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Insula Rhéa (III)

Le roman de l’été

D 18 août 2008     A par Viktor Kirtov - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Extraits de Philippe Sollers, Vérités & Légendes par Gérard de Cortanze [1]

Il n’y a pas que des secrétaires, dans les malles à souvenirs du bord de l’océan... On trouve des vieux livres reliés en cuir - traités de navigation, cours de physique, cours de géométrie, L’Éloquence française, L’Homme et la création -, « lectures d’un capitaine au long cours, dans sa cabine ou sur le pont, quelque part entre Bordeaux et Singapour, ou Bomba », y lit-on dans Femmes, mais surtout une vieille collection du Journal de Bordeaux, et son fameux sous-titre : politique, commercial et littéraire. Vieux papiers des années 1850-1860, dans lesquels on trouve le mouvement des bateaux du port, des annonces judiciaires, des dépêches télégraphiques, comme celles-ci : « Le 2 juin, à Piperi, Abdi-Pacha, avec 12000 Turcs, a attaqué Mirko, qui était à la tête de 80 000 Monténégrins. Les Turcs ont perdu 400 hommes et les montagnards 200. » Des feuilletons, voici l’extrait de celui qui paraît, en premier page, en juillet 1866 : « Ses yeux étincellent, sa poitrine se soulève avec violence, et, dans son exaltation, elle me rappelle les prêtresses inspirées des temps antiques, qui révélaient aux hommes et aux peuples leurs destinées » (L’année du tigre).

La grande affaire de Philippe Sollers dans l’île de Ré, c’est la possibilité d’écriture. Hors du monde, il peut en écrire le roman, assis à sa table, dans la grande pièce à l’écart du centre de la maison. Machine à écrire donnant sur le laurier. Droit devant lui, les marées qui montent et qui descendent, avec le vent, l’horizon, les bateaux qui naviguent, le voyage immobile. Paradis 2 : « Et j’écris là ici maintenant toute la nuit maintenant et le vent souffle dans les vitres de la nuit montante violente tordant les branches dehors et giflant l’eau qui remonte dehors à travers les herbes et les pierres envahissant de nouveau les canaux de pierres mangées d’herbes toute la, nuit. » On l’imagine. On le suit. Cet été-là, il a décidé de se lever tôt pour écrire. Il ne fait pas de bruit en descendant l’escalier de bois. Il fait chauffer le café et l’eau pour les ?ufs. Pas de bruit. Attention en allumant les lumières, en écoutant la radio. Même habitude. Continuer son sommeil dans la veille. Dehors, un héron immobile sur la digue, pattes dans le fenouil. Canards silencieux qui viennent glisser sur l’eau. Jardin, cigarette. Lac intérieur ridé de brise. Un amour américain : « Les mouettes et les phrases sont les mêmes d’un côté ou de l’autre de l’eau. - L’été le plus heureux ? - Le plus lumineux. »

Glissons la cassette vidéo dans le magnétoscope. Le film d’André S. Labarthe. Bruits de mouettes, de mer, de bateaux. Premier plan, Philippe Sollers est là. Il fait face à l’eau, au Fier. Le secrétaire, étagères couvertes de livres. À gauche, porte-fenêtre entrouverte ; à droite, fenêtre fermée. La main de Philippe Sollers au-dessus de son cahier, pages noircies d’écriture. Caresse des mains sur le papier. Sensualité. Il montre ces pages d’écriture face à la mer. On écoute la voix : « Ça, pour moi, ça doit exactement mimer le mouvement de l’eau. Le vent change à peine. Il y a toujours une nappe d’eau qui est en train de couler dans le même sens. Je peux rester des heures à regarder ça toute une journée. Voilà. Une fois que ces pages là sont remplies, j’ai mon rythme. L’intérêt, pour moi, c’est que je sais très bien quand je vais bien ou quand je vais un peu moins bien. Là, par exemple, une sorte de baromètre, d’horloge physiologique. Être à la mesure de l’eau, nager dans l’encre bleue toujours, stylo à pompe pour aller chercher l’encre. Si je vais très bien, je me confonds, voilà, c’est fluide, je nage dans l’encre. Ça vient exactement comme ça doit être : le souffle et le poignet, la main, le vent et l’eau sont à égalité. Ça a aussi l’avantage quand ça va très bien, d’être poussé par le souffle : c’est de la voix que j’écris... L’égalisation se fait dans une sorte de calme... Voilà, du repos, voilà quelque chose qui dort bien. Je dois beaucoup à cet endroit. Je pense souvent à cet arrière arrière-grand-père qui était marin à Bordeaux, et qui a jeté l’ancre ici, pour être, de façon dérobée, tout à fait tranquille. Ça me parle beaucoup, d’autant plus que les silhouettes humaines, vues d’ici, sont à peine discernables, furtives. Ici, on n’a pas de communication. Les gens ne se parlent pas, peu, on n’entend pas ce qu’ils se disent, on est seul. C’est comme dans Lao Tseu :
"Ce qui est bien, c’est lorsqu’il y a deux villages dont on entend à peine les coqs chanter au loin." On ne fréquente pas. On est seul. Ce paysage, c’est aussi pour moi, le plus intérieur. »

