et Hegel hoche encore la tête (il n’a plus que ça à faire), en se murmurant que Pluton est le nom rituel (« Le Riche ») de Hadès, le dieu des Enfers.

On oublie souvent que le Panthéon devait être une église dédiée à sainte Geneviève, protectrice de Paris, et vénérée comme telle jusqu’à la Révolution, qui a profané ses restes. Le temple construit a été consacré aux Grands Hommes par la patrie reconnaissante, puis consacré religieusement sous la Restauration et le second Empire, puis de nouveau déconsacré et laïquement reconsacré par la République, pour l’apothéose nationale de Hugo.

Un jeune homme insolent, en 1870 (quand le Panthéon était encore une église), a désigné ce monument comme le réceptacle des « grandes têtes molles ». Mais il est mort à 24 ans, pendant le siège de Paris, sans avoir pu assister au transfert républicain de l’énorme Hugo. Il s’est quand même permis d’écrire que « dans Hugo, l’ombre et le détraqué font partie de la reliure ». Cette phrase, entre autres, a le don de faire rire Hegel.

La dernière fois qu’il a ri, Hegel (c’est très rare), c’est en entendant un orateur brillant et sarcastique, à la fin d’une de ses conférences, à Vienne, s’adresser ainsi au public : « Si quelqu’un a quelque chose à dire, qu’il se lève et qu’il se taise. » Il pense qu’il aurait dû, plus souvent, terminer ses cours de cette façon, pour éviter les questions idiotes de ses étudiants, surtout celles des plus intelligents, chargés de le surveiller par la police politique.

Marx meurt à Londres deux ans avant Hugo, mais il a 30 ans au moment de la publication du Manifeste du parti communiste. Bien que mort depuis dix-huit ans, Hegel l’a tout de suite reconnu comme un penseur supérieurement intelligent, beaucoup plus que son cadet plus étroit, Engels. Il le sait : Marx va recruter à tour de bras chez ses anciens élèves, en leur promet­ tant monts et merveilles s’ils acceptent de tuer ce père encombrant, dont la pensée marchait sur la tête. Attention, on ne peut pas s’en passer mais il fonctionnera beaucoup mieux, une fois remis sur ses pieds.

Comme prévu, le résultat est foudroyant, surtout, comme il fallait s’y attendre, chez ceux qui n’y comprennent rien, et ils sont légion (« c’est quoi, ça, la dialectique ? »). Hegel n’a jamais été « hégélien » (l’Esprit s’y oppose) , et Marx aura beau dire qu’il n’est pas « marxiste », il se laissera faire, et c’était fatal. Du coup, l’Esprit de la grande Révolution n’est plus pensé, et tombe dans la mécanique. Simplifié, il devient absurde. Il ne peut être pensé qu’au singulier.
Hegel, remis sur ses pieds, a peut-être des pieds, mais plus de tête.

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DÉLIRE
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La folie de Hugo est intéressante. Elle éclate un peu partout, c’est celle d’un enfant effrayé et traumatisé dans le noir. Il fait nuit, la tempête fait rage, la vie et la mort s’affrontent à travers l’ouragan. Un personnage surgit dans la tourmente. Un pendu, un fantôme, un spectre vivant :
« C’était on ne sait quel étrange habitant, l’habitant de la nuit. Il était dans une plaine ou sur une colline, et il n’y était pas. Il était palpable et évanoui. Il était de l’ombre complétant les ténèbres. Après la disparition du jour, dans la vaste obscurité silencieuse, il devenait lugubrement d’accord avec tout. Il augmentait, rien que parce qu’il était là, le deuil de la tempête et le calme des astres. L’inexprimable, qui est dans le désert, se condensait en lui. Épave d’un destin inconnu, il s’ajoutait à toutes les farouches réticences de la nuit. Il y avait, dans son mystère, une vague réverbération de toutes les énigmes. »

Ce passage éblouissant devrait être appris par cœur dans toutes les écoles maternelles de la République.

Toute faute, toute hésitation serait sanctionnée par deux heures d’enfermement dans une cave obscure. Cet enfant solitaire, broyé d’angoisse, remontera à la surface avec une foi nouvelle dans ses yeux brillants. Il répétera avec force les mots Liberté, Égalité, Fraternité, Maternité, Sororité, Parité, Mariage pour tous, Laïcité. C’est ça, ou une autre épreuve d’épouvante, le texte de Hugo étant appuyé d’un petit film fantastique (ne pas oublier que ce génie doit beaucoup à ses illustrateurs, dont l’un, espagnol, portait le beau nom de Daniel Vierge).

