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Philip Roth n’est pas mort

D 6 juin 2018     A par Viktor Kirtov - C 1 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Plus d’un mois après la mort de l’écrivain, dans le Point du 31 mai 2018, Michel Schneider consacre un article à la mémoire de Philip Roth, comme pour signifier qu’il s’inscrit dans la mémoire longue, au-delà du tumulte des hommages qui se sont bousculés dans les quarante-huit heures qui ont suivi son décès.
Michel Schneider se souvient qu’il avait été le premier à annoncer, dans le Point, en septembre 2012, la volonté de Philip Roth de ne plus rien publier .
...« que des médias français reprirent en s’en attribuant parfois l’origine » ajoute-t-il.

Là, il écrit, hors du dictat de l’actualité, ce qui renforce son affirmation « Philip Roth n’est pas mort », (notons que Josyane Savigneau en avait déjà fait le titre de sa nécro.)


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Par Michel Schneider

Le Point 2387 1 31 mai 2018

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Warren, Connecticut, 5 septembre 2012.Philip Roth parmi ses arbres et ses livres, en chemise de bûcheron et pantalon cargo kaki, avec son sourire rare et triste et son regard d’une incroyable séduction. À l’envoyé duPointqui l’interrogeait : « Exit, Philip Roth romancier ? » la réponse de l’écrivain était tombée, amère et définitive : « Dans les années qui me restent, je ne me vois pas publier. Ni des romans ni rien d’autre. Si ma carrière devait s’arrêter aujourd’hui, le roman ne me manquerait pas » (entretien du 5 septembre 2012, Le Point n° 2089 du 27 septembre 2012).

Depuis ce coup de tonnerre dans le ciel des lettres, que des médias français reprirent en s’en attribuant parfois l’origine, fable ensuite relayée de site en site et sur Wikipédia, Roth s’est tenu strictement à ce renoncement. Il ne s’est plus consacré qu’à aider le biographe Blake Bailey, à qui il avait ouvert ses sources et documents. Un long commentaire, dont Bailey décidera de l’usage. « Des bouts, pour moi-même. Des milliers de pages. Une sorte de journal, mais il ne sera pas publié de mon vivant » (entretien du 5 septembre 2012).

Roth ne publia rien depuis, à part un échange de mails avec Judith Thurman, du New Yorker, autour de l’élection de Trump et de l’anticipation de ce naufrage politique dans « Le complot contre l’Amérique » (2004). Puis un texte sur les noms de pays, la langue et l’identité américaines ( datant de 2002). Et une préface donnée au dixième et dernier des volumes qui lui sont consacrés par la Library of America, « Why Write ? » ( [1] rassemblant ses essais et entretiens, ainsi que la rectification qu’il apporta aux erreurs de sa notice Wikipédia. Considérant que sa sortie de la scène littéraire lui était en quelque sorte volée par la consécration, lorsqu’il apprit son entrée dans la « Bibliothèque de la Pléiade », la nouvelle ne l’a pas plus réjoui que ne l’avait affecté le refus réitéré des Nobel de couronner le plus grand écrivain américain vivant, coupable de misogynie pour l’académie de Stockholm.

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Protéiforme. Roth était le dernier des grands écrivains mâles et blancs de l’Amérique à côté de Saul Bellow, John Updike et Tom Wolfe. Pas seulement un auteur prolifique, protéiforme, couvrant un vaste espace-temps pour parler du monde tel qu’il le voyait de la scène de son théâtre intime, mais qui employait une forme singulière - le plus souvent un récit dans le récit - pour vous faire voir par l’écriture ce que vous n’aviez pas vu. « Je creuse des trous dans l’Histoire et je braque ma torche », disait-il. Conteur plus que styliste, Roth ne cessait de plonger dans les méandres de sa psyché torturée pour aborder, tout au long de sa vie d’écriture, l’universelle question que Montaigne assigna à la sienne : qu’est-ce que « faire bien l’homme et dûment » ? Roth, c’était surtout un humour corrosif, dont il faisait feu dans ses romans comme dans ses interviews.

Quand on lui demanda sa réaction au fait qu’une place porte désormais son nom à Newark, la ville de son enfance : « Je n’ai pas d’enfants. Il faut bien que je laisse mon nom à quelque chose. » La gloire ? « J’ai mes arbres, ici. Mes arbres, la piscine une heure par jour, matin et soir », répondait ce grand admirateur de Kafka, qui avait pressenti, dans l’uchronie « Le complot contre l’Amérique », la possibilité d’un fascisme américain et l’avait traité façon farce. Roth : un humaniste qui moquait les hommes, un misogyne qui aimait les femmes, un moraliste qui détestait la morale.

