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Julia Kristeva : La Bulgarie, l’Europe post-totalitaire et moi ..

Trois mois après l’affaire "Sabina"

D 8 septembre 2018     A par Viktor Kirtov - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook



Marianne, 7 septembre 2018 (pdf)

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Trois mois ont passé depuis la publication, par Sofia, du dossier de la police secrète communiste bulgare, qui classait Julia Kristeva comme espionne sous le nom de « Sabina ». L’occasion, pour la sémiologue psychanalyste et romancière, qui a fermement démenti, d’interroger le malaise européen, à travers sa Bulgarie natale.

Je suis indignée par l’Obs qui m’a déclarée agente du KGB, diffusant cette diffamation et cette désinformation avec la bonne conscience des intouchables. Les journalistes qui se donneraient la peine de lire le dossier monté par la police totalitaire constateraient, au contraire, l’évidence que c’est moi qui faisais l’objet de surveillance et non l’inverse. Certains l’ont fait, en Bulgarie même (1), renvoyant « à la poubelle » le dossier vide et la Commission tendancieuse. En effet, seize agents m’ont été envoyés pour une « espionne ». Ils ont imaginé des prétextes pour justifier leurs voyages à l’Ouest. Philippe Sollers, mon mari, qui se méfiait beaucoup des régimes prosoviétiques, avait mis son veto sur les éventuels solliciteurs et visiteurs bulgares. Il a toujours refusé de les voir. Invraisemblable, que nous ayons dîné avec cet apparatchik qui prétend m’avoir « recrutée » à cette occasion.

Aucune tâche de renseignement, aucune mission d’enquête qui m’auraient été assignées ne figurent dans ces archives staliniennes. On se contente de me prêter des opinions dans des phrases écrites à la 3e personne, sur Aragon par exemple, ou le « printemps de Prague » qui « n’est pas dans l’esprit du PC bulgare »... Puisque comme « espionne » j’étais nulle, Sollers a semblé devenir leur cible principale. Il les intéressait car il fréquentait les ambassades de Chine et d’Albanie, et (l’année où fut ouvert le dossier « Sabina ») il avait créé une publication très maoïste, Le Mouvement de juin 1971, qui a duré trois mois. L’esprit en était plutôt voltairien et ne semblait pas peser gravement (!) sur les relations sino-soviétiques, mais les agents secrets ont dû penser que je pourrais être utile pour atteindre ce dangereux meneur.

Je relève trois étapes dans cette sombre affaire : 1/ les services secrets fabriquent un dossier, pondent des rapports bureaucratiques pour l’étayer ; 2/ Les commissions de « lustration » (épuration), chargées des archives de la police secrète, balancent ces dossiers sur la voie publique, sans les interpréter, ni prévenir les intéressés, présentés comme des collabos ou des traîtres ; 3/ Une certaine presse de gauche occidentale relaie tout cela sans faire son travail, soit parce qu’elle a elle-même un sentiment de culpabilité, soit par incapacité à analyser l’histoire.

Il faudrait situer et analyser l’épreuve qui m’a été infligée dans le contexte actuel de l’Europe post-totalitaire, où les nostalgies du passé communiste se croisent avec les revendications chauvines, et mettent à mal la viabilité de l’Union européenne. Je me propose de poursuivre cette réflexion ailleurs, en me bornant aujourd’hui de relever la convergence symptomatique entre, d’une part, les systèmes totalitaires qui bafouent les droits de l’homme et de la femme et, d’autre part, la fièvre médiatique du « scoop » et des « fake news » qui détruisent en toute impunité des réputations, des vies, et piétinent l’intimité. Et je n’exclus pas de mener un procès pour démontrer cette convergence. Mais une réflexion s’impose, sur toutes les composantes de ce symptôme, quand les débris du communisme poussent derrière les mouvements nationalistes en Europe de l’Est et pas seulement, et quand le « quatrième pouvoir » médiatique perd son indépendance dans les écueils de la démocratie interconnectée.


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J’ai vécu mon départ de Bulgarie (en 1965 avec une bourse d’études du gouvernement français, ndlr) comme un véritable exil. C’était l’époque du dégel. L’éducation communiste, par-delà son « idéologie du mensonge » dont Soljenitsyne disait qu’elle était plus pernicieuse que les privations affichées de liberté, avait l’avantage de nous transmettre l’universalisme des Lumières. A l’université, nous discutions la dialectique de Hegel, la critique qu’elle a engendrée du marxisme lui-même, Georg Luckas et ses disciples. Le PC français c’était pour moi Aragon avec La Semaine sainte et Les Lettres françaises, et la revue La Nouvelle Critique qui devait s’ouvrir à Tel Quel et au structuralisme. À Paris, le milieu littéraire et universitaire qui s’intéressait à ce structuralisme, issu du formalisme russe, et à un marxisme à interpréter, m’a tout de suite accueillie et intégrée. Je voyais que la France sortait de la guerre d’Algérie, coincée et coupable, et aussi jamais plus française qu’en retrouvant sa mémoire corrosive dans les mouvements les plus audacieux de la pensée européenne.