Hugo est un virtuose du vocabulaire. Il vous balance de l’abîme à tour de bras, de « la décroissance de vie allant jusqu’aux profondeurs », de la diminution affolante de certitude et de confiance, et vous plonge dans des broussailles et des herbes à la mélancolie désolée. La matière est inquiétante, parce que la matière, devant laquelle on tremble, est de « la ruine d’âme ». Torsions, tornades, précipices, tombeaux, hallucinations, dessins, visions, éternité, rien ne vous est épargné. La bouche d’ombre mortelle du cinéma hugolien fonctionne vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Voici le spectre du Panthéon, à côté duquel les autres, même géniaux, font pâle figure :
« Le rugissement de l’abîme, rien n’est comparable à cela. C’est l’immense voix bestiale du monde. »
Et il insiste :
« C’est l’informe hurlant, l’inarticulé parlé par l’indéfini, le bégaiement et le vagissement du prodige, l’énorme palpitation ténébreuse, une épilepsie répandue, des gorges de furies dessinées dans les nuages, une incantation épouvantable, des vociférations de précipice à précipice... A certaines heures, hideuses et solennelles, nous sentons ce qui est derrière le mur du tombeau empiéter sur nous. »

Il est impossible que les groupes scolaires, emmenés, la nuit, au Panthéon, n’entendent pas cette voix sublime. Allez écouter vous-même, si vous ne voulez pas me croire. Le vrai squelette est à l’intérieur, et il chuchote, clame, déclame.
Hugo ne vous lâche pas, il vous suit partout, son Hymne à l’au-delà s’impose, et ce ne sont pas ses descriptions amoureuses, d’un idéalisme cocasse, qui vont l’interrompre. C’est un industriel, Hugo, un banquier de l’absolu. Pour le prouver, il convoque le bas, le très­ bas, la difformité, l’infirmité, l’exploitation, la misère. Tout le monde est pourtant innocent, même Satan, et surtout les enfants. Dieu, lui, est équivoque, il a des tas de noms différents, et qui peut expliquer le mystère du Mal ?

Cela dit, et bien enfoncé, le progrès vaincra, l’affreuse peine de mort disparaîtra, il ne restera plus qu’à régler le problème agaçant du pape. Le Pape, long poème illisible et barbant, paraît en 1878. Dans la nuit du 27 au 28 juin, Hugo est victime d’une hémorragie cérébrale, et n’aura plus, jusqu’à ses funérailles nationales, qu’un rôle de relique et de figurant. De mauvais esprits réactionnaires ont prétendu que le doigt de Dieu, c’est-à-dire de Rome, s’était abattu là sur Hugo. C’est une rumeur infâme. La guerre Église­ République est d’ailleurs terminée depuis longtemps, faute de croyants combattants.

Hegel, qui passe rapidement par là, ce matin, adresse au Panthéon un petit signe de la main. Va-t-il pousser jusqu’à Notre-Dame ? Non, il n’est pas du tout un religieux d’ensembles. Son truc, c’est le mouvement.

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Rodin, Monument à Victor Hugo.
Jardin du musée Rodin. Photo A.G., 24-09-2016. ZOOM : cliquer sur l’image.
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MYTHE
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Les séances de spiritisme et de tables tournantes de Victor Hugo nous font rire, mais nous avons tort. Il doute, il cherche, il pleure, il se redresse, le gouffre le guette, la bouche d’ombre le suit comme son ombre. Il est très loin de ce livre-ci, puisqu’il a écrit : « Dieu bénit l’homme, non pour avoir trouvé, mais pour avoir cherché. » Dieu parle à Hugo, l’infini l’habite, des craquements mystérieux se font entendre dans les murs de sa chambre, les morts le recherchent, il est à leur service, il est en grand deuil de sa fille de 20 ans noyée, dès son mariage, en même temps que son mari. Il est inconsolable, il adore les enfants, ses fréquentations dans l’au-delà sont prestigieuses, ce qui ne l’empêche pas d’être progressiste et tout dévoué au peuple.

Le désespoir le ronge, mais l’amour triomphe. « Amour » est le mot qui revient sans cesse pour le sauver. Cinquante ans de liaison avec Juliette Drouet, et voilà un roman sublime, mais ce qui intrigue le plus, chez Hugo, c’est la surpuissance sexuelle dont Dieu semble l’avoir doué. Il note toutes ses cabrioles hétéros, est surpris par la police en plein adultère, mais comme il est pair de France, il est aussitôt relâché. La France a été séduite par ce grand pécheur innocent, qui, aujourd’hui, comme Gide, aurait des problèmes avec l’opinion. On retient, pour le faire acquitter, qu’il est contre la peine de mort, pour la liberté de la presse et, constamment, pour l’amnistie des Communards. Sa mort et son transfert au Panthéon ont mis dans la rue une foule immense, vite alcoolisée et orgiaque, puisque même les prostituées (dont Hugo faisait grand usage) ont, cette nuit-là, souvent opéré gratis.

J’aime le Hugo direct et très simple : « On vit, on parle, on a les nuages sur la tête. » Ou bien : « On était peu nombreux, le choix faisait la fête. » Je l’aime aussi quand il délire, et il délire sans arrêt : « L’abîme semble fou sous l’ouragan de l’être. » J’ai parlé de son courage, qui est évident. Ainsi d’une de ses premières notations, en exil, après le coup d’État de Napoléon le Petit, à Bruxelles, en décembre 1851 :
« Une fois ceux que j’aime en sûreté, qu’importe le reste : un grenier, un lit de sangle, une chaise de paille, une table et de quoi écrire, cela me suffit. »
Quant aux délires récurrents, le voici à Guernesey, à Hauteville House, dans une nuit d’avril 1856 :
« Réveillé au milieu de la nuit par trois coups vifs, secs et distincts, sur mon mur en dedans de ma chambre. Rien ensuite. Rendormi. »