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Leçon de vie. L’écrivain qui nous a apporté Portnoy et Zuckerman, Sabbath, Lonoff et Kepesh n’avait plus écrit depuis 2012. « L’écrivain des ombres » était devenu l’ombre d’un écrivain. Le « Professeur de désir » n’en avait plus qu’un : lire les grands romans du passé et ne plus ouvrir les siens. Auteur de romans clairement auto biographiques (Nathan Zuckerman, David Kepesh, Tamopol, Lonoff... sont tous des écrivains tourmentés par le sexe et l’écriture), Roth n’était-il qu’un personnage sorti d’un de ses romans ?

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Retour à Newark. - Philip Roth, photographié en 1968 pour un reportage de « Life Magazine » par Bob Peterson. Ici, dans les rues de Newark (New Jersey), sur les lieux de son enfance, peu avant la publication de « Portnoy et son complexe », qui fera scandale en 1969. - ZOOM : CLIQUER L’IMAGE
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Qu’est-ce qu’une vie de romancier ? Où commence le roman, où finit la vie ?

Et pourquoi écrire ? Il était plus enclin à revendiquer contre quoi il écrivait : pour se libérer de la famille, de la religion et de la politique, les trois pouvoirs qui façonnèrent et écrasèrent son enfance. « Pourquoi écrire ? », c’est le titre du dernier livre publié par Roth il y a un an. Un recueil d’essais sur ses lectures et la lecture de lui-même que fut toute son œuvre de fiction. « Je n’ai pas de réponse », disait-il, quand, lors d’un entretien, on lui suggérait les banales raisons : pour être aimé et pour ne pas mourir. Sur les deux points, le temps lui a joué un dernier tour. Il est mort seul, séparé de sa dernière compagne. Et, ironie du destin comme celle qui frappe ses personnages, lui qui, lorsqu’on lui demandait s’il écrivait contre la mort, répondait : « Très juste. J’aime cette idée : la faire attendre. Je sais qu’elle vient. Mais je lui dis de repasser un peu plus tard » (6 juillet 2011), le voici assuré de l’immortalité par une entrée solennelle dans le panthéon des écrivains.

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Bankable. Dans les bureaux new-yorkais de son agent littéraire, le célèbre Andrew Wylie, en 2009.
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Les mots de Roth

MORT. Parmi ses 33 livres, son favori était « Le Théâtre de Sabbath » (1995). « Un livre hanté par la mort », dit-il, où il cite Kafka : « Le sens de la vie, c’est qu’elle s’arrête. »

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ÉCRIVAIN. « Ecrire est la chose la plus difficile qui soit. Briser le silence par des mots et les mots par du silence. Et avec le temps, c’est toujours aussi affreusement difficile. J’écris des pages et des pages. Mais ce n’est pas de la fiction. La fiction, ce n’est plus possible pour moi. Il y a trop de souffrance là-dedans. Le roman est un monde cruel, je ne veux plus être son esclave. » (Entretien avec Le Point, 2012.)

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AMOUR. « L’obsession de chacun : l’amour. Les gens pensent que tomber amoureux les comblera, les rendra pleins et entiers, comme dans l’union des âmes chez Platon. Je pense le contraire. Je pense que c’est avant qu’on est entier, et que l’amour vous fracture. Vous êtes un et ensuite, ouvert, déchiré. » (« La bête qui meurt », 2001.)

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AMÉRIQUE. « Je suis un écrivain américain, pas un écrivain juif. Irréfutablement enfant de l’Amérique, attaché à elle à chaque moment de ma vie et de la sienne, j’écris sous l’emprise de son passé, je prends part à ses drames et à son destin, et j’écris dans la riche langue qui m’a vu naître et dont je suis possédé. » (Discours lors d’une remise de prix, 2002.)

SEXE. « Qu’importe ce qu’on sait, ce qu’on pense, ce qu’on manigance, contrôle ou planifie. On n’est pas au-dessus du sexe. Un homme aurait trois fois moins de problèmes s’il ne s’était jamais mis en tête de baiser ou de se faire baiser. C’est le sexe qui met le désordre dans nos vie ordinaires. » (« La bête qui meurt », 2001.)