Je me suis inscrite à l’École des Hautes Études au séminaire de Lucien Goldmann qui réinventait Marx avec Pascal, Hegel et le structuralisme, et en même temps à celui de Roland Barthes qui faisait de la littérature à travers le « nouveau roman » et la sémiologie. J’étais heureuse d’appartenir à un monde nomade – étudiants allemands, italiens, anglais, latino-américains, exceptionnellement de l’Est européen –, qui, dans l’esprit qui précédait 1968, constituait une communauté internationale et chercheuse. Mon étrangeté m’a paru une chance, même si j’ai d’emblée su que je ne serais jamais française parmi les Français. C’était un état d’apesanteur, certes douloureux, mais ouvert à la quête, à l’innovation. Mon inquiétude politique, mes contacts avec les dissidents de l’Est européen m’ont rendue plutôt critique envers les militants. Ma « dissidence », mon « engagement » fut de saisir la liberté intellectuelle qui s’offrait à moi pour développer les savoirs que j’apportais de Bulgarie et que j’ai pu approfondir au contact des avant-gardes littéraires et intellectuelles de la gauche en France, en Europe et très intensément aux États-Unis, – le post-structuralisme et la psychanalyse en font partie. C’est ma façon d’être une exilée à la recherche de l’impossible et de l’inconnu. Le questionnement comme manière d’être. La mondialisation des idées était en train de précéder la globalisation.

J’ai donc vraiment coupé les ponts avec la Bulgarie (c’était facile, car il n’y avait ni téléphone, ni internet). Mais évidemment pas avec mes parents (qui sont venus trois fois en France entre 1966 et 1989, grâce à l’intervention de Jacques Chaban-Delmas, contacté par ma belle-famille bordelaise) et avec qui je communiquais par courrier. C’est cette correspondance de 29 lettres qui a été interceptée et divulguée, ce que je trouve être la partie la plus sordide de cette affaire. Je l’ai vécue comme un véritable viol. Au moment où le monde entier s’émeut du fait que les données personnelles sont divulguées sur les réseaux sociaux, mes lettres sont diffusées non seulement dans les archives du KGB bulgare mais urbi et orbi sur la terre entière et aucun journaliste ne s’en est ému. Pas plus que la commission citée plus haut.

Il ne fallait surtout pas que je sois considérée comme « ennemie du peuple » en Bulgarie car mes parents et ma sœur y vivaient. J’essayais donc de garder des relations, en allant périodiquement à l’ambassade pour obtenir éventuellement leurs visas. J’y ai rencontré, fatalement, des apparatchiks, assis derrière des bureaux, et dont je ne connaissais pas, ni ne me rappelle, tous les noms. J’avais gardé quelques contacts avec la dissidence, je savais qu’elle était de plus en plus en difficulté. Et je ne suis pas retournée en Bulgarie pendant très longtemps.

J’y suis allée en 1983 avec mon fils (né en 1975) pour qu’il rencontre mes parents. J’y suis retournée en janvier 1989, avec François Mitterrand qui m’a intégrée dans sa délégation, et nous avons rencontré des dissidents, comme le futur président de la république Jeliu Jeliev ou mon amie Blaga Dimitrova, future vice-présidente. Mon père est mort en septembre de la même année, dans des circonstances bizarres, il paraît qu’« ils » faisaient des expériences sur les vieillards, et il fut incinéré contre sa volonté, les tombes étant réservées aux seuls communistes, mais... si j’étais morte avant lui, de par ma notoriété, ce privilège nous aurait été accordé ! J’ai eu l’impression qu’il régnait une sorte de barbarie dans les rues, il y avait des queues incroyables, la parole avait changé. En 25 ans, la langue était devenue brutale, les gens s’insultaient.

Depuis la chute du Mur de Berlin, j’y suis allée de manière un peu plus continue. En 2002, pour le décès de ma mère, et quand l’Université de Sofia m’a donné le titre de docteur honoris causa. En 2014, l’Université a organisé un colloque autour de mon travail. J’ai rencontré une jeune génération de philosophes, sociologues et analystes d’une pensée exigeante, à l’affût des débats éthiques et politiques en Europe et aux États-Unis, anxieux et lucides face aux difficultés du pays qui s’enferre dans des imbroglios politiciens. Beaucoup de voix connues et inconnues se sont élevées pour dénoncer le climat délétère déclenché par les atermoiements de ladite « Commission ». Ces réactions montrent que divers courants traversent l’opinion, sur fond de malaise européen.

