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Philippe Sollers, en 2000 dans “Télérama” :
“Après Mai 68, on s’est mis à penser en couleurs”

D 6 mai 2024     A par Albert Gauvin - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook




DANS LES ARCHIVES DE TÉLÉRAMA : L’écrivain prolifique et éternellement passionné est mort il y a un an, le 5 mai 2023. Nous republions à cette occasion l’interview qu’il nous avait donnée au tournant du millénaire.


Philippe Sollers, en 2002.
Photo Ulf Andersen/Gamma-Rapho via Getty Images. ZOOM : cliquer sur l’image.

Par Fabienne Pascaud

Publié le 05 mai 2024 à 09h02

Dès 1957, avec Le Défi, il connaît son premier succès de jeune romancier. Le Bordelais Philippe Sollers a 21 ans ; il ne cessera plus de défier les arts et les lettres… Cofondateur en 1960 de la très partisane revue Tel quel, il y brocarde les vieilles idoles littéraires, y ressuscite de grands oubliés – de Sade à Céline, de Lautréamont à Bataille –, y défend linguistique, structuralisme, matérialisme, psychanalyse ou nouveau roman, y affiche son maoïsme. Sollers est de tous les combats. De tous les voyages. Parfois il se trompe, se contredit. Mais toujours avec gourmandise, avec passion. L’auteur paradoxal et polémique de Paradis (1981), de Femmes (1983), de Studio (1997) est avant tout un amoureux de la littérature, qui croit aux pouvoirs infinis de l’écriture. Et si l’enfant terrible des années 50 s’était métamorphosé en classique, épris de tradition, étourdi toujours par les raffinements et la liberté du XVIIIe siècle ? Insolent parcours. Philippe Sollers nous raconte comment il a vécu, senti, pensé ces cinquante dernières années.

Quel est pour vous, en France, l’événement culturel le plus important de ce demi-siècle ?

Mai 68, évidemment ! Ça a été une irruption brutale de liberté, d’invention, d’imagination, un éboulement massif. Avant 68, on pensait en noir et blanc ; après, on s’est mis à penser en couleurs. Et les grands blocages de la société ont commencé à se fissurer. Bien sûr, on ne parlait pas encore ouvertement de la France de Vichy et de sa collaboration avec les nazis – il faudra attendre la venue au pouvoir de François Mitterrand pour que le sujet soit officiellement abordé – et on gardait aussi au placard la guerre d’Algérie et les ravages du colonialisme. Mais une nouvelle ère commençait, qui avait été annoncée dès la fin des années 50 par Guy Debord, cofondateur en 1957 de l’Internationale situationniste. Ce mouvement artistique, politique prônait une sorte de révolution permanente dans le quotidien de chacun, une manière totalement subversive de vivre et d’analyser sans pitié la société à travers les valeurs commerciales qu’elle produit, les représentations qu’elle donne d’elle-même.

Rétrospectivement, qu’est-ce qui vous semble essentiel dans l’aventure situationniste ?

Une critique du langage. Les situationnistes déclarent qu’on ne peut critiquer la société sans critiquer son langage. Que si on change le langage, on change en même temps l’homme. Que si l’on écoute ce langage différemment, on a une autre perception des hommes qui le parlent… Avec le situationnisme ont commencé ainsi à s’exprimer bien des marginalités ; on découvrait qu’il n’y avait pas qu’une seule manière de dire. On sortait enfin d’une France monocorde, pleine de non-dits.

De non-dits ?

On veut encore oublier aujourd’hui – ce placard-là n’est toujours pas ouvert… – à quel point la guerre d’Algérie a été un traumatisme pour ceux qui avaient 20 ans à l’époque. Pour ne pas faire mon service militaire là-bas, pour ne pas participer à cette mauvaise guerre, je me suis par exemple fait réformer en tant que « schizoïde aigu » : trois semaines sans dire un mot et à regarder fixement mes pieds ! Ça laisse des traces.

Mais n’y avait-il pas alors en France quelques grandes voix qui s’exprimaient, tempêtaient ?