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TACHE. « Nous laissons une tache. Nous laissons une trace. Nous laissons notre empreinte. Impureté, cruauté, abus, erreur, excrément, sperme, pas moyen de faire autrement. Pas d’autre moyen d’être au monde. La tache est là, avant qu’on la voie. » (« La tache », 2000.)

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#VIEILLESSE. « Vieillir n’est pas une bataille, c’est un massacre. » (« Un homme », 2006.)
« Perte des facultés, perte de contrôle, honte d’être dépossédé de soi-même, déprivations et expérience d’une révolte organique du corps, les vieux sont des déjà-plus. Les jeunes sont des pas-encore : ils n’ont pas idée de la ruine qui les attend au tournant., » (« Exit le fantôme », 2001.)

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Ecrire contre la mort ? "J’aime cette idée : la faire attendre. Je sais qu’elle vient. Mais je lui dis de repasser un peu plus tard."
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« Mort à jamais ? » interroge Proust à propos de l’écrivain Bergotte, et de répondre : « Qui peut le dire ? » En tout cas, les mots et les livres de Roth nous l’assurent : lui n’est pas mort à jamais. A travers 33 romans et leurs obsédants thèmes récurrents : la famille juive, le sexe, le politiquement correct, les idéaux de l’Amérique et leur trahison, l’identité et le double, la maladie, la vieillesse et la mort, la difficulté des hommes (mâles), prisonniers d’un corps et harcelés par le besoin de posséder d’autres corps pour oublier leur propre fragilité, son désir d’écrire renaissait, toujours plus torrentiel. Mais il refusait de se demander pourquoi. A la maladie, au sexe, à la mort il n’y a pas de pourquoi. Même pas l’écriture.

Un an après, dans un deuxième entretien (les septembre 2012), Roth se contredisait un peu et déclarait : « Je n’écris pas contre la mort. J’écris parce que c’est mon mode de vie, tout simplement. Je ne peux pas vivre sans ça ! » Le désir d’écrire ne visait pour lui qu’une chose : écrire le désir. C’est la leçon que je garde de Philip Roth. Une leçon de vie.

L’auteur d’« Exit le fantôme » a tenu parole. Il n’écrira plus de romans. Quel hommage lui rendre, sinon le lire et le relire ? Et, avec tout l’amour et l’humour du monde, saluer avec tristesse l’écrivain, comme un ami avec qui on aurait bien continué de parler avant la nuit et qui vous a faussé compagnie : exit Philip Roth

A travers 33 romans et leurs obsédants thèmes récurrents - la famille juive, le sexe, le politiquement correct... -, son désir d’écrire renaissait, toujours plus torrentiel.
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VOIR AUSSI :

Philip Roth, géant de la littérature américaine

Philip Roth et Philippe Sollers

Et également "Sur Philip Roth" ICI


[1« Why Write ? Collected Nonfiction 1960-2013 », de Philip Roth (Library of America, 464 p.).

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1 Messages

  • Viktor Kirtov | 16 mai 2019 - 18:03 1

    POURQUOI ECRIRE ?

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    Photo : Philip Roth, dans les années 1980. © Bernard Gotfryd/Getty Images
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    FLORENCE NOIVILLE

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    « Pourquoi écrire ? » reprend les grands textes que l’écrivain américain, mort il y a un an, a consacrés à la littérature. Dont plusieurs inédits en français, passionnants

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    Un jour, Philip Roth s’est avisé qu’il n’avait rien prévu pour « après ». Lorsqu’il lui faudrait reposer en paix. Il s’est donc mis à faire le tour des cimetières. En bon fils, il a commencé par celui de ses parents, dans le New Jersey. Y aurait-il un endroit pour lui ? Sous ce gros arbre, peut-être ? Dans le film de William Karel et Livia Manera Philip Roth sans complexe (2011), l’écrivain raconte qu’il s’y voyait déjà quand une voix, derrière lui, l’en a dissuadé : « Je ne vous le conseille pas, disait le fossoyeur. Vous n’auriez pas la place de déplier vos jambes. » Roth : « Ah, ça, c’est important en effet, car je compte rester là un bon moment. »

    A sa mort, le 22 mai 2018, tout était prêt. Le charmant cimetière de Bard College (New York) serait finalement sa dernière demeure. Hannah Arendt ne serait pas loin. Un jour, son ami Norman Manea deviendrait son voisin de tombe – ils pourraient ainsi échanger des blagues juives. Et ce n’était pas tout : lui qui, officiellement, ne publiait plus depuis 2012, laissait derrière lui un testament littéraire, intitulé Why Write ?Pourquoi écrire ?