Certains reprennent le dogme communiste et se tournent vers la Russie, rempart et frère aîné. D’autres continuent à compter sur l’aide européenne, avec et malgré les dérives mafieuses. D’autres encore, assez rares mais tenaces, espèrent quelques réformes démocratiques, favorisées par l’U.E. Mais dans cette impasse économique et politique, les spectres du totalitarisme ne restent pas dans les placards de la police. Ils envahissent de ressentiment la place publique. Je l’entends, au sens de Nietzsche, comme une incapacité à transformer les blessures du passé et les frustrations du présent en action, pour se complaire dans l’hostilité de la réaction. Dénonciations, aigreurs et vengeances souvent recouvertes du fameux « sentiment national », aussi idéaliste que revanchard, et qui condamne cette partie de l’Europe à se figer en banlieue de l’histoire en souffrance. Comme ces prétendues « purges du passé », qui valident les méthodes staliniennes en les reprenant sans mettre en question les procédés policiers, sans interviewer les personnes diffamées, de sorte que le régime dogmatique du passé se trouve relayé par le régime du buzz et de la pensée-calcul. A-t-on oublié les procès staliniens ?

Il n’y a pas d’autre sortie de cet état toxique que d’approfondir la réévaluation du phénomène totalitaire. En sondant ses différentes facettes, son histoire institutionnelle, sa mémoire culturelle. En écrivant « Bulgarie, ma souffrance » (1994), j’ai essayé de ne pas oublier les racines religieuses.

La foi orthodoxe a des moments magnifiques, notamment dans la compréhension de la douleur et du deuil, ses rituels sont une fête sensorielle. Mais elle ne propose pas une véritable réflexion sur l’indépendance de la personne. Il lui manque l’éloge, par la Renaissance, de la liberté et de ses risques. La Bulgarie a vécu une sorte de Renaissance précoce au Xe siècle, où le christianisme est passé dans un peuple qui avait très peu d’État et très peu de structures identitaires, mais qui, en créant un alphabet, le cyrillique, a créé et sauvegardé sa culture. Puissant antidépresseur qui soude une nation.

En revanche, comme dans d’autres pays, notamment à l’Est de l’Europe, les idées des Lumières ont été imposées par les élites, elles n’ont pas suffisamment imprégné les comportements sociaux, les structures institutionnelles. La pensée-interrogation fleurit dans les universités, elle est absente dans l’espace politique. Sur ce socle, le communisme a greffé des idéaux, mais la dérive totalitaire, écrasant les aspirations sociales et sociétales, a détourné les citoyens de la citoyenneté. L’après-communisme est aujourd’hui tenté par un retour vers la spiritualité, la foi religieuse réactionnelle ou communiste, qui progressent en doublure du spectacle, de la com’ et du marketing hyperconnecté, sans les mettre en question. Plus drastiquement que dans les autres pays européens, les démocraties post-totalitaires sont confrontées à la difficulté de faire vivre cette culture qu’on appelle humaniste et dont la refondation permanente nécessite d’interroger l’identité, la nation, la foi et le besoin de croire lui-même.

L’Europe porte une lourde responsabilité dans cette fracture qui se creuse de nouveau et met à mal son projet. Si l’accomplissement des droits de l’homme réside bien dans le respect de la personne et de sa créativité singulière, le flux des capitaux ne suffit pas pour les garantir et les transmettre. Un effort d’éducation, de formation et de culture s’impose à tous, de l’école à l’entreprise, pour favoriser l’émergence d’une réévaluation du passé, qui permettra que le ressentiment réactif cède la place à un renouvellement politique démocratique.

Seule la vigilance de tous les instants, pour mettre la personne au centre de la médiasphère dont nous sommes les acteurs consumés, peut encore nous sauver, Bulgarie, ma souffrance...

Julia Kristeva

Propos recueillis par Anne Dastakian, Marianne, 7 septembre 2018

1. Post-scriptum du « cas Kristeva » par Koprinka Tchervenkova


Les Bulgares et les services secrets : une longue tradition

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Le parapluie bulgare ou la piqûre de parapluie est une méthode inventée par les services secrets soviétiques pour faire pénétrer du poison dans le corps de la victime à l’aide d’un parapluie.

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Cette méthode tient son nom de l’empoisonnement, le 7 septembre 1978, de l’écrivain et dissident bulgare Georgi Markov (décédé le 11 septembre 1978) par le Komitet za Darzhavna Sigurnost, les services secrets de la République populaire de Bulgarie, ainsi que de la tentative d’assassinat, le 26 août 1978, du journaliste bulgare réfugié en France Vladimir Kostov. Le poison employé était de la ricine. (crédit : Wikipedia)

Un film en a été tiré : Le Coup du parapluie, de Gérard Oury, avec Pierre Richard (1980).

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