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Insula Rhéa (IV)

Le roman de l’été

D 21 août 2008     A par Viktor Kirtov - C 0 messages Version imprimable de cet article Version imprimable    ................... PARTAGER . facebook


Revenons à l’enfance.

Extraits de Philippe Sollers, Vérités & Légendes par Gérard de Cortanze [1]

Nous sommes toujours la nuit sur l’île, près du secrétaire, mais nous revenons à l’enfance : elle est là, présente dans la pièce ; elle accompagne l’écrivain. La solitude de l’enfance. L’écrivain le dit à David Hayman, dans Vision à New York. Il lui répète qu’il était un enfant très renfermé, qu’il avait peu d’amis, qu’il était souvent malade et allait donc assez peu à l’école ou au lycée : il restait chez lui, mot d’absence : « Ce n’est pas la famille, mais seul, plutôt seul. J’ai toujours aimé être seul, j’adore ça, je ferais un moine très acceptable. Et puis, l’apprentissage de la maladie qui faisait que, vraiment, pour moi, le plus grand plaisir était quand même de rester isolé, oui. C’était assez confortable chez moi. Il y avait une atmosphère souple... » Souvenez-vous, cette situation incestueuse, deux frères, deux s ?urs, les tantes, l’âge d’or replié sur soi, les lectures sur la terrasse, dans le lit, dans la bibliothèque, la lecture et le sommeil ; et certaines rêveries, comme celle-ci à partir d’un passage de La Vie de Rancé : « Après ces éjaculations, on surprenait le moine les yeux levés vers le ciel. Il devenait immense ; il s’agrandissait de toute la gloire éternelle. Il y a des tableaux qui représentent saint François au bord de la mer, en face de petits anges réunis dans des branchages dépouillés ... »

...

La solitude, toujours. Quelle est la réponse de l’écrivain au questionnaire de Proust, concernant le comble de la misère ? « Ne pas pouvoir être seul. » Ne pas pouvoir être seul, à moins que ce ne soit avec l’autre soi-même, Philippe Joyaux. Fin de soirée sur l’île. La même que tout à l’heure. Secrétaire, porte-fenêtre ouverte. Il fait presque froid. « Drôle d’été. » « En effet », répond une voix, celle d’un enfant tapi dans l’ombre de la pièce. C’est Philippe Joyaux : « Que serait un philosophe qui ne parlerait pas en fonction d’une communauté, fût-ce Heidegger ? »

Philippe Sollers se retourne, écrase le bout incandescent de sa cigarette, dans le cendrier.

« L’écrivain, lui, au moins, peut dissimuler. Même s’il est seul : il est dans la solitude d’une Passion...

- À qui penses-tu ?

- Gengora... Soledad, une solitude, la sienne, qui s’ouvre sur un opéra invisible et muet.

- Tous les écrivains devraient être solitaires, c’est ça ?

- Sans doute. Quand Hemingway reçoit le prix Nobel de littérature, il refuse de se rendre à Stockholm et fait lire son discours par l’ambassadeur des États-Unis...

- Et alors, où est le rapport ?

- Tu sais ce qu’il dit, ce discours, le plus bref de tous les discours prononcés par un Nobel de littérature ? "Écrire de son mieux, c’est se condamner à la solitude."

- Tu as peut-être raison. Je ne me souviens pas. Quand j’essaie d’entendre de mon mieux, de respirer de mon mieux, je me sens très seul à Talence, quand...

- Le lieu n’a pas d’importance. On peut vivre à Paris comme si on était en plein désert.

- Ça devient une sorte d’exercice spirituel, Ignace de Loyola...