Les voix nouvelles, celles qui annonçaient une autre manière de voir, de décrypter le réel, étaient généralement refusées par le petit monde de l’édition traditionnelle, et n’arrivaient pas à se faire entendre. Sans le courage d’un Jérôme Lindon et de ses éditions de Minuit, qui aurait jamais connu le « nouveau roman » ? N’oublions pas que Nathalie Sarraute, Marguerite Duras, Alain Robbe-Grillet, Samuel Beckett étaient alors de complets marginaux, inconnus du public ; et Claude Simon l’est resté, même avec son prix Nobel en 1985…

Et les « vieilles » voix ?

Evidemment, dans les années 50, survivaient encore en France quelques géants : Gide, Claudel, Mauriac, Aragon, Sartre, Genet, Camus, Breton, Céline, Bataille pour les lettres ; Matisse et Picasso pour la peinture… Mais, pour moi, l’essentiel de leur œuvre était derrière eux ; leurs avis m’importaient moins, même si je prenais plaisir à rencontrer certains d’entre eux, à les interviewer parfois pour Tel quel, que nous avions fondé en 1960 avec Jean-René Huguenin et Jean-Edern Hallier. Notre revue, qui prétendait rendre compte d’un monde narratif totalement éclaté, était plus liée aux écrivains du nouveau roman ou à des philosophes comme Foucault, Barthes, Derrida…

Lesquels de ces grands anciens vous ont le plus marqué ?

Mauriac et Aragon me considéraient un peu comme leur fils spirituel et ont été blessés que je ne reprenne pas leur flambeau. J’aimais beaucoup Mauriac. Il m’invitait souvent à dîner ; après, nous nous promenions dans les rues, le chauffeur et la voiture nous suivaient au pas. Mauriac adorait que les passants le reconnaissent. Il ne me parlait alors que de Proust, des heures entières. Le rencontrer, c’était rencontrer quelqu’un qui avait encore connu Proust, lui avait serré la main et s’extasiait : « Proust est arrivé et ça a été le soleil. Quel drame pour Paul Bourget !  »

Et Aragon ?

Aragon, lui, avait plutôt l’habitude de vous lire ses poèmes des après-midi durant, dans un état de narcissisme absolu, dans le culte suprême de soi : si vous étiez sorti prendre un verre, il ne s’en serait pas aperçu… Quand vous alliez rendre visite à André Breton, c’était tout le contraire : il vous écoutait, solennel, courtois, attentif à ce qu’un jeune homme pouvait penser. J’aimais son intransigeance, son éthique. Mais Georges Bataille, que j’ai connu malade, est sans doute celui dont la présence m’a le plus ému. L’Expérience intérieure avait été un de mes premiers chocs de lecture ; j’aimais son appel à la transgression permanente, son audace, et cette idée qu’on peut aborder les états mystiques de manière tout à fait libre et insolite. Aucune langue de bois chez Bataille, qui savait être aussi un auteur politique ; ce qui comptait pour lui, c’était la fête, le rire, la dépense, la gratuité : il fustigeait tous ces hommes qui se protègent dans l’accumulation… A la fin de sa vie, il ne savait plus où aller, il errait dans nos bureaux ; il était resté beau, doux, le regard bleu, calme. Pourtant il me répétait souvent, comme en leitmotiv : « Quand j’étais au lycée, on me traitait de brute…  »

Parmi ces « survivants » que vous évoquez, certains ne se sont-ils pas lourdement trompés, sur le communisme, par exemple ? Et vous-même, durant votre période maoïste, dans les années 60…

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Philippe Sollers
by Carole FAVIER pdf

Mao, pour ma génération, n’était pas Staline… Et je continue de penser que le XXIe siècle sera chinois… L’effondrement du bloc communiste, en 1989, a en effet marqué la fin d’un monde uniquement polarisé par la confrontation Etats-Unis-URSS. Avec son milliard deux cents millions d’habitants, la Chine devient une vraie puissance : ce qui apportera à la planète un tout autre rapport à l’espace, au temps, à la pensée… Quant aux errements des intellectuels… Sartre, bien sûr, et d’autres se sont longtemps aveuglés sur la vraie nature du totalitarisme. Mais ce qui importe, après tout, ce sont les revirements… Et puis s’il y a eu des erreurs politiques – qu’épingleront dans les années 70 ceux qu’on a appelés les « nouveaux philosophes » –, les intellectuels français, avec le structuralisme, font aussi preuve dans les années 60-70 d’une formidable vitalité. Les universités américaines n’ont toujours pas fini d’explorer ce mouvement !