La plus belle nuit est celle du 9 au 10 avril :
« Je suis rentré et je me suis couché à minuit. Sitôt ma bougie soufflée, la chambre a été comme remplie d’un bruit singulier. C’était comme si les papiers jetés dans ma cheminée et ceux entassés sur ma table entraient en mouvement tous à la fois. Il y avait au dehors quelques souffles de vent, mais quand les fenêtres sont fermées, même un vent très violent n’agite les papiers ni sur ma table ni dans ma cheminée... Le bruit était si vif, si persistant, si compliqué de frémissements étranges, quelques-uns dans l’intérieur même du mur, qu’il m’a tenu éveillé, et, en l’écoutant, je priais pour les êtres qui souffrent. Plusieurs fois, j’ai dit dans ma pensée : “Si quelqu’un est là, qu’il frappe trois coups sur le mur”, alors j’entendais non des frappements distincts comme ceux que j’ai déjà constatés, mais de petits battements obscurs, fébriles, dépassant de beaucoup le nombre trois, et comme impatients. Le bruit durait encore quand je me suis endormi, vers trois heures. J’ajoute qu’à un certain moment j’ai cru sentir un bercement dans mon lit, mais très vague. »

Toute sa vie, Hugo sera poursuivi par des bruits bizarres, en général trois coups, comme frappés au marteau, dans le mur de ses chambres, ou sur le montant de ses lits. Il a un corps sonore qui perturbe l’espace. Trois coups, donc, comme au théâtre, le rideau se lève, et vous assistez au mythe Hugo. À son retour d’exil, comme s’il rentrait vivant de Sainte-Hélène, Napoléon le Grand s’appelle Victor Hugo. Les foules l’acclament mais lui, habilement, crie « Vive la République ! ». La République, c’est lui. En 1873, il note :
« Que suis-je ? Seul, je ne suis rien. Avec un principe, je suis tout. Je suis la civilisation, je suis le progrès, je suis la Révolution française, je suis la révolution sociale. »

Le mythe a marché, il marche toujours. De nos jours, il aurait sans doute des ennuis avec les réseaux sociaux à cause de son agitation sexuelle. Son Dieu humaniste est mort, mais sa bonne pensée généreuse est respectée partout. Pour le monde entier, c’est le sage et voyant Grand-Père.

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SECOURS
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Hugo gagne beaucoup d’argent avec ses livres, et tient scrupuleusement ses comptes. On sait ce qu’il dépense, et c’est beaucoup. Ce qu’on sait moins, c’est qu’il passe son temps à distribuer de l’argent à ceux qui en ont besoin, et il appelle ça ses « Secours ». Les sommes varient, du plus bas au plus substantiel, et il réagit souvent à la demande. Des femmes lui envoient des bouquets, des enfants sont sauvés de la misère. Les misérables peuvent compter sur lui, les détresses aussi.

L’autre passion de Hugo consiste à obtenir des grâces pour les condamnés à mort. Il se démène, a de longues discussions avec Thiers, évite le peloton d’exécution à Louise Michel, et réussit presque toujours dans ses démarches. Ce spécialiste des morts a horreur de la mise à mort légale. La fusillade froide le révulse, la guillotine le fait vomir. Il obtient des déportations plutôt que des assassinats, avec, au bout, l’amnistie possible. C’est un fanatique de l’amnistie. En parlant à Thiers, responsable de la répression sanglante de la Commune, il lui rappelle son inébranlable opposition politique, mais fait appel à sa « conscience ». Thiers est troublé, et signe des grâces.

Hugo, en somme, invente le Secours populaire. La Sécurité sociale suivra. On l’imagine aisément plus tard, au Conseil national de la Résistance, s’entendant très bien avec de Gaulle et Malraux, bien que partisan des États-Unis d’Europe. On entend d’ici ses discours contre le chômage ou la réforme des retraites. Les autres orateurs n’impriment pas, ils n’ont pas l’arme absolue : la poésie elle-même. Hugo parle, la droite se contorsionne, mais la gauche, toutes les gauches sont pour lui. Ses « Secours » sont connus, même s’il les cache. Secours, pas Charité. La nouvelle Trinité s’appelle Liberté, Égalité, Fraternité, à quoi il faut ajouter Maternité, Sororité, LGBTITÉ, PMA, GPA, Mariage pour tous et toutes (l’Amour ! l’Amour !). Que dix mille petits républicains et petites républicaines s’épanouissent ! Hugo s’occupe de tout, achète des jouets, et, avec ses mains, sur le mur, fait des ombres chinoises. Comme c’est un prodigieux dessinateur, il voit tout, même dans le noir, ou plus loin.

Hugo n’a pas vraiment aimé Mitterrand, mauvais poète lamartinien dans sa jeunesse, mais a salué son abolition de la peine de mort. Il a refusé d’être anobli par la reine d’Angleterre, a fui la peste stalinienne et le choléra Hitler, mais, limite d’imagination, a complètement méconnu Baudelaire. Juliette Drouet détestait Les Fleurs du Mal.