Ce sentiment de grand calme, de pérennité, c’est ce qui ressort immédiatement de ce lieu. On pense au livre de Philippe Sollers, Les Passions de Francis Bacon, écrit ici, devant ce paysage d’océan, de marais salants, de mouettes, de hérons. « Tout est silencieux, nu, miroitant, plat », écrit-il, après avoir cité Bacon : « J’ai passé une grande partie de ma jeunesse au bord de marais très plats, remplis de bécasses et de pluviers. » Dans L’année du tigre, il note - il est de nouveau dans l’île de Ré, en avril, regardant le gravier, les iris, l’herbe, l’océan, les arbres : « Même chose depuis l’enfance. Le jardin s’est déplacé, voilà tout. » Il se trouve que Philippe Sollers a toujours habité auprès de jardins, au bord de l’eau : « J’ai l’impression d’avoir été mystérieusement protégé de façon à me retrouver toujours dans des endroits de haute contemplation. Donc,je suis providentialiste, sensuellement providentialiste, à haute contemplation possible - ça se trouve comme ça. Il est bien évident que cette île, je n’ai pas choisi d’y aller. Mais voilà, j’ai ce paysage sous les yeux, qui est rhétais, vénitien, chinois...  »

La chance de cette île c’est la possibilité de solitude. Prenons Le Secret, au Martray, maison familiale où l’on peut se rendre en famille, le temps de l’installation passé, que fait-on ? « Il est 10 heures du soir, on dîne rapidement, le vent souffle par rafales sèches, Judith [2] et Jeff [3] vont se coucher, je vais dans mon bureau, le temps est à moi. » C’est très important. Sur l’île, le temps redevient un temps à soi. Pour marcher sur la plage, à marée basse, contempler la houle, les vagues, marmonner seul dans le vent, humer le champ de fenouil en bord de mer, écrire, etc. La solitude est nécessaire. La littérature en a besoin, elle qui vient de loin : de la scansion, de l’incantation, de l’animal humain de Lascaux, de l’enfance, de la méditation. Solitude et méditation : pour l’écriture. Ré, c’est toujours l’émotion. On regarde les bateaux sortir, les fleurs, on respire l’odeur d’iode et de varech qui envahit les pièces, on suit des yeux les mouettes qui creusent le silence... « J’aimerais vous faire percevoir ce qu’est un matin ici, Reine », lit-on dans Le lys d’or... C’est beaucoup. C’est tout Ré. Alors, la poésie peut commencer, l’écriture de la prose poétique - celle du C ?ur Absolu : « Le phare envoie ses grands coups de pinceaux paraboliques dans l’eau, on dirait qu’il peint du silence. »

Imaginons... Le secrétaire est placé de biais contre la porte-fenêtre qui donne directement sur la pelouse, le muret, l’eau. L’écrivain allume sa lampe, c’est la nuit, et met en sourdine le Quintette. Blocs de nuages dans le ciel sombre. Émotion cassée, soutenue : de l’autre côté du jardin, il entend la marée haute. Il se souvient du dîner, odeur lointaine de rougets grillés, goût du pauillac dans le verre. La pluie fine de la fin d’après-midi a cédé la place à un vent de sud-ouest assez fort. Il fait presque froid. « Drôle d’été », se dit l’écrivain. Il se souvient de l’avant-dernière phrase d’une nouvelle qu’il a donnée à une revue féminine, à lire sur les plages, entre des conseils sur la meilleure façon de bronzer et un article sur la meilleure façon de baiser en vacances. Cette avant-dernière phrase conviendrait parfaitement à cette soirée : « C’est la nuit, maintenant, le vent s’est levé, je vais aller fermer un volet qui claque. Une tempête se prépare, et ici, les tempêtes, on les reçoit de plein fouet. » Long silence, de nouveau, tandis que le morceau d’île dérive dans le soir. Silence et solitude. La solitude de cet écrivain, nous n’en avons sans doute pas encore assez mesuré l’ardeur et la profondeur. Surtout lorsqu’il ne cesse de penser à ce qu’écrivit Cézanne, le 28 septembre 1906, dans une lettre qu’il adressa à son fils : « La prétention des intellectuels de mon pays, tas d’enculés, de crétins et de drôles. »

Solitude, qui vient de l’enfance. Elle non plus, on ne veut pas la lire ... Elle est dans Femmes : « Je m’étonne toujours de constater à quel point ils elles ont peur d’être seuls... Alors que, pour moi, c’est depuis toujours le plaisir fondamental, les yeux ouverts du petit matin vide, la soirée qui n’en finit pas, la beauté insensée des murs... J’aime manger seul au restaurant ; bien qu’auprès de l’eau. " j’aime rester seul trois jours sans adresser la parole à personne... J’aime sentir le temps passer pour rien, n’importe où, dormir, dépenser le temps, me sentir le temps lui -même courant à sa perte... » Elle est dans Le Cavalier du Louvre : « Et là, Vivant est seul. Sa solitude, c’est son style. Le style, c’est l’homme même, pas celui que les autres, ou la société, voient ou croient. » C’est fou ce qu’on peut écrire sur les autres pour parler de soi : Vivant Denon, Casanova, De Kooning, Bacon, Cézanne, Fragonard, Picasso, Rodin, Sade, Céline, Rimbaud, Hemingway, Mozart un jour sans doute... Pour tourner autour de son portrait, pour remplir le puzzle, pour se regarder enfin entier dans son miroir.

A suivre...


L’eau, la page, l’écriture

Un extrait du film d’André S. Labarthe (3 mn)

Insula Rhéa (I)
Insula Rhéa (II)
Insula Rhéa (IV)
Insula Rhéa (V)
Insula Rhéa (VI) Epilogue avec Anton Webern


[1Editions du Chêne,2001

[2Julia Kristeva (note pileface)

[3David, le fils de Philippe Sollers et Julia Kristeva

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