Que nous a apporté le structuralisme ?

Pour résumer : Roland Barthes, Claude Lévi-Strauss, Michel Foucault nous enseignent que notre existence est déchiffrable non à travers une psychologie toujours sommaire des sentiments, mais à travers notre propre langage. Ce que vous dites et comment vous le dites sont plus révélateurs que vous ne le croyez. Tout peut se lire, se décrypter : votre manière de vous habiller, de consommer, d’aimer tel ou tel objet de la vie quotidienne, voyez les Mythologies de Barthes, parues en 1957… C’est sur ce nouveau terreau-là que la psychanalyse a vraiment pu s’épanouir en France dans les années 60, avec bientôt la gloire de Jacques Lacan et de son fameux séminaire, que je suis allé écouter, bouche bée, ce qui n’est pas mon habitude…

Pourquoi vous fascinait-il tant ?

Parce que c’était un hérétique, et que j’aime les hérétiques ; parce qu’il avait un sens de l’invention digne des surréalistes. Il improvisait comme ça, sans notes, et son discours mystérieusement s’organisait, devenait un magnifique théâtre. Lacan était un penseur de la parole. Il interrogeait sans fin : qu’est-ce que c’est que dire ? Quelles sont les paroles que vous prononcez pendant vos rêves ? Quels sont ces mots capables de dénouer des embarras sexuels ? Je me souviens de quelques phrases fameuses : « Pour un homme, le sexe va sans dire, pour une femme, le sexe ne va pas sans dire », «  Il n’y a pas de rapport sexuel a / b  », «  L’hystérie veut un maître sur lequel elle règne  ». Ces quelques formules que j’évoque au hasard nous incitaient à réfléchir concrètement. Lacan ouvrait directement à une pratique.

Le structuralisme, les séminaires de Lacan ont-ils eu des conséquences directes sur la société ?

Cette interrogation constante sur le langage a incité les minorités à s’exprimer davantage. L’émergence du mouvement homosexuel théorisée par Michel Foucault date de là ; et le féminisme, aussi, a réellement pris son essor à cette époque. Même si Le Deuxième Sexe, de Simone de Beauvoir, en 1949, reste une date déterminante.

Le féminisme, l’apport des femmes sont-ils selon vous essentiels dans la vie artistique et culturelle de ces cinquante dernières années ?

S’il y a incontestablement plus de femmes présentes, elles ne sont pas forcément convaincantes. Mais, au moins, vu le nombre grandissant, on peut juger, préférer l’une ou l’autre sans passer pour un macho… Je suis pour la parité. Il faut l’imposer.

Vous évoquez longuement les années 60-70, mais qu’en est-il de la suite ?

Dans la nébuleuse des années 80, tous nos dinosaures disparaissent : Sartre, Barthes, Lacan, Foucault. Avec l’arrivée de François Mitterrand au pouvoir, la contestation désormais s’estompe ; les médias envahissent la planète. On entre dans une époque de normalisation. Que ne feront que renforcer, d’une certaine façon, la chute du mur de Berlin et la disparition du bloc communiste. D’autant qu’avec les années 90 l’argent se remet à affluer un peu partout en Occident. Le monde de l’art lui-même se transforme en gigantesque marché ; aller voir une grande exposition est devenu un acte social ; les visiteurs défilent devant les tableaux. Et les artistes d’antan se sont mués en installateurs… Tout le monde peut aussi, maintenant, se déclarer écrivain. Mais plus personne ne sait lire, plus personne n’en a le temps… Récemment, je recevais le romancier Michel Houellebecq, qui me demandait avec curiosité si j’avais une bibliothèque… Oui, j’ai une bibliothèque, classée, où je me repère, où je sais que Dante a vécu avant Machiavel et où pour moi, encore, ça a de l’importance de le savoir, de remettre en perspective le passé… Je dois être démodé. L’Histoire me semble désormais évacuée. On vit dans l’instantané du non-mémorable. Qui remonte sans doute à loin. Est-ce l’épouvante de la grande crise économique de 1929 qui a commencé à abolir nos repères classiques, et puis évidemment l’horreur de la Seconde Guerre mondiale ?