Un texte magnifique nous manque : celui qu’aurait écrit Hugo après le grand incendie de Notre-Dame de Paris, les 15 et 16 avril 2019, le feu ayant duré quinze heures. Nous manque aussi sa réaction épouvantée aux attentats islamistes à Paris, comme son jugement sur la retransformation de la basilique Sainte-Sophie en mosquée selon la décision turque d’un dictateur local. En revanche, nous avons sa réaction indignée au sac du Palais d’Été, à Pékin, par les troupes d’occupation anglaises et françaises. En 1861, Hugo parle du vandalisme occidental face à une merveille du monde construite par un peuple « presque extra-humain », « une éblouissante caverne de fantaisie », qu’il compare au Parthénon d’Athènes, aux Pyramides d’Égypte, au Colisée de Rome, et à Notre-Dame de Paris :
« Nous, Européens, nous sommes les civilisés, et p.o:nus les Chinois sont les barbares. Voilà ce que la civilisation a fait à la barbarie. »

On n’en finit jamais avec Hugo, qui se définit ainsi :
« Qui de bonne heure est vieux, restera longtemps jeune. »
Ou bien :
« J’ai eu trop raison. C’est avoir tort. » Ou encore :
« Je suis le Mithridate de la critique. Vous comprenez que j’ai fini par m’endurcir, moi qui, depuis trente-huit ans, suis accoutumé à être tué tous les quinze jours par la Revue des Deux Mondes. »

Aucune revue, aucun journal, aucun magazine, ne dirait aujourd’hui le moindre mal de Victor Hugo.

Restent les réseaux sociaux, qui devraient, en principe, relever cette monstruosité misogyne :
« Je déteste les prudes, leur croupe se recourbe en replis sinueux. »
Ce portrait d’une dirigeante féministe devenue célèbre à la télé est inadmissible :
« Elle avait une de ces bouches à lèvres serrées, construites pour dire du mal, comme la pince pour en faire. »
Enfin, ce petit récit, qui pourrait entraîner des poursuites pour pédophilie :
« Visite mystérieuse d’une princesse italienne (romaine) — en fuite — joli petit garçon de deux ans — robe de velours bleu, bras nus — aventure — roman. »

Extraits de :
Discours parfait, Gallimard, 2010, p. 259-266 ; folio 5344, p. 281-288.
Littérature et politique, Flammarion, 2014, p. 129 et 133 (JDD, décembre 2001).
Mouvement, Gallimard, 2016, p. 151-158 et 167-170 ; folio 6457, p. 166-174 et 184-187.
Légende, Gallimard, 2021, p. 80-87.

LIRE AUSSI : PHILIPPE FOREST NOUS PARLE DE VICTOR HUGO pdf

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Rodin face à l’adversité
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Rodin dans son atelier rue de l’Université.
ZOOM : cliquer sur l’image.
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Le Victor Hugo de Rodin n’entra pas au Panthéon

par Gisèle Le Ray

En 1890, le Victor Hugo de Rodin destiné au Panthéon est refusé à l’unanimité par la Commission consultative des travaux d’art, commanditaire du monument, aveugle à l’évidence de ce qui est à l’œuvre : l’émergence d’une sculpture novatrice qui flirte avec le fragment et l’inachevé.

Le comité par ce jugement partial ne perçoit pas l’admiration suscitée par l’œuvre dans ses diverses interprétations pas plus que la motivation profonde de Rodin à la mesure de son talent pour la réaliser, de sorte que le second projet commandé en 1891 ne sera jamais traduit en bronze.

« Un artiste, répétait Rodin, ne doit pas s’inquiéter de n’être pas immédiatement compris. Il lui suffit de se comprendre lui-même, c’est-à-dire de ne rien admettre de contradictoire dans son esprit. Si ses contemporains n’entendent pas aussitôt ce qu’il leur révèle, peu importe. Ils finiront par l’entendre. Car les hommes sont tous faits de même. Et les sentiments que l’un deux éprouvent profondément, il est impossible que les autres ne les partagent pas tôt ou tard » Rodin par Paul Gsell.

Le projet du monument à Victor Hugo naît de l’initiative d’un des nombreux comités qui, en ces temps, préside aux affaires artistiques. En novembre 1885, dans son style caustique inimitable, Octave Mirbeau, énumérant avec humour la liste de diverses postures hiératiques et allégoriques jugées possibles et la cohorte de sculpteurs convoqués (Chapu, Mercier, Frémier, Fuyatier, Dubois) par le comité, ironise sur les affres du doute qui s’emparent des décideurs perdant leur temps en vaines diatribes, or, « les souscriptions continuent d’arriver… et Victor Hugo continue de se refroidir sous les grandes voutes glacées du Panthéon ».

Le premier projet pour le Panthéon
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C’est sans doute à Gustave Larroumet, membre de la Commission consultative des travaux d’art au titre de directeur des Beaux-Arts, et qui défend le caractère novateur de l’art de Rodin, que l’on doit l’attribution de la commande en 1889. « Monsieur Rodin a choisi pour son monument le Victor Hugo de l’exil… »

J’accepte l’âpre exil, n’eût-il ni fin ni terme ;
Sans chercher à savoir et sans considérer
Si quelqu’un a plié qu’on aurait cru plus ferme,
Et si plusieurs s’en vont qui devaient demeurer.

Si l’on est plus que mille, eh bien, j’en suis ! Si même
Ils ne sont plus que cent, je brave encore Sylla ;
S’il en demeure dix, je serai le dixième ;
Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là !

Victor Hugo Ultima verba. Les Châtiments

« Il l’a donc représenté assis sur le rocher de Guernesey ; derrière lui, dans la volute d’une vague, les trois Muses de la Jeunesse, de l’Âge mûr et de la Vieillesse lui soufflent l’inspiration », ainsi est décrit le monument dans La décoration du Panthéon.