- Je me souviens, un jour je suis sorti dans le jardin, le soleil brillait, tout a basculé, tout avait changé mais en apparence tout était semblable, j’ai pensé très fort au désir et à la fatigue d’être seul durant toutes les années qui allaient venir après celles que j’avais déjà vécues ... Oui, le désir et la fatigue d’être seul... »

Philippe Sollers ne répondit pas, laissant Philippe Joyaux dans son souvenir. Une phrase lui traversa l’esprit, celle qu’avait écrite un jeune homme de vingt ans à peine, qui n’était plus Joyaux mais n’était pas encore lui, Sollers : « Depuis toujours, je forme ce projet d’écrire à qui serait situé à des milliers de kilomètres et d’années de ma propre existence, à un être sans attaches, sans croyances, sans amours, et seulement capable d’émotion pour ce qui importe : l’aventure humaine. » Une curieuse solitude, ce beau titre prémonitoire, était celui d’un livre qui racontait cette « aventure humaine ». Dans un numéro d’Art Press d’avril 1997, Jacques Henric pose la bonne question : ne pourrait-on lire tous les romans de Sollers, comme le récit précis, circonstancié, de ce qui peut être l’aventure d’exception d’une solitude ? Philippe Sollers, qui aime bien se retrouver seul pour lire la Bible, est quelqu’un de très discipliné, de travailleur et finalement de très ascétique. Écrivant sur Le Clézio, dans le journal Le Monde, il évoque cet « art de la solitude », dont il se sent finalement proche. N’est-ce pas, là, une façon de relativiser l’espace et le temps, de mettre son corps dans « des situations de comparaisons tournantes », technique suprême pour mieux « mesurer l’identité de chaque lieu », et le sens des rencontres ? Réponse de Philippe Joyaux : « C’est peut-être une banalité, mais je suis obligé de te dire que je suis très seul, qu’un futur écrivain, un vrai, est un enfant toujours très seul. » Réponse de Philippe Sollers : « Eh bien oui, c’est ça la vie d’un écrivain : être vivant parmi les morts ou mort parmi les vivants ! »

Les deux Philippe se souviennent. Ils se souviennent de ces hommes de Talence qui se taisent, de ces femmes, très évoluées pour leur temps’, qui parlent et prennent la parole, et qu’on considère un peu comme des excentriques. C’est vrai, reconnaissent les deux Philippe, « nous étions pris pour des excentriques, et au sens propre mis un peu à l’écart de la vie sociale. Nos parents aimaient être seuls. Pas d’amis, pas de convivialité. C’était assez bizarre, très renfermé tout ça...  » J’assiste à la scène, derrière ma machine à écrire. Je ne surveille pas, j’observe. Je pense à cette page de Studio dans laquelle il est question de Heidegger qui, méditant sur Nietzsche et Holderlin, s’adresse à Elisabeth Blochmann. Il lui parle de solitude : « La solitude ne se laisse jamais "meubler" de l’extérieur, pas plus qu’elle ne veut ni ne peut se fuir elle-même. » Il ajoute, il insiste : « Je crois qu’il faut qu’un âge de solitude s’empare du monde s’il veut retrouver un nouveau souffle pour ?uvrer en restituant aux choses leur vigueur native. »

Transmission de pensées, voyages des idées. Je ne sais... Les phrases auxquelles je pense poussent Philippe Sollers à écrire sur un de ses cahiers des vers de Lope de Vega : A mis soledades voy / De mis soledades vengo / Porque para andar conmigo / Me bastan mis pensamientos... Les deux Philippe se regardent : de mes solitudes je viens, à mes solitudes je vais... Ils savent. Leur secret. C’est E.S.M. « Ces vers lui collaient bien ! », dit Philippe loyaux. « C’était son visage qui, pour moi, passait dans ces quatre vers, enveloppé dans un mouvement imperceptible », ajoute Philippe Sollers.

Voilà. Quelque chose se termine. L’homme-écrivain est à son bureau. À Ré. À Venise. À New York. Philippe Joyaux et Philippe Sollers ne sont plus qu’une seule et même personne, ou plutôt : deux en une. Comment peut-il aimer être aussi seul, cet homme-écrivain ? Absolument seul, nécessairement seul... On ne le croit pas, une nouvelle fois. « Il invente Il arrange après coup... Les livres s’écrivent tout seuls, c’est connu » (Femmes). Silence gris. Il a soixante-quatre ans.

A suivre...

Insula Rhéa (I)
Insula Rhéa (II)
Insula Rhéa (III)
Insula Rhéa (V)
Insula Rhéa (VI) Epilogue avec Anton Webern


[1Editions du Chêne,2001

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