Jamais pourtant on n’aura autant célébré de commémorations…

L’une, c’est vrai, chasse l’autre. C’est une manière de conjurer le vide. Il y eut une grande pythie dans ce vide, très symptomatique des années Mitterrand, des années 80 : Marguerite Duras.

Qu’annonçait-elle ?

Mais elle-même, rien qu’elle-même, comme une sorte de bouche d’ombre très autoritaire ! Dix ans durant, elle a envahi notre paysage, proclamé que nous entrions dans une période hypnotique. Elle avait quelque chose de Krishna…

Vous semblez bien ironique quant à ces dernières années…

Pas du tout ! On est juste entrés dans un monde différent, où les bouleversements technologiques, biologiques, génétiques nous obligent à évoluer. Est-ce, par exemple, parce qu’on parle aujourd’hui de fabriquer artificiellement l’être humain que le roman familial revient en force, par contrecoup ? Comme disait Spinoza, il faut essayer de comprendre.

Qu’est-ce que ces cinquante dernières années vous ont donc permis de comprendre ?

L’extermination de six millions de juifs dans les camps aura été un terrible électrochoc chez tous les gens de ma génération, ceux qui étaient enfants pendant la Seconde Guerre mondiale. C’est toute une conception de l’homme, de l’Histoire qui était anéantie : avec cette destruction systématique de la vie, on savait désormais que l’individu était négligeable. Shoah, le film de Claude Lanzmann, qui donne la parole aux derniers témoins de ce génocide, est donc pour moi un des films essentiels de notre époque. Mais une des conséquences positives de cette tragédie est aussi d’avoir suscité une vraie curiosité pour les textes de l’Ancien Testament et du judaïsme chez les intellectuels français, qui y étaient alors étrangers. Bernard-Henri Lévy, dans Le Testament de Dieu, a été l’un des premiers à avoir accompli ce parcours. Un grand philosophe comme Emmanuel Levinas avait depuis longtemps ouvert la voie et tenté de replacer le « biblique » en chacun de nous. J’ai aimé de la même manière le voyage à Jérusalem de Jean-Paul II, le chemin de repentance qu’il a fait faire à l’Eglise catholique ; pour moi, ce pape-là, qui a en plus contribué à sa façon au soulèvement de la Pologne et à la chute du mur de Berlin, est le vrai héros romanesque de cette fin de siècle.

Vous, défenseur du rigide Jean-Paul II, alors que vous vous faites l’apologiste du plaisir, du libertinage, de la liberté ? Vous qui adorez le XVIIIe siècle ?

J’aime les paradoxes. C’est vrai que je respire mieux au XVIIIe siècle qu’aujourd’hui ; que j’aime Fragonard, Watteau, Mozart, Casanova, et que les artistes morts hier me semblent plus vivants que ceux de l’an 2000, m’apportent plus de sensations, de bonheur, de liberté. Mais il faut s’habituer à penser que l’Histoire n’est pas linéaire, que nous vivons une période de transition, de mutation, où l’on ne voit pas plus loin que… l’écran. Où l’on hésite entre régression, censure et perte de mémoire. Voyez tous ces mots qui disparaissent de notre vocabulaire : « gouaille », pour ne prendre qu’un petit exemple, ou un adjectif comme « mordoré ». Or comment parler des tableaux de Cézanne si on ne dispose plus de cet adjectif : « mordoré » ? Si on perd un mot, on perd cinquante sensations tout autour… Il y a quantité de choses dont on ne pourra bientôt plus parler…

Paru dans le Télérama n° 2647 du 4 octobre 2000