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Fonte du premier projet conservé
au Musée Rodin (photo)
et acquis par Joanny Peytel

Dans ce tourbillon inspiré, vibre l’esprit de Rilke qui trouve comme un écho dans l’œuvre de Rodin.

Le projet proposé par Rodin n’obtient pas l’agrément de la Commission au motif d’un sujet « qui manque de clarté et dont la silhouette est confuse » (Commission consultative des travaux d’art, brouillon du procès-verbal de la séance du 10 juillet 1890, paris, arch. nat. F21/4758).

« En vérité, cela est admirable : ce sont quatre ou cinq ronds de cuir et deux ou trois pontifes qui, maintenant, dirigent un artiste de cette taille » s’insurge Gustave Geffroy, représentant la frange d’amis et d’admirateurs indignés par ce verdict qui, dans une belle envolée, tente de pénétrer l’intention du sculpteur créant le Monument de Victor Hugo (La vie artistique. 1re [-8e] série, 22 juillet 1890) ; indignation partagée par Edmond Bazire dans Vive la tradition, (L’Intransigeant, 11 août 1890) qui déplore le manque de clairvoyance du comité, fermé à la singularité de Rodin.

Dans le contexte néo-classique monumental du Panthéon, le monument de Rodin issu d’une pensée plus complexe et méditative ne trouve pas sa place. Selon René Berthelot dans Auguste Rodin (La Plume, janvier 1900) « Rodin cherchait l’expression morale et non la seule réalité matérielle […] il a résolu de subordonner franchement aux parties expressives de ses figures les morceaux moins significatifs […] il a laissées frustres à peine travaillé de larges surfaces de marbre et de bronze ; il a sacrifié de plus en plus de détail pour faire ressortir davantage le mouvement d’ensemble où se révèle l’âme du personnage ».
Ainsi, Roger Berment estime que si « l’on a absolument le goût des ‘pendants’ », entre le Mirabeau d’Injalbert et le Victor Hugo de Rodin, c’est « la haute conception du statutaire qui aurait dû l’emporter ». Suite à cette injustice, il souhaite connaître les sentiments du sculpteur (Chez le statuaire Rodin, La Justice, 19 juillet 1890) :

Rodin rencontre M. Larroumet qui lui conseille de faire « plus grand, plus monumental » et, en juin 1891, il lui propose en compensation de réaliser - comme il le désire - un autre monument à Victor Hugo pour le jardin du Luxembourg tout en travaillant simultanément au second projet pour le Panthéon.

Le projet pour le jardin du Luxembourg
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Entre 1890 et 1897, les différentes maquettes que Rodin réalise ont le mérite de nous montrer la pensée fiévreuse de l’artiste à l’œuvre, entre une étude pour le premier projet du Panthéon et celui destiné au Luxembourg, la figure centrale du poète assis, vêtu puis dévêtu, revient comme un leitmotiv autour duquel s’inscrivent les figures de l’inspiration qui peu à peu vont quitter la scène.

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Un jour je vis, debout au bord des flots mouvants,
Passer, gonflant ses voiles,
Un rapide navire enveloppé de vents,
De vagues et d’étoiles ;

Et j’entendis, penchés sur l’abime des cieux
Que l’autre abime touche,
Me parler à l’oreille une voix dont mes yeux
Ne voyaient pas la bouche :

Poète tu fais bien ! Poète au triste front,
Tu rêves près des ondes,
Et tu tires des mers bien des choses qui sont
Sous les vagues profondes !

La mer, c’est le Seigneur, que, misère ou bonheur,
Tout destin montre et nomme ;
Le vent, c’est le Seigneur ; l’astre, c’est le Seigneur ;
Le navire, c’est l’homme

Victor Hugo Les Contemplations

Dans les premières études (en haut), les inspiratrices rappellent certaines figures de la Porte de l’Enfer à laquelle travaille aussi Rodin. Dans l’étape suivante (en bas), le plâtre exposé en 1897 au Salon du champ de mars puis au Pavillon de l’Alma en 1900, ne comporte plus que deux muses : La Muse tragique, penchée au-dessus du poète et La Méditation ou La voix intérieure derrière lui, qui disparaît par la suite. Dans sa notice descriptive du Monument à Victor Hugo (n°84) pour le catalogue de l’exposition de l’Alma, Gustave Geffroy exprime toute la poésie et la puissance de l’œuvre relayée par Louis Sauty dans le Victor Hugo de Rodin, (La Plume, 1900) qui insiste sur l’harmonie des parties mise au service de l’expression du génie dans sa nudité :

La presse commente abondamment la réception du monument, qui, sans faire l’unanimité, ne laisse personne indifférent : « Mais le morceau génial de sculpture, celui qui aura sans nul doute le privilège d’attirer la foule, c’est le Victor Hugo de M. Auguste Rodin, merveilleux groupe de plâtre dans l’exécution duquel s’est affirmée une fois de plus la maîtrise incomparable et la probité artistique du maître » (Le Petit Journal, 24 avril 1897). La critique, le plus souvent admirative perçoit cependant, la sculpture comme inaboutie en regard de l’aspect de certaines parties laissées à l’état brut : « Ce Prométhée qui vient consoler les Océanides. Ce n’est qu’un modèle inachevé ; mais le sentiment surgit tout entier » (M.L. de Fourcaud, Le Gaulois, 23 avril 1897) :

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Fragment du monument à Victor Hugo.
Bronze offert par la France à Vianden,
Luxembourg en 1935

« À côté est l’embryon du projet du monument à Victor Hugo, par Rodin : la tête, moulage de plâtre, est superbe de force et de sérénité ; le reste est à faire – il n’y a rien – et il faut tout le respect que nous avons pour le grand artiste qu’est Rodin pour supporter dans une exposition l’ébauche d’une ébauche » (La Vie théâtrale, 20 mai 1897). « On pourra donc regretter les inégalités du Victor Hugo, depuis la tête admirable qui rappelle invinciblement celle du Soir que tous les visiteurs de Florence ont vu dans la froide sacristie de San-Lorenzo, jusqu’aux pieds mous et ronds, perdus en une succession de contours flottans [sic] et nuageux. On s’étonnera du modelé singulier des omoplates. » (Robert de la Sizeranne, la Revue des deux mondes, mai 1901). Ainsi, sans pour autant remettre en cause la valeur d’un sculpteur « de la famille de Michel-Ange et de Puget », les commentaires prennent parfois une tournure plus acerbe :

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Le Ménestrel, juin 1897

Et l’auteur veut espérer que Rodin « dégagera le marbre de cette gangue de scories » (Camille Le Senne, Le Ménestrel, 20 juin 1897).

À rebours de ces critiques d’un registre pour le moins abrupt, se tient un petit groupe fasciné, séduit par la force indiscutable de l’œuvre dans lequel se compte Kariste, l’ami d’Octave Mirbeau : « Et Kariste me montrait la Muse ardente, violente, inspiratrice qui domine la composition et dont le bras dessine un geste qui donne une si étonnante échancrure de lumière, dans le bloc du monument. […] Tu entends ?... Qu’est-ce que je te disais ?... C’est un projet !... il croit que c’est une maquette cet homme !... Avoir ce drame sous les yeux… ce poème grandiose de vie… et ce métier déconcertant. Oui, ce métier dont personne jamais n’atteignit l’impeccable et suprême perfection ! (Octave Mirbeau. « Kariste parle », Le journal, 25 avril 1897 publié dans Les artistes… série 2,1922-1924).
Dans une chronique de La Renaissance du 20 juin 1914, Georges Lecomte émet le regret que cette « évocation puissante » du poète ne soit pas destinée au Panthéon. La Ville de Paris décide, bien plus tard, de lui donner sa place à l’angle de l’avenue Victor Hugo et de la rue Henri Martin (Bulletin officiel municipal de la ville de Paris, 8 décembre 1958). Le monument est inauguré en 1964.

Le monument du Palais royal
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Le monument en marbre qui sera finalement érigé le 30 septembre1909 au Palais royal — 18 ans après la commande — montre le poète solitaire en méditation sur le rocher de Guernesey. « La figure de la Muse tragique dont l’exécution ne convînt pas à Rodin a été abandonnée […] » note Léonce Bénédite dans Rodin.

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Victor Hugo « Nox ». Les Châtiments.

« On l’a appelé le Victor Hugo de la statuaire parce qu’il a déterminé en sculpture une révolution analogue à celle que Victor Hugo a faite dans la poésie » rappelle Le Petit Parisien du 4 juin 1900, rendant hommage à Rodin pour sa représentation novatrice de l’auteur de La légende des siècles.

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A. Rodin, Monument à Victor Hugo

Le socle en marbre de Carrare, d’une facture unique conçue par le sculpteur, sera détruit lors du transport de la statue au Musée Rodin de Meudon en 1935.

En octobre, la presse renvoie l’écho de l’inauguration du Monument : Annales politiques et littéraires (10 octobre 1909) ou Comoedia (23 mars 1909).

Le second projet pour le Panthéon
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En parallèle, pour répondre aux attentes de la Commission qui lui commande un second monument pour le Panthéon en 1891, Rodin accepte de s’aligner sur le Mirabeau d’Injalbert qui représente l’homme politique debout à la tribune, sanglé dans une redingote, entouré de Muses et surmonté d’une allégorie de la Renommée (le monument placé au Panthéon en 1920 en est retiré deux ans plus tard).
Contraint, Rodin réalise une première maquette montrant le poète perdu dans sa réflexion, à l’étroit dans son costume, alors que virevolte autour de lui un groupe de muses dénudées. Une autre maquette, décrite dans Le Monde artiste du 19 septembre 1897, évoque l’écrivain « drapé dans un péplum ». La Lanterne du 14 juin 1891 précise que le monument mesure sept mètres de hauteur.

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Dans la version définitive ou L’apothéose de Victor Hugo, décrite dans Chez Auguste Rodin, (La presse, 11 juillet 1891) le sculpteur revient à sa manière : « … l’amour et le culte de la nature. La nature est la source unique de ses inspirations… Pour exprimer la passion, la douleur, la pensée même, il n’a pas besoin de recourir à l’allégorie, cette tare des sculpteurs pauvres d’idées et de métier : il n’a besoin que de la forme écrit Octave Mirbeau, dans « Trois préfaces », Des artistes, série 1, 1922-1924.
Le poète, dressé sur son rocher de Guernesey, à nouveau dévêtu, replie de son bras gauche un pan de manteau sur sa virilité, figure quasi-divine, intense de concentration, que viennent visiter les voix de l’inspiration rassemblées sur la grève alors qu’Isis, messagère des dieux, murmure à son oreille.

Ce deuxième projet ne fut jamais réalisé. Rodin en tira la figure du poète debout qu’il agrandit vers 1902. Ainsi, le Victor Hugo de Rodin rejoint le panthéon audacieux des hommes illustres sans voile, précédé par le Voltaire nu de Pigalle et le Napoléon nu de Canova.

Le portrait de Victor Hugo
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Ces diverses interprétations, fruit d’une longue maturation, prennent leur source dans l’intimité quotidienne du sculpteur avec le poète dont il a lu les grandes œuvres et qu’il tient en grande admiration. Pour le représenter dans les monuments successifs, Rodin s’est inspiré d’un buste réalisé en 1882 et gagné de hautes luttes : Victor Hugo refusant de poser, lassé d’un précédent essai de trente-huit séances avec le sculpteur Victor Vilain dont le résultat, du reste, n’emportait pas l’adhésion :

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Buste de Victor Hugo par Victor Vilain et Buste de Jean-Paul Laurens par Auguste Rodin

Edmond Bazire qui avait pu admirer le buste de Jean-Paul Laurens au salon de 1881 souhaita rencontrer l’auteur de l’œuvre et l’inciter à réaliser le portrait du poète. Mais, Victor Hugo, peu enthousiaste, met en garde le sculpteur :

« Voyez-vous, déclara-t-il, avec son calme olympien, jadis David d’Angers sculpta mon portrait. Après lui, un artiste ne peut rien créer qui ne soit nul ».

« Sur cet encouragement, il ouvrit sa maison à Rodin » lit-on dans Victor Hugo et Auguste Rodin, Le Figaro : supplément littéraire du dimanche 28 décembre 1907, ou dans Les Annales politiques et littéraires du 2 décembre 1917.

Dans L’Art, Rodin raconte à Paul Gsell sa rencontre avec Hugo : comment il devait courir après son modèle afin d’en fixer les traits à partir de « croquetons » pris à la volée, puis de tenter de modeler le portrait en argile dans un va et vient incessant entre la véranda où il avait installé sa sellette et le salon où recevait l’auteur des Contemplations.

« Observant sur sa physionomie les nuances de sa pensée » (cf.infra Gustave Geffroy), Rodin, dans ses croquis de Victor Hugo réalisés à la pointe sèche, révèle une maîtrise virtuose de cet art ; Roger Marx dans Maîtres d’hier et d’aujourd’hui, décrypte cette nouvelle science que le sculpteur a apprise auprès de son ami Alphonse Legros.

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« Il en réalisa cette image prophétique, admirable de grandeur et d’expression qui, seule, désormais, nous rend le véritable caractère de cette extraordinaire et grandiose figure ». C’est encore dans le Rodin de Léonce Bénédite que l’on trouve cette assertion.

« Et il est en même temps d’une ressemblance particulière absolue » note admiratif Gustave Geffroy dans « Le Salon du champ de mars de 1897 », Le Journal, 23 avril 1897

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Buste de Victor Hugo dit « À l’Illustre Maître » (1883)
Plâtre (à gauche), collection Octave Mirbeau

Avec ce poème d’Edmond Bazire et les Souvenirs contemporains sur Auguste Rodin d’Emile Bergerat s’achève ce billet sur Victor Hugo :

« Il est le sculpteur de Victor Hugo. Il a vaincu David d’Angers. Demain il sera le sculpteur de Balzac ».

Le Blog Gallica

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Maintenant, vous pouvez lire Balzac honoré par Rodin.

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Victor Hugo, nu, par Rodin : on vous raconte l’incroyable histoire de cette oeuvre inédite donnée à Besançon

France 3 bourgogne franche-comté
Publié le 01/12/2022
Écrit par Sophie Courageot

La statue de bronze noir de 2,50 m a été inaugurée ce jeudi 1er décembre 2022 au musée des Beaux-Arts de Besançon (Doubs) en présence de son généreux donateur, le Suisse et grand amateur d’art Leonard Gianadda, 88 ans.


Victor Hugo, par Rodin, une sculpture inédite
et une donation à Besançon de la fondation suisse d’art Gianadda.

© Emmanuel Rivallain - France Télévisions. ZOOM : cliquer sur l’image.
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C’est un moment émouvant comme l’art peut parfois l’offrir. Besançon, ville natale de l’écrivain Victor Hugo (1802-1885) possède désormais une statue de l’auteur des Misérables dessinée par Auguste Rodin (1840-1907). Le sculpteur dès sa jeunesse vouait une grande admiration à l’écrivain.

Le bronze de 250 kilos représente un Victor Hugo debout, avec à la fois le visage d’un vieil homme et un corps jeune et musculeux. "L’idée de Rodin était de montrer que Victor Hugo était resté combatif malgré l’exil" expliquait en juillet 2022 Nicolas Surlapierre, le directeur des Musées de Besançon, au moment de l’annonce de cette donation.

Une injustice réparée pour Besançon
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Comment cette statue de Rodin est-elle arrivée à Besançon ? L’histoire est étonnante. Dans les années 90, en prévision du bicentenaire de la naissance de l’écrivain, la ville de Besançon prend contact avec le musée Rodin à Meudon en région parisienne. Elle souhaite acquérir un exemplaire d’une sculpture de "Monument à Victor Hugo". L’acquisition ne se fera pas pour des raisons financières. Trop cher sans doute pour une ville moyenne comme l’est Besançon.

Leonard Gianadda, galeriste à la tête de la prestigieuse fondation de Martigny dans le Valais suisse s’émeut alors de cette injustice. Que Besançon n’ait pas son Victor Hugo dessiné par Rodin ! L’amateur d’art suisse a expliqué à nouveau ce matin lors de l’inauguration son attachement à Besançon, ville qui a connu le conflit des ouvriers horlogers de Lip dans les années 70. "Il y avait dans cette demande faite au musée Rodin un drame qui nous avait frappé au delà des frontières. L’affaire Lip qui a été la première secousse sociale européenne avec les licenciements d’une centaine d’employés d’un coup. Je me souviens, c’était du jamais vu. Je trouvais alors qu’on aurait pu faire un effort particulier pour Besançon. Cela m’a toujours travaillé."

Rodin, l’un des plus prestigieux sculpteurs au monde, a plusieurs fois portraituré l’un des plus brillants auteurs humanistes de notre histoire humaine, Victor Hugo.
Leonard Gianadda, galeriste Fondation Gianadda

Leonard Gianadda fait toujours partie du conseil d’administration du musée Rodin et de son comité d’acquisition. Lorsqu’il apprend en 2021 qu’un moule en plâtre représentant Victor Hugo par Rodin est retrouvé lors d’une mise à jour de l’inventaire du musée Rodin, il décide à ses frais de faire réaliser trois bronzes. Numérotés I, II, III. Le numéro II est pour Besançon, les deux autres pour la fondation Gianadda à Martigny, l’un pour le jardin du musée Rodin à Meudon.


Leonard Gianadda aux côtés de la statue de Victor Hugo par Rodin.
© Instagram fondation Gianadda. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Trois bronzes coulés à la fonderie Coubertin
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Le moule de la sculpture imaginé par Rodin est retrouvé, la tête de Victor Hugo également. Reste à passer à la fabrication. C’est la fonderie d’art Coubertin qui va réaliser les trois pièces. 550 kilos de bronze, 1100 degrés de température. Le bronze est coulé dans le moule avant la manoeuvre de démoulage. Les bras, plus fragiles, sont moulés à part et renforcés pour les rendre moins fragiles. Puis le bronze est patiné en noir.

Victor Hugo n’a jamais posé pour Rodin
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Le journal "L’illustré" revient sur l’histoire de cette oeuvre pour laquelle le sculpteur a dû ruser afin de travailler. Victor Hugo échaudé par des 38 séances de pose pour un autre sculpteur, nommé Villain et dont le résultat était médiocre n’a pas voulu passer du temps avec Rodin. Ce dernier a donc dû travailler en esquissant l’écrivain lors de rencontres ou repas.

Je regardais attentivement le grand poète, j’essayais de graver son image dans ma mémoire, puis soudain, en courant, je gagnais la véranda pour fixer dans la glaise le souvenir de ce que je venais de voir. Mais souvent, dans le trajet, mon impression s’affaiblissait, de sorte que, arrivé devant ma selle, je n’osais plus donner un seul coup d’ébauchoir et je devais me résoudre à retourner auprès de mon modèle.
Auguste Rodin, archives du musée Rodin


Rodin avait réalisé un buste de Victor Hugo, "À l’Illustre Maître".
Un bronze présenté lors du banquet d’anniversaire des 82 ans d’Hugo, en 1884.

© GABRIEL BOUYS / AFP. ZOOM : cliquer sur l’image.
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Rodin avait réussi à réaliser un buste de Victor Hugo présenté en 1884 lors du banquet d’anniversaire et des 82 ans de l’écrivain. Le moule de Victor Hugo, grand et nu, lui, ne fut jamais édité. La sculpture revit aujourd’hui.

Ce bronze inédit numéro II est visible au Musée des beaux-arts et d’archéologie de Besançon, avant d’être définitivement scellée dans la cour de la future Grande Bibliothèque intercommunale du site Saint-Jacques, en travaux jusqu’en 2026.

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Pour son donateur, Leonard Gianadda, ce don est aussi une façon avec cette oeuvre inédite ressurgie du passé, de tendre la main à la France : "C’est un sentiment de reconnaissance aussi que j’ai envers la France pour tout ce qu’elle nous apporte, nous donne. La fondation Gianadda à Martigny a accueilli plus de 11 millions de visiteurs. La moitié sont des Française, et beaucoup viennent de Franche-Comté, de Bourgogne ou de Savoie. »

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1 Messages

  • Albert Gauvin | 22 août 2023 - 14:33 1

    Victor Hugo l’homme qui vit

    France Culture du 21 au 25 août, de 9h à 10h.
    Une Grande Traversée de Christine Lecerf, réalisé par Anne Perez Franchini.
    Cinq épisodes : Habiter, Aimer, Dire, Voir, Ecrire.

    Victor Hugo a traversé son siècle comme une force que rien n’arrête. Il a vécu le bonheur et empoigné le malheur avec la même énergie. Celle d’un homme qui vit. Toute son oeuvre a été écrite et dessinée à l’encre noire. Le génie, disait-il, c’est être un "semeur d’éblouissement". ECOUTER ICI.