    C’est ce livre, paru en 2017 aux Etats-Unis, qui nous arrive aujourd’hui. Roth y a regroupé deux recueils anciens, Du côté de Portnoy et Parlons travail (Gallimard, 1978 et 2004), auxquels il a ajouté 150 pages, inédites en français, sous le titre « Explications ». Le tout forme un livre captivant où sont compilés discours, articles de journaux, essais sur le métier d’écrivain, commentaires de ses propres romans. L’auteur évoque son enfance à Newark (New Jersey), la mort de Roosevelt ou encore ses premiers écrits, sous le nom d’Eric Duncan. Au milieu de ces souvenirs, il glisse une lettre à Wikipédia – commençant par « Chère Wikipédia, je suis Philip Roth » – où il demande que soient corrigées des inexactitudes concernant La Tache (Gallimard, 2002) et se voit répondre qu’il n’est pas, lui Philip Roth, « une source suffisamment crédible » pour qu’on accède à sa requête.

    De ces écrits hétérogènes émerge sa conception de la littérature. « Dresser un portrait de l’humanité avec tous ses particularismes » : telle est pour Roth la vocation du roman. Cela va de pair avec une passion pour « l’hypnotique matérialité du monde » qui fait des Etats-Unis ce qu’ils sont. Une passion qui, remarque-t-il, est au coeur du grand roman américain « depuis Melville et sa baleine ou Mark Twain et son fleuve ».

    Cette « physicalité » du monde, Roth y revient souvent dans les conversations qu’il mène avec ses grands contemporains dans les années 1980-1990 : Saul Bellow, son maître absolu, Bernard Malamud, Isaac Bashevis Singer, Aharon Appelfeld… Quand il visite l’usine de peinture de Primo Levi à Turin, en 1986, il se montre fasciné par « la mosaïque de tuyaux et de cuves, de réservoirs et de cadrans ». Le fourmillement éblouissant du détail : voilà ce sur quoi repose d’abord l’authenticité du grand romancier. Celui qui se tient devant le monde comme « un écureuil observant un objet inconnu depuis son muret de pierre ».

    C’est du mystère de la chose que l’idée peut jaillir. Comme l’illustre l’anecdote – ce petit « secret jamais partagé avec qui que ce soit » – que l’écrivain nous livre dans les pages inédites de Pourquoi écrire ?. Un jour, à 23 ans, il a trouvé dans un restaurant de Chicago une feuille de papier oubliée par un client. Elle contenait dix-neuf phrases qui, prises ensemble, n’avaient aucun sens. Un code ? Une blague dada ? « Ne me demandez pas comment, écrit-il, mais ce que je finis par comprendre fut qu’il s’agissait des premières lignes des livres qu’il m’était donné d’écrire. » C’est ainsi qu’il s’est lui-même « assigné la tâche absurde d’assumer avec toute la précision dont [il était] capable les dizaines de milliers de mots qui devaient suivre chacune de ces phrases liminaires ». Naturellement, Roth s’interroge : et si le garçon qui débarrassait les tables avait été plus rapide que lui ? Et s’il était resté chez lui, ce soir-là, pour « manger des haricots » ? Jamais il n’en serait arrivé à penser que sa mission était « d’accomplir le travail d’une vie » à partir de cette « giclée de charabia » ! « Quels livres alors aurait-[il] écrits ? »

    Qu’elle soit fictive ou pas – Wikipédia n’a peut-être pas tort de se demander si Roth est réellement une source fiable sur Roth –, l’histoire est savoureuse. Vers la fin du livre, l’écrivain constate qu’« il y a une petite croix à l’encre rouge en face de chacune des 19 phrases ». Le voilà rattrapé par l’angoisse : « Affranchi d’un combat aussi solitaire qu’obsessionnel, pareil à la quête sans objet d’un fou dans sa cellule capitonnée, où vais-je maintenant ? »

    Qui sait ? Peut-être est-ce à ce moment-là qu’il a commencé ses visites de cimetières ?

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    Pourquoi écrire ?
    (Why Write ?),

    de Philip Roth,

    traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Lazare Bitoun, Michel et Philippe Jaworski et Josée Kamoun, Folio, 638 p., 10,80 